La légende d’Argassi - Martine S. Dobral - E-Book

La légende d’Argassi E-Book

Martine S. Dobral

0,0

Beschreibung

Si votre rêve devenait réalité et la réalité votre pire cauchemar ? Victoire va l’expérimenter pour son propre compte et se trouver confrontée à un drame familial doublé d’un dilemme pour le moins étrange. Après être venue à bout d’une malédiction dans une autre dimension quelques années plus tôt, la voici rattrapée par son passé et plongée, à son tour, dans la tourmente. Aidée de ses amis du Monde Connu, elle va devoir, une fois de plus, se battre et trouver la parade. Face à un nouveau paradoxe et à un nouveau défi, arrivera-t-elle à lever la menace qui pèse sur sa famille et à concilier rêve et réalité pour contrecarrer le destin ? Prise entre deux Mondes et entre deux vies, il lui faudra encore faire des choix...


À PROPOS DE L'AUTRICE


Martine S. Dobral écrit les prémices d’une histoire fantastique à l’âge de onze ans. Elle continue, avec Le choc des deux mondes, La Légende d’Argassi ; frissons garantis, pour ceux qui aiment l’improbable... et pour les autres.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 570

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Martine S. Dobral

La légende d’Argassi

Tome II

Le choc des deux mondes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Martine S. Dobral

ISBN : 979-10-377-9607-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122 - 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122 - 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335 - 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Philippe,

preuve que rêve et réalité peuvent se rejoindre.

La vérité ne peut être contenue dans un seul rêve.

Proverbe arabe

Le temps n’a qu’une réalité, celle de l’instant…

Gaston Bachelard

1

New York

Début juillet

Enora s’arrêta sur le trottoir de la Septième Avenue devant l’une des galeries de tableaux de son père et de son grand-oncle Joseph. Elle contempla d’un air appréciateur les toiles présentées en vitrine. Depuis toute petite, elle adorait la peinture et cette galerie particulièrement. Celle de Soho, plus intimiste et plus « branchée », donnait aux nouveaux jeunes talents la possibilité de s’exprimer, mais ici se côtoyaient les plus grands artistes tous siècles confondus.

Elle aurait tant voulu peindre comme sa grand-mère maternelle la très célèbre Paula Druzer, mais elle n’était douée ni pour le dessin ni pour la peinture. Aucune importance, elle avait la chance ineffable d’évoluer au milieu de merveilles et travailler à la galerie pour les vacances la comblait ! Pour le reste, pas de regrets puisqu’elle voulait se diriger vers des études de gestion et de marketing. Et qui sait, plus tard peut-être, pourrait-elle même reprendre les affaires de son père ou monter sa propre galerie ? Et puis elle adorait accueillir les visiteurs.

Son oncle disait qu’elle n’avait pas son pareil pour vendre une toile. Elle avait ainsi accroché plusieurs clients !

Elle se dirigea vers l’entrée et salua Salomon le portier, un grand Afro-Américain souriant aux cheveux maintenant grisonnants. Il était déjà là bien avant sa naissance et Enora n’imaginait pas la galerie sans lui.

— Bonjour, Salomon ! Beaucoup de visiteurs aujourd’hui ?

— Bonjour, Mademoiselle Enora, oui, quelques-uns et deux clients, je crois. Monsieur Joseph est dans la salle principale avec Monsieur Taylor.

— Merci, à plus tard !

Brian Taylor, l’assistant de sa tante Cassie depuis six mois, travaillait à la galerie de Soho. Elle ne l’avait pas encore rencontré.

Elle poussa la porte et se retrouva brusquement plongée dans la fraîcheur climatisée de la galerie. Elle frissonna. Cette année, l’été new-yorkais était caniculaire et de trente-huit degrés saturés d’humidité dehors, on passait brutalement à vingt-deux degrés à l’intérieur. Elle enfila le petit spencer qu’elle gardait dans son sac et se dirigea vers la salle du fond.

Elle jeta machinalement un regard autour d’elle. La grande pièce de l’entrée était séparée en son centre par une méridienne disposée le long d’une fontaine d’intérieur. De part et d’autre, montait vers l’étage un magnifique escalier en fer à cheval de style Art déco qui menait à un palier circulaire d’où partaient d’autres salles d’exposition. On y trouvait les bureaux de son père où elle travaillait, de sa tante Cassie, de son grand-oncle et de la secrétaire. Le rez-de-chaussée se prolongeait par une large galerie centrale ouverte en étoile sur plusieurs salles.

Enora eut un sourire affectueux en pensant à sa tante. Cassandra Keenes, en fait la meilleure amie de sa mère depuis la fac avec Marc, son mari, travaillait avec son père à la galerie. Depuis ses douze ans, à chaque période de grandes vacances, Enora alternait ainsi ses séjours d’une famille à l’autre. Elle passait un mois à New York chez Cassie avec leurs enfants, Constantin, dix-neuf ans, de l’âge de son frère Jason et les jumeaux Helena et Dimitri, quatorze ans, et un mois en France, chez elle à l’Ouliveiredo1 dans leur maison de famille.

Elle avait ainsi pris l’habitude d’accompagner sa tante dans les galeries de peintures ou les salles des ventes, mais cette année s’avérait particulière, car pour la première fois, elle y exerçait officiellement un job à plein temps rémunéré. Elle venait d’avoir seize ans, « un âge charnière, ma princesse ! » lui avait dit sa mère avec un clin d’œil en référence à la légende d’Argassi2, histoire qu’elle lui racontait, petite, et qui avait bercé toute son enfance. Les jeunes gens de ce monde avaient leur majorité à seize ans et comme pour eux, le moment était venu de se frotter à la vie active ! Et puisque cet été, les garçons étaient restés sur leurs campus pour préparer des compétitions sportives interuniversitaires, elle pourrait consacrer, sans regret, tout son temps à la galerie.

Elle pénétra dans la grande salle et aperçut son grand-oncle Joseph Duprez, âgé maintenant de soixante-dix-huit ans, en conversation avec Brian Taylor. Elle le sentait fatigué même si elle l’avait toujours vu de belle prestance avec ses cheveux blancs fournis et sa barbe qui masquait une longue cicatrice sur sa joue gauche. Elle en connaissait bien sûr l’origine : un lointain accident de voiture survenu avec sa grand-mère maternelle Laura Hessling-Duprez, à l’époque pianiste concertiste de renom dont Joseph était l’agent artistique. Quelle dramatique histoire ! Les séquelles, terribles, avaient coûté à la jeune femme sa carrière et sa famille.

Laura, mariée au frère de Joseph, Simon, militaire de profession, avait vu leur mariage se déliter peu à peu en raison de la jalousie maladive de ce dernier. L’accident se produisit après une énième altercation au terme de laquelle Joseph était passé la chercher à sa demande. La suite ne fut qu’une succession d’enchaînements dramatiques. Persuadé à tort que Laura entretenait une liaison avec son frère, Simon fit croire à la fillette, alors âgée de quatre ans, que sa mère les avait abandonnés, morte avec son oncle dans un accident de voiture.

Contrairement à sa version, ils survécurent tous les deux, mais Laura, gravement blessée, resta de longs jours dans le coma et se réveilla amnésique. Une fois transportable, elle fut rapatriée aux États-Unis à la demande de sa famille où Joseph la suivit. Deux ans avaient passé lorsqu’elle retrouva enfin la mémoire et malgré toutes ses tentatives pour revoir sa fille, Simon refusa tout contact. Déchirée, Laura n’osa pas entreprendre de démarches juridiques de peur qu’après tout ce temps, la petite Victoire ne l’ait oubliée et la rejette. Ses mains brisées dans l’accident et sa carrière de pianiste avec, il ne lui restait plus rien. Douée pour le dessin, elle se tourna alors vers la peinture. Après une très longue convalescence, elle commença à réaliser des toiles sous le pseudonyme de Paula Druzer, anagramme de Laura Duprez. Ce fut sa rédemption. Elle rencontra immédiatement un vif succès et Joseph acheta peu de temps après la galerie de la Septième Avenue pour promouvoir ses toiles en association avec le jeune Adam Brainer, lui-même propriétaire d’une galerie à Soho.

Enora soupira. Victoire était si petite lorsque sa mère avait eu cet accident ! Quelle blessure pour elle de grandir sans vraiment la connaître et ne découvrir la vérité sur son passé, qu’une fois adulte !

« Drôle d’histoire… pensa-t-elle. Maman a vécu avec un secret de famille jusqu’à vingt-trois ans, sans savoir que sa mère et son oncle étaient toujours vivants et qu’elle avait une famille en Amérique ! Si mon arrière-grand-mère n’avait pas jugé bon de laisser une lettre d’explication, elle n’en aurait jamais rien su et je ne serais pas ici ! »

Elle mesura sa propre chance de vivre au sein d’une famille unie. Ils habitaient maintenant Paris, excepté Jason parti à Stanford. Son père, Adam Brainer, de nationalité américaine, y avait ouvert plusieurs galeries en plus des deux new-yorkaises, et sa mère, Victoire, avait créé une maison de haute couture après celle de la Cinquième avenue. Elle-même allait à l’École américaine de Paris et tous se retrouvaient avec bonheur chaque été aux Adrets de l’Estérel sur la Côte d’Azur, dans leur maison de famille de l’Ouliveiredo, un ancien moulin à huile. Joseph aperçut Enora et son visage s’illumina.

Brune comme son père, les yeux verts, le port de tête et l’allure de sa mère, il adorait la jeune fille à l’esprit curieux et ouvert. D’une grande finesse intellectuelle pour son âge, elle avait, en outre, un goût très sûr pour détecter le potentiel chez autrui. Certainement une alliance réussie des gènes artistiques Duprez-Brainer, sans parler de son étonnante mémoire photographique !

— Enora, viens par ici ! Je vais te présenter Brian Taylor avec qui tu vas travailler !

Ce dernier se retourna, souriant, et lui tendit la main.

— Enchanté, Mademoiselle Brainer, j’ai beaucoup entendu parler de vous !

Enora lui rendit son salut et apprécia sa franche poignée de main. De physique agréable, un peu enrobé, tiré à quatre épingles et à peine plus grand qu’elle, elle mesurait un mètre soixante-seize, il semblait avoir la trentaine.

Son oncle continua.

— Nous allons organiser ici en septembre une rétrospective anniversaire de Paula Druzer. L’ensemble des toiles partira ensuite en Europe et fera la tournée des principaux musées : Londres, Berlin, Vienne, Madrid, Rome et nous finirons naturellement par Paris. Brian les accompagnera tout au long de leur périple. Cassie a déjà tout préparé en amont et négocié avec chaque musée.

Il se tourna vers Enora.

— Ton travail va consister à répertorier toutes les toiles prévues pour cette exposition et à établir le catalogue. Tu devras contacter les particuliers qui ont accepté de nous prêter leurs œuvres. Tu connais les peintures de ta grand-mère sur le bout des doigts et nulle autre que toi n’est plus à même de les réunir. Tu as un mois et demi pour le faire et Cassie et Brian pourront t’apporter leur aide si tu rencontres des difficultés.

Les yeux d’Enora brillèrent d’excitation.

— Non, non, oncle Joseph, je pense que cela ira. J’ai déjà constitué une base de données à la maison avec toutes les œuvres de grand-mère que je pourrai transférer ici pour le catalogue. Je ferai des recoupements avec ton fichier client.

Joseph hocha la tête, satisfait.

— Tout devrait bien se passer. Notre projet est en route depuis plusieurs mois déjà et j’ai l’accord de principe de chacun.

Il se tourna vers Brian.

— Je vous laisse le soin de contacter les assurances et d’organiser le transport.

— Fort bien, Monsieur Duprez, je m’y attelle immédiatement. Brian les salua et sortit.

— Alors ? demanda Joseph, comment le trouves-tu ? Enora sourit.

— Il a l’air bien. Comment l’as-tu recruté ?

— Par Cassie. Elle a souvent été amenée à collaborer avec lui, comme expert indépendant, lorsqu’elle était à Sotheby’s et me l’a recommandé. Nous l’avons embauché il y a six mois maintenant. Il a une solide formation artistique et une excellente réputation. Nos toiles sont entre de bonnes mains. Il sourit. Allez, jeune fille, le travail t’attend !

Enora embrassa son grand-oncle avec chaleur.

— Merci de me faire confiance, oncle Joseph, je m’y mets tout de suite ! Je vais appeler maman pour qu’elle me transfère mes fichiers.

Elle sortit et se dirigea vers le bureau de Cassie. Elle s’y installa et contacta Victoire pour l’envoi de ses fichiers par mail. Cela prit du temps, car le dossier était très lourd. Enora s’était amusée à constituer, au fil des ans, une banque de données avec toutes les œuvres de Paula Druzer par ordre chronologique de création, son « catalogue personnel », comme elle aimait à l’appeler.

Pendant que son ordinateur téléchargeait les documents, elle se munit de la liste des toiles exposées à la galerie et commença à pointer les toiles présentes.

Lorsqu’elle eut enfin récupéré ses fichiers dans leur intégralité, elle lança une recherche croisée avec les fichiers clients de son grand-oncle, puis entreprit d’identifier les propriétaires indépendants et les musées en possession des autres toiles.

2

La Rétrospective

D’une façon générale, l’activité de la galerie tournait plutôt au ralenti en cette période de l’année, propice aux inventaires et aux mises en place de projets pour septembre.

Son grand-oncle avait pris quelques jours de repos à Cap Cod dans la maison de Laura et avait laissé les rênes à Brian. Cassie, quant à elle, partie dans le Maine pour expertiser une succession, ne rentrerait qu’à la fin de la semaine. Charge à Marc son mari, associé dans un cabinet d’avocats d’affaires, de gérer les jumeaux et d’accompagner Enora le matin en allant à son bureau. Peter Brown, le chauffeur de son grand-oncle, à son service depuis des années, la ramenait le soir à la fermeture vers dix-neuf heures, dix-neuf heures trente.

Elle travaillait sur l’organisation de la rétrospective depuis deux semaines, maintenant. Demain, elle finaliserait enfin la mise en page du nouveau catalogue qui accompagnerait les toiles durant leur périple. Soixante partiraient en Europe et, d’après l’ordinateur, quarante étaient déjà là. Elle avait identifié les vingt manquantes et contacté jusqu’alors pratiquement tout le monde. Elle eut un sourire satisfait. Le projet prenait forme. Cependant, quelque chose la dérangeait sans qu’elle sût dire quoi précisément, une impression...

Elle regarda sa montre : midi ! Elle commençait à avoir faim !

L’interphone s’alluma. C’était Salomon.

— Mademoiselle Enora, Joey est arrivé.

Enora haussa les sourcils, surprise. Joey était le livreur de pizza du restaurant italien au coin de la rue auquel les employés de la galerie faisaient souvent appel pour se faire porter à déjeuner, mais elle n’avait rien commandé aujourd’hui. Le bureau vitré de Cassie donnait sur la galerie circulaire. Elle jeta un coup d’œil en contrebas et aperçut Joey avec son carton de livraison. Elle se recoiffa à la hâte, réajusta sa longue queue de cheval et défroissa sa jupe.

Livreur de pizza était un job d’été pour Joey, comme elle ici à la galerie, il étudiait le droit international. C’était un grand garçon brun bouclé d’environ vingt ans, aux yeux pétillants de malice, qui devait sans doute à ses origines italiennes son teint mat et son air charmeur. Enora l’avait quelques fois croisé les années précédentes lorsqu’il livrait leur déjeuner aux employés, mais il ne semblait pas, alors, l’avoir remarquée. Cette année, ils avaient pris l’habitude de bavarder un moment à chacun de ses passages et elle devait avouer qu’elle n’était pas insensible à son charme latin. Très cultivé, il avait beaucoup d’humour et toujours des anecdotes amusantes à lui raconter. Sa connaissance de l’Europe les avait rapprochés, car il allait fréquemment en Italie du Sud dans sa famille et parlait même quelques mots de français, la Côte d’Azur, frontalière de l’Italie.

Il frappa à la porte.

— Joey ! Quelle surprise ! Je ne t’ai rien commandé aujourd’hui, qui viens-tu livrer ?

Il eut un petit rire.

— Toi ! Et c’est moi qui t’invite ! Je t’ai amené des aubergines alla parmigiana et du tiramisu.

Elle esquissa un sourire amusé.

— Hum… tu cherches à m’acheter ? Et en quel honneur ?

Il lui répondit par une moue comique.

— Je plaide coupable, je l’avoue. En fait, j’aurais voulu te proposer de m’accompagner au MET3. Une rétrospective des peintres italiens du XVIe au XVIIe siècle y démarre le week-end prochain et je sais que tu les apprécies particulièrement. Comme tu n’as pas ton pareil pour parler peinture, j’ai pensé que, peut-être, tu pourrais me les faire découvrir ?

— Je vois… Enora réprima un nouveau sourire. Tu veux juste un guide personnel pour ta visite du musée !

— Pas « juste » un guide, Enora, c’est « toi » que je veux, « le » guide ! Tu racontes les œuvres comme personne ! répondit-il sérieusement.

Elle rosit de plaisir. Ils avaient passé un accord ensemble : Joey avait négocié comme une faveur, à la place des habituels pourboires lors de ses livraisons, une petite visite guidée de la galerie par Enora en fin de journée. Pas plus d’un quart d’heure, vingt minutes, car il travaillait aussi le soir. Elle lui présentait ainsi trois ou quatre nouvelles toiles à chaque fois.

Ce qui au début n’avait été pour lui qu’une façon détournée de passer du temps avec elle était devenu peu à peu un réel intérêt pour la peinture. Enora avait su, avec ses mots et son imagination, l’ouvrir à l’art, lui le très cartésien étudiant en droit. Nullement dupe de sa stratégie d’approche, elle avait décelé chez lui une vraie sensibilité et comme elle adorait les histoires… Elle se surprenait même à attendre avec plaisir ces petits quarts d’heure. Les Italiens avaient la réputation d’être bavards, mais il avait assurément trouvé son maître, car lorsqu’elle était lancée, Enora ne s’arrêtait plus.

— Hum, je ne suis pas sûre que cela soit possible, lui répondit-elle navrée.

Cassie et Marc n’accepteraient jamais de la laisser sortir seule, de plus avec un garçon plus âgé, même s’agissant de Joey, ne fût-ce qu’au musée ! Après tout, elle n’avait que seize ans même si elle en paraissait davantage et elle se trouvait à New York ! Cependant…

— Quand veux-tu y aller ?

— J’avais pensé mardi prochain, à leur nocturne. L’exposition dure une semaine.

— Tante Cassie sera sûrement intéressée pour s’y rendre également, auquel cas je pourrai peut-être t’y accompagner.

Joey eut un large sourire.

— Génial ! Si tu veux, je lui en parlerai lorsqu’elle rentrera. Elle connaît bien le restaurant où je travaille et elle me connaît aussi. Elle sait qu’elle peut me faire confiance.

— Nous verrons, Joey. En attendant, quelles toiles souhaiteras-tu que nous évoquions ce soir ?

Son visage se ferma.

— Non, pas ce soir, Enora, je ne pourrai pas, désolé. J’ai un… travail à terminer et après je sers au restaurant. Mais si tu es d’accord, ajouta-t-il avec un sourire, j’aimerais que la prochaine fois nous abordions la collection de ta grand-mère.

Une ombre passa sur le visage d’Enora. L’évocation des toiles de Paula Druzer mettait le doigt sur l’impression désagréable qui ne la lâchait pas depuis qu’elle en avait commencé l’inventaire.

— Quelque chose ne va pas ? s’enquit-il, inquiet.

Elle se reprit.

— Non, non… d’accord pour Paula Druzer ! D’autant qu’après, elle partira pour un long tour d’Europe !

Elle le raccompagna à la porte.

— Bon appétit, « petite Française », lui dit-il en français avec son accent charmant, et n’oublie pas de commander quelque chose demain !

Il se détourna en riant et se dirigea vers les escaliers avec un petit signe de la main.

Enora s’installa devant son plat italien et se régala. Joey lui avait adjoint un coca, pas très italien, mais après tout, on était en Amérique ! Elle se fit un café puis se replongea dans ses listes, mais son malaise persistait. Elle avait l’impression d’une incohérence quelque part. Quelque chose clochait et la laissait perplexe. Elle secoua la tête pensive. Pour se tranquilliser, elle décida de reprendre le lendemain chaque toile de son inventaire et de les pointer de visu, une à une, pour en avoir le cœur net. Elle regarda sa montre. Déjà dix-neuf heures ! La secrétaire et les deux employés étaient partis. L’interphone s’alluma. Elle reconnut Salomon.

— Monsieur Brown vous attend en bas, Mademoiselle.

Le chauffeur de son oncle était arrivé.

— Merci, Salomon, j’arrive !

Enora se leva, prit son sac et sortit. Elle alla saluer Brian.

— Je m’en vais, Brian, bonsoir !

Ce dernier était au téléphone. Il se tourna vers elle et lui fit un signe de la main avec un sourire. Elle descendit le grand escalier, traversa le large hall et se dirigea vers la sortie en saluant Salomon. Après la climatisation de la journée, la chaleur humide de la rue lui sauta au visage. Le soleil glissait au bout de la Septième Avenue et l’éclairait tout entière de rayons rougeoyants. Adossé à la voiture, Peter Brown était lui aussi au téléphone en conversation animée et raccrocha promptement en la voyant approcher. Il la salua d’un sourire et lui ouvrit la portière arrière de la limousine noire.

— Bonsoir, Mademoiselle Enora, bonne journée ?

— Bonsoir, Peter, oui merci.

Au moment de monter, elle fouilla machinalement dans son sac à la recherche du sien, en vain.

— Peter, je suis désolée, je reviens tout de suite, j’ai oublié mon portable en haut.

Elle s’engouffra dans le bâtiment et croisa au passage Maria Lorca, la femme de ménage qui venait d’arriver avec l’équipe de nettoyage. Elle ralentit le pas et prit le temps de la saluer. Elle lui demandant des nouvelles de son fils de vingt ans, très malade. Veuve, d’origine portoricaine, issue d’un milieu très modeste, elle cumulait plusieurs travaux pour subvenir aux frais médicaux. Atteint d’une maladie orpheline rare, il se faisait soigner dans un institut spécialisé fort onéreux et Maria ne vivait que pour lui.

— Il progresse, Mademoiselle, et le docteur m’a parlé d’une opération qui pourrait améliorer son état, voire le guérir !

— Formidable, Maria, vous devez être heureuse ! s’écria Enora en lui prenant les mains avec chaleur.

Maria hocha la tête en silence. Heureuse, elle l’était, certes, mais le coût de l’intervention lui enlevait tout espoir.

— Et vous, Mademoiselle, comment se passe le travail, pas trop difficile pour une première fois ?

— Non, non, vous savez combien j’adore être ici ! Je suis comme un poisson dans l’eau ! Je vous laisse, j’ai oublié mon portable dans le bureau de Cassie et Peter m’attend. Bonne soirée, Maria !

— Merci, vous aussi, Mademoiselle, bonne soirée.

Enora se hâta de gagner l’étage. Elle admirait le courage et l’abnégation de Maria. Sa situation difficile lui faisait mesurer à quel point sa propre vie était privilégiée, avec ses parents et son frère tous en bonne santé et unis. En arrivant devant le bureau de sa tante, elle aperçut avec surprise à travers les vitres, Brian qui semblait chercher quelque chose dans les dossiers de Cassie, habituellement fermés à clef. Elle ignorait qu’il en eût un double.

Lorsqu’elle ouvrit la porte, il se redressa en sursautant, comme pris en faute, puis reconnut Enora et se détendit.

— Enora ! Vous m’avez fait peur ! Je cherchais un dossier d’assurance… Je l’ai trouvé d’ailleurs.

Il referma le tiroir à clef et la rangea dans sa poche. Enora se sentit gênée.

— Je ne voulais pas vous surprendre, Brian, excusez-moi, mais j’ai oublié mon portable ici, quelque part.

Elle parcourut du regard le bureau où reposait l’attaché-case de Brian, sans le voir. Elle chercha sur la petite table basse et la desserte, pas de téléphone. Elle secoua la tête, ennuyée.

— J’ai dû l’oublier dans l’une des salles… Je vais demander à Maria de me le mettre de côté si elle le retrouve.

— Je ferai de même, Enora, ne vous inquiétez pas, lui dit-il.

Elle sortit et referma la porte derrière elle, perplexe.

« J’étais pourtant sûre de l’avoir laissé ici… Tant pis, je verrai demain… », se dit-elle en haussant les épaules.

Elle redescendit et informa au passage Maria de son problème, puis sortit rejoindre Peter. Elle s’installa dans la luxueuse voiture et malgré sa contrariété soupira d’aise. Elle adorait se déplacer dans New York. Elle avait toujours l’impression de vivre dans l’une des séries américaines qu’elle regardait en France à la télévision. À voir la ville noire de monde avec la foule qui se pressait sur les trottoirs, difficile d’imaginer que certains New-Yorkais étaient partis en vacances ! La limousine s’inséra dans la circulation et roula en direction de Washington square où habitaient Cassie et Marc, à l’angle de la Cinquième avenue et de la Huitième rue.

« Tout de même, pensa-t-elle, je trouve curieux d’avoir surpris Brian dans les dossiers de Cassie, d’autant que ceux des assurances ne sont pas rangés ici. Ces tiroirs ne concernent que ceux du personnel et, à ma connaissance, seuls Cassie et Joseph en ont une clef. Mais après tout, Brian est leur assistant et peut-être a-t-il un double… »

Détendue, elle redéroula brièvement à sa journée, heureuse de l’avancement de son travail avec toutefois ce sentiment persistant d’inachevé. Quelque chose la chiffonnait, quelque chose qu’elle avait dû voir sans y faire attention, mais suffisamment anachronique pour l’alerter. Une bonne nuit de sommeil lui remettrait les idées en place et demain elle reprendrait tout à zéro.

Au moment de tourner dans Greenwich Avenue, ils furent arrêtés au feu. Elle regarda machinalement à travers la vitre et aperçut un groupe de jeunes gens sur le trottoir, les bras couverts de tatouages, en conversation animée, voire « très » animée. Elle reconnut avec surprise Joey au milieu d’eux qui tenait par le col un garçon à l’allure agressive. Nul besoin d’être devin pour voir qu’il s’agissait d’un gang. Il se dégagea et donna une enveloppe à Joey. Ce dernier lui tendit un sac en papier en retour, puis ils se séparèrent.

Au même moment, Joey leva la tête dans sa direction. Enora se rejeta en arrière au fond du siège, le cœur battant. Impossible qu’il ait pu l’apercevoir, les vitres étaient teintées, quant à reconnaître la voiture dans le flot de la circulation, peu de chances… Le feu passa au vert et la limousine redémarra. Elle se retourna et le vit se fondre dans la foule. Les sourcils froncés, elle s’interrogea sur la nature de l’échange.

De quel « travail » voulait-il parler lorsqu’il lui avait dit ne pas être disponible ce soir ? Bien qu’elle sache cela totalement ridicule, elle se sentit trahie. Joey ne pouvait pas faire partie d’un gang ! Pas le Joey qu’elle connaissait ! Mais après tout, le connaissait-elle si bien ?

Elle le croisait presque tous les jours, mais que savait-elle vraiment de lui ? Pas grand-chose, en vérité ! À part qu’il s’appelait Joey Briasciano, était d’origine italienne et étudiait le droit international. Elle ignorait même où il habitait et ce que faisait sa famille ! Dans les « affaires », avait-il dit, car il éludait toujours les questions trop personnelles. Tout au plus savait-elle juste qu’il travaillait au restaurant de son oncle pendant les vacances.

Elle se renfonça dans le siège, songeuse. Après tout, il avait droit à sa vie privée et ne lui devait pas d’explications. Tout de même, Joey, dans un gang ! Non, impossible, pas « son » Joey !

Elle soupira. Peut-être essaierait-elle de lui en parler demain.

3

La découverte

Brian poussa un soupir de soulagement lorsqu’Enora quitta le bureau. Elle ne l’espionnait pas, il en était certain. Elle était trop occupée avec la rétrospective. Mais elle avait failli le surprendre et le mettre dans une situation embarrassante.

Il rouvrit le fameux tiroir, prit un dossier et en sortit quelques feuilles choisies qu’il passa à la broyeuse. Il les remplaça par d’autres rangées dans son attaché-case.

« Deux précautions valent mieux qu’une… » se dit-il, satisfait. Il remit tout en place et attrapa sa mallette, dévoilant le téléphone d’Enora posé sur le bureau.

L’appareil vibra. Il regarda le nom qui s’affichait sur l’écran : Victoire cherchait à joindre sa fille. Il le glissa dans le tiroir.

« Elle le retrouvera demain matin… »

Il éteignit les lumières, verrouilla son bureau et rentra chez lui.

La sonnerie du téléphone le réveilla en pleine nuit. Il regarda l’heure : deux heures dix. Ensommeillé, il décrocha d’une main hésitante.

— Monsieur Taylor ? Société Suratex à l’appareil. L’alarme de la galerie s’est encore déclenchée. Nous avons envoyé une patrouille sur place et comme les deux dernières fois, il n’y a apparemment pas eu effraction. La police est également là et souhaiterait que vous veniez confirmer que tout est en ordre.

— J’arrive, répondit-il soudain réveillé.

Il se leva précipitamment et s’habilla à la hâte. Il se passa le visage à l’eau et fixa l’image blême et décomposée que lui renvoyait le miroir.

L’alarme se déclenchait pour la deuxième fois ce mois-ci, sans compter celle de juin, et apparemment, il s’agissait encore d’une fausse alerte puisqu’aucune toile n’avait été volée. Ils avaient fait vérifier l’installation par la société de surveillance qui n’avait rien trouvé d’anormal, justifiant les déclenchements inopinés par de brusques hausses ou baisses de tensions.

Brian ne croyait pas à un dysfonctionnement ni à une coïncidence, pas avec ce qu’il savait. Il avait pourtant exécuté tout ce qu’on lui avait demandé ! Il ne comprenait pas pourquoi on cherchait à l’intimider. Il n’aimait pas le tour que prenaient les choses, car si la police s’en mêlait de trop près, on ne tarderait pas à remonter jusqu’à lui…

Arrivé à la galerie, il ne put que constater le fonctionnement normal de l’alarme. Un employé de la Suratex lui présenta les deux policiers qui avaient demandé à le voir, le sergent O’Malley, un petit homme replet au regard vif et l’agent Fisher, un grand gaillard maigre et taciturne.

— Monsieur Taylor, nous étions en patrouille dans votre quartier lorsque votre alarme nous a été signalée et nous nous sommes rendus immédiatement sur les lieux. Même si tout semble normal, pourriez-vous vérifier que rien n’a été dérobé avant que nous ne repartions ?

Brian opina.

— Naturellement, sergent, mais cela va me prendre un certain temps, la galerie est vaste ! Si vous voulez bien me suivre.

Ils se répartirent la tâche. Apparemment, aucune toile ne manquait. Les bureaux à l’étage étaient toujours fermés à clef et le coffre n’avait pas été visité. Brian poussa un soupir de soulagement.

— À vue d’œil, tout semble en ordre, sergent, je vous remercie de votre intervention.

Les deux hommes hochèrent la tête.

— C’est naturel, Monsieur, mais faites réviser votre alarme néanmoins.

Le policier et son coéquipier le saluèrent et remontèrent dans leur voiture de patrouille. Brian la suivit des yeux, les mâchoires crispées.

L’agent de la Suratex s’approcha de lui, perplexe.

— Je ne comprends pas ce qui arrive, Monsieur Taylor. Nous allons tout revérifier et nous vous enverrons notre rapport demain matin.

— Entendu, j’attends vos conclusions. Bonne nuit et merci.

Le visage fermé, Brian rentra chez lui.

Marc Keenes avait un rendez-vous prévu très tôt ce matin-là et il avait été convenu que Peter passerait prendre Enora et la conduirait à la galerie à sa place. Tandis qu’elle s’installait dans la voiture, elle l’observa discrètement.

Elle trouvait le chauffeur de son oncle soucieux ces derniers temps, moins enjoué. Elle connaissait sa passion pour les courses et les matchs de base-ball et savait naturellement qu’il jouait beaucoup. Peut-être avait-il fait des paris malheureux ? En réponse à sa sollicitude, il évoqua de vagues problèmes de famille. Il la déposa devant la galerie et l’accompagna jusqu’à la porte.

Lorsque Salomon les informa du nouveau déclenchement de l’alarme, elle le vit se décomposer.

— Allez-vous bien, Peter ? s’inquiéta-t-elle

— Oui, oui, Mademoiselle, excusez-moi, j’ai été malade cette nuit et j’ai très peu dormi. Il se ressaisit. Je dois revenir à onze heures pour conduire Monsieur Taylor à Soho, dois-je venir vous chercher à dix-neuf heures, comme d’habitude ?

— Oui, s’il vous plaît.

Elle le salua et s’engouffra dans la galerie tandis que Salomon lui tenait la porte.

Peter composa un numéro de téléphone, furieux, en se dirigeant vers la voiture.

— À quoi jouez-vous ? On avait dit dans quinze jours !

Il vit que Salomon l’observait et baissa d’un ton. Il monta en voiture et démarra.

Inquiète, Enora se hâta de gagner l’étage où Brian lui confirma que rien n’avait disparu et qu’il s’agissait encore d’une fausse alerte. Elle s’installa dans le bureau de Cassie, rassurée, et ouvrit le tiroir pour sortir ses dossiers. Son téléphone était posé dessus ! Elle le prit, soulagée, bien qu’elle ne se souvint absolument pas l’avoir mis là.

« Probablement Maria, qui l’aura retrouvé et rangé », se dit-elle avec désinvolture. Impossible d’écouter ses messages, il était resté allumé, sa batterie totalement déchargée. Tant pis, cela attendrait ce soir. Joseph et Cassie appelèrent au bureau, inquiets, car la Suratex les avait prévenus en pleine nuit, eux aussi. Enora les rassura et à leur demande, leur passa Brian.

Elle se prépara un café, puis descendit dans la grande salle repointer, une à une, les œuvres de Paula Druzer. Elle fréquentait la galerie depuis ses douze ans et était devenue une vraie banque de données à elle toute seule pour tout ce qui concernait sa grand-mère. Les toiles maintenant sous les yeux, le catalogue de l’année précédente comme support de référence en main, elle comprenait enfin ce qui avait retenu son attention.

Lors de son tour des salles, son « œil laser », comme l’appelait en riant Cassie, avait enregistré de façon inconsciente d’infimes anomalies sur certaines toiles, d’où ce sentiment de malaise diffus qui ne l’avait plus quittée.

Abasourdie, une incroyable conclusion s’imposa à elle : elle avait en face d’elle des copies ! De parfaite facture, certes, mais des copies ! Elle sentit son cœur s’emballer. Comment était-ce possible ? Comment personne n’avait-il pu s’en rendre compte ? Elle entreprit de vérifier, au hasard, d’autres artistes. Sur les dix qu’elle étudia, trois étaient fausses. Et ce n’était certainement pas les seules !

Ses mains se mirent à trembler. Elle chercha Brian pour lui en parler et se souvint que Peter était venu le prendre pour le conduire à Soho. Ils devaient être en chemin. Elle essaya de joindre Cassie sur son portable, mais n’eut que son répondeur.

— Tante Cassie, c’est Enora. Rappelle-moi vite à la galerie, il y a un très gros problème concernant nos toiles !

Elle voulut contacter son oncle, mais hésita à lui causer du souci sans avoir eu son père auparavant. Après tout, peut-être se trompait-elle ? Non, non, impossible… Pour ce qui était des peintures de sa grand-mère, elle était sûre d’elle, mais cela semblait tellement inouï ! Son père était sur messagerie. Il devait être environ cinq heures du matin en France. Elle lui laissa le même message, puis appela Brian. Ce dernier décrocha immédiatement.

— Brian, c’est Enora. J’ai fait l’inventaire des toiles de ma grand-mère et cela paraît incroyable, mais… certaines sont fausses, idem pour celles d’autres artistes !

Il y eut un blanc au bout du fil.

— C’est impossible ! En êtes-vous sûre, Enora ?

— Oui, oui, Brian, à cent pour cent !

— À qui en avez-vous parlé ?

— À personne encore, Cassie et mon père ne sont pas joignables.

— Alors, attendez-moi, je reviens immédiatement. Il faut que nous en soyons absolument certains avant de prévenir quiconque. N’appelez personne, nous le ferons ensemble. Vous m’entendez, Enora ? N’appelez personne, attendez-moi !

— Oui, oui, Brian, je vous attends.

Brian raccrocha, blême.

— Peter, demi-tour au plus vite, nous rentrons à la galerie.

Peter glissa un œil dans le rétroviseur et vit le visage décomposé de Brian.

— Un problème, Monsieur ?

— Je ne sais pas encore… répondit-il d’une voix blanche.

Peter hocha la tête en serrant les dents. Ainsi, « ils » n’avaient pas pu patienter et l’avaient fait…

Une fois arrivé, Brian fit le tour de la galerie avec les employés, catalogue en main, et identifia clairement les toiles remplacées. Chez Paula Druzer figuraient, entre autres, le fameux triptyque La jeune fille au chat, l’Ouliveiredo, celui que Victoire appelait le Désert de Nass, et surtout La Vierge à l’Enfant. Huit en tout. Chez les autres peintres de renom, quelques copies aussi parmi les plus célèbres. Apparemment, Soho n’était pas touché.

Fébrile, il tournait maintenant en rond dans son bureau.

— Ce n’est pas possible ! s’exclama-t-il, comment personne n’a-t-il rien remarqué ! Les échanges sont forcément récents, sinon Cassie s’en serait rendu compte !

— Il faut appeler mon père et Cassie, Brian, je le fais immédiatement.

— Je m’en charge, Enora, c’est mon rôle et ma responsabilité.

Il s’empara du téléphone avant qu’Enora ne le fasse et, lui tournant le dos, composa le numéro.

— Allo, bonjour, c’est Brian. Nous avons un gros problème à la galerie. Enora a découvert des anomalies à propos de certaines de nos toiles. Il semblerait qu’elles aient été remplacées par des faux. Il faudrait envoyer quelqu’un pour s’en assurer… Rappelez-moi dès que vous le pouvez.

Il raccrocha, accablé et se tourna vers elle.

— Ton père est sur messagerie.

— Pourquoi voulez-vous envoyer quelqu’un ! Vous êtes expert et Cassie aussi ! s’exclama-t-elle.

Brian sembla hésiter.

— Un avis extérieur s’impose et Cassie ne répond pas non plus, j’ai déjà laissé deux messages !

Enora était atterrée. Le triptyque et La Vierge à l’Enfant… Leurs toiles préférées ! Comment Joseph allait-il prendre la nouvelle ? Et sa mère !

Il continua.

— Je pense que ton père souhaitera prévenir Joseph lui-même. Il ne faut pas que cela s’ébruite pour l’instant, mais nous ne pourrons garder cela longtemps secret. S’il ne m’a pas rappelé d’ici une heure, j’essaierai à nouveau de le joindre.

Son ton se radoucit. Il posa une main apaisante sur son épaule.

— Ne t’inquiète pas, Enora, je m’occupe de tout, tu peux aller déjeuner, je ne bouge pas d’ici ! Dans l’immédiat, il n’y a rien que nous ne puissions faire et encore une fois merci pour ta perspicacité, sans toi…

Enora se leva comme un automate et hocha la tête.

— Êtes-vous sûr que vous ne voulez pas que je reste ? insista-t-elle ?

— Non, non, c’est inutile… Fais une pause, tu l’as bien méritée. Je vais attendre que ton père me rappelle. Je ne comprends toujours pas comment de telles évidences ont pu nous passer sous le nez, murmura-t-il soucieux. À plus tard, Enora !

Enora sortit et ferma la porte. Elle récupéra ses affaires dans le bureau de Cassie, rassurée de savoir que son père ne manquerait pas de rentrer à New York dès qu’il en serait informé et avait hâte que Cassie fasse de même. Finalement, se dit-elle, ces déclenchements d’alarmes intempestifs voulaient vraiment dire quelque chose !

Elle regarda sa montre, treize heures ! Trop nouée par les événements, elle décida de sortir s’acheter à déjeuner. Même si elle n’avait pas très faim, prendre l’air lui ferait du bien. Une fois dehors, elle salua Salomon occupé avec une cliente et resta un instant debout sur le trottoir, hésitante. Victoire lui avait bien dit de ne jamais s’aventurer seule dans la ville, mais elle n’irait pas loin. Pour une fois, elle n’appellerait pas Joey pour commander, mais se rendrait directement à son restaurant au coin de la rue. D’ailleurs, elle l’aperçut qui venait dans sa direction. Elle lui fit un signe de la main et s’avança vers lui. Il répondit à son salut avec un grand sourire et accéléra le pas.

À peine avait-elle parcouru quelques mètres, qu’un gros 4x4 noir s’arrêta le long du trottoir à sa hauteur. La portière arrière s’ouvrit. Enora tourna machinalement la tête tout en continuant à marcher. Un homme en descendit, la prit fermement par le bras et la poussa sans ménagement à l’intérieur. La porte claqua et la voiture démarra en trombe sous l’œil médusé de Joey pour disparaître au coin de la rue.

Salomon avait aperçu Joey et vu Enora lui faire signe. Lorsque l’interphone sonna, il se détourna pour répondre. C’était Brian. Après avoir raccroché, il regarda machinalement dans la rue. Enora n’était plus là.

Joey, quant à lui, arrivait du restaurant et s’apprêtait à livrer à côté de la galerie. Il fut étonné d’apercevoir Enora seule sur le trottoir sachant combien sa famille était très protectrice à son égard et eut à peine le temps de répondre à son signe quand il la vit s’engouffrer dans un 4x4. Bien que la rapidité de la scène lui fit une drôle d’impression, il se dit qu’elle ne serait certainement pas sortie sans raison et supposa qu’elle était partie déjeuner avec quelqu’un de sa connaissance.

4

La disparition

Adam Brainer coupa son téléphone et s’installa confortablement sur son siège.

Il regarda par le hublot de l’avion et aperçut Nice d’un côté et la mer de l’autre. L’appareil amorçait une large courbe pour prendre la direction des Préalpes et piquer vers Paris où il atterrirait vers dix - neuf heures trente. Il avait reçu un message de Brian à quinze heures, heure française, signalant que l’alarme s’était encore déclenchée, mais avait évoqué une nouvelle fausse alerte. Enora lui en avait également laissé un, plus alarmiste, dont il n’avait pris connaissance qu’à l’instant. Il avait tenté de la rappeler sur son portable, mais était tombé sur sa messagerie. Il supposa qu’elle voulait certainement lui faire part des mêmes problèmes. Il arriverait à sa galerie parisienne dans deux heures et les appellerait une fois sur place. Pour eux, ce serait l’heure du déjeuner.

Il prit le café tendu par une hôtesse souriante et se replongea dans ses pensées. Victoire l’avait accompagné à l’aéroport et ils devaient se retrouver tous à New York une semaine plus tard. Même si leurs séparations étaient de courte durée, il la quittait toujours avec réticence et vivait chaque éloignement comme un gage pour l’après, chacune de leurs retrouvailles comme une première fois. Depuis que leurs chemins s’étaient croisés, sa vie avait pleinement pris sens.

Tombé amoureux de la peinture de Paula Druzer à dix-neuf ans, en même temps que de son modèle, La jeune fille au chat, il n’avait eu de cesse dès lors de reconstituer le triptyque. Son association avec Joseph Duprez lui avait ouvert des horizons inespérés pour mener à bien sa quête. Quand des années plus tard, il rencontra Victoire à la galerie, il réalisa qu’en fait c’était elle la jeune fille peinte sur la plupart des toiles de l’artiste dont il était tombé amoureux. Jamais il n’avait eu à regretter son engagement. Victoire était la révélation de sa vie.

Aîné d’une fratrie de cinq garçons, il venait d’un milieu aisé et très uni. Constituer une cellule familiale avait été pour lui une évidence. Pour Victoire, il en avait été autrement. Ce qu’elle pensait être l’abandon de sa mère à quatre ans l’avait fragilisée affectivement, de même que la distance et la dureté de son père.

Elle avait été longue à lâcher prise, car elle doutait terriblement d’elle et des autres. Puis les choses s’étaient faites et bien faites, puisqu’ils avaient rapidement eu un enfant, puis deux. Chacun avait pu se réaliser dans sa partie, Victoire, dans la haute couture, et lui par l’ouverture de nouvelles galeries d’art. Ils avaient réussi le parfait équilibre entre vie privée et professionnelle et, malgré leurs déplacements occasionnels d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, ils ne restaient jamais très longtemps séparés.

Il esquissa un sourire, revenant vingt ans en arrière au moment où ils étaient sortis ensemble quelques mois après le décès de la mère de Victoire, lorsqu’elle avait fini par lui raconter l’enchaînement qui l’avait conduite jusqu’à lui. Une incroyable histoire déclenchée par le décès de sa grand-mère, Manou. Un rêve étrange à l’intérieur duquel chaque personne de son entourage actuel avait son double, lui y compris, alors qu’elle ne le connaissait pas encore dans la vie réelle.

Elle y avait vécu une quête initiatique aux côtés de son alter ego qui l’avait réconciliée avec son passé et l’avait nommée la « légende d’Argassi ».

« J’ai certainement dû te croiser quelque part sans m’en rendre compte et imprimer ton image en moi. Tu as dès lors fait partie de mon imaginaire et je t’ai aimé avant même de te connaître ! » avait-elle fini par lui avouer.

C’est ce qui l’avait troublée lorsqu’ils s’étaient rencontrés et freinée, aussi, effrayée par tant de coïncidences. Si l’on s’en tenait au rêve, le fait qu’ils aient pu se rejoindre dans la vraie vie restait tout de même une énigme pour eux.

Hasard ? Destin ? Après tout, pourquoi pas ? Il était bien tombé amoureux d’elle à travers les toiles de sa mère, onze ans avant de la connaître ! Ils avaient donné à leur fils le prénom de son sosie, Jason et Enora à leur fille, la princesse de la légende. Il n’empêche, ce Jason… quel avatar ! Un guerrier, capitaine de la Garde royale d’une reine aveugle, brun comme lui, yeux bleus, grand, même voix grave. Seule différence physique, les cheveux longs en catogan ! Victoire lui avait affirmé que leurs ressemblances à tous niveaux étaient troublantes. Adam n’était pas un « guerrier » au sens propre du terme, mais un battant à tous niveaux, féru d’arts martiaux et de sports extrêmes. Une chose de sûre, pour lui, comme dans le rêve, Victoire était bien l’Élue, « son » Élue !

L’avion amorça sa descente. Dès qu’il eut atterri, l’hôtesse les pria de demeurer à l’intérieur. Les pistes étaient saturées et l’appareil devait patienter en attendant qu’une se dégage. Il ralluma son portable. Il avait deux messages. Cassie, enthousiaste, lui parlait de la prometteuse succession qu’elle était en train d’expertiser, dont des toiles du XVIIIe siècle. Elle le rappellerait plus tard à ce sujet. Il faudrait aussi qu’ils règlent le problème récurrent de l’alarme à la galerie une fois pour toutes.

Il écouta le second message. C’était Brian et ce qu’il entendit le figea. Il regarda sa montre : dix-neuf heures dix. Il devait être environ treize heures dix à New York. Il composa le numéro de la galerie et tomba directement sur lui.

— Bonjour, Brian, c’est Adam. Que se passe-t-il ? C’est quoi cette histoire de faux ?

Brian lui résuma brièvement la situation.

— Sans Enora et sa parfaite connaissance des toiles de Paula Druzer, nous ne nous serions sans doute aperçus de rien encore longtemps ! Les copies sont quasiment parfaites ! J’ignore à quand cela remonte… même Cassie n’a rien vu !

— Avez-vous prévenu Joseph ?

— J’ai pensé que vous voudriez le faire vous-même.

— Je l’appelle immédiatement. J’arrive à Paris, mais je prends la première correspondance pour New York. Enora est-elle près de vous ?

— Non, elle est partie déjeuner.

— Dehors ? Seule ? s’exclama Adam, surpris.

Il fronça les sourcils. Depuis quand Enora sortait-elle déjeuner à l’extérieur ! Victoire et lui avaient pourtant été très clairs là-dessus. Jamais seule dans New York !

— Peter est-il venu la chercher ?

— Ne quittez pas, Adam, je pose la question à Salomon.

Il l’entendit lui parler à l’interphone. Quelques secondes plus tard, Brian reprit la ligne.

— Non, Peter n’est pas venu, mais il me dit qu’Enora est partie avec Joey.

Adam soupira, soulagé.

— OK, Brian. Préparez-moi la liste complète des faux. Je vous rappelle pour vous confirmer mon heure d’arrivée et demandez à Enora de me téléphoner dès qu’elle revient. À plus tard.

Il coupa la communication et joignit Joseph à Cap Cod. Il tomba sur le répondeur.

— Bonjour Joseph, désolé de vous déranger, mais nous avons un gros problème à la galerie. Les fausses alarmes n’en étaient finalement pas ! Des toiles semblent avoir été subtilisées et remplacées par des copies. Enora a découvert l’échange en dressant le catalogue pour l’exposition. Je ne parviens pas à joindre Cassie, apparemment toujours dans le Maine. Pourriez-vous vous en charger, s’il vous plaît ? J’arrive à Paris, mais je me déroute sur New York. Je vous appellerai dès que j’aurai atterri.

Adam coupa et soupira. Les portables s’avéraient une invention utile, mais combien frustrante lorsque tout le monde se mettait sur messagerie !

Il fit signe à l’hôtesse et lui exposa son problème.

— J’ai une urgence professionnelle dont je viens de prendre connaissance qui m’oblige à repartir immédiatement pour New York. Puisque nous sommes bloqués ici un petit moment, y aurait-il un moyen de savoir si je peux attraper une correspondance dès que nous serons sortis ?

L’hôtesse hocha la tête et lui sourit. Elle avait déjà remarqué ce passager depuis sa montée dans l’avion. Très séduisant, beaucoup de classe. Il portait toutefois une alliance et elle avait des principes. Elle aurait dû dire non, naturellement.

— Un moment, je vous prie, je me renseigne…

Elle disparut derrière le rideau de la cabine intermédiaire et consulta le mini-ordinateur de bord. Elle revint quelques instants plus tard.

— Vous avez un vol qui décolle en porte trente-cinq, dans deux heures à Roissy. Votre place est retenue, vous aurez juste à vous faire enregistrer et à régler votre supplément. L’hôtesse en porte-G vous attendra.

— Roissy ? Mais je n’y serai jamais à temps !

— Je me suis permis de vous réserver une moto-taxi, plus rapide que les navettes.

Adam la remercia chaleureusement. Il ignorait que cela fût possible et elle lui confirma que c’était effectivement une procédure exceptionnelle, mais lui assura en rougissant que c’était un plaisir.

L’avion arriva enfin au terminal.

Il la salua d’un sourire charmeur et se hâta vers la sortie. Elle le regarda s’éloigner avec une petite moue désabusée, une lueur de regret dans le regard. « Ah… les principes… »

Il n’avait qu’une valise-cabine, ce qui lui permit de ne pas perdre de temps. La moto-taxi l’attendait à la sortie et il mit à peine quarante - cinq minutes pour rejoindre Roissy. Il put confirmer son vol, payer et monter dans l’avion au pas de charge. Une hôtesse n’attendait plus que lui pour boucler la liste des passagers et fermer le couloir. Il se retrouva surclassé en première et eut une pensée reconnaissante pour celle de son vol Nice-Paris. Elle l’avait, disons… gâté. Une fois installé, le commandant leur annonça qu’à la suite d’un problème technique, l’avion aurait une demi-heure de retard. Il avait couru pour rien. Il en profita pour rallumer son portable et appeler la galerie pour communiquer son heure d’arrivée. Ce fut Joseph qui décrocha.

Adam fut soulagé de l’entendre, mais son sang se glaça lorsqu’il prit la parole.

— Adam, nous avons un autre gros souci. Enora n’est pas rentrée cet après-midi.

Il resta sans voix. Joseph reprit.

— Son portable ne répond pas et elle n’est pas non plus chez Cassie, j’ai essayé. Cela ne lui ressemble pas, aussi j’ai cru bon d’appeler la police. Ils nous ont envoyé une voiture de secteur et nous disent de ne pas nous inquiéter qu’il est trop tôt pour parler de disparition. J’ai l’impression qu’ils ne nous prennent pas très au sérieux.

Adam s’obligea au calme.

— A-t-elle laissé un mot sur son bureau ou ailleurs ?

— Non, hélas !

Son angoisse monta d’un cran.

— C’est incompréhensible… elle ne partirait jamais sans donner de nouvelles !

Joseph soupira, excédé.

— C’est ce que j’ai essayé de leur expliquer, mais je les ai sentis sceptiques. Je leur ai confié une photo et ils vont malgré tout transmettre son signalement aux voitures de patrouilles.

— Que s’est-il passé exactement et qu’a-t-elle fait à midi ?

Pourquoi Brian ne nous a-t-il pas prévenus immédiatement ?

— D’après Brian, Salomon l’a vue rejoindre Joey sur le trottoir vers treize heures et il a pensé qu’ils déjeunaient ensemble. Ne la voyant pas de retour à quatorze heures, Brian a supposé qu’elle restait l’après-midi avec lui, bien que cela l’ait tout de même étonné. Il a continué à essayer de la contacter à plusieurs reprises, en vain. Et c’est lorsque Joey est venu vers dix-neuf heures pour la retrouver comme chaque soir, démentant avoir déjeuné avec elle, que Brian s’est alors inquiété et m’a immédiatement appelé.

Adam sentit l’angoisse le gagner.

— Peter aurait-il pu la conduire quelque part ?

— Comment savoir ! Lui non plus n’est pas venu ce soir et impossible de le joindre par téléphone ! J’ai dû prendre un taxi pour me rendre à la galerie.

Adam serra les dents.

— La police est-elle encore là ?

— Ils repartent.

— Pouvez-vous les retenir et me passer un officier, Joseph ?

— Naturellement, Adam, ne quitte pas.

Joseph courut à leur suite et les rattrapa dans le hall.

— Monsieur Brainer souhaite vous parler !

Il leur tendit l’écouteur.

— Agent Jordan, Monsieur.

— Bonjour, agent Jordan, que pensez-vous faire pour retrouver ma fille ?

— Nous interrogeons actuellement son entourage, Monsieur. Mais il y a des témoignages contradictoires que nous essayons d’éclaircir. Il hésita. Il semblerait que le livreur de pizza ait aperçu un 4x4 noir dans lequel serait montée votre fille. Connaissez-vous quelqu’un à New York ayant ce genre de véhicule ? A-t-elle un petit ami qui aurait pu venir la chercher ?

Adam répondit froidement.

— Monsieur Duprez a sans doute dû vous le dire déjà. Nous ne connaissons personne avec un 4x4 noir, agent Jordan. Ma fille n’a que seize ans et ne vit pas à New York, elle y est en vacances. À part les enfants de mon associée, elle n’y a pas d’amis et ils n’ont pas ce type de véhicule. En outre, elle sait qu’elle n’a pas l’autorisation d’aller se promener seule en ville et ne l’aurait pas fait sans notre accord. Il lui est sûrement arrivé quelque chose, sinon elle nous aurait déjà prévenus. Lancez un avis de recherche pour cette voiture !

— Au point où nous en sommes, Monsieur, il ne s’agit que de simples conjectures dont nous devons vérifier la fiabilité. Comme vous l’a dit Monsieur Duprez, il est prématuré pour le moment de parler de disparition inquiétante.

Adam essaya de contenir la colère qui montait et répéta d’une voix glaciale.

— Je vous rappelle que ma fille n’a que seize ans, n’a pas de petit ami avec ou sans 4x4 et qu’elle n’a pas fugué. Puisqu’une voiture l’a chargée, il y a suspicion d’enlèvement ! Et vous me dites qu’il ne s’agit pas d’une disparition inquiétante ? À partir de quand le devient-elle, agent Jordan, quand il est trop tard ?

— Je comprends votre préoccupation, Monsieur, mais nous connaissons notre métier. Nous avons sa photo, nous ferons tout ce qui doit être fait, lui répondit ce dernier… Peut-être ne va-t-elle plus tarder ? Soyez patient…

Joseph reprit l’appareil.

— J’ai rappelé Marc pour vérifier si elle était chez eux, mais non et Cassie est en route pour rentrer.

Le regard d’Adam se durcit et sa mâchoire se crispa.

— Avez-vous prévenu Victoire ?

— Je n’en ai pas encore eu le temps, j’allais le faire lorsque tu as téléphoné.

— Je l’appelle immédiatement. Mais, Joseph…

Adam réfléchit à toute vitesse. Sa longue pratique des sports extrêmes lui avait permis de développer un sixième sens qui lui avait plus d’une fois sauvé la vie et l’avait tiré de situations problématiques. D’abord les alarmes, les faux, et maintenant Enora. Il ne croyait pas aux coïncidences.

— Si Joey a dit la vérité, cette histoire de 4x4 est bizarre et peut-être liée au reste. Je pense que c’est beaucoup plus grave que ça n’en a l’air. Avez-vous parlé des toiles aux policiers ?

— Non, pas encore… J’avoue que cela est passé au second plan !

— Alors, n’en faites rien, attendez-moi. Nous ferons le point dès mon arrivée. Son portable vibra en double appel.

— Je vous rappellerai, Joseph, j’ai Victoire sur une autre ligne. Il décrocha et ne la reconnut pas, tant sa voix semblait atone.

— Adam, enfin ! Es-tu au courant pour Enora ?

— Je viens de l’apprendre, j’étais de toute façon en route pour New York à cause de cette histoire de tableaux. Ne t’inquiète pas, Victoire, la police est à la galerie et vérifie toutes les pistes possibles. Elle ne peut pas être bien loin, ils la retrouveront rapidement.

— Comment peux-tu en être si sûr ? demanda-t-elle d’une voix blanche. Elle ne répond pas au téléphone depuis hier soir ! Et que faisait-elle seule, dehors ! Pourquoi Salomon dit qu’elle se trouvait avec Joey si tel n’était pas le cas !

Adam tenta de la rassurer.

— Écoute, mon cœur, je serai à la galerie vers minuit, heure locale. J’éclaircirai tout cela une fois sur place et peut-être même sera-t-elle déjà rentrée. Quoi qu’il en soit, je te tiendrai au courant dès que j’aurai du nouveau.

— Je prends le premier avion pour New York, continua-t-elle d’une voix tremblante. Nous arrivons. Dis à Cassie de me téléphoner si tu l’as, impossible de la joindre elle non plus ! Et Adam, je t’en supplie… retrouve-la ! Retrouve notre fille !

La communication coupa. Adam serra les poings. Il ne laisserait personne toucher à sa famille. Il la retrouverait, dût-il retourner toute la ville. Mais qu’entendait Victoire par « nous arrivons » ? Son appareil vibra à nouveau et il crut qu’elle rappelait. Il allait lui demander ce qu’elle avait voulu dire, mais une voix grave qu’il ne reconnut pas, avec un très léger accent, s’adressa à lui.

— Monsieur Brainer, sage décision de ne pas évoquer votre problème de tableaux auprès de la police ni de celui de votre fille, d’ailleurs, si vous souhaitez la revoir vivante.

— Quoi ! Qui êtes-vous ? interrogea-t-il figé, de quoi parlez-vous ? Où est ma fille !

— Restez tranquille durant quelque temps, Monsieur Brainer, continua l’homme sans répondre, ignorez votre anomalie à la galerie. Si vous ne faites pas de vagues, vous pourrez récupérer votre fille entière et en bonne santé dans quelques jours, sept pour être précis. Rappelez la police et dites-lui que tout est rentré dans l’ordre. Elle vous a téléphoné et va bien. Elle est chez une amie.

— Mais enfin, qui êtes-vous ? Passez-la-moi, je veux lui parler ! exigea Adam.

— Faites ce que je vous demande, Monsieur Brainer. Pas un mot à la police ni à votre associé, et vous pourrez lui parler.

La communication coupa. Adam essaya d’identifier la provenance de l’appel, mais il était masqué. Son visage garda une expression neutre, mais il bouillonnait et son cerveau fonctionnait à cent à l’heure. Son pressentiment se confirmait. Il ne s’agissait pas d’une simple disparition, mais bien pire, d’un enlèvement crapuleux ! Et pour que son interlocuteur ait eu connaissance de sa conversation avec Joseph, les téléphones de la galerie étaient forcément sur écoute.

Il ne faisait aucun doute, maintenant, qu’Enora avait été kidnappée à cause de ce qu’elle avait découvert. D’une certaine façon, c’était plutôt positif que les deux affaires soient liées. Au moins ne se trouvait-elle pas confrontée à un prédateur sexuel. Seuls les tableaux semblaient les intéresser. Il envoya un texto d’alerte à Joseph. « On vient de me contacter. Enora a été enlevée. Les téléphones des bureaux sont sur écoute, alors plus de police et vous n’êtes au courant de rien… Pouvez-vous vous assurer que là où il est, Jason ne coure de son côté aucun danger ? Merci et soyez prudents ! »

Il le rappela à la galerie. Ce dernier décrocha immédiatement.

— Joseph, j’ai du nouveau. La police est-elle encore avec vous ?

— Elle vient juste de partir.

— Alors, écoutez-moi bien. Laissez-les rentrer au poste, puis rappelez-les. J’ai joint Enora, elle était avec une amie, sa batterie de portable déchargée, raison pour laquelle nous ne pouvions pas la joindre. Elle va rester chez cette amie quelques jours. Dites-leur qu’il s’agissait d’un malentendu. Excusez-nous auprès des autorités pour le dérangement… et désolé pour cette frayeur, Joseph !

— Aucune importance, Adam, je suis content que tout aille bien. Je m’en occupe. Vers quelle heure penses-tu être ici ?

— Normalement à vingt-trois heures trente à JFK.

— Parfait. Si Peter est de retour, je t’enverrai la voiture, sinon je viendrai te chercher moi-même. À tout à l’heure ! Je t’attends ! Il raccrocha.

Il devait prévenir Victoire. Elle était sur messagerie.

« Victoire, Enora a été enlevée. Ses ravisseurs m’ont contacté. Sa disparition et le vol de tableaux sont liés. Ils ont été très clairs : pas de police si nous voulons la récupérer vivante. Nous devons nous tenir tranquilles durant sept jours. J’ignore pourquoi ce délai, mais quoi qu’il en soit, fais-moi confiance, je la retrouverai et je la ramènerai, dussé-je retourner toute la ville, je t’en donne ma parole ! On se voit à New York. Je t’aime. »

Puis il annula son rendez-vous parisien de vingt et une heures. Son téléphone vibra, il avait un message de Joseph.

« C’est fait… Toi aussi, sois prudent. »