La Marelle - Sophia Lucas - E-Book

La Marelle E-Book

Sophia Lucas

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Beschreibung

Pour épater ses amis, Enora, jeune insulaire, saute du haut d’une falaise et termine sa chute dans l’océan. Violemment rejetée sur les rochers, inconsciente et gravement meurtrie, l’adolescente va devoir affronter une terrible marelle où chaque étape est une épreuve à surmonter. Cependant, la dernière case sera décisive. Sa bravade insensée ne cacherait-elle pas en réalité un acte manqué ?


À PROPOS DE L'AUTEURE


À la suite de ses études en agriculture et d’une mission humanitaire au Mali, Sophia Lucas travaillera pour le World Wildlife Fund, puis jettera définitivement l’ancre sur une île bretonne. Passionnée de lecture et d’écriture, auteure de nombreux récits, elle dédie La Marelle, son premier roman publié, aux adolescents victimes de leurs doutes et de leurs excès.

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Sophia Lucas

La Marelle

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sophia Lucas

ISBN : 979-10-377-7729-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitres

CASE 1 : « … Celui qui est habité par le feu de la passion a une vision bornée… »

CASE 2 : « Le monde discerne la beauté, et par là, le laid se révèle… »

CASE 3 : « II ne faut pas exalter les hommes de mérite afin de ne pas éveiller de ressentiment… »

CASE 4 : « Le Tao est le vide, mais le vide est inépuisable… De lui sont sortis tous ceux qui vivent… »

CASE 5 : « Le ciel et la terre sont indifférents aux passions humaines… »

CASE 6 : « … Les racines du ciel et de la terre s’élancent de sa porte mystérieuse… »

CASE 7 : « … Il s’était assis à la dernière place, c’est pour cela qu’il se retrouve à la première… »

CASE 8 : « … Dans tout et pour tout, la perfection commande l’humilité… »

CASE 9 : « Peut-on conserver plein ce qui veut déborder... »

Le livre de la voie et de la vertu,

Lao-Tseu du Tao Tö King, extraits des citations

Case numéro un

— Allez ! Vas-y ! Saute !

— Elle se dégonfle !

— Alors, la championne, on ne sait plus nager ?

Pieds en canard, orteils crispés au bord de la falaise, j’ai entendu ricaner Gwenn, mon amie juré, craché, pour la vie, il faut toujours qu’elle fasse la belle devant les gars… Merde, ça bouillonne grave là-dessous et ça caille avec le vent, je commence à trembler de partout. Soit c’est maintenant, soit je me dégonfle et porterai l’étiquette de lâche toute ma vie… Je saute !

Juste le temps de sentir la rafale me repoussant vers la falaise, de penser « non », et une énorme masse d’eau m’a tourbillonné avant de me renvoyer sur les rochers, et puis c’est le silence, pas celui de sous l’eau… un vrai silence avec un couloir et une lumière au bout.

J’avance sans marcher, je glisse, aspirée, entièrement soumise à la découverte, sans peur. Les parois sombres du couloir défilent vite, à ma droite, je passe devant un tableau encadré, vision fugitive, portrait d’un homme barbu à la mine sévère qui me fait penser au Victor Hugo de mon manuel d’histoire d’école primaire. La lumière barre le fond du couloir comme un rideau, ma progression s’arrête devant, j’attends…

— Enora…

L’appel vient du rideau, je tends une main, puis le bras, et traverse la lumière. De l’autre côté, plus de couloir, plus de sol ni de plafond, de la brume translucide à perte de vue.

— Enora…

Le murmure de mon prénom, droit devant, m’attire comme la lumière du couloir, la sensation de progression revient, mais cette fois j’ai conscience d’un en-dessous, un terrible en-dessous qu’il ne faut surtout pas regarder, des chuchotements répugnants montent sous mes pieds.

« Aroné... Aroné... » Mais c’est mon prénom à l’envers ! Ça y est, j’ai compris, c’est un mauvais rêve et je vais me réveiller bien au chaud dans mon lit. Mensonge, je me mens à moi-même. Alors, si je ne rêve pas, c’est que… je serais morte. Avec cette pensée, la brume disparaît d’un coup, ma progression s’arrête, plus de murmures ni de chuchotements, devant moi se trouve un carré de trois cases sur trois, numérotées de 1 à 9 comme une des deux marelles de mon enfance tracées au sol, à la craie, dans la cour de récré. Il fallait pousser un palet qui était un galet ou une boîte de cirage remplie de sable, à cloche-pied, dans l’ordre des cases, sans toucher un trait. Cependant, ici il n’y a pas de palet… J’observe la case numéro 1 en me demandant comment jouer. Elle se colore et s’anime, un hélicoptère survole la côte sauvage, je suis dans la cabine, les pans de falaise défilent. C’est plutôt cool, ce premier baptême de l’air, sauf que pas de pilote et pas de bruit…

Quand j’aperçois un corps échoué sur un rocher avec un maillot de natation bleu, la vision m’insupporte. Je la refuse et tente de passer à la deuxième case, mais le chiffre 2 et les autres disparaissent. Retour forcé à la case départ, l’hélicoptère s’éloigne, cette fois je le vois du haut de la falaise. Mes potes ne sont pas à la petite crique proche en amont pour m’accueillir et me féliciter de mon courage, mais à une dizaine de mètres de là où j’ai sauté. Pompiers et gendarmes arrivent. J’entends Gwenn qui hurle, elle est en crise. La jeep côtière, munie d’un treuil, s’approche à reculons du précipice, mon corps va être remonté, trop de vent pour l’hélitreuillage. L’engin s’est immobilisé, deux hommes descendent, je reconnais Yannick, le frère de Gwenn, il a enfilé un harnais sur son uniforme, c’est lui qui s’y colle, la peur se lit sur son visage.

« Pardon, Yannick, je n’aurais pas dû sauter… je regrette… »

À cette pensée, je me retrouve à nouveau face à la marelle, la case numéro 1 a disparu.

— Première étape passée, Enora, celle du déni, certains ne la franchissent jamais, place à la seconde…

C’est la voix du rideau de lumière au fond du couloir.

— Pourquoi celle du déni ?

— Parce que tu as pensé « non », rappelle-toi !

— Je ne voulais pas… que ça se passe mal.

— Et c’est pour cela que tu dois affronter La Marelle, Enora. N’oublie jamais que vanité et courage se confondent…

Case numéro deux

La deuxième case vibre, des images floues au début, et la vision se fait nette. Un tableau noir, des rangées de bureaux et des bancs, mince, c’est une classe d’école. J’observe davantage, vu d’en dessus, tous les bancs sont occupés, il ne reste qu’une place, ce doit être la mienne… Pas du tout envie de régresser en classe primaire alors que je vais passer mon Bac ! Les chuchotements hideux de sous la brume remontent : « Aroné, Aroné, préfères-tu notre compagnie, vilaine Aroné, viens nous retrouver… »

Sans hésiter, je choisis la deuxième case et me retrouve durement assise à la dernière place libre de la classe, mon arrivée n’est pas discrète, toutes et tous me dévisagent, y compris la personne que je voyais d’au-dessus, en train d’écrire au tableau. Quant à moi, c’est l’ahurissement complet, ce n’est pas une classe d’enfants ni d’adultes, c’est une classe de… non-humains !

Les faces tournées vers moi ont deux yeux, un nez et une bouche, quelques cheveux en touffe d’où pointent de longues oreilles pointues. Les regards ne possèdent pas d’iris, juste une pupille ronde et dilatée. Les visages sont grisés, jaunis ou roussis par un duvet de poils, idem pour les mains qui, à part cela, paraissent identiques aux miennes. La personne qui écrivait au tableau me regarde avec sévérité.

— Enora, vous êtes en retard, vous avez hésité, n’est-ce pas ?

Que répondre ? L’être qui me fait face porte une robe noire qui descend jusqu’au sol, des dentelles au bout des manches, une barbe rousse qui lui dissimule les joues, la bouche et le menton, une opulente chevelure relevée en chignon et sa voix, plutôt grave, gémit en fin de phrase.

— Je vous prie de m’excuser.

— Veuillez répondre à ma question !

— C’est vrai, j’ai hésité, je n’ai plus l’âge de…

— Taisez-vous à présent et regardez le tableau !

Je glisse un regard en coulisse à mon voisin de banc, sa bouche me sourit, un clignement d’œil hyper rapide m’encourage à obéir. Des lettres et des chiffres que je connais y sont tracés à la craie, en belle écriture.

— Que lisez-vous ?

— Décan Trois de Chute-des-feuilles, révolution 2019.

Pendant que je lisais à voix haute, mon voisin poussa discrètement une ardoise sur mon bureau, j’ai eu le temps de voir « sous le Gyptus à la pause », juste avant que retentisse la sonnerie de récré, guère différente de celles que je connaissais.

Tous les élèves posent leurs mains à plat sur leur pupitre et se penchent en avant pour extirper la partie de leurs jambes glissée sous leur banc… Par réflexe, je me lève aussi, debout, nous avons la même taille, pourtant assise, je paraissais plus grande. En fait, ils sont plus petits jusqu’aux genoux, mais leurs tibias sont démesurés et leurs pieds sont cachés dans des sacs de toile grossière. Nous avançons en file vers une porte au fond de la classe, ils ne lèvent pas leurs pieds ensachés, mais les font glisser sur le sol. La porte donne sur un vestiaire, les élèves retirent leurs sacs et les suspendent à des crochets numérotés, dévoilant des extrémités velues à deux gros orteils, presque des pattes animales…

Tout s’est passé dans la discipline et le silence, jusqu’au franchissement d’une autre porte menant à l’extérieur. Là, c’est une cavalcade et des chants, ils ne crient pas, mais vocalisent, ça me rappelle Mademoiselle Durieux, la prof qui m’a dégoûté de la musique en cinquième. En retrait à côté de la sortie, je les regarde partir en levant haut leurs jambes-échasses, on dirait des chevaux en parade. Je passe la porte en dernier et fixe le sol pour maîtriser mon envie de rire, mes pieds nus foulent une herbe rase que je ressens à peine… Cette insensibilité me calme d’un coup. En levant la tête, je les vois qui ont formé un demi-cercle et m’examinent, je prends conscience de mon corps exposé dans son maillot de bain de nageuse, une pièce, celui de mes compétitions de natation, celui que je portai pour frimer quand j’ai… sauté. Eux, sont vêtus de tuniques sans col arrivant à mi-cuisse, manches au coude, et d’un pantalon de même toile, d’un modèle identique, avec juste quelques différences dans leur couleur mate qui évoque une teinture végétale à base de fruits, d’herbes ou d’écorces… Subitement, le groupe se désintéresse de moi et se dirige vers une construction en pierres, ronde, au toit conique, le seul bâtiment de la cour. Je me dis que ce sont peut-être des latrines, mais là encore, mon absence de besoin vital m’accable tout comme la perte du ressenti… Un peu désemparée au milieu de cette cour enherbée, je tourne sur moi-même, à part la construction ronde, le bâtiment de l’école et un arbre gigantesque qui diffuse cette étrange lumière verte, il n’y a rien, même pas un muret pour cerner la cour. Au-delà du rectangle d’herbes, ma vision est floutée.

« Sous le Gyptus à la récré » était marqué sur l’ardoise, il doit s’agir de cet arbre, la tête de mon voisin surgit de derrière l’énorme tronc, il me fait signe d’avancer.

— Vite, la récré va se terminer !

— Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu veux ?

— Je suis Scriptus, je dois écrire le nom des arrivants.

— Je m’appelle Enora GAL…

— Enora suffira !

L’écorce de l’arbre est creusée d’écritures, Scriptus trouve un emplacement libre entre un Michel et une Fatima, certains noms ont été grattés…

— Il y a des noms effacés…

— Il faut effacer les noms de ceux qui repartent.

— Tu veux dire que les autres sont restés !

Scriptus a fini, il pose au pied du tronc sa pierre à graver et me fixe de ses pupilles dilatées avant de répondre.

— Les mauvais élèves ne passent pas en case supérieure.

Ses lèvres velues n’ont pas bougé quand j’ai entendu sa réponse. La sonnerie de fin de récré retentit, déjà, Scriptus s’éloigne vers la porte de la classe, je le rattrape en courant et demande dans son dos :

— Es-tu une fille ou un garçon ?

— Je ne suis plus ni l’un ni l’autre, je suis resté…

Waouh, ce que je commence à comprendre est effrayant, d’autant plus que l’obéissance et la discipline ne sont pas mes points forts… et si en plus, ils lisent dans mes pensées… Non, pas question de rester bloquée dans cette case avec joues velues, pieds quasi fourchus et tibias-échasses !

Passage au vestiaire, enfilage des sacs de toile, j’attends en contemplant mes cinq orteils nus… Les élèves sont prêts et commencent leurs marches glissées vers leurs places, et c’est là que je vois deux sacs neufs accrochés sous le numéro 36. De mémoire, je revois les rangées de tables, trois colonnes de six rangs à deux places, j’ai occupé la dernière, ces sacs sont là pour moi. Je les enfile à toute vitesse et tente de rattraper le dernier sorti du vestiaire à pas glissés rapides et ce faisant, je perturbe à nouveau la sérénité de la classe… mes bruits de frottement saccadés rompent l’harmonie appliquée des autres, je n’avais pas pris la peine d’écouter et, à présent, c’est trop tard. Tous ceux qui n’avaient pas encore regagné leurs places s’arrêtent et toutes les têtes convergent vers moi, même la barbue du tableau à voix grave. Les frottements reprennent et j’essaie d’aligner mes glissements aux leurs. Nous voilà tous à côté de notre table, même si je n’ai pas de tibia démesuré à ranger sous mon banc, je suis bien décidée à ne plus me faire remarquer.

L’adulte, au tableau, brandit une baguette et tape une fois sur son bureau. Aussitôt, les élèves posent leurs mains à plat sur leurs tables dans un choc à l’unisson, je pose les miennes discrètement. Deux coups de baguette et double glissement, un latéral, et l’autre sous le banc. Personne n’éternue, ni ne renifle, ni ne se trompe, la discipline est totale. J’ai fait de mon mieux, je n’ose même pas regarder Scriptus assis à ma gauche et je tente d’effacer mes pensées en faisant le vide, pas si facile de ne penser à rien et même, je n’y arrive pas. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser : « C’est quoi ce prof et cette école à la con ? » La punition est immédiate, j’ai des démangeaisons de partout et, avec horreur, je vois mes mains qui se couvrent de poils blonds, et ce faisant, deux réponses mentales me parviennent : « Ambiga » et « école du Libre Arbitre ».

Dans l’instant qui suit, à voix haute et grave, Ambiga appelle Scriptus au tableau. Quand mon voisin se lève, les autres accompagnent les frottements de ses pas en bougeant leurs pieds sous les bancs. Le silence revient quand, arrivé, il nous fait face.

— Le numéro 36 est inscrit sur le Gyptus, son nom est Enora.

Petit coup sec sur le bureau, paume ouverte vers le ciel, Ambiga fait monter un chœur d’approbation, « ôôôô ».

Scriptus rejoint sa place, accompagné par les frottements de pied de ses congénères et, juste avant qu’il ne s’assoie à mes côtés, je remarque un éclaircissement de son teint, moins velu peut-être. Puis d’autres sont appelés au tableau pour décrire leurs tâches de la journée, même cérémoniel, frottements d’accompagnement, chœur et poils en moins au retour. Le défilé me paraît interminable et je ne peux m’empêcher de penser qu’on s’ennuie grave dans cette classe… punition immédiate, poils qui poussent et fourmis dans les pieds.

— Numéro 36, au vestiaire !

Cette fois, je dois vraiment appuyer mes paumes sur la table pour extirper mes jambes de sous le banc, mes tibias ont pris dix centimètres. Enfin debout, je flotte dans mon maillot de bain et glisse laborieusement vers la sortie. Au clou 36 pendent une tunique et un pantalon de toile, vaguement mauve, que j’enfile avec soulagement, le décollement du tissu du maillot de bain à l’entre-jambes, avec mon torse raccourci, devenait indécent…

Une fois le cordon de ceinture du pantalon serré et noué, j’hésite à retourner en classe, une petite fenêtre rectangulaire laisse filtrer la lumière verdâtre de la cour, elle est trop haute pour permettre un regard vers l’extérieur, ça me donne envie de pleurer et de tout casser en même temps !

Sonnerie de récré. Du vestiaire j’entends le clap des paumes de mains sur les tables, les frottements disciplinés des sacs, la porte de la classe s’ouvre sur les premiers sortants. Face à mon clou 36, je retire mes sacs de toile et découvre ce que sont devenus mes pieds, mes deux gros orteils n’ont pas changé, j’ai perdu une phalange sur les suivants qui ont forci, et les autres ont disparu avec leurs tarses. Discrètement, j’observe les pieds des autres, il me reste de la marge…

Sortie et course équine avec chant, cette fois la classe se dirige directement vers la tour au toit pointu, j’ai couru avec eux et pas voulu chanter. Prise dans le groupe, je pénètre dans une salle ronde, entièrement couverte de miroirs. Les premiers arrivés peuvent se mirer de plain-pied, les autres doivent se contenter de leur buste ou de leur visage, chacun s’examine scrupuleusement en grand silence, presque en recueillement… Je me suis laissé pousser au centre de l’édifice et cherche mon visage dans les reflets du plafond, je ne me reconnais qu’à mes cheveux longs et ma tunique mauve, mes traits ont disparu sous des poils jaunâtres. Besoin d’air et de solitude d’un coup, je me fraye un passage en déclenchant des murmures de désapprobation. Enfin, ça y est, je suis sortie de ce palais des glaces oppressant et m’octroie un peu d’exercice physique pour me défouler. Moulinet de bras, l’un après l’autre, en avant puis en arrière, allez, travail des jambes-échasses, j’improvise une caricature de « la mort du cygne » sur la pointe de mes nouveaux pieds, avec dans la tête la chanson de la Castafiore, « ah je ris de me voir si belle en ce miroir… ». Je m’amuse à compenser la maladresse de mes pas en forçant les effets gracieux des poignets, des doigts, du port de tête en zigzaguant dans la cour sur sa longueur, elle s’arrête à cinq mètres du Gyptus sur… rien ! Un trait au sol délimite l’herbe rase de la cour et au-delà, la lumière verdâtre devient limbes opaques.

En me retournant, je vois Ambiga à l’entrée du bâtiment qui m’observe, et je pouffe de rire à l’idée qu’il ou elle m’a vue faire le pitre. Ambiga recule vivement et disparaît du seuil en même temps que retentit la sonnerie de fin de récré. Première arrivée au vestiaire, j’enfile mes sacs et attends les autres, bien décidée à ne plus me faire remarquer. À peine installée à ma place, voilà que je suis appelée au tableau.

— Que faisiez-vous dans la cour ?

— Je m’amusai…

— N’êtes-vous pas affectée par votre aspect physique ?

Je ne sais quoi répondre et hausse les épaules…

— Répondez !

— Si… si… bien sûr…

— Pourquoi êtes-vous dans cette classe ?

— Je l’ignore, c’est la deuxième case de La Marelle et…

— Qu’avez-vous fait pour affronter La Marelle ?

— J’ai sauté dans l’océan pour épater mes amis…

— Vous vouliez être admirée, n’est-ce pas ?

— Un peu, gagner leur estime, être aimée…

— Ne confondez pas l’orgueil et l’affection, Enora. Rappelez-vous cette leçon, et allez-vous-en, votre place n’est pas dans cette case.

Stupéfaite, je glisse vers le vestiaire et me retourne pour faire un geste d’adieu à la classe, personne ne fait attention à moi.

En retirant mes vêtements et mes sacs, je vois que mon corps est redevenu normal, j’accroche le tout au clou numéro 36 et sors. Une fois dans la cour, je vais droit au Gyptus et cherche la pierre tranchante pour effacer mon nom de l’écorce, je me souviens, entre Michel et Fatima… Tout en grattant le tronc, je me demande, parmi les élèves, qui portaient ces prénoms… Soigneusement, je repose la pierre, à l’endroit précis où Scriptus l’avait laissée, et me dirige vers l’extrémité de la cour, La Marelle s’y trouve, à la limite de l’herbe rase, la case numéro 3 brille et m’attend, sans chercher à savoir ce qu’elle représente, je bondis à l’intérieur.

Case numéro trois

Poursuivie, je cours à en perdre haleine sur un sol poudreux, j’entends des cris et des aboiements derrière moi, j’ignore qui me poursuit, mais je sais que je ne dois pas m’arrêter, il faut fuir, leur échapper coûte que coûte. Devant moi se dresse une barrière de sable, une gigantesque dune, ça va me ralentir… pas le choix, je commence à grimper, corps penché et pieds écartés pour aller plus vite.

— Par ici ! Vite !

Une trappe dissimulée par le sable s’est soulevée derrière moi, j’ai marché dessus sans m’en apercevoir. Je roule sur le côté et me glisse pieds en avant à l’intérieur, en entraînant du sable, puis atterris sur de la roche au bas d’une échelle, dans une cavité faiblement éclairée par une lampe à pétrole. La voix qui m’a appelée est celle d’un garçon de mon âge, il achève de descendre les derniers barreaux, lui aussi porte une sorte de maillot de bain, version short, en tissage grossier.

— Ne restons pas ici, suis-moi ! dit-il en décrochant la lampe du plafond.

Nous entrons dans un tunnel étroit qui fait juste notre hauteur, on court comme on peut, en baissant la tête, et on finit par déboucher sur une vaste caverne, un groupe de jeunes nous attend avec d’autres lampes.

— Je m’appelle Yori et voici Mina, Argol et Staff.

Tous sont vêtus du même maillot, même la fille qui croise les bras sous ses seins nus.

— Moi, c’est Enora.

— Enora la chanceuse ! Tu peux remercier Yori d’avoir regardé dans le péritube…

— C’est avec ça que je t’ai aperçue, m’explique Yori en désignant un étrange périscope dont le tube disparaît dans la voûte de la caverne.

— Merci, Yori, mais pourquoi me poursuivait-on ?

— Les Sékos poursuivent les nageurs… répond Staff.

— Que serait-il arrivé s’ils m’avaient rattrapée ?

— Ils t’auraient emmenée dans leur campement et ils t’auraient bouffée.

— Ne dis pas ça, Mina, on n’en sait rien.

— C’est Poggo l’Ancien qui l’a dit ! réplique Mina, un peu vexée.

Pendant ce temps, Argol, qui n’a pas parlé, s’est approché du péritube et regarde attentivement dans l’appareil.

— Les reniflons ont trouvé la trappe ! Fuyons !

Mes quatre compagnons saisissent chacun une lampe et m’entraînent dans un des trois passages du fond de la caverne. Très vite, nous arrivons sur un espace circulaire rempli d’eau, d’une dizaine de mètres de diamètre, il faut nager pour le franchir. Un système de câbles et de poulies, à mi-hauteur, permet de faire passer les lampes de l’autre côté. Nous descendons dans l’eau et nageons prudemment pour ne pas éclabousser les lampes. À peine les avons-nous récupérées que résonnent des pas, mais déjà nous passons dans un autre couloir.

— On ne craint plus rien, dit Staff. Ils ne passeront pas l’eau…

— Les Sékos, ils ressemblent à quoi ?

— Plus tard tu le sauras et mieux ça sera pour toi ! me répond Mina, un peu sèchement.

Yori lui jette un regard réprobateur et me fait un clin d’œil. J’ai un petit faible pour mon sauveur et lui sourit, Mina me foudroie du regard. Notre couloir débouche sur une cavité semblable à celle du début, avec une échelle et une trappe. Les lampes sont déposées dans un renfoncement de la paroi, une sorte d’étagère naturelle, Staff me montre la cachette du briquet à essence qui permet de les allumer et celle du bidon de combustible, pendant que Yori monte en éclaireur et soulève la trappe avec un cric posé sur le dernier barreau. Du sable s’infiltre et tombe sur le sol.

— C’est bon, dépêchez-vous !

Staff, Argol et Mina éteignent les lampes pendant que je monte rejoindre Yori. Il sort d’un bond et m’attrape sous les bras pour me hisser, il aide Mina de la même façon, Staff et Argol s’extirpent seuls et maintiennent la trappe ouverte pendant que Yori descend le cric. Nous camouflons tous la trappe avec du sable et restons quelques secondes aux aguets… Tout a l’air calme.

Nous devons être de l’autre côté de la barrière-dune, à une centaine de mètres d’un rivage. Face à nous se trouve une petite île à quinze minutes de nage environ, j’aperçois de la végétation et quelques toits d’habitation.

— C’est Tonga, notre île ! me dit Yori avec un sourire étincelant. Je le trouve vraiment mignon…

— La convoitise des Sékos ! ajoute Staff entre ses dents.

Argol ne dit rien et inspecte les environs en tournant sur lui-même. Ils se mettent en marche vers le rivage, je remarque que ce sont des eaux calmes, sans flux ni reflux, un lac peut-être, mais pas une mer et encore moins l’océan que je connais. Un autre détail me frappe, il n’y a pas de vent…

Nous nous sommes alignés, les uns à côté des autres, pour entrer dans l’eau, je suis entre Yori et Argol, à la gauche de Yori vient Mina, puis Staff. Pendant cinq pas, nous avons de l’eau jusqu’aux chevilles, puis tout de suite c’est la profondeur, la nage commence. Ils pratiquent une brasse de débutant, lente et saccadée, tête maintenue hors de l’eau. Au début je fais de même, puis ça me gave et je reprends la position de nage des compètes de natation, en immergeant la bouche et le menton. L’eau a quelque chose de répugnant. J’entends ricaner Mina, elle m’a vue faire et se moque. L’envie me prend de montrer à cette Mina ce dont je suis capable, et j’accélère mes brasses coulées. Rapidement, je gagne de l’avance sur eux.

— Non ! crie Yori, mais c’est trop tard, une gerbe d’eau monte devant moi et de terribles remous submergent mes compagnons…