La ménagerie de Sarah Bernhardt - Jean-Luc Komada - E-Book

La ménagerie de Sarah Bernhardt E-Book

Jean-Luc Komada

0,0

Beschreibung

Le portrait d’une grande femme, sous toutes les coutures, par lettres interposées.

Lors de ses vacances dans son fortin, de Belle-Île-en-Mer, Sarah Bernhardt s’entourait de sa famille et d’une joyeuse bande : le peintre Clairin, le musicien Reynaldo Hahn et bien d’autres personnages célèbres de l’époque, qu’elle recevait avec faste au milieu de ses incroyables animaux de compagnie.

Dans ce récit imaginaire, son amie la peintre Louise Abbéma et l’acteur Jean Mounet-Sully s’adressent des courriers qui racontent au travers de multiples anecdotes délirantes cette tragédienne extraordinaire.
Louise est très proche d’elle. Mounet-Sully fut son amant. Il n’a pas été convié à Belle-Île, car ses relations avec l’actrice « à la ville comme à la scène » sont très tumultueuses. Il doit rester à Paris et fulmine.
Ce vieil ours mal léché s’inquiète en apprenant la venue auprès d’elle d’un jeune premier, Victor. Sa jalousie le force à entrer en contact avec Louise qu’il veut convaincre de devenir son espionne.

Victor et Gabrielle, deux personnages fictifs issus du monde du théâtre, échangent aussi des lettres. Ils ont à peine trente ans, ont été amants, et chacun d’eux fait entrevoir d’autres facettes de cette actrice singulière au milieu de son entourage hors du commun.
Ces différents dialogues construisent une histoire originale, captivante et drôle qui fait vivre avec humour un être enthousiaste, romantique, provocateur, mais ô combien attachant : Sarah Bernhardt dont le militantisme politique revendique des valeurs fraternelles et d’une grande modernité.

Un roman épistolaire qui débute sur les chapeaux de roues et se poursuit jusqu'à la fin sur un rythme entrainant !

EXTRAIT

Paris, mercredi 24 mars 1897

Monsieur,

Je reçois votre lettre ce jour. Les bras m’en tombent !
Pour qui vous prenez-vous ? Comment osez-vous m’importuner avec vos jérémiades et dans quel but ? Je n’arrive pas à me décider : êtes-vous un imbécile ? Un foutu menteur ? Juste un jaloux ? À moins que vous ne soyez un petit frustré ?

Ce qui est sûr, c’est que vous êtes un arrogant porteur de couilles qui confond la virilité avec l’autorité.
Vous écrivez « j’ai besoin de savoir… ». Mais de savoir quoi ? En quoi les faits et gestes de Sarah vous regardent-ils ? Ce n’est pas parce que vous avez partagé un temps son lit que cela vous donne le droit de contrôler sa vie. Ou alors les trois quarts de ce que Paris compte de pantalons pourraient réclamer qu’on édite un journal d’information de ses « turbulences ». On pourrait aussi le traduire en anglais : on y gagnerait encore davantage de lecteurs !

A PROPOS DE L’AUTEUR

Depuis cinquante-cinq ans, Jean-Luc Komada vit entre Paris et Belle-Île-en-Mer, où ses parents résidaient. La Ménagerie de Sarah Bernhardt a été écrite durant un hiver de tempêtes. C’est son premier roman.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 403

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Jean Luc KOMADA

La Ménagerie

de

SARAH BERNHARDT

Roman épistolaire

La liberté d’expression, le dialogue, et l’humour, restent plus que jamais des outils efficaces pour aborder des sujets complexes et sensibles (toujours) d’actualité...

À ma grand-mère Jeanne, toujours pleine de gaieté et d’humour malgré les épreuves de la vie. Femme moderne ouverte et tolérante, dotée de grandes qualités d’âme et de cœur, elle prônait des valeurs comme le courage, la loyauté, la fidélité, et la solidarité. En souvenir de cette grande Protectrice des Animaux  et des Fables de La Fontaine qu’elle aimait réciter. Point commun amusant avec l’actrice.

À la mémoire de mon amie Nanie Clément, guide conférencière. Elle me présenta avec passion Sarah Bernhardt à travers les objets personnels de l’artiste, des sculptures et tableaux réalisés de sa main, quelques documents d’époque ainsi que des affiches de ses spectacles, exposés dans le Musée de la Citadelle Vauban de Belle-Île-en-Mer. J’avais six ans. Cette première rencontre avec la comédienne fut une révélation.

En témoignage de solidarité et considération pour tous les bénévoles de la marée noire de l’ERIKA, en particulier ceux qui, attachés en rappel à des filins d’acier, ont nettoyé les falaises de la pointe du fort des Poulains, lieu de villégiature préféré de Sarah à Belle-Île-en-Mer, où elle passa ses vacances entre 1894 et 1922.

Aux grands mécènes et amis, André et Anna Larquetoux. Durant une grande partie de leur vie, ils restaurèrent la Citadelle Vauban. Ils sont les fondateurs du Musée, et constituèrent des premières vitrines dédiées aussi à la comédienne. Aujourd’hui, la plupart de ces collections ont été vendues et dispersées aux enchères publiques, à l’initiative du nouveau propriétaire hôtelier de la Citadelle Vauban.

Au Conservatoire du Littoral qui a rénové ce fort laissé pendant longtemps à l’abandon et l’a transformé en musée : « Il retrace la vie et l’œuvre de la célèbre tragédienne. Le décor théâtral des lieux est reconstitué le plus fidèlement possible. »

À Norbert Naudin, maire de Sauzon, à Belle-Île-en-Mer, « père fondateur », depuis 1978, de la Compagnie de théâtre Vindilis et actif soutien de la nouvelle troupe Volubilis. Je rends hommage au formidable travail qu’il mène pour faire vivre l’art du spectacle en le rendant accessible à tous, en associant toutes les générations dans un élan de fraternité, de proximité et de mixité socio-culturelles.

« Plus que tout autre, Sarah Bernhardt aura connu la Gloire énorme, concrète, enivrante, affolante, la Gloire des conquérants et des Césars. On lui a fait dans tous les pays du monde des réceptions qu’on ne fait point aux Rois. Elle a eu ce que n’auront jamais les Princes de la Pensée. »

–Jules Lemaître.

« Il n’y a pas une autre femme qui sache prononcer des vers français sur une scène…. Don, talent, truc ou génie, n’importe ! »

–L’Écho de Paris

« Elle émet un rayonnement psychique si fort qu’il éclipse la matière : elle avance en braquant sur la salle un projecteur secret qui nous brouille la vue (…). Dans le travail préparatoire, elle a tout dirigé, tout vu, tout inspiré, ubiquiste et infatigable (…). Le jour de la générale, sa première apparition cause un bref silence d’admiration avant qu’éclatent les applaudissements (…) et la voix toujours argentine, aux intonations plaintivement caressantes… qui donc pourrait ne pas subir le sortilège ?... »

–(Dieux des PlanchesBéatrix Dussane).

Sur ses origines, Sarah Bernhardt déclare : « Je suis une fille de la grande race juive, et mon langage un peu grossier n’est que le résultat de nos errances forcées. »

Sarah, prénom féminin, universel et œcuménique. Son origine est hébraïque, il signifie « princesse » et correspond bien à la fantastique trajectoire de l’héroïne. Dans la Bible et dans le Coran, Sarah est l’épouse d’Abraham et la mère d’Isaac.

Un critique l’a comparée à une princesse russe ou byzantine : « Et surtout, Sarah Bernhardt est aussi slave que l’on peut être. Elle est bien plus slave que tous les Slaves que j’ai jamais rencontrés »… Et je confirme…

Avant-propos

Au-delà de la légende où elle est entrée vivante, Sarah Bernhardt fut une femme moderne et libre.

Appuyée fermement sur sa devise « Quand même », elle bâtit son mythe et fut à elle-même son propre personnage.

Jean Cocteau inventa pour elle l’expression « Monstre sacré ».

Dans son autobiographie et ses écrits, cette artiste aux multiples talents – tragédienne, écrivain, peintre, sculpteur – a réussi à rendre sa vie sentimentale aussi captivante que tapageuse.

Sarah doit combattre les contradictions d’une société fascinée par son génie et ses excentricités, mais qu’insupportait la liberté avec laquelle elle menait sa vie.

Cette forte personnalité n’ignorait pas que ses créations artistiques resteraient liées dans l’esprit du public au jugement que les gens porteraient sur ses mœurs.

Elle refusa donc cette sorte de jugement, ce qui ne l’empêcha pas, en son temps, de défrayer la chronique.

Cette rebelle n’hésita pas, à de nombreuses reprises, à braver le regard réprobateur d’une société conservatrice, d’une Époque qu’on a dit Belle.

Sans s’avouer féministe, elle revendique sa liberté de femme dans des amours tumultueuses.

Sa vie fut jugée par beaucoup comme scandaleuse. Seuls son grand talent et son charisme rachetaient les extravagances de sa conduite.

Peut-être se disait-elle, tout simplement, que les feuilletons de sa vie quotidienne ou les frasques de ses aventures amoureuses étaient banales.

Qu’il n’était pas nécessaire de les raconter et les écrire.

Autant le puritanisme du xixe siècle est effrayé par la vie privée, autant le siècle actuel est passé au-delà.

Il est donc intéressant de creuser ces pistes parce que rarement vie privée prolongea celle du théâtre au point de ne former qu’un seul et même destin.

Captivant de se focaliser le côté humain infiniment vulnérable sans doute, presque fragile du personnage, qui transparaît dans ses épisodes sentimentaux.

Le mot épisode se définit justement comme « un fait accessoire appartenant à une série d’événements formant un tout qui amène le fragment essentiel ».

Ce texte est une adaptation des écrits, documents, articles et anecdotes recueillis dans la bibliographie mentionnée en fin de volume.

Il n’a pas pour volonté de dépouiller la grande comédienne de sa gloire, ni d’attenter à son grand talent, que je respecte au plus haut point, ni de raconter au public de méchantes petites histoires qui viendraient ternir sa grande popularité.

Ce récit, certes iconoclaste, n’a pas non plus pour but de tourner en ridicule le culte de la Divine, mais de la faire découvrir d’une manière plus amusante, car Sarah Bernhardt aimait faire des farces et cultivait le goût du comique !

Ce personnage n’appartient d’ailleurs plus uniquement à sa famille de sang, mais fait partie de l’Histoire et de la mémoire collective du plus grand nombre.

Ce constat permet ainsi de la faire parler d’une manière aussi proche que possible avec la réalité. De surcroît, il n’y aurait pas de roman si l’on n’aménageait pas un peu certaines vérités, d’autant que la comédienne elle-même, dans ses récits autobiographiques, ne se privait pas de concocter les recettes de ses petits plats anecdotiques mitonnés malicieusement à sa sauce pour mieux exciter l’appétit de son public et le faire saliver autour de ses aventures picaresques.

En fait, ce récit a tout simplement pour objet de partager avec vous mon amour pour elle, avec un éclairage plus appuyé sur certains traits de son caractère qui la rendent plus proche de nous.

Il a pour ambition de vous faire découvrir d’une manière divertissante une nouvelle vision de la vie épique et passionnée de celle qui fut la première star internationale.

Il est question de mettre en lumière sous un nouvel angle de la fiction un véritable phénomène, une exception, une des plus folles, une des plus baroques, à la limite du cas pathologique.

Sigmund Freud parle d’un « être étrange qui n’a nul besoin d’être autre à la ville qu’à la scène ».

Elle avouera pour se défendre : « Il n’y a pas d’artiste digne de ce nom sans un dédoublement incessant de sa personnalité. »

Elle s’identifie à la France, terre de la joie de vivre, du plaisir et de l’amour, et parvient à gagner le cœur des spectateurs même dans des contrées les plus hostiles et les plus moralistes.

De nos jours, le culte de sa mémoire est toujours vivace, comme en témoigne l’exposition de la Bibliothèque nationale organisée pour le centenaire de l’Aiglon intitulée « Sarah Bernhardt ou le divin mensonge ».

Cet intérêt se rencontre également dans les rares ventes aux enchères consacrées à la tragédienne où bataillent les collectionneurs, les fétichistes et les préempteurs de l’État pour s’arracher à prix d’or un objet de la Divine.

Même sur le Net, la « Sarahmania », continue de sévir, preuve que le nouveau millénaire, verra la poursuite du mythe.

La Ménagerie de Sarah Bernhardt entreprend de raconter une partie de la vie de l’actrice au travers d’une histoire fictive mettant en scène cette femme prodigieuse dont l’aura est encore présente parmi nous.

Lors de ses vacances dans son fortin au nord de l’île, Sarah Bernhardt s’entourait de sa famille et d’une joyeuse bande : le peintre Clairin, le musicien Reynaldo Hahn et bien d’autres artistes célèbres de l’époque qu’elle faisait vivre joyeusement au milieu de ses incroyables animaux de compagnie.

On retrouvera dans le livre le puma qui côtoie le singe ou le perroquet, le guépard voisinant avec les multiples chiens, les tortues frayant avec boa et caméléon… Un assemblage délirant dans lequel hommes et bêtes forment une fantastique ménagerie.

Ce récit aux apparences de scénario s’appuie sur la connaissance approfondie de la vie de Sarah Bernhardt. Les éléments relatés de sa carrière et de celle de Mounet-Sully sont véridiques.

Il est rythmé par la correspondance de courriers imaginaires échangés entre la peintre Louise Abbéma et l’acteur de la Comédie-Française Jean Mounet-Sully.

Louise est son amie. Mounet-Sully fut son amant.

Louise était une invitée permanente de Sarah à Belle-Île.

L’histoire se passe en 1897. Sarah a un peu plus de cinquante ans.

Mounet n’a pas été invité, car ses relations avec l’actrice « à la ville comme à la scène » sont très tumultueuses. Il doit rester à Paris et fulmine. Toujours amoureux de Sarah, il reste très possessif. Le vieil ours mal léché s’inquiète pour elle en apprenant la venue à Belle-Île d’un jeune premier, Victor.

Sa jalousie le force à entrer en contact avec Louise qu’il veut convaincre de devenir son espionne.

Malgré ses réticences, elle finira par accepter et lui décrira par le menu les épisodes de ces vacances rocambolesques.

Entre ces deux qui ne s’apprécient guère va se développer peu à peu une réelle complicité qui évoluera en une amitié que l’homosexualité affirmée de Louise Abbéma ne laissait pas présager.

Victor et Gabrielle, deux personnages « fictifs » issus du monde du spectacle, échangent aussi des lettres.

(Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite et ne pourrait conduire à engager la responsabilité de l’auteur).

Ils ont moins de la trentaine, ont été amants, et le redeviendront à la fin du livre.

Leur présence dans le jeu consiste à créer une dynamique originale et complémentaire avec un regard extérieur sur les comiques de situation de ces moments passés en compagnie d’une actrice singulière et son entourage « hors du commun ».

L’architecture de ces différents dialogues construit un ensemble original et cohérent qui s’efforce de faire revivre, avec humour, un être enthousiaste, romantique, provocateur, mais ô combien attachant : Sarah Bernhardt.

Plusieurs éléments de cette existence dense ont très vite constitué un ensemble, en prenant pour cadre le lieu de villégiature préféré de l’actrice, plus précisément, son fortin sur la côte sauvage, situé à la pointe des Poulains près du port de Sauzon à l’extrémité nord de l’île.

Ce fort existe encore aujourd’hui et a été transformé en un musée dédié à Sarah.

Il reste le dernier témoin des lieux où elle vécut.

Elle en fit l’acquisition le 11 novembre 1894 (j’ai pu lire ailleurs 1893). De nombreux travaux y furent réalisés durant l’hiver 1895. Elle garda le pont-levis et le flanqua de deux énormes pélicans en faïence et transforma cette ancienne caserne en une confortable villa.

Son ami Robert de Montesquiou (ami de Proust) surnomme le lieu de villégiature « Belle-Île en Art ».

En 1896 elle fit construire à proximité dans la lande une autre maison baptisée « Les Cinq Parties du Monde », puis plus tard la villa Lysiane, du nom de sa dernière petite-fille. L’ensemble du domaine fait environ 40 hectares, ce qui n’est pas neutre pour une île qui fait environ 20 kilomètres sur 9, soit une superficie de 85 kilomètres carrés.

Nombre de ses proches vinrent à Belle-Île jusqu’en 1922. Pas forcément au même moment, mais qu’importe. Il n’est pas déraisonnable de rassembler ces personnages le temps d’un séjour dans ce lieu magique et montrer à travers cette escale dans le temps la femme sensible, humaine, dont la façon d’être et la manière de vivre apparaissent comme très divertissantes.

L’histoire contée ici est composée de plusieurs tableaux dont le fil conducteur tourne autour de la « Ménagerie » de l’actrice. Aux Poulains, Sarah qualifie, en effet, son entourage de « Ménagerie ».

Une ménagerie se définit aussi comme un « rassemblement d’êtres vivants » ou « une collection d’animaux de toutes espèces ».

La ménagerie, c’est naturellement d’abord l’amour ou la passion des bêtes domestiques, rares ou exotiques dont la comédienne aime en permanence s’entourer.

Ce contact avec la matière vivante de la fourrure ou de la plume se retrouve également dans son goût vestimentaire et la décoration de ses intérieurs.

La Ménagerie est une forme de continuité du cabinet de curiosités, qui lui-même est issu du « studio ».

Cette fameuse « pièce au trésor », où Isabelle d’Este à Ferrare, les Médicis à Florence ou le cardinal Mazarin au Louvre, accumulaient les merveilles naturelles, techniques ou humaines.

Cette pièce intime et secrète où les coquillages et les quartz côtoyaient avec les bijoux, les tableaux et les crânes.

C’est aussi de là que prend naissance l’idée du Musée avec l’optique du classement et du regroupement autour d’un thème bien défini.

C’est la volonté de choisir personnellement chaque objet (vivant ou mort) afin de le mettre à part. L’objet possède alors plus qu’une simple fonction décorative. Sa rareté, son originalité, sa cherté ou son anormalité lui donnent une valeur en lui-même.

Il rentre alors au service des hommes et vient alimenter le système des collections.

Sarah Bernhardt s’inscrit, en quelque sorte, dans la continuité de cette tradition. Elle souhaite regrouper, autour d’elle, un cercle choisi où se mêlent dans un cocktail détonnant animaux, amis et proches de toutes sortes.

Le décor de son intérieur, dans lequel s’amoncellent des objets extraordinaires, renforce cet état d’esprit. L’atmosphère de ce sublime bazar où s’agitent et cohabitent le guépard avec le poète-écrivain, le singe avec le musicien, le perroquet avec le médecin ou le peintre, les chiens et les dames de compagnie, rappelle fortement l’Art de Cour des empereurs, des sultans, des rois et de leurs aristocraties.

Au sein de ce cénacle, trône Sarah. Dotée d’un sens de l’excès, de l’unique, du singulier, son goût déroute. La raison, en elle, paraît souvent chavirer.

Elle est consciente d’être une curiosité de plus parmi d’autres, consciente d’être aussi une bête curieuse.

Ce sentiment terrible va modifier son rapport à l’autre.

Ainsi, parce qu’elle sent qu’on lui impose ce rapport de curiosité, elle finit par ne plus connaître que ce rapport-là et le redistribue aux autres.

Elle a alors besoin que ses proches soient comme elle.

Ce grain de folie doit être le lien commun de cette communauté et permettre de réduire, voire faire oublier sa propre anormalité.

Reste qu’avec la cohorte de cette ménagerie, dont tous ceux qu’elle a inspirés et encouragés, cette femme aura constitué, comme peu de ses semblables, un puissant catalyseur ou un véritable cataclysme !

« Cet amour des autres » se manifeste par des relations étroites et touchantes avec ses « familiers », sa smala qui ne la quitte jamais. Elles traduisent une grande sensibilité de l’artiste, des moments d’émotion et surtout un besoin farouche de donner ou de recevoir en permanence de l’affection.

Un besoin également de ne jamais rester seule et d’être saisie par l’horrible impression de se sentir abandonnée.

Cette « petite Cour » est composée d’intimes, qui toute leur vie lui donnèrent des gages de leur attachement profondément sincère.

Elle est pour eux plus que la simple muse d’un cercle raffiné.

Ainsi que le dira son ami proche, le célèbre auteur et médium Victorien Sardou :

« Il y a une chose bien plus étonnante que de voir jouer Sarah Bernhardt, c’est de la voir vivre... ! »

Belle-Île-en-Mer

Jean-Luc KOMADA

Première lettrede Louise Abbéma à Jean Mounet-Sully

mercredi 24 mars 1897

de Louise Abbéma à Jean Mounet-Sully

Monsieur Jean Mounet-Sully

1 rue Gay Lussac

à Paris

Paris, mercredi 24 mars 1897

Monsieur,

Je reçois votre lettre ce jour. Les bras m’en tombent !

Pour qui vous prenez-vous ? Comment osez-vous m’importuner avec vos jérémiades et dans quel but ? Je n’arrive pas à me décider : êtes-vous un imbécile ? Un foutu menteur ? Juste un jaloux ? À moins que vous ne soyez un petit frustré ?

Ce qui est sûr, c’est que vous êtes un arrogant porteur de couilles qui confond la virilité avec l’autorité.

Vous écrivez « j’ai besoin de savoir… ». Mais de savoir quoi ? En quoi les faits et gestes de Sarah vous regardent-ils ? Ce n’est pas parce que vous avez partagé un temps son lit que cela vous donne le droit de contrôler sa vie. Ou alors les trois quarts de ce que Paris compte de pantalons pourraient réclamer qu’on édite un journal d’information de ses « turbulences ». On pourrait aussi le traduire en anglais : on y gagnerait encore davantage de lecteurs !

Le pompon, c’est quand même de venir me demander À MOI de vous servir de rabatteur… Et en jouant les Tartuffe de pacotille en prime, avec vos jolies risettes du genre : « Ma chère Louise », (chère..., espèce d’hypocrite ! ) « Vous êtes la seule qui puisse comprendre mon inquiétude. » Mais inquiétude de quoi ? De savoir votre ancienne maîtresse s’encanailler comme elle en a parfaitement le droit ?

Et parce qu’en bon chien de garde, vous ne seriez pas sur une île au large de la Méditerranée à veiller sur elle, il pourrait arriver je ne sais quel cataclysme, alors qu’avec vous sur place, même les poissons sauraient bien se tenir et n’oseraient sans doute plus péter dans l’eau !

Non, mais honnêtement, vous pensiez que je crierais d’enthousiasme de recevoir une lettre du grand Mounet-Sully ? Que je me gonflerais la glotte comme un dindon au vu de l’importance que vous m’accordiez : « il n’y a que vous d’assez raisonnable et intelligent dans son entourage pour comprendre… » Eh bien, ces qualités que vous me prêtez si généreusement ne doivent pas être miennes parce que je ne comprends pas, et qu’en plus, pour tout vous dire, je m’en fiche comme de mes premiers pinceaux !

Si vous comptiez sur moi pour la décider à vous inviter, c’est peut-être parce que vous avez abusé de je ne sais quelle substance avant de m’écrire. Vous ne pensiez quand même pas sérieusement que j’allais faire des pieds et des mains pour que vous veniez nous encombrer avec votre quintal et tous vos poils, Monsieur Mounet-Sully ?

Alors, en un mot comme en cent « allez-vous faire voir, Mon Cher ! » 

Mais comme je suis une brave fille, je vais vous faire économiser de l’encre en vous signifiant que ce n’est pas la peine de me répondre ni de continuer à m’écrire, car je ne répondrai même pas !

Louise Abbéma

de Jean Mounet-Sully à Louise Abbéma

Mademoiselle Louise Abbéma

47 rue Lafitte

à Paris

Paris, samedi 27 mars 1897

Ah, crénom de Dieu ! Qu’est-ce qui vous prend de vous mettre en colère comme ça ? Je ne suis pas venu vous demander l’aumône, Louise. Je suis venu à vous pour solliciter votre aide.

J’ai peut-être – sans doute – pris la plume un peu trop vite. Mon arrogance ou ce que vous avez pris comme telle n’était que la fougue que vous me connaissez. Je sais l’amitié que vous avez pour Sarah. C’est à cette amie que je m’adressais.

Parce que je sais qu’elle se met en danger. Elle adore ça, mais cette fois j’ai peur qu’elle ne se retrouve piégée.

En réponse à votre question, la seule substance que j’ai prise pour vous écrire a été l’encre noire de la colère. Quand j’ai appris que Sarah avait l’intention de faire revenir Victor pour l’engager dans sa troupe, j’ai vu rouge. Et quand on m’a annoncé qu’elle projetait de le faire venir sur son île cet été, je suis passé du carmin au violet. (Je vous parle en couleurs, j’espère que le peintre que vous êtes appréciera.)

Ce garçon, je le connais bien. Quand il est parti avec Sarah faire cette tournée en Amérique du Sud, il ne fallait pas être grand devin pour imaginer qu’il ne dormirait pas très longtemps seul dans son lit. Il est magnifique Victor ! Il a le corps d’un lion et la tête d’un ange. Mais c’est un bandit, le bougre ! Il a très vite compris que son pouvoir sur les femmes, et notamment les femmes comme Sarah, s’appuyait autant sur son esprit torturé que sur sa belle gueule. Quand il était au Français1, j’étais fasciné par l’attrait qu’il exerçait sur les femmes. C’était comme s’il émanait de sa personne un parfum qui les envoûtait. Il avait jeté son dévolu sur une petite à peine sortie de sa chrysalide. Quand il est parti, j’ai eu très peur pour elle. Je la faisais surveiller de peur qu’elle n’entreprenne une bêtise. Pendant des semaines, elle a ressemblé à un pauvre fantôme décharné et, sur son visage, le bleu de ses yeux ne se voyait plus tellement ils étaient rouges et gonflés. Heureusement, elle était plus solide que je ne le pensais et, égoïstement, je dois avouer que le chagrin lui a donné la densité qui lui manquait sur scène.

Lorsque Sarah a accroché Victor à sa traîne pour lui faire traverser l’océan, je me suis dit qu’elle serait une belle prise de guerre pour lui. Elle allait lui faire gravir les marches plus vite que son talent ne l’aurait fait. Et pourtant, du talent, il en a, le bougre !

Mais le talent qu’il a montré à leur retour m’a éberlué. Il aurait pu passer pour le greluchon de service. Au lieu de cela, Monsieur étonne. Monsieur crée le manque. Plutôt que de profiter de sa belle notoriété toute neuve, surtout quand on connaît la générosité de Sarah, il décide de rejoindre une autre troupe qui part sillonner le monde et depuis quatre ans, les journaux viennent régulièrement témoigner des effets qu’il produit dans les villes où il passe.

Alors bien sûr qu’elle lui a dû lui signifier son congé à leur retour d’Amérique du Sud. Bien sûr que depuis quatre ans, elle a fait passer autant d’hommes dans sa chambre qu’elle en a oublié dans son corridor. Mais je la connais assez pour savoir qu’un garçon comme Victor est capable de lui faire perdre la tête. Et beaucoup mieux que ce sinistre Damala n’était parvenu à le faire.

Vous savez Louise, quand elle a épousé cette enflure, il y a quinze ans, j’ai eu tellement mal que j’en oubliais d’être furieux. Comment a-t-elle pu prendre pour mari cet être veule, abject, sournois, malsain ? Peut-être parce qu’elle est tout le contraire. Elle a cru qu’elle pourrait le tirer de son néant, qu’elle saurait lui donner le souffle nécessaire pour vivre dans la lumière. Quand je pense que le seul homme auquel Sarah ait été fidèle, c’est cette ordure de Damala qui la frappait, la trompait, l’humiliait : vous rappelez-vous le jour où il était tellement défoncé qu’il lui a arraché sa robe sur scène, lui laissant les fesses à l’air devant son public ? Qu’elle ait renié à ce point la grande Sarah pour un amour qui la rapetissait m’a fait comprendre qu’elle était beaucoup plus fragile que je ne l’avais jamais imaginé.

Louise, écoutez-moi ! Je connais Sarah mieux que personne. Les années m’ont rendu moins furieusement jaloux de tous les hommes qui sont passés entre ses bras, mais ce Victor, j’ai l’intuition qu’il est capable de la faire souffrir.

Je l’aime encore, Louise. Je l’aimerai toute ma vie. Je ne peux pas supporter l’idée que quelqu’un lui fasse du mal.

Nous avons connu la gloire tous les deux, Sarah et moi. Il n’y avait qu’elle qui soit capable de partager le public avec moi. Quand nous jouions ensemble, la passion nous emmenait si loin, si haut, que nos vies se confondaient. Nous avons éprouvé des émotions qui n’étaient plus humaines tellement elles étaient fortes. C’est peut-être cela qui nous a terrassés.

De tout ce vécu, Louise, il me reste une compréhension absolue de Sarah. J’ai l’impression que nous avons fusionné pour n’être qu’un et que je ressens ce qu’elle peut ressentir encore aujourd’hui. Quand j’ai vu Victor pour la première fois, quand j’ai senti l’animal en lui, j’ai immédiatement pensé qu’elle n’aurait de cesse de le harponner jusqu’à sa couche. Elle ne l’a certainement pas emmené en Amérique du Sud que pour lui montrer la baie de Rio.

Il y a en lui bien autre chose qu’un puissant aimant à femelles. Il promène sa carcasse, fort belle je vous l’accorde, avec suffisamment de dédain pour affoler les demoiselles et en même temps il distille un savant dosage de mystère, de gentillesse, de douceur mélancolique, véritable glu à pucelles. Pour les autres, il use de son charme avec une prétendue innocence qui rendrait incestueux l’instinct maternel qu’il réveille chez les femmes un peu mûres. Il faut les voir tourner autour de lui comme des abeilles sur un pot de miel.

Seulement le gars est intelligent.

Ce type n’a pas que de l’ambition, Louise. Il est dangereux. C’est un félin, un carnassier qui va planter ses crocs là où le conduit son appétit et ensuite il jettera sa proie sans état d’âme. Que Sarah le fasse revenir après l’avoir déjà sans doute dégusté pendant sa tournée, il y a quatre ans, ne lui ressemble pas. Si elle en est amoureuse, cela signifie qu’elle devient vulnérable et un type comme Victor saura parfaitement se servir de l’aubaine.

Aidez-moi, Louise. Je suis persuadé qu’avec moi dans les parages, il n’osera pas déballer son petit jeu de tombeur et entortiller Sarah dans ses filets. Connaissant sa ménagerie, je doute que peu soient de taille à tenir ce renard à l’écart.

Il n’y a que vous, Louise, qui soyez capable de comprendre mes craintes et la persuader de me laisser venir.

Sarah a toute confiance en vous !

Je sais qu’elle vous appelle familièrement « Loulou » !

Cette proximité, cette amitié particulière, me rend aussi dingue que jaloux !

J’attends de vous lire avec impatience et si je n’ai pas économisé mon encre comme vous me le suggériez si généreusement, c’est parce que ma plume vous fait autant confiance que moi.

J. Mounet-Sully

1. La Comédie-Française

de Louise Abbéma à Jean Mounet-Sully

Paris, mardi 30 mars 1897

C’est pire que ce que je pensais ! Vous faites une crise de boursouflure d’ego. Il n’y a bien sûr que le grand, l’unique, le monumental Mounet-Sully capable de veiller sur la pauvre Sarah !

Je vous vois en train de m’écrire, mettant déjà en scène la pièce que vous voulez me faire jouer. Nous ne sommes pas au théâtre, monsieur Mounet. Vous êtes en train de vous noyer dans le ridicule. Plouf ! Supposons juste une petite minute que vous soyez dans le vrai et que le beau Victor ne soit qu’un petit arriviste calculateur et un peu vampire. Pensez-vous une seule seconde que Sarah ne soit pas capable de clairvoyance ? Elle a cinquante-deux ans, le monde entier à ses pieds, des amis prêts à se faire tuer pour elle, et même si, je vous l’accorde, son intérêt pour ce jeune homme me semble curieusement différent de celui qu’elle porte d’habitude aux hommes qu’elle veut croquer, la passion qu’elle a pour son art la sauverait de n’importe quel naufrage don juanesque.

Je le connais aussi, savez-vous ? Je sais qu’il est magnifique, l’animal ! Même si je n’apprécie pas plus que ça ce genre d’hominidés. Avec son torse d’athlète, son casque de cheveux noirs, ses yeux transparents, ce joli nez et sa bouche gourmande, il ressemble à un héros antique qu’on doit avoir envie de mettre dans son lit pour peu qu’on ait du goût pour les hommes. Et alors ?

Vos prétendues craintes ne sont-elles pas plutôt celles d’un homme qui a davantage de poils blancs que bruns, une vilaine jalousie envers un jeune guépard, plutôt que l’inquiétude de laisser Sarah tomber dans les bras d’un nouveau Damala ?

Et que pourriez-vous faire, monsieur Mounet, pour obliger l’impétueuse tigresse à une tempérance inconnue d’elle jusqu’alors ? Pardonnez-moi, mais je suis en train de pleurer de rire sur ma lettre : je vous imagine, vous, le grand Mounet-Sully, caché sous le lit, partageant l’espace avec les chiens vous léchouillant l’oreille, ravis de cette compagnie. Je vous vois vous apprêtant à jaillir au moment où le beau Victor sortira son dard, et vous jetant sur lui pour le faire débander !

Encore faudrait-il que vous puissiez vous extraire à temps, car les lits sont bas et votre carrure gigantesque pourrait bien vous forcer à rester coincé et à devoir écouter les gémissements du dessus…

Vous êtes en train de sombrer dans la démence, mon ami. Retournez à votre cher Racine et laissez Sarah vivre sa vie comme elle veut. Mais il est vrai que vous n’avez jamais bien compris qu’une femme puisse mener son attelage toute seule n’est-ce pas.

Adieu,

Louise Abbéma

de Mounet-Sully à Louise Abbéma

Paris, vendredi 2 avril 1897

Louise, votre lettre m’apporte des informations importantes sur l’état de ma santé mentale, mais je vous saurais gré de laisser de côté ce genre de diagnostic dont je n’ai nul besoin. Vous me procurez cependant malgré vous, la conviction que vos inquiétudes rejoignent les miennes. Vous vous posez, j’en suis sûr, les mêmes questions que moi sur les suites de cette aventure parce que vous savez reconnaître un loup au milieu des chiens, Louise.

Vous connaissez Sarah, mais moi j’ai eu la chance de la connaître, pardonnez-moi, au sens biblique du terme. Tout homme qui aurait eu le bonheur de posséder une femme comme elle, en serait ressorti grandi. Moi, en plus, j’ai eu la chance de partager avec elle bien plus que sa couche : nous avons partagé le ciel.

Quand nous nous retrouvions sur scène, par exemple à la maison de Molière, nous n’étions pas des acteurs jouant un rôle, nous étions la passion, le désespoir, l’amour fou, la tendresse, la haine. Nous vivions nos personnages en puisant dans nos cœurs et dans nos tripes la vérité qui nous habitait. La première fois que nous avons joué ensemble, elle était Junie et moi Néron. Nos corps ne se connaissaient pas encore, mais nos âmes s’étaient reconnues. Je suffoquais de désir après chacune de nos représentations. Elle est mille femmes et l’unique. Dans sa voix, il y a tout le mystère de sa personne. Le public pleure en l’écoutant et moi, je bandais comme un fou dès que je la voyais se déplacer sur scène, dès qu’elle enlaçait un objet, dès qu’elle déclamait, dès qu’elle me regardait comme si j’étais vraiment Ruy Blas et elle, vraiment la reine d’Espagne.

Un jour, au Théâtre antique d’Orange, elle était Andromaque, j’étais Oreste. Avant la représentation nous avions partagé dans sa loge un moment, comment dire ? Inattendu. Au cours duquel le désir que nous avions l’un de l’autre n’avait pu se satisfaire à cause de l’effervescence qui parcourait tout le théâtre. Nous sommes montés sur scène dans un état second et avons joué comme si notre vie en dépendait. Chaque geste était fiévreux, chaque mot avait une résonance tellement puissante que le public semblait ne plus respirer. Nous étions en train de vivre un moment en dehors du temps, en dehors de nous-mêmes. Mon corps n’était plus fait de chair et de sang, mais d’une envie d’elle qui dépassait tout ce que j’avais vécu. Ce n’était pas juste un besoin qu’on pourrait qualifier de local, mais une vague profonde qui me transportait. Pas une simple exigence du corps, mais un désir puissant qui transcende l’homme. J’étais, ce soir-là, comme démultiplié, capable de dire mon texte, de jouer mon rôle, de capter tout ce qui se passait autour de nous et en même temps de vibrer de l’attente d’elle.

Soudain, elle s’est écroulée, prise de spasmes terribles, et elle a perdu connaissance.

La terre était devenue pour moi, une pierre glacée. Personne ne parlait. Le public était comme paralysé. J’étais moi-même, figé et c’est alors que mon corps a traversé la scène sans que mon cerveau lui en ait donné l’ordre. Je l’ai prise dans mes bras. Quand je l’ai soulevée de terre, les voiles noirs d’Andromaque se sont mis à l’envelopper et à danser tout autour d’elle. Elle était si légère et si pâle que j’avais l’impression de la porter dans un rêve éveillé. J’étais un autre, débarrassé de ma tête devenue une chose vide, juste encombré d’un cœur qui tambourinait dans ma poitrine, fou d’angoisse.

Le public, les comédiens, les machinistes, plus personne n’existait.

Il n’y avait plus qu’elle contre moi, et moi debout au milieu de la scène, incapable de détacher mon regard de son visage et avançant à pas lents vers une hypothétique sortie, devant des milliers de spectateurs devenus muets.

Heureusement une habilleuse m’a entraîné vers un petit foyer à côté de la scène où je n’arrivais pas à la déposer incapable de m’en séparer. Elle a repris conscience dans mes bras. Je me rappellerai toute ma vie la sensation de voler au-dessus des étoiles quand elle a prononcé mon nom.

La représentation avait dû être interrompue. Sarah s’est inquiétée plus tard de la frustration du public, mais le régisseur lui a affirmé que toute personne ayant été présente ce soir-là avait partagé un tel moment d’émotion que la pièce était passée au second plan.

Nous étions emportés par la passion. Moi surtout. Nous partagions une même conception du théâtre qu’il fallait dépoussiérer. Nous pouvions discuter des heures durant d’un rôle, mais un seul geste, un seul mot prononcé par elle, pouvait me faire tout oublier. Je n’étais plus alors que celui qu’elle appelait « mon doux seigneur ».

J’étais tellement amoureux d’elle et tellement dans la recherche de cet amour idéal qu’elle seule pouvait me faire entrevoir, que je ne me rendais pas compte qu’elle essayait de se détacher de moi. Je me suis comporté avec elle comme un imbécile. Je lui ai fait des scènes atroces pendant lesquelles je hurlais ma jalousie. Je la voulais tellement à moi que je lui faisais peur. Elle ne pouvait plus supporter cet amour exclusif que je lui portais.

Elle m’aimait, j’en suis sûr, mais elle avait peur de m’aimer trop. Elle me disait « avec toi je suis presque heureuse ». Et moi j’entendais « heureuse » alors que j’aurais dû m’inquiéter du « presque ». Je lui promettais le bonheur, mais cela l’effrayait.

J’ai eu la bêtise de lui demander de m’épouser, mais elle n’a vu dans ce mariage que la prison qui aurait enfermé ses rêves de gloire.

Maintenant, elle est au fait de cette célébrité qu’elle a tant recherchée. Quoi qu’elle fasse de sa vie, le public l’adule. Elle a mis l’univers à ses genoux et aucune comédienne ne possède comme elle l’art d’ensorceler une salle. Elle a réussi à devenir riche et son monde est rempli d’objets, d’animaux et d’admirateurs. Elle avait besoin de luxe. Moi, j’avais besoin d’elle.

Elle m’a quitté parce qu’elle pensait que je voulais l’enfermer dans mon amour. Elle disait « je ne peux vivre liée, je ne puis me sentir un maître. Il me faut ma liberté ».

Elle a toujours été loyale et ne m’a jamais laissé penser que nous passerions notre vie ensemble, mais j’avais un tel besoin d’y croire que je n’entendais pas son désespoir. Elle affirmait qu’elle n’était pas faite pour le bonheur parce qu’elle était incapable de s’y abandonner. Pour elle, tromper ce n’était pas se donner à un autre, c’était faire croire que la vie peut se résumer en un amour inconditionnel et exclusif.

Moi, je rêvais de don total et, elle, de vivre sans cesse d’émotions renouvelées.

Nous sous sommes quittés et retrouvés tellement souvent que j’aurais dû me préparer à la rupture. Au lieu de cela, je continuais à imaginer que nous finirions par passer ensemble tous les jours de notre vie, absorbés l’un dans l’autre et absorbant tout en nous.

Jusqu’à ce jour terrible où, fou de jalousie, je l’ai frappée. Je ne me demande même pas comment j’ai pu en arriver là, j’ai encore en moi la colère et la folie de cette nuit-là. Elle m’avait dit qu’elle me quittait et de « choisir un autre vase » ! Résumer nos moments d’amour total à une telle trivialité m’a fait perdre l’esprit. Jamais je ne me pardonnerai, mais je sais qu’elle est la seule femme au monde capable de déchaîner toute une violence que j’ignorais de moi. Je sens encore les bouillonnements de fureur qui peuvent amener un homme à perdre son sang-froid. Parce que Sarah allume tout un flot de sentiments extrêmes : l’amour et ses spasmes, les ivresses et les terreurs de la colère, de la haine, du mépris, la confiance et le doute.

Je n’en suis pas fier, croyez-moi Louise, juste lucide. Je me rends compte de l’ignominie que cela représente de frapper une femme, mais je refuse que soit comparé ce qui s’est passé ce soir-là avec les multiples coups que cette ordure de Damala a pu lui asséner. Elle l’a épousé pour les mêmes raisons qu’elle m’a abandonné. Lui ne pouvait, ni ne voulait, lui voler sa liberté. Alors, elle était libre de lui donner tout ce dont elle pensait qu’il avait besoin.

Elle s’est crue capable de le sauver de toutes les chimères qu’il poursuivait dans le jeu, la drogue ou l’alcool. Il n’était pas à ses yeux comme aux nôtres le plus grand des salauds, mais un être blessé qui avait besoin de sa force.

Elle lui a donc accordé à lui ce qu’elle m’a refusé à moi, parce qu’elle était le roc auquel il pouvait s’adosser. Il ne lui faisait pas peur parce qu’il était trop faible, trop friable. Elle pouvait se laisser aller à lui donner tout, parce qu’elle n’avait pas besoin de lui. Elle ne craignait pas de se perdre dans cet amour-là. Parce que Sarah a besoin de l’amour, mais en le contrôlant, en le maîtrisant, en l’empêchant de le laisser la dominer. Elle a besoin d’émotions tout en redoutant par-dessus tout de se laisser aller à l’abandon parce qu’elle se sait capable de s’y perdre corps et âme. Le seul endroit où elle abandonne son armure, c’est quand elle est sur scène. Elle ne travaille jamais un rôle, elle l’apprend et ensuite elle le joue avec son ventre. Elle déteste les héroïnes de Corneille parce qu’elle dit qu’elles parlent tout le temps avec leur tête, tout le temps de la Gloire et pas assez de l’Amour. Elle les déteste parce qu’elles l’empêchent de laisser jaillir ce formidable déferlement de sentiments qui la bouleversent.

Quand elle m’a quitté, j’ai eu l’impression de devenir fou de désespoir. Je l’avais adulée, mais je n’ai pas su la chérir parce qu’elle ne s’est pas laissée chérir. J’essayais de me convaincre qu’elle avait été fausse, insensible, infidèle. Ce n’est que lorsque j’ai fini par accepter que ma vie soit redevenue terne parce qu’elle n’en ferait plus partie, que j’ai trouvé un peu de paix. Pour me consoler, j’avais au moins le souvenir des couleurs que grâce à elle j’avais pu entrevoir. La blessure qui reste au fond de moi est supportable parce qu’elle témoigne de ce que nous avons vécu ensemble.

C’est à cause de cela que l’homme que je suis ne peut tolérer de rester à ne rien faire alors que je sens que Victor n’est pas qu’une tocade. Parce qu’il arrive à un moment où elle baisse sa garde. Parce qu’elle a toujours eu besoin d’amour, mais jusqu’alors elle a réussi à garder le fouet de la dompteuse. Victor pourrait bien être le félin qui va parvenir à le lui arracher.

Je me suis livré ici de ce que je n’ai jamais raconté, Louise, pour que vous compreniez que j’ai trop aimé Sarah pour accepter que quiconque puisse lui faire du mal.

Comprenez-vous, Louise ?

Comprenez-vous « Loulou » ?

Bien à vous,

Jean Mounet-Sully

de Louise Abbéma à Jean Mounet-Sully

Paris, mardi 6 avril 1897

Quel homme vous êtes !

L’homme que vous êtes tous, en fait !

Ah ! cet homme ! Sans lui, que serions-nous ? Sans sa virilité triomphante qui ne se conjugue qu’avec ce pronom personnel de la première personne. « Je je je » « moimoimoi »...

Mounet, je ne suis pas « votre Loulou » !

Mounet, il y a votre souffrance que je crois sincère, mais il y a aussi cette incompréhension de la femme et surtout de ce qu’est la liberté pour elle.

Parce que vous n’avez pas idée des combats qu’il faut mener, des renoncements que cela impose.

Vous ne pouvez pas envisager que nous puissions nous passer de vous, mais nous, nous revendiquons les clefs d’un monde dans lequel vous ne seriez pas le passage obligé. Croyez-vous que Sarah serait devenue la Divine si elle avait succombé à votre envie de lui mettre des chaînes ?

Pourquoi dit-on quand on aime que l’on est attaché à quelqu’un ou quelqu’une ? Les « liens » de l’amitié, les « liens» de l’amour, les « liens » de la famille… Ligotons, ligotons pour être sûr de bien s’aimer ! Enfin, ligotons surtout les femmes pour être sûr de les retrouver à la même place où on les a posées. Sarah n’a pas voulu de cette vie-là et vous n’arrivez toujours pas à comprendre qu’elle ne pouvait pas se contenter de la vie que vous lui proposiez. Vous avez raison en supposant qu’elle a épousé Damala parce qu’il était lui-même tellement ravagé par tous ses démons qu’il n’aurait pas été foutu de retrouver le bout de la corde qu’il aurait pu lui mettre autour du cou.

Sarah a besoin d’aimer, d’aimer dans la démesure, mais contrairement à ce que vous croyez elle n’est pas près de lâcher les rênes de sa vie, pas plus que de se faire bouffer par le premier fauve venu.

Et ce n’est pas parce qu’elle est femme qu’elle en devient vulnérable.

C’est difficile pour un homme comme vous n’est-ce pas, monsieur Mounet, d’imaginer que nous n’avons pas comme seuls repères les limites que les hommes nous ont imposées. Toutes ces lois qui veulent nous empêcher de respirer, tous ces codes de conduite qu’on nous impose pour nous garder dans les rails ne sont que l’expression de votre terreur de nous voir exister sans vous.

Faut-il être pervers comme ces culs bénis, pour faire un procès à Sarah parce qu’elle porte un pantalon dans son atelier et qu’en plus, comble de tout, elle s’est fait photographier dans cette tenue scandaleuse ! Faut-il être bête comme ces faiseurs de morale, pour croire une seconde que si l’on portait la culotte ou si l’on montait sur un vélocipède ça pourrait abîmer nos parties les plus intimes ! Parce que les soudards qui nous plantent leur gros bâton dans nos petites fentes ne risquent pas de nous abîmer, par hasard ?

Heureusement pour elle, elle n’a pas été élevée pour une petite vie bourgeoise. On ne lui a pas non plus seriné que les hommes recherchaient une femme douce. Aimante. Obéissante. Au contraire, on lui a montré l’homme comme étant un outil agréable, permettant une vie facile pour peu qu’on le satisfasse. Elle avait le choix entre devenir une courtisane ou une femme entretenue. Et elle a choisi d’être Elle. Elle a pu faire ce choix parce qu’elle a été élevée par des femmes, dans un monde de femmes et qu’en l’absence de modèle pré-mâché, elle a pu se penser capable d’exister seule.

Vous dites qu’elle avait besoin de luxe. Oui, elle avait besoin d’argent, de beaucoup d’argent pour vivre la liberté que cela procure. C’est pour cet argent qu’elle a suivi Jarret en Amérique et elle en a ramené plus que vous n’en gagnerez jamais dans votre beau palais du Français. C’est facile quand on est un homme comme vous de mépriser l’argent, mais pour nous, c’est la seule clef pour survivre dans votre monde de vampires.

Vous m’êtes quand même sympathique, Mounet-Sully. Je sais que vous êtes réellement inquiet pour Sarah. Moi aussi. Mais pas pour les mêmes raisons que vous. Victor vous fait peur parce qu’il ne correspond à aucun de vos modèles de héros.

Il parvient à dégager une impression de virilité et d’animalité qui embrase les sens, mais dans le même temps on sent chez lui une sorte de féminité émouvante. Il vous fait peur parce que vous êtes vous-même attiré par ce garçon. Vous imaginez Sarah ressentant la même fascination et pour ignorer la terreur que vous éprouvez de vos propres sentiments, vous la mettez à distance en lui attribuant un autre cadre que celui de votre propre désir.

Moi aussi je connais Sarah. Je sais d’elle plus que ce que l’amitié aurait pu m’en confier. À la différence de ce que vous avancez, ce n’est pas de voir rejouer la scène 4 de l’acte III de cette sinistre tragicomédie que fut l’épisode Damala, qui m’inquiète, c’est le changement survenu chez Sarah depuis son retour de tournée. Elle se dit lasse, fait le compte de ses années, revisite un vécu si dense et si riche que les défis nouveaux se font rares. Elle se jette à corps perdu dans des expériences censées lui donner des frissons, comme celle de la sortie en montgolfière au-dessus des Tuileries.

Elle a transformé son appartement en une jungle où se croisent entre autres bêtes terrifiantes des singes, des tortues, des loups, des serpents, une ou deux chauves-souris sans oublier son lionceau qu’elle emmène en laisse au théâtre.

À seize ans, ses camarades surnommaient Sarah « Le Grand Singe » non seulement parce que ses jambes maigres et longues étaient ramassées vers le haut du corps mais parce que la jeune fille avait un large sourire découvrant de grandes gencives sur de petites dents.

Plus tard, Bram Stocker, auteur de Dracula tombant sur une photo de Sarah « tout sourire », s’exclama : « Elle a les dents d’un vampire ! »

L’actrice informée de cette remarque désobligeante décida de « mieux maîtriser son image », sa notoriété et sa promotion après de son public.

Elle décida tout simplement de ne plus sourire sur les photos ou les multiples poses organisées de concert grâce au savoir-faire technique et très professionnel des plus grands photographes de son temps français, américains, anglais : les Nadar père et fils, Melandri, Downey, Boyer,Falk, Dover Street Studios, Rochlitz, Reutlinger, Bert, Otto, Dornac, Sarony…

Quoi qu’il en soit, vampire ou pas, Sarah aime beaucoup la compagnie ou le symbole des chauves-souris, peut-être depuis son séjour dans un cercueil qui a fait grand tapage et contribué à faire parler d’elle dans les journaux.

La chauve-souris est devenue son animal fétiche non seulement perché sur sa tête ou son miroir du salon, mais Sarah a réalisé une sculpture en bronze représentant un autoportrait en chimère formant un encrier.

Imaginez la tête de Sarah avec deux grandes ailes de chauve-souris déployées de chaque côté de l’encrier.

Elle est adulée par son public qui lui pardonne toutes ses excentricités, et du coup, elle n’a plus rien à prouver parce que tout le monde la reconnaît comme l’Unique, la Divine.

Et c’est ce qui m’inquiète.

Sarah ne peut être qu’en conquête. En ce moment, elle est en recherche de quelque chose qui l’emporte haut, loin ! Elle a certes besoin de Belle-Île pour trouver la paix, se ressourcer, mais, dans le même temps, il lui manque de quoi vibrer à nouveau. Tous ses amis lui font une cour gracieuse, dont elle se nourrit, mais dont elle ne se remplit pas. Elle veut vivre des sensations qui la bouleversent, mais elle a déjà expérimenté tant de choses que les nouvelles découvertes se font plus rares. Liane de Pouget2 l’entraîne de plus en plus dans les lieux les plus mal famés, d’où je crains toujours qu’elle ne revienne amochée.