Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Vous croyez aux histoires fantastiques, au merveilleux et à tous les possibles ? Vous pensez que tout peut arriver, que rien n’est écrit à l’avance ? Alors Celle aux doigts d'or ouvrira le portail… « Tout ce qui peut être imaginé est réel », a écrit Pablo Picasso. Il était une fois un monde peuplé de dragons, il était une fois un être venu d’ailleurs, il était une fois une prophétie… Bienvenue à l’aube des origines, bienvenue au croisement des mondes, bienvenue dans la Légende…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Martine S. Dobral se plaît à construire des intrigues entre réel et imaginaire. Avec
À l’aube des origines, un récit épique empreint de merveilleux où se chevauchent mondes et époques, toujours tendu vers l’espoir, elle clôt le cycle de La légende d’Argassi… ou le démarre.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 551
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Martine S. Dobral
À l’aube des origines
La légende d’Argassi V
Première partie
Roman
© Lys Bleu Éditions – Martine S. Dobral
ISBN : 979-10-377-6591-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Je dédie ce dernier volet à ma famille, d’un enthousiasme et d’un soutien indéfectibles,
Ainsi qu’à celles et ceux qui suivent la saga depuis le début ou la découvriront.
Quelque part, quelque chose d’incroyable attend d’être connu.
Carl Sagan – astronome américain
Imaginer, c’est hausser le réel d’un ton.
Gaston Bachelard – L’air et les songes
Prologue
Quelque part dans l’univers
L’astéroïde pénétra dans l’atmosphère chargée de soufre de la planète volcanique aux six anneaux. De sa face opposée, une sphère lumineuse s’éleva au même moment à grande vitesse dans le ciel et s’arracha à son attraction pour monter en droite ligne vers l’espace. Lorsqu’elle l’eut atteint, elle se stabilisa puis, dans un éclair, disparut, laissant place au vide.
Auréolé d’un halo brillant, l’astéroïde de plusieurs kilomètres de long poursuivit sa course folle et toucha le sol avec fracas, s’enfonçant au cœur de la planète de feu. Sous l’impact, elle vacilla sur son axe. Brutalement porté à des températures critiques, son noyau implosa. Au terme d’une succession de réactions en chaîne, elle se disloqua dans une lumière aveuglante en une multitude de particules propulsées dans l’espace, transformée en supernova, devenue planète morte.
À des années-lumière de là, après avoir franchi l’espace-temps à une vitesse défiant l’imagination, la sphère brillante surgit de nulle part et se matérialisa entre deux lunes, satellites d’une planète aux tons azur. Elle se mit en orbite autour d’elle et après une révolution presque complète, traversa son atmosphère. Boule incandescente lancée à pleine vitesse, elle plongea en droite ligne vers le sol qu’elle pulvérisa avant de s’y enfoncer, creusant un cratère de plusieurs kilomètres de diamètre. L’onde de choc se répercuta bien au-delà du point d’impact. La terre gronda et se souleva dans un rugissement d’apocalypse tandis qu’un souffle puissant et destructeur balayait tout sur des centaines de kilomètres à la ronde. Une chaîne de volcans émergea crachant feu et flammes et les nuées ne furent bientôt plus que fumées, cendres et scories. Du plus grand d’entre eux surgit une forme rougeoyante, dans un torrent de lave.
Elle s’éleva dans le ciel, gigantesque créature en fusion auréolée d’étincelles incandescentes, et dressée au-dessus du cratère, contempla de ses yeux de braise son Nouveau Monde.
Autour d’elle, les tout jeunes volcans formaient un triangle presque parfait, monstrueuses entités ronflantes. Plus au sud se dessinaient des montagnes entrecoupées de vallées encaissées. De son regard laser, elle distingua un bref mouvement sur le flanc de l’une d’elles et ajusta sa vue. Sortie d’une grotte dont l’ouverture béait derrière elle, une autre créature, là-bas, l’observait.
Des écailles sombres et brillantes, un cou flexible surmonté d’une fine tête allongée à la mâchoire carrée, elle se tenait immobile, ses larges ailes repliées sur des membres puissants, sa longue queue enroulée autour de ses pieds.
De son œil analytique, l’Être de feu scanna son ADN à la recherche d’une compatibilité génétique et grogna de déception. Nulle possibilité de reproduction avec celle-ci.
Il capta son regard et se glissa dans son esprit.
— Nomme-toi ! lui intima-t-il, comminatoire.
L’animal accroché à sa corniche ne broncha pas, comme statufié.
La créature rougeoyante réitéra son ordre, méprisante. Elle ne détectait nulle intelligence dans ce corps. Il parut se réveiller et s’arracha à son emprise. Il déploya ses ailes et s’envola.
Elle le vit s’éloigner et balaya le site environnant de son regard de braise sans apercevoir âme qui vive. Était-ce là l’unique représentant des êtres vivants de cette planète ? Une espèce inférieure ?
Au moins allait-elle pouvoir, pour un temps, utiliser son apparence comme support. Concentrée sur la silhouette qui s’estompait, elle s’imprégna de son image et en prit peu à peu une forme jumelle jusqu’à devenir, à son tour, une gigantesque créature ailée aux écailles luisantes. La transformation achevée, elle ouvrit une bouche démesurée et vomit une multitude de boules de feu qui se répandirent dans l’air autour d’elle, adoptant son aspect, comme autant d’elle-même, démultipliées.
— Vous connaissez votre mission, mes enfants ! Partez et essaimez aux quatre coins de ce monde ! Ramenez-moi la vie !
L’armée de créatures se dispersa à grands coups d’ailes et fila en direction des quatre points cardinaux. Leur génitrice resta seule et soupira d’impuissance et d’incertitude.
Pure fusion et flammes dans sa forme matérielle de reconstruction, d’où la nécessité d’investir un volcan en activité pour se reconstituer, elle n’avait eu de cesse, tout au long de sa déshérence, de découvrir une planète riche du titania dont elle était composée, pour se régénérer et survivre. Après avoir été les maîtres incontestés de leur univers, ses semblables avaient fini par en devenir les prédateurs ultimes. Désormais unique rescapée de leur monde, elle errait de galaxie en galaxie à la recherche du précieux métal source de vie, avec pour seul but trouver comment se reproduire et sauver son espèce.
Il n’en avait cependant pas toujours été ainsi ! Sa civilisation, majeure et florissante en son temps, soutenue par une technologie très avancée, avait rendu les siens maîtres de leur galaxie. Seulement, avides de puissance, ils avaient dilapidé leur potentiel en guerres assassines pour le monopole du minerai d’exception, saccageant jusqu’à épuisement toutes les ressources en titania des planètes de leur système. Ils s’étaient ensuite attaqués à celles des systèmes voisins, les asservissant les unes après les autres pour en extraire le précieux métal, sans aucun respect pour la vie.
Devant sa raréfaction programmée, leurs savants avaient réussi à synthétiser un minerai de substitution qui leur avait accordé un répit et avait pallié, pour un temps, l’épuisement de leurs gisements. De composition instable, il s’était avéré, à terme, un pernicieux poison rendant peu à peu leurs femelles stériles de façon irréversible. Menacée d’extinction, leur espèce avait alors dû s’adapter pour survivre et acquérir de nouvelles capacités. Notamment celle de cartographier d’un seul regard le patrimoine génétique de n’importe quel être vivant. Elle parvenait à analyser ses allèles dans les moindres détails à la recherche de son taux de compatibilité, évaluant la capacité de son système immunitaire à le reconnaître comme sien. Leurs savants avaient ainsi réussi à identifier et isoler un vecteur commun à certains gènes immunitaires d’espèces vivantes rencontrées. Grâce à d’habiles manipulations génétiques, ils les avaient « déverrouillés » pour les pénétrer et s’imprégner de leurs caractéristiques afin d’en faire des hôtes concordants, sans risque de rejet au moment de l’accouplement ou de la procréation.
Devenus polymorphes à gènes dominants, ils avaient acquis la capacité de pouvoir changer de forme à volonté pour leurrer leurs partenaires potentiels et s’apparier. Certains autres facteurs rentraient en ligne de compte. Comme le taux de rayons gammas contenu dans l’atmosphère, indispensable pour leur permettre de maintenir une parfaite polymorphie durant l’acte, la plus infime variation pouvant pervertir les échanges et faire échouer la fusion.
Une fois la procréation effective, la gestation s’accélérait, libérant des toxines sécrétées par l’embryon de l’hôte porteur qui se répandaient dans tout son organisme et l’empoisonnaient peu à peu. Sitôt après la naissance, survenue quelques heures seulement après la fécondation, elles le consumaient littéralement de l’intérieur, brûlaient et liquéfiaient tous ses organes, le condamnant à mourir dans d’horribles souffrances tandis que son enveloppe corporelle devenait titania.
La polymorphie n’était qu’un des aspects de leur adaptation. Leur contrôle de la matière leur avait permis de voyager sous forme de pur esprit à travers les trous de vers et l’espace-temps. Au sein de coques protectrices, vaisseaux oblongs transparents prolongement d’eux-mêmes puisqu’issus de leur mental, ils avaient repoussé toujours plus loin les limites de l’espace. Devenus cependant tributaires de quantités de titania de plus en plus importantes pour pouvoir se régénérer, leurs mutations s’étaient poursuivies et accélérées, effet pervers de leurs nouvelles capacités, rendant leurs transformations aléatoires et instables.
Toutes ces conditions drastiques avaient fini par avoir raison de leur espèce et, aujourd’hui, la créature continuait seule sa quête désespérée à travers les galaxies. Dans la phase transitoire où elle se trouvait, si elle n’absorbait pas très prochainement assez de titania pour se reconstituer, son état intermédiaire de fusion deviendrait définitif. Elle se dissoudrait dans la matière organique du volcan et disparaîtrait à tout jamais, son esprit délité, englouti par le néant, toutes les connaissances et la mémoire de sa civilisation, perdues pour l’éternité.
Les parties d’elle envolées aux quatre coins de ce monde restaient sa dernière chance. Charge à elles de lui ramener des êtres susceptibles d’extraire et de récolter pour son compte le précieux minerai détecté, enfoui dans les sous-sols de la planète. Une fois fondu, elle se plongerait dans le métal en fusion et se régénérerait enfin.
Après la quête du titania viendrait celle d’un hôte compatible pour la reproduction.
Pour l’heure, elle devait se ménager et réintégrer son apparence éthérée et incandescente, dans l’attente du retour de ses répliques. Le compte à rebours entamé pour la course à la survie lui laissait peu de temps avant la transmutation finale. Elle exhala un souffle brûlant d’impatience et reprit sa forme première. Se repliant dans la gueule du volcan, elle se fondit à la lave et attendit.
Le public, subjugué, ovationna avec enthousiasme la jeune Laura Hessling, artiste prodige d’à peine 10 ans. Elle venait d’interpréter au piano avec une virtuosité et une sensibilité hors du commun pour un tel âge, la très difficile Fantaisie-Impromptu de Chopin.
Frêle dans sa jolie robe plissée grenat, ses longs cheveux blonds retenus par deux barrettes argentées, la fillette se leva et s’inclina timidement, encore étonnée de se trouver là.
Imaginez ! Quatre ans après avoir posé pour la première fois les doigts sur un clavier, son premier récital ! Seule ombre au tableau, sa mère et ses frères n’avaient pu l’accompagner. Voyage trop coûteux pour toute la famille depuis le Wisconsin et puis il fallait s’occuper de leur ferme et des bêtes ! Elle se consolait en se disant qu’ils l’avaient peut-être entendue à la radio, puisqu’ils ne possédaient pas encore de télévision. Le concert télévisé, enregistré en direct devant public dans le plus grand des studios du radio City de New York, bénéficiait en effet d’une retransmission simultanée à la radio.
Elle glissa un œil rapide vers les coulisses. Son père, Wyat Hesseling, avec Elijah Morton et sa toute nouvelle professeure de piano et agent artistique, Ivy Brand, lui firent un discret signe de félicitations. Rassurée, elle s’avança vers le bord de la scène. Le chef d’orchestre s’approcha à son tour pour saluer à ses côtés et lui rendit ses hommages.
La foule applaudit de plus belle, frénétique. Laura s’inclina une dernière fois, un sourire lumineux aux lèvres, et se retira.
Wyatt Hesseling la serra contre lui avec pudeur.
— Je suis si fier de toi !
Elijah lui pressa l’épaule avec gravité.
— Oui, vraiment superbe, Laura, tu as su contenir ton trac et exploiter tes émotions pour servir la musique, bravo !
— Partons vite avant qu’une horde de journalistes ne nous en empêche ! conseilla son père mal à l’aise face à tant de monde.
Elle acquiesça avec la sensation de vivre un rêve éveillé et se laissa entraîner vers les loges. Ils se hâtèrent de récupérer ses affaires et sortirent. Laura avait hâte de rentrer chez elle à Greenfield dans le Wisconsin et de rejoindre sa famille au grand complet pour lui faire part de toutes ses émotions ! Petite dernière et unique fille d’une fratrie de cinq enfants, elle avait réussi à se démarquer de ses frères, turbulents et chahuteurs, grâce à la musique et au soutien indéfectible de sa communauté.
Captivée depuis toujours par l’harmonium de l’église de leur congrégation, un dimanche après l’office, alors qu’elle avait quatre ans, elle avait déjoué la surveillance de ses parents pour se faufiler parmi les fidèles vers l’instrument installé dans un coin de l’abside, à droite de l’autel. Elle savait que pénétrer dans le chœur n’était pas bien et qu’elle se ferait probablement réprimander, mais la curiosité l’avait emporté. Profitant de l’inattention de chacun, elle s’était hissée sur le banc de velours placé devant l’instrument. Elle avait soulevé le cache avec précaution et effleuré d’un doigt léger une touche nacrée avant de l’enfoncer résolument, fascinée par la relation de cause à effet et la magie du son qui en naissait. Après une ultime hésitation, elle s’était enhardie aux touches voisines, provoquant avec ravissement « sa » cause et « ses » effets à elle !
L’organiste avait naturellement dressé l’oreille en entendant les notes résonner dans l’église et s’était rapproché, étonné de reconnaître la jeune Laura Hesseling au clavier. Il connaissait bien ses parents pour avoir bavardé de nombreuses fois avec eux. Wyatt et Eleanor Hesseling travaillaient dur à la ferme pour subvenir aux besoins de leur famille et rentabiliser leur exploitation. Il ignorait que leur petite dernière appréciait la musique ! Après l’avoir observée en silence, il s’était assis à côté d’elle et lui avait montré comment placer ses doigts sur les touches. Un peu gênée d’avoir été surprise, mais encore plus curieuse d’apprendre, Laura s’était prêtée à l’exercice avec application. Elle aimait bien le vieil Elijah Morton. Ancien maître d’école et professeur de piano à la retraite, il avait toujours un mot ou une attention gentille à son égard lorsqu’ils venaient chaque semaine. Ils l’écoutaient avec plaisir durant l’office et l’appréciaient pour son ouverture d’esprit et sa culture.
Il lui demanda quel air elle souhaiterait entendre. Prise de court, elle cita la berceuse que lui chantait leur mère chaque soir pour l’endormir. Elijah hocha la tête et lentement, joua le morceau. Laura observait ses mains avec attention, subjuguée par leur mobilité. Quand il eut fini, il sentit son envie et lui dit simplement.
— À toi, maintenant, Laura.
Elle se redressa et le front plissé de concentration posa un doigt sur les touches, puis deux, et égrena au ralenti l’air de façon presque parfaite.
Elijah, silencieux, fixa la fillette pensivement. Laura se tortilla sur son siège, persuadée qu’elle avait mal fait et allait se faire gronder. Au lieu de cela, il lui demanda doucement.
— Aimerais-tu apprendre à jouer ?
Elle ouvrit de grands yeux et acquiesça timidement, puis secoua la tête avec regret.
— Nous n’avons pas d’orgue à la maison.
Elijah esquissa un sourire.
— Celui-ci fonctionne très bien, tu sais !
Il posa une main amicale sur son épaule et se leva.
Ses parents arrivaient aux côtés du révérend Jacob, inquiets de son absence. Ils s’excusèrent auprès d’Elijah du dérangement, les saluèrent tous les deux et rejoignirent leurs garçons qui les attendaient dans le pick up pour rentrer à la ferme.
Le révérend tourna un regard interrogatif vers l’organiste. Celui-ci se fendit d’un large sourire.
— Je pense que je vais bientôt reprendre du service…
Ils laissèrent passer la semaine pour s’entretenir avec les Hesseling à la fin de l’office suivant. Ils mirent en avant les évidentes dispositions prometteuses de leur fille malgré son très jeune âge et Elijah offrit de lui dispenser bénévolement des cours de piano. Il argua habilement du sien qui avançait, insistant sur la nécessité de prévoir une relève au sein de la paroisse, lorsque ses doigts, trop perclus de rhumatismes, ne pourraient plus assurer l’accompagnement à l’harmonium.
D’abord surpris de la proposition, Wyatt et Eleanor s’interrogèrent, inquiets. Laura avait à peine quatre ans ! Embarrassés, ils demandèrent un délai de réflexion. Eux-mêmes n’avaient jamais pratiqué d’instrument ni aucun de leurs quatre autres enfants, des garçons robustes et éveillés, plus intéressés par le football américain, le lancer de fléchettes ou par les filles ! Devant le désir sincère de Laura, ils acceptèrent. Laura resterait donc à l’église après l’office dominical et Elijah l’initierait aux arcanes du solfège et de la musique durant environ une heure.
Les Hessling avaient approuvé, pensant qu’elle s’en lasserait, mais cela avait été tout le contraire. Au fil du temps, l’heure en question s’allongea et ne suffit plus. Aussi bien pour Laura, habitée d’une soif insatiable d’apprendre, que pour Elijah, complètement investi dans sa formation, subjugué par les facilités de la fillette.
Une année s’écoula, puis un autre et une autre encore, et le temps continua de filer. Incroyablement douée, elle avait rapidement brûlé toutes les étapes de l’initiation pour passer, sans transition, des morceaux basiques à des pièces plus difficiles.
Dans une petite communauté, tout se sait et les aptitudes musicales de Laura Hesseling eurent tôt fait de franchir les limites de Greenfield, puis de Whitewater. Au fil du temps et de ses progrès, les paroissiens se transmirent le mot et de semaine en semaine leur nombre ne cessa de croître de façon significative. Le nombre exponentiel de personnes restant dans l’église après l’office chaque semaine ne manqua pas d’interpeller chacun. Du jamais vu de mémoire d’habitants !
Vivant tous, pour la plupart, dans des endroits reculés, la messe dominicale représentait pour chacun le seul moment où se recréait le lien social et où les différentes communautés se retrouvaient et échangeaient. La nouvelle de la présence d’une très jeune organiste extrêmement douée aux côtés du vieil Elijah avait parcouru les environs et tous voulaient écouter le petit prodige. La curiosité de départ fit place, au fil du temps, à un véritable engouement. À tel point que le révérend prit l’habitude de laisser les portes de l’église ouvertes le dimanche pour que tous puissent suivre l’office, provoquant une belle pagaille en centre-ville. Le shérif dut même instituer un système de circulation et de parking en dehors de la ville pour que cet afflux inattendu ne nuise pas à l’ordre public. Pour finir, Greenfield devint un lieu de rencontre incontournable.
Nullement dupes face à cette vague soudaine de piété, même s’ils étaient ravis d’avoir gagné de nouvelles ouailles, le révérend Jacob et son organiste aboutirent à une conclusion commune devant l’ampleur du phénomène. Une visite aux parents de Laura s’imposait. Ils se rendirent donc tous les deux à la ferme des Hessling pour s’entretenir de l’avenir artistique de leur fille.
Le révérend tut l’engouement suscité par Laura parmi ses paroissiens et ne parla que de ses progrès fulgurants et réguliers, appuyé par un Elijah dithyrambique. Elle prenait ses leçons depuis quatre ans maintenant avec toujours le même enthousiasme et le vieil harmonium de l’église marquait singulièrement ses limites. Le révérend Jacob mit en avant le talent inné de leur fille, « un don de Dieu » qu’il ne fallait pas gâcher, et leur suggéra d’acquérir un vrai piano. Plus apte à la faire évoluer, il lui permettrait de travailler ses gammes à sa convenance chez elle.
Wyatt se contint. Un piano à la ferme ? Et avec quel argent ? Même s’ils ne manquaient de rien, sept bouches à nourrir constituaient un challenge de chaque jour où le superflu n’avait pas sa place, alors un piano, pensez donc ! Il comprenait néanmoins la passion de sa fille car lui-même aurait aimé apprendre la musique. Mais quand bien même aurait-il disposé de la somme, il l’aurait investie dans l’achat de bêtes ou de matériel, certainement pas dans un piano !
Il rejeta poliment, mais fermement la proposition du révérend. Pour couper court à tout malentendu, ils suspendirent les cours de leur fille, sans imaginer la vague de protestation que leur refus allait susciter. Les offices se poursuivirent comme par le passé, toute prolongation supprimée.
La nouvelle eut tôt fait de se propager dans toute la ville et ses environs, au grand dam des paroissiens habitués à leur parenthèse musicale. Au bout de trois mois, n’y tenant plus, les fidèles se regroupèrent et demandèrent à parler au révérend Jacob. Écouter jouer la petite Laura était devenu pour eux une évidence autant qu’un besoin et l’église un point de rendez-vous obligatoire, partage commun d’émotion.
Étonné de leur démarche, le révérend Jacob leur expliqua les réticences des Hessling. Ils discutèrent longuement et décidèrent de créer une cagnotte pour acheter un piano d’occasion à Laura, avec une condition, cependant. Puisqu’ils ne pourront plus l’écouter comme par le passé, un moment devra lui être réservé après la célébration du dimanche où elle jouera pour la communauté. L’affaire entendue, le révérend Jacob et Elijah rejoignirent la ferme des Hessling un soir de semaine, accompagnés d’une délégation conséquente de paroissiens.
Tirés de leurs occupations respectives par le bruit d’automobiles venant sur leur chemin, Léonor sortit de l’étable en compagnie de Laura et de son plus jeune fils, tandis que Wyatt et les garçons rentraient des champs.
Ils se regroupèrent sur le pas de la porte et regardèrent le convoi pénétrer dans la cour, dans l’expectative, inquiets de cet afflux inattendu de voitures. Il s’arrêta au milieu et chacun en descendit, debout près de son véhicule, saluant de loin les Hessling. Le révérend descendit à son tour du pick up Chevrolet bâché en tête de colonne et s’avança vers eux, avenant.
— Eleanor, Wyatt, les enfants…
Wyatt lui rendit son salut.
— Révérend… Que se passe-t-il ?
Le Révérend Jacob sourit, rassurant.
— Rien de grave, n’aie crainte ! Juste une visite de courtoisie !
Wyatt jeta un coup d’œil méfiant derrière lui.
— Une visite de courtoisie, vraiment ? Tous ensemble ?
Il acquiesça.
— Notre communauté est très soudée, tu le sais et pour ce qui concerne l’objet de cette visite, elle a tenu à m’accompagner.
Il prit un temps et poursuivit.
— As-tu repensé à notre dernière conversation ?
Wyatt se rembrunit. Si le révérend voulait parler de cette stupide histoire de piano, oui, il y avait repensé ! Elle avait soulevé assez de polémiques à la maison ! Léonor s’était dressée contre lui et avait tenté de le faire fléchir. Elle savait pourtant très bien qu’ils n’avaient pas d’argent à jeter par les fenêtres ! Pour la première fois au bout de tant d’années, la discussion s’était envenimée et elle avait claqué la porte. Il avait dû promettre d’y réfléchir pour enterrer la hache de guerre. Il demanda prudemment.
— À quel propos ?
— À propos de Laura et de son don du ciel.
C’était bien ce qu’il pensait. Il secoua la tête fermement en glissant un regard vers sa fille qui tenait, serrée très fort, la main de sa mère.
— Je vous l’ai dit, révérend, nous n’avons ni les moyens ni de temps à consacrer à…
Il faillit lâcher « ces enfantillages », mais se retint juste à temps de peur de le vexer face à ce qu’il nommait le don de Dieu.
— … euh… ce genre d’activité.
Le révérend Jacob hocha la tête.
— Je m’en doutais…
Sur un signe, l’un des hommes débâcha le pick up, mettant au jour un piano droit.
Laura écarquilla les yeux de stupéfaction. Sans doute plus de première jeunesse si l’on en jugeait par la patine de son bois roux, l’instrument luisait doucement et elle le trouva absolument magnifique. Elle ne comprenait toutefois pas les raisons de sa présence dans sa propre cour avec un quart de la ville derrière lui !
Wyatt contempla l’instrument, le visage fermé.
— Je ne comprends pas…
— Je te le répète, Wyatt, ta fille est extrêmement douée et ce serait péché d’entraver ce don ! Ce piano vous appartient désormais ! Tous les paroissiens présents et ceux qui n’ont pas pu venir ont contribué spontanément à l’acquérir pour lui permettre de continuer à apprendre et à en jouer.
Wyatt pâlit. Il jeta un regard rapide vers Eleanor aussi surprise que lui, pour s’assurer qu’elle n’avait rien à voir là-dedans.
— Sauf votre respect, révérend, j’ai pourtant été clair et n’ai pas demandé la charité ! Nous sommes des fermiers et rien d’autre. Chacun à sa place !
Le révérend connaissait parfaitement l’histoire des Hessling, avec les renoncements et sacrifices auxquels ils avaient dû faire face et étaient encore confrontés en reprenant la ferme familiale. Wyatt n’avait pas toujours été propriétaire de l’exploitation laitière, tant s’en faut ! Au terme de brillantes études scientifiques, il avait intégré le prestigieux Massachusetts Institute of Technology à Boston comme chercheur en physique appliquée et y avait rencontré Eleanor, sa future femme, biologiste. Animés d’une même passion, rendre la vie de leurs semblables meilleure, ils avaient travaillé chacun dans leur spécialité sur nombre découvertes destinées à améliorer la vie des gens au quotidien ou à les soigner. Lorsqu’ils comprirent, au fil du temps, que certaines avaient été détournées de leur usage initial à des fins militaires, ils se sentirent trompés dans leurs idéaux et leur engagement commença à se fissurer. Eleanor cessa définitivement son activité à la naissance de leur premier fils, suivie rapidement des trois autres, et Wyatt se retrouva seul, face à une hiérarchie qui trahissait sans état d’âme, selon lui, leur vocation. Quand le père de Wyatt, déjà veuf, mourut à son tour, laissant en héritage une l’exploitation laitière familiale, de plusieurs milliers d’hectares dans le Wisconsin, la suite s’enchaîna logiquement. Désabusé par l’utilisation dévoyée de leurs recherches, il démissionna. D’un commun accord, ils quittèrent le Massachusetts pour un retour à la terre et une vie plus en adéquation avec leurs aspirations, loin de l’agitation des villes. La transition s’avéra compliquée et difficile, mais il savait que jamais ils ne regrettèrent leur choix, heureux de voir grandir leurs enfants dans un environnement sain et naturel. Laura, cadeau inattendu de leur nouvelle vie, naquit là-bas.
Le révérend ne voulait pas s’immiscer dans leur existence ni apparaître en donneur de leçon. Il appréciait leur courage et leur engagement, mais il se devait d’intervenir au profit de la petite mélomane. Il posa une main apaisante sur son épaule.
— Ne te méprends pas, Wyatt ! Je ne cherchais nullement à te blesser ! Il n’est en aucune façon question de charité ici ! Vois cela comme un investissement commun, au même titre que certains des véhicules agricoles acquis par l’ensemble de la communauté que vous utilisez entre vous au gré de vos besoins ! Ce piano appartient à tous et ne constitue qu’un prêt librement consenti par ses propriétaires. Comme je te le disais, un placement sur l’avenir. Nous croyons dans les capacités de ta fille et tenons à l’accompagner dans sa progression. Pense à ton père, Wyatt ! Il a su te suivre dans ton désir de poursuivre de longues études, même si à l’époque, il aurait certainement préféré t’avoir à ses côtés à la ferme. Ne refuse pas à Laura semblable chance !
Le révérend se tut et laissa les mots suivre leur chemin, Wyatt et Eleanor décontenancés. Les garçons gardaient un silence prudent, conscients de la tension ambiante, quant à Laura, elle ne quittait pas des yeux l’instrument, n’osant espérer une issue favorable.
Eleanor pressa discrètement le bras de son mari.
— Un prêt ? grommela-t-il à contrecœur.
— Exactement ! Un prêt qui durera tant qu’Elijah lui enseignera la musique !
Le révérend marqua un temps d’arrêt.
— Ce prêt a cependant une condition.
Wyatt attendit la suite, méfiant.
— Laura devra venir interpréter à l’église chaque dimanche matin après l’office, un morceau de son choix.
Le révérend poursuivit avec sérieux.
— Crois bien que j’aurais préféré garder Laura dans notre église pour ses leçons comme par le passé. Grâce à elle, je n’avais jamais vu autant de fidèles suivre les offices en même temps ! J’avoue que nous avons été quelque peu dépassés par l’ampleur du phénomène, jusqu’à notre shérif, bien en peine pour gérer cette affluence ! Comment imaginer que tant de personnes aimaient écouter la musique sacrée ? Elle a su fédérer des gens au-delà même du comté ! Aucun d’entre eux ne voulait se résoudre à cette suppression, aussi sont-ils venus nous trouver, Elijah et moi, pour nous soumettre une proposition assortie de cette condition. Tu peux naturellement la refuser, auquel cas nous rapporterons l’instrument au marchand et oublierons toute cette histoire. Vois cela comme un échange de bon procédé entre voisins, une forme d’association, en quelque sorte !
Eleanor consulta son mari du regard et sans lui laisser le temps de parler, répondit.
— Croyez bien que cette proposition nous honore et nous vous remercions infiniment de ce… prêt. Cependant, il me semble que la principale intéressée a son mot à dire…
Elle se tourna vers Laura cramponnée à sa main, quêtant d’une supplique muette l’approbation de son père.
— Qu’en penses-tu, Laura ?
Wyatt hocha la tête, résigné. Laura soupira de soulagement et avec un sourire timide, énonça d’une voix claire.
— Je suis d’accord !
Tout rentra donc dans l’ordre et reprit un cours normal. On installa le piano dans la salle commune de la ferme et les leçons de Laura se poursuivirent à la maison. Comme convenu, elle jouait une heure tous les dimanches après l’office, pour la plus grande joie des paroissiens toujours aussi assidus.
Elijah diversifia son enseignement, passant des pièces religieuses aux plus traditionnelles et Laura se plia à l’exercice avec bonheur. Elle pratiquait le piano depuis quatre ans, maintenant, et dévorait les partitions avec une sensibilité et une facilité déconcertante. Dès l’école terminée, elle restait des heures à travailler ses gammes. Quand elle ne jouait pas, elle écoutait des disques de musique classique dont elle s’amusait à reproduire les morceaux de mémoire, à la note près.
Sa maturité et la finesse de son jeu incitèrent Elijah à proposer à ses parents de l’inscrire au prestigieux concours de piano de Cleveland dans sa catégorie d’âge. Son père, réfractaire au premier abord, céda sous la pression conjuguée de sa femme et de sa fille et l’accompagna en voiture au concours. Une véritable expédition pour eux qui n’étaient jamais sortis de leur campagne, qu’elle remporta haut la main.
Chaque lauréat avait ensuite eu le privilège de jouer au Severance Hall aux côtés du très renommé orchestrephilharmonique de la ville. La célèbre Ivy Brand, ancienne concertiste et professeure de piano dans le même Institut, membre du jury l’avait alors remarquée. Impressionnée par sa prestation, elle avait immédiatement senti la pépite et quelques jours plus tard, s’était rendue à Greenfield pour rencontrer les parents de Laura et les convaincre du potentiel de leur fille. Elle les invita à lui faire passer les auditions de septembre pour intégrer l’Institut où elle pourrait travailler son instrument avec des professeurs confirmés, tout en suivant des études générales. Elle se proposait d’être son contact permanent là-bas et de la chaperonner lors de ses déplacements dans sa carrière naissante.
Ils l’avaient écoutée avec réserve, déstabilisés par le tour inattendu pris par les évènements. Même si la réussite de leur fille les rendait fiers, ils n’avaient nullement anticipé de suite concernant une éventuelle « carrière ». Laura n’avait que dix ans ! Comment envisager de la laisser partir loin de chez eux, toute seule ! De toute façon, ils n’avaient pas les moyens de l’inscrire dans une école privée.
Ivy les rassura et leur expliqua qu’elle pourrait bénéficier d’une bourse d’études qui couvrirait ses frais de scolarité. Elle serait prise en charge en tant que pensionnaire dans l’une des structures de l’école, comme beaucoup d’étudiants venus des quatre coins du pays ou même de l’étranger.
Ils avaient demandé un temps de réflexion et consultèrent Elijah en présence du révérend Jacob, pour avis. Elijah les encouragea à lui faire confiance. Même s’il excellait à l’harmonium, il se sentait désormais limité face au potentiel de Laura. Elle devait passer à la vitesse supérieure ! Et puis les années passaient et il ne pourrait pas toujours la suivre si elle devait se déplacer en concerts, comme il en avait l’intuition ! Sa progression fulgurante nécessitait un vrai encadrement professionnel. Ivy Brand incarnait « la » référence dans le monde de la musique et son parrainage se montrerait précieux. Ils acceptèrent.
La prestation de Laura, très remarquée, lui valut une invitation à se produire à New York quelques semaines plus tard, lors d’une célèbre émission radiophonique télévisée, dans le cadre du festival des jeunes talents.
Wyatt, Laura et Elijah se rendirent donc à la Grosse Pomme dans la vieille Studebaker rouge familiale. Ivy Brand, déjà sur place, leur avait trouvé un hôtel bon marché pas trop loin, prête à les piloter dans la ville tout au long de leur séjour.
Laura, au septième ciel, serrait très fort la main de son père et d’Elijah. Oubliées aujourd’hui, les réticences du premier, balayées au fil du temps par la détermination et la confiance du second avec le soutien indéfectible d’Eleanor et de sa communauté ! Elle se sentait si fière de les représenter, totalement investie d’un devoir de résultat pour leur marquer sa reconnaissance ! Devoir en réalité un véritable bonheur, car grâce à eux, elle concrétisait ses rêves d’évasion et d’aventures à travers les mondes merveilleux que lui offrait la musique !
Sa prestation brillamment réussie, ils répondirent aux journalistes qui les attendaient à la sortie, et filèrent dîner dans un restaurant de quartier. Ivy les raccompagna ensuite à l’hôtel. Elle avait organisé pour le lendemain une séance photo et une interview radiophonique avec la presse spécialisée, suivies d’un tour guidé de la ville avant leur retour dans le Wisconsin, tôt le surlendemain. Elijah, quant à lui, avait prévu de prolonger son séjour pour rendre visite à de la famille du côté de Newark.
La journée du lendemain, à la fois stimulante et fatigante, ouvrit Laura à un monde totalement inconnu. Elle découvrit avec étonnement les coulisses d’une station de radio avec son va-et-vient incessant de techniciens et ses codes pour faire silence. Ses accompagnateurs en retrait, elle eut à parler dans un énorme micro placé devant elle, chapeauté d’une petite collerette du nom de la station locale, autant impressionnée par sa taille que par sa forme. Le speaker essaya de la mettre à l’aise et lui expliqua comment cela allait se passer. Il lui présenta les questions qui lui seraient posées. L’interview se déroula comme prévu, une vingtaine de minutes d’antenne, et Laura rejoignit son père, Elijah et Ivy, tout étonnée que ce soit déjà fini.
Le reste de la journée fut consacré à la détente et Ivy les pilota dans la ville dans les différents quartiers de la ville. C’était la seconde fois que Laura voyageait loin de chez elle ! La première, pour son concours de piano au conservatoire de Cleveland et cette fois, le double de distance pour New York ! Elle contemplait les hauts gratte-ciel avec étonnement, fascinée par leur démesure autant que par l’intensité de la vie qui animait ses rues. Il y avait tant de monde partout ! Et toutes ces voitures qui ne cessaient de klaxonner pour un rien !
De retour à l’hôtel, Wyatt appela Eleanor et les garçons de la cabine de la réception pour prendre des nouvelles de la maison et leur passa une Laura surexcitée, impatiente de leur faire un rapport détaillé de leur journée.
Après avoir salué Elijah et Ivy la veille au soir, ils quittèrent l’état de New York tôt le lendemain matin et rejoignirent la Lincoln Highway en direction de l’ouest. Wyatt avait prévu, comme à l’aller, le trajet en deux étapes.
La première partie du voyage, bien que fatigante, se déroula sans encombre sous un soleil de plomb. Ils traversèrent la Pennsylvanie en diagonale, dormirent dans un motel du côté de Pittsburgh et poursuivirent à travers l’Ohio en direction de l’Indiana. Le nez collé à la fenêtre de la Studebaker, Laura se délectait des paysages qu’elle voyait et fredonnait gaiement avec son père les airs en vogue joués à la radio. Sur un petit nuage, elle se repassait en boucle le film de son séjour, excitée à l’idée de raconter son aventure à ses frères et à sa mère.
Après une rapide halte vers midi, ils déjeunèrent dans un routier, puis continuèrent, toujours sur la Lincoln Highway, jusqu’à la nuit. Ils s’arrêtèrent dans un motel du côté de Fort Wayne et dînèrent dans un wagon aménagé en restaurant, sur des banquettes de moleskine aux couleurs vives. Ils redémarrèrent tôt le lendemain matin, pressés d’arriver enfin chez eux.
La journée suivante s’étira au gré des paysages changeants. Le soleil commençait à descendre lorsqu’ils atteignirent les grandes forêts. Ils avaient quitté la Highway et remontaient maintenant l’Illinois en parallèle du lac Michigan en direction du Wisconsin. La route se déroulait, sinueuse entre les arbres parmi les ombres naissantes du soir. Bercée par la musique et le ronronnement régulier de la voiture, Laura somnolait, heureuse, la tête calée sur son gilet contre la vitre semi-ouverte. Une fraîcheur bienfaisante s’installait dans l’habitacle tandis que la nuit tombait rapidement. Plus que deux petites heures et ils arriveraient enfin chez eux.
Les kilomètres défilaient, monotones. Au sortir d’un virage, la Studebaker se trouva nez à nez avec un camion de transport de bois, stoppé en plein milieu de la route, sa remorque en portefeuille, tout son chargement détaché, répandu sur la chaussée.
Devant lui, un grand cerf ensanglanté couché sur le flanc soufflait bruyamment. Une voiture immobilisée sur le toit un peu plus loin parachevait le tableau, son conducteur allongé sur le bas-côté, inconscient. L’accident venait visiblement de se produire. En une seconde, Wyatt embrassa toute la scène et sut qu’il ne pourrait pas esquiver le camion. Il donna un violent coup de volant pour éviter le chauffeur tout juste descendu de sa cabine, qui gesticulait avec des signes désespérés pour le faire ralentir. Pied au plancher, il écrasa la pédale de frein et la Studebaker partit en un brutal tête-à-queue vers la remorque où elle s’encastra.
Laura, réveillée en sursaut par le violent à coup et le crissement strident des pneus sur l’asphalte, n’eut pas le temps de réaliser ce qui se passait. Poussée en avant par son père tandis qu’il se couchait sur elle pour la protéger, elle entendit un fracas de tôles, puis ce fut le trou noir.
Les secours arrivèrent dans l’heure, alertés par le conducteur d’une voiture venue peu après. Le conducteur sur la route n’avait pas survécu. Les pompiers mirent des heures à désincarcérer les occupants de la Studebaker coincés sous la remorque, son toit littéralement pulvérisé. Laura et son père furent transportés, inconscients, en ambulance à l’hôpital du comté. Wyatt souffrait de contusions multiples, d’une épaule luxée ainsi que d’une mauvaise foulure tandis que Laura, commotionnée, avait une profonde entaille à la tête pour la partie visible, et des côtes cassées. Le réflexe de Wyatt avait évité le pire et les avait sauvés d’une décapitation certaine, au vu de ce qui restait du toit de la voiture.
Laura reposait dans sa chambre d’hôpital, d’un sommeil lourd et angoissé. Elle sentait une ombre effrayante planer sur elle et se voyait tomber dans le vide, terrorisée. Mais elle n’était pas seule. Quelqu’un au-dessus d’elle l’appelait. Elle entendait la voix et pourtant n’arrivait à distinguer ni son visage ni même à comprendre ce qu’on lui disait. Toute sa tête la lançait. Sa poitrine lui faisait mal, comme bloquée dans un étau et elle respirait avec difficulté. Oppressée, elle eut le sentiment d’étouffer et prise de panique, ouvrit les yeux.
Maintenue raide et droite sur l’oreiller, elle ne reconnut pas l’endroit où elle se trouvait. Dans un lit, de toute évidence, dans une pièce inconnue. Elle essaya de se lever, incapable de bouger. Avec lenteur, elle porta la main à son visage et la laissa redescendre sur elle. Un épais pansement ceignait le haut de son crâne, ainsi qu’un carcan, le tour de son cou, tout le haut du corps sanglé dans des bandages sous la chemise.
« Une vraie momie ! » ne put-elle s’empêcher de penser, surprise.
Un mouvement dans sa vision latérale attira son attention. Une fillette, debout au pied du lit, la contemplait en silence. Même âge, mêmes yeux bleu clair, même blondeur, même visage qu’elle… jusqu’à la longue chemise de coton grège semblable à celle qu’elle portait ! Elle la fixa avec étonnement. Si elle n’avait pas su cela impossible, elle aurait pu la prendre pour sa jumelle ! Son regard courut derrière elle, perplexe. Où se trouvait-elle donc ? Ces murs blancs, cette odeur bizarre… Non, décidément, elle ne connaissait pas cet endroit.
— Où suis-je ? Que s’est-il passé ?
— Tu as eu un accident et tu te trouves à l’hôpital.
Laura chercha au fond de sa mémoire, sans succès.
— Je… je ne me rappelle pas.
— Votre voiture a percuté un camion en rentrant chez vous.
Elle se concentra et des bribes de souvenirs lui revinrent. Le bruit des freins, les troncs sur la route… le camion…
Elle étouffa un cri angoissé
— Mon père !
— Il va bien, rassure-toi !
— Où se trouve-t-il ? Je veux le voir !
La fillette sourit tranquillement et lui désigna un point dans la chambre.
— Ici, près de toi !
Laura glissa un œil dans la direction indiquée et l’aperçut, endormi dans un fauteuil près de la fenêtre, un pied dans le plâtre, une paire de béquilles appuyée contre le mur. Un épais bandage lui ceignait également une partie du visage, ainsi que la main gauche.
Soulagée, elle l’appela d’une voix inquiète, mais il ne réagit pas.
Sans réfléchir, elle tenta de se redresser et cette fois y parvint sans difficulté. Elle respirait maintenant librement et tournait le cou sans contrainte ! Surprise, elle se tâta. Plus de carcan autour du cou ou de bandages sous sa chemise, ni même autour de sa tête ! Elle se leva, légère, et marcha vers son père, prête à se jeter dans ses bras.
— Papa ! Je vais bien, réveille-toi !
Sourd à son appel, il continua à dormir, appuyé contre le dossier du fauteuil.
La fillette reprit avec douceur.
— Il s’inquiétait beaucoup pour toi. Il t’a veillée de longues heures et la fatigue a eu raison de lui.
Laura voulut presser son épaule pour le stimuler, mais ses doigts ne rencontrèrent que le vide. Effrayée, elle recula.
— Papa, réveille-toi ! S’il te plaît !
Son père ouvrit brusquement les yeux. Il se redressa, attrapa ses béquilles et se levant avec précaution, passa devant elle sans un regard, en claudiquant jusqu’au lit où il s’assit. À croire qu’il ne l’avait pas vue !
Interdite, Laura le suivit des yeux et crut halluciner. Bien qu’elle se tienne là, debout au milieu de la chambre, elle se voyait toujours allongée dans son lit, profondément endormie, son père tendu vers elle à son chevet ! Comme si… comme si elle s’était dédoublée ! Elle fronça les sourcils, intriguée. Comment pouvait-elle se trouver à deux endroits en même temps ? Non… pas à deux endroits, mais à trois si l’on comptait cette autre elle-même qui ne la quittait pas des yeux, immobile au pied du lit ! Impossible ! Sauf si elle rêvait…
Elle vit son père se pencher vers elle, prendre sa main et l’appeler avec espoir. Elle lui répondit avec empressement du fond de la chambre, mais là encore il ne sembla pas l’entendre et continua à fixer son alter ego avec un soupir angoissé. La fillette au pied du lit n’avait toujours pas bougé et contemplait la scène en silence.
— Je… je ne comprends pas… Que se passe-t-il ? Pourquoi ne m’entend-il pas ? Et toi ? Il ne t’a même pas regardée !
— Parce qu’il ne me voit pas ! Disons que je suis ici sans l’être vraiment… Mais toi, c’est différent, il te voit réellement, Laura, car tu es bien couchée dans ce lit ! Juste il ne peut pas communiquer avec toi ni toi avec lui, pas de cette façon ! Tu dors trop profondément ! Cela s’appelle le coma, un état de sommeil au-delà du sommeil où l’esprit quelques fois se dédouble et s’évade pour vagabonder hors du corps, comme le tien en ce moment. Une partie de toi se trouve avec lui et une autre, celle qu’il ne voit pas, avec moi…
— Tu veux dire… Je… je suis en train de rêver ?
— En quelque sorte…
— Mais… je me réveillerai bientôt ?
La fillette acquiesça doucement.
— Oui, lorsque tu regagneras ton corps, et uniquement parce qu’il doit en aller ainsi !
Elle sentit son inquiétude et lui sourit, rassurante.
— Tu ne dois pas avoir peur, Laura. Même si cela te paraît étrange, tout va bien et tu rejoindras les tiens rapidement, je te le promets !
Tranquillisée, Laura observait maintenant la scène avec curiosité. Quelle drôle d’histoire à raconter à ses frères ! Elle se tourna vers la fillette, parfait reflet d’elle-même. Trop bizarre !
— Et d’abord, qui es-tu ?
Elle lui répondit comme une évidence.
— Je suis le Passeur.
Perplexe, Laura soutint son regard mordoré, le même que le sien. Elles se ressemblaient tellement, toutes les deux ! Enfin… toutes les trois si l’on comptait son autre elle-même endormie !
— Le Passeur ? Le Passeur de quoi ? Excuse-moi, mais je ne comprends décidément rien à tout ça ! Et pourquoi me ressembles-tu autant ?
— Je prends l’apparence de celui qui m’appelle la première fois.
Laura protesta, méfiante.
— Mais je ne t’ai pas appelée !
La fillette sourit.
— Détrompe-toi ! Sans le savoir, ton état a déclenché l’ouverture du passage qui m’a fait venir !
Elle se dirigea vers la porte.
— Suis-moi, je dois te montrer quelque chose
Elle renonça à comprendre et s’approcha du lit pour attraper son porte-bonheur fétiche qui ne la quittait jamais, un petit chat en peluche roux et blanc posé à côté de son oreiller près de sa tête. Mais sa main le traversa lui aussi sans pouvoir l’atteindre et elle la laissa retomber, désabusée.
La fillette lui répéta doucement.
— Patience, Laura… Tu dors pendant que ton corps se répare et seule une partie de toi reste consciente. Ton esprit retrouvera sa place plus tard, ne t’inquiète pas. Pour l’heure, viens, nous devons partir !
Le cœur lourd, elle se détourna du lit pour lui emboîter le pas, mais s’arrêta, figée. Les murs blancs de la chambre avaient totalement disparu, remplacés par une lumière dorée. Face à elle, un puissant cheval ailé noir grattait nerveusement du sabot en secouant sa longue crinière ondulée, tandis que la fillette à califourchon sur son dos lui faisait signe d’approcher.
— Viens, Laura, grimpe !
Elle hésita, sceptique. Pas de doute, elle rêvait !
Méfiante, elle s’avança vers de l’animal et saisit la main tendue. Avant de comprendre comment, elle se retrouva en croupe derrière l’enfant.
— Accroche-toi à moi et ferme les yeux !
Avec un frisson d’excitation, elle s’agrippa au Passeur, les bras autour de sa taille. Un sifflement strident résonna dans sa tête et lui vrilla les oreilles. Projetée en avant, elle eut l’impression de plonger dans le vide, puis sentit une brise douce caresser ses joues.
— Tu peux les rouvrir !
Elle s’exécuta et étouffa un cri de surprise, resserrant d’instinct son étreinte. Ils volaient au milieu des nuages ! Les ailes du cheval largement déployées brassaient l’air en cadence tandis qu’en contrebas, défilaient plaines et vallées verdoyantes, traversées de cours d’eau paresseux. Sans doute était-ce le printemps, car la nature resplendissait de couleurs et lui rappela, par endroit, le Wisconsin avec ses lacs et ses épaisses forêts. Au-dessus d’eux, énormes et décalées, deux lunes semblaient se chevaucher. Elle les montra d’un doigt étonné.
— Il y a deux lunes ! Comment est-ce possible ?
Sans attendre la réponse du Passeur, elle poussa une autre exclamation en désignant une formation de curieux oiseaux volant en V, au-dessus des sommets. Elle avait beau chercher dans sa tête, elle n’en avait jamais aperçu de tels ! À voir leur taille de si loin, ils devaient s’avérer démesurés de près !
— Devant nous ! Regarde ces oiseaux ! Ils ont l’air… gigantesques !
Le Passeur sourit.
— Ce ne sont pas des oiseaux, Laura, mais des dragons ! Les premiers habitants de cette terre venus bien avant les hommes !
Elle en resta coite de surprise. Des dragons ? De mieux en mieux ! Elle qui croyait qu’ils n’existaient que dans les légendes ! Elle frissonna, effrayée.
— Mais… les dragons n’existent pas !
— Non seulement ils existent, mais ils règnent en maîtres et cohabitent en bonne intelligence avec les humains depuis des siècles. Chacun respecte le territoire de l’autre.
Laura se sentait totalement perdue. D’abord le Passeur et son cheval ailé qui déboulent dans sa chambre d’hôpital et l’emmènent on ne sait où avec deux énormes lunes dans le ciel, et maintenant des dragons !
— Mais où sommes-nous donc ?
— Dans une dimension différente, à l’aube d’un monde bientôt révolu. Nous survolons l’Ardaltanïnn, la terre des dragons !
Laura resta silencieuse, les yeux tournés vers les fameux « oiseaux » qui disparaissaient vers l’ouest.
Le Passeur bifurqua et ils parcoururent une vallée argentée couverte d’oliviers qui partait en pente douce vers la mer d’un côté et remontait de l’autre vers une chaîne de montagnes. Une brise caressante courait parmi les arbres et agitait leurs feuilles comme autant de vagues sur l’océan. Ils filèrent au-dessus d’une nouvelle vallée traversée par un puissant cours d’eau, franchirent encore des montagnes suivies de hauts plateaux arides pour arriver à une dernière chaîne plongeant en à-pic sur un monde totalement différent.
Laura n’en pouvait plus de surprise et écarquillait les yeux, incrédule. Une étonnante forêt tropicale s’étendait maintenant sous eux à perte de vue, stupéfiant contraste, comme si brusquement une barrière invisible se dressait entre le nord et le sud, délimitant deux univers radicalement opposés. Au sud un relief alliant climat méditerranéen et tempéré, au nord, une jungle s’étalant à l’infini, entrecoupée de montagnes aux flancs creusés de vertigineuses cascades, au milieu d’une formation végétale luxuriante et débridée.
Totalement subjuguée, Laura se repaissait du magnifique spectacle qui s’offrait à 360°, consciente de vivre une expérience unique. Cependant, il y manquait quelque chose… Elle avait beau chercher, hormis les dragons, elle n’apercevait aucun signe de vie et s’en étonna.
— Je ne vois ni homme ni animal ! N’y a-t-il pas de villages ou de villes ?
La fillette hocha la tête.
— Si, naturellement, ils existent, mais ils en sont encore à s’apprivoiser et pour différentes raisons, se cachent !
Elles filèrent vers le nord en direction de la mer et survolèrent un ensemble de collines perdues au milieu des arbres.
— Tu as sous les yeux le futur Triangle de Feu. C’est du moins ainsi que les hommes nommeront cette partie de territoire après que L’Autre en ait bouleversé le relief et l’ait colonisée. Pour l’instant, encore aux prémices de son existence, elle restera leur purgatoire pendant longtemps ! Beaucoup plus tard, quand ils l’auront reconquise et réinvestie, elle deviendra une terre sacrée, véritable centre spirituel d’un monde nouveau.
— De quel Autre parles-tu ?
— Alakhar, « Celui venu d’ailleurs », un prédateur issu d’une planète différente.
Le Passeur lança un regard scrutateur vers l’horizon, puis replongea, pensif, les yeux vers le bas.
— Cette terre tout entière subira maintes transformations avant d’évoluer vers celle que tu découvriras plus tard, et que les femmes de ta lignée connaîtront encore différente, sous une autre appellation.
Elle soupira, rêveuse.
— Difficile d’imaginer que bientôt des volcans émergeront de cette plaine et donneront son nom à la vallée, n’est-ce pas ?
Laura acquiesça, silencieuse, imaginant avec peine les changements prédits.
Le Passeur poursuivit avec gravité.
— Avant de muer en une terre sacrée, des heures terribles attendent les hommes qui y vivront. Ce sera toi qui les sauveras et les guideras jusqu’au jardin d’Eden où ils se cacheront. Beaucoup de temps s’écoulera avant qu’ils ne reviennent ici, mais plus tard, grâce à toi, naîtra un monde nouveau, tel que le découvriront, bien après, celles qui te suivront.
Laura essayait de comprendre, totalement dépassée. Elle savait, naturellement, ce qu’était le jardin d’Eden. Le révérend y faisait souvent allusion dans ses homélies. En revanche, le concept de lignée demeurait un peu flou. Quant au reste… Quel rapport avec elle ?
Elle n’osa plus poser de questions. De toute façon, qu’aurait-elle pu dire ? Cette incursion dans un monde inconnu qui n’existait pas encore et dont elle serait la sauveuse des années plus tard la laissait pantoise. Et puis, comment se projeter si loin ? Elle n’avait que 11 ans ! L’avenir représentait une notion si abstraite pour elle ! Le Passeur la confondait forcément avec une autre. Quel curieux rêve, tout de même !
Elles continuèrent leur périple et obliquèrent vers l’ouest. Elles débouchèrent sur des plaines vallonnées et luxuriantes.Le cheval amorça une large boucle descendante et se posa en douceur sur une butte, face à de hautes montagnes noires au relief sculpté. La fillette sauta à terre et invita Laura à la rejoindre. Elle inspecta à nouveau l’horizon avec acuité, tournée vers le nord-est, puis revenant à Laura, lui sourit, son regard semblant passer au-dessus d’elle. Laura se retourna, pensant voir quelqu’un derrière elle, mais n’aperçut que les collines à perte de vue.
Le Passeur balaya d’un large geste de la main l’espace en direction de l’ouest.
— Là-bas naîtra le puissant royaume d’où partira la malédiction qui déclenchera le chaos et la venue en ce monde de la seconde d’entre vous.
— La seconde d’entre nous ?
La fillette acquiesça, toujours tournée vers l’horizon.
— Oui, tu es ‘Ursila, la première Envoyée, Laura !
Laura n’y comprenait décidément rien… Ce Passeur, puisqu’il s’appelait ainsi, se méprenait à son sujet.
— Je ne saisis pas pourquoi tu m’as amenée ici. Parce que je sauverai ce monde, dis-tu ? Mais comment le pourrais-je ? Je ne suis qu’une enfant !
La fillette hocha la tête doucement.
— Aujourd’hui, oui, mais pas n’importe quelle enfant, Laura, tu possèdes l’Hilal ! Et tu grandiras ! Il était primordial pour la suite que tu voies le commencement et connaisses les origines !
Elle soupira.
— Tout te paraît obscur, j’en suis consciente, mais le moment venu, quand je reviendrai te chercher, tout s’éclairera et alors, tu comprendras.
Laura fronça les sourcils. Quels propos étranges, vraiment ! Elle demanda, curieuse.
— Tu m’as dit que j’avais quoi ?
— L’Hilal, la marque sacrée !
Une marque sacrée… De plus en plus bizarre… La notion d’erreur s’imposa comme une évidence. Oui, le Passeur se trompait d’enfant, voilà tout !
Elle se détendit, soulagée de sa conclusion. Quelle importance en vérité, puisque la fillette lui avait affirmé qu’elle dormait ! Elle ne faisait que rêver ! Quand elle se réveillerait, tout serait rentré dans l’ordre et rien de tout cela n’aura existé, ni son accident, ni le reste !
Elle secoua la tête, rassérénée.
— Tu te trompes, je ne possède pas cet… Hilal.
La fillette sourit et lui désigna du doigt son épaule droite sous la chemise.
Laura fronça les sourcils. Sa petite empreinte brune en forme de croissant de lune tout en haut ?
— Ah, ça ? Mais ce n’est qu’une tache de naissance !
— Pas seulement, Laura, pas seulement…
Le Passeur se détourna et scruta à nouveau l’horizon avec attention. Un point lumineux surgi de nulle part traversait à présent le ciel à grande vitesse.
Elle tendit le doigt.
— Regarde, cela a commencé !
Laura tourna la tête dans la direction indiquée et vit une boule de feu haut dans le bleu du firmament, grossir et se rapprocher à vue d’œil, telle une étoile filante. Elle en avait déjà vu au-dessus de leurs champs et Ils s’amusaient à les compter les soirs d’été avec ses frères, mais là, c’était différent. Elle la suivit des yeux, étonnée.
— Qu’est-ce que c’est ?
Sans lui répondre, la fillette prit aussitôt appui sur l’aile du cheval et agrippée à sa crinière, sauta vivement sur son dos. Elle lui tendit une main pressante.
— Il est temps de partir ! Viens !
Fascinée, Laura n’arrivait pas à se détacher de la boule lumineuse qui ne cessait de croître et fonçait maintenant littéralement sur eux.
Une ombre inquiète traversa le regard du Passeur.
— Vite, Laura ! Grimpe ! La transformation va bientôt commencer !
Le ton comminatoire la secoua. Laura saisit la main tendue et se réinstalla promptement derrière le Passeur.
— Ferme tes yeux et accroche-toi !
Elle s’exécuta aussitôt, tandis qu’elle percevait à travers ses paupières closes, l’éclat et la chaleur d’une lumière aveuglante suivis d’un souffle puissant accompagné d’un fracas épouvantable. Le cheval avait déjà pris son envol et le sifflement caractéristique résonna à nouveau à ses oreilles. Une violente secousse les ébranla et elle s’accrocha encore plus fort au Passeur, terrorisée à l’idée de tomber. La température ambiante s’éleva brutalement autour d’eux et elle eut la sensation de traverser un four. Serrée étroitement contre la fillette, elle attendit avec angoisse la fin du passage.
Des sons nouveaux résonnèrent à ses oreilles et la voix du Passeur lui parvint, éloignée.
— Nous sommes arrivés ! Il est temps pour toi de te réveiller et de retrouver les tiens ! Poursuis ta vie, Laura, le moment venu, je reviendrai te chercher.
Se réveiller ? Elle flottait, légère, loin à l’intérieur d’elle-même. Elle se sentait si merveilleusement bien, si tranquille ! Pourquoi se réveillerait-elle ? Une voix cependant se détachait et l’exhortait à revenir avec insistance. Elle reconnut celle de son père. À regret, elle remonta lentement des limbes et la douleur irradia brutalement son corps tandis que les bruits autour d’elle se précisaient. À mi-chemin, elle hésita, tentée par la douceur bienfaisante de l’oubli. Happée par l’appel angoissé chargé d’amour, elle lâcha prise, et revint à la conscience, irrésistiblement aspirée vers le haut.
Laura jeta un regard rapide dans le miroir de sa chambre d’hôtel, avec une moue mitigée face à la jeune femme blonde aux yeux vert et or qui la contemplait d’un air critique. Teint lumineux, certes, mais petite mine. « Surmenage ! » lui aurait reproché sa mère. En cause, le rythme des concerts, des voyages en avion et des décalages horaires. Quelques jours de repos et tout rentrerait dans l’ordre. Après tout, menait-elle pas la vie qu’elle avait toujours rêvé ?
Son premier concert, enfant, l’avait propulsée parmi les grands, lui valant de jouer, par la suite, au Metropolitan Opera House de New York, et depuis, elle n’avait cessé de se produire. Elle rencontrait des gens passionnants et passionnés, comme elle, et avait la chance unique de pouvoir vivre de son art. Une bouffée de reconnaissance envers le vieil Elijah Morton, son premier professeur, la submergea. Sans lui, rien n’aurait été possible ! Malheureusement, il les avait quittés l’année passée et elle en restait encore profondément affectée. Il l’avait guidée durant tant d’années !
Elle esquissa un sourire triste. Grâce à lui et au révérend, elle avait vaincu les réticences de son père et amplement prouvé que la musique pouvait signifier davantage qu’un hobby ! Sa professeure et agent artistique, Ivy Brand, continuait à lui dispenser des cours et l’accompagnait à chacun de ses concerts. Aujourd’hui, la petite fille timide avait fait place à une jeune femme autonome et épanouie, mais fatiguée… Elle remit une mèche rebelle à l’intérieur de son chignon. Son avion au départ d’Austin, avant-dernière escale pour le Wisconsin après toute une série de récitals sur toute la partie Est des États-Unis, décollait dans deux heures. Oui, des vacances s’avéreraient bienvenues !
Ivy frappa à sa porte et passa une tête dans l’entrebâillement.
— Je t’attends en bas, jeune fille, ne tarde pas si tu ne veux pas que nous rations l’avion !