La petite prisonnière de la tour L - Josslynn Stefen - E-Book

La petite prisonnière de la tour L E-Book

Josslynn Stefen

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Beschreibung

23 décembre 2020. Drancy, mignonne bourgade près de Paris. Les fêtes d’une fin d’année mouvementée se profilent agréablement, réunissant toute une famille bien décidée à célébrer dignement les derniers jours de décembre. Dans l’appartement situé tout près de la place de la mairie résonnent des cris de joie, et des rires viennent se fracasser contre les murs, augures d’un bon nombre d’heures passionnantes. Les enfants se sont réunis pour partager leurs secrets dans la caverne magique des deux fillettes de la maison, Inaya et Saysay. Seulement, les deux conspiratrices entraînent leurs amis dans leur monde magique, afin de leur dévoiler une drôle de trouvaille…


À PROPOS DE L'AUTEURE


Josslynn Stefen aime particulièrement les aventures fantastiques. Pour en écrire, elle s’inspire de la réalité qu’elle se plaît à modifier au gré de l’étendue de son imagination. Avec La petite prisonnière de la tour L, elle signe son deuxième roman.

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Josslynn Stefen

La petite prisonnière de la tour L

Roman

© Lys Bleu Éditions – Josslynn Stefen

ISBN : 979-10-377-6338-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ce livre est dédié à Ruby la rêveuse, Bilel le gourmand, Mila l’espiègle et à Inaya qui adore le sport. À Hnia qui passe ses tendres heures à danser, Iliam le courageux et Sayana qui n’a peur de rien.

Incorrigibles et charmants enfants, joyeux garnements pleins de bon sens, vous êtes les héros de ce roman. Vous avez su m’ensorceler, m’envoûter. Cette histoire fantastique vous appartient.

À ma mère, le 12 juin 2021.

Prenez le temps de rêver… Et si vos songes ne se réalisent pas, qu’ils vous entraînent tout de même vers le merveilleux !

1

Il était une fois

Drancy, 23 décembre 2015

Contre toute attente, l’année 2015 avait décidé de se comporter à la façon d’un match de football endiablé. Au beau milieu d’un été caniculaire, elle siffla le coup d’envoi pour le début d’une série d’évènements dignes de déclencher l’appétit féroce des médias. Entre shoots et talonnades, certains joueurs marquèrent pourtant le but de la victoire quelques jours avant Noël. C’est ainsi que les actions héroïques d’une bande de gosses égarés s’arrangèrent pour bousculer les plaisirs de ces fêtes empreintes d’espérance, messagères d’un bonheur tout nouveau.

En ces jours boréaux, un froid sibérien avait paralysé Drancy, une petite ville proche de Paris. Ensevelie sous une couche de neige immaculée, cette bourgade somnolait du sommeil du juste, sans se soucier du climat banquisard. Tout semblait tranquille, pas un bruit n’était venu déranger le profond repos des habitants, enfouis sous d’épais édredons. Toutefois, c’était sans compter sur les tracasseries que nous réserve la vie. D’ailleurs, ces évènements perturbateurs étaient-ils dus à cette déferlante polaire qui avait paralysé toutes les rues de la ville en cette année pleine de mystères ?

Personne à ce jour n’a pu éclaircir cette énigme. Des heures peu banales avaient pointé le bout de leur nez pour mettre à mal cette bourgade, d’ordinaire si tranquille. Cette journée brilla par tant de singularité, et sema le doute sur toute la ville, contaminant les esprits conformistes. Au petit matin d’un 23 décembre 2015, l’apparition de six gamins hagards avançant en titubant presque dans les lueurs d’une aube glaciale fit sensation. Tant il semblait abracadabrantesque, tous s’accordèrent pour dire que ce retour fortuit allait déposer sur le parvis de la mairie une malle remplie de tracasseries, mais de joie aussi.

La façon dont étaient affublés les gosses attirait à elle seule le regard des lève-tôt, abasourdis par l’incongruité de la situation. Cinq enfants à peine âgés d’une douzaine d’années avançaient péniblement dans les rues encore endormies. Ils avaient surgi de nulle part, presque dénudés, mettant fin à une fugue de quelques mois. Ce retournement inattendu marqua indubitablement le début d’un hiver bien rude. Cette année-là, une météo prise d’un coup de folie annonçait en boucle une vague de froid exceptionnelle, pendant que les fêtes de Noël se tenaient au garde à vous sur le pas des portes décorées.

Dès potron-minet, le climat banquisard avait montré ses crocs. Il mordait sans aucune pitié les plus courageux qui osaient déambuler dans les rues de la ville sans une bonne raison. Bien peu d’âmes valeureuses avaient relevé le défi, et l’heure aurorale gardait au chaud pour quelques heures encore les habitants enfouis sous d’épaisses couvertures. Pourtant, si les quelques curieux éveillés avaient collé le bout de leur nez marmoréen sur la vitre de leur chambre, ils auraient pu distinguer six jeunes aventureux qui avançaient en courbant l’échine, luttant péniblement contre le vent glacial. Fantômes transis et hésitants, ils cheminaient au milieu de l’avenue principale encore déserte, marquant de leurs pas une neige immaculée.

En observant minutieusement ces enfants apparus comme par magie au cœur de la tourmente, on pouvait distinguer parmi eux une adolescente au regard perdu, plus âgée que le reste de cette bande de mioches. Ses longs doigts blanchis par le froid agrippaient désespérément les chemisettes en coton de ses compagnons. Affaiblie par vingt années de captivité dans un monde ignoré, elle s’accrochait tant bien que mal à cette troupe fringuée pour une escapade sous les tropiques.

Quel évènement étrange était-il survenu pour que ces six gamins dépouillés de leurs habits d’hiver avancent en silence, le visage fermé ? Hagards et frigorifiés, ils piétinaient sans relâche une neige encore vierge de toute agression, comme pour se préparer pour un marathon d’enfer. Avides de sensationnel, les médias aussitôt prévenus s’emparèrent de ce dossier chaud bouillant qu’ils baptisèrent « Honooneik et les cinq fugitifs. » À ce jour, le mystère continue de planer sur la ville, et aucune théorie échafaudée par les feuilles cancanières n’a permis d’élucider le retour de cette adolescente, survenant après dix années de notre monde.

Encadrée par ses amis fugueurs, Honooneik gardait les yeux rivés vers un ciel chargé de flocons, comme pour implorer tous les dieux de l’univers. La main du destin avait ainsi programmé la résurgence de certains en un lieu maléfique, bâtisse maudite que les cinq intrépides s’empressèrent d’oublier. Mais, pour chacun d’entre nous, la mémoire du temps passé reste à jamais un voyage dans le fantastique, histoires de vies précieusement gardées par des êtres de lumière.

Était-ce un cadeau de cette existence qui nous surprend si souvent ? Les rédacteurs avides d’évènements extravagants publièrent aussitôt un ramassis d’allégations, fausses pour la plupart. Cependant, le récit de cette aventure à la fin heureuse captiva les lecteurs. Il déchaîna les passions pour des bouquineurs restés trop longtemps en manque de sensations fortes. Les journalistes curieux de tout et rien convinrent alors d’attribuer aux enfants un tout nouveau nom, « les disparus de 2015. » Dans la foulée, ils renoncèrent à élucider le simple fait qu’Honooneik avait gardé cette apparence juvénile, malgré un emprisonnement d’une bonne dizaine d’années de notre monde. Certains appelèrent cette bizarrerie « miracle ». Mais devant tant d’étrangeté, l’affaire fut aussitôt scellée et rangée au beau milieu des dossiers classés. « Trop dérangeante », avait clamé une armée de dirigeants intransigeants.

Drancy, 23 décembre 2020

En cette fin d’année, le maître du temps se targue de mener encore une fois quelques gamins vers une contrée interdite. L’impatient sablier de l’avenir distille à nouveau ses grains mystérieux et l’épopée va se répéter. D’innocents enfants marcheront vers un univers où tout diffère. Les similitudes avec une ancienne affaire en affoleront pourtant plus d’un, car malgré l’avis marqué de certains, l’histoire inachevée des « disparus de 2015 » avait terminé sa course dans un tiroir aux oubliettes. Une épaisse couche de poussière avait terni les pages de ce dossier bouillant, mais pour quelques personnes audacieuses, cette vieille énigme allait sous peu venir défrayer la chronique.

Dans la cité abandonnée, aujourd’hui encore, la sinistre charpente d’une tour sacrifiée se découpe en ombre chinoise, au beau milieu de ces heures enlunées. Possédée par tant de forces surnaturelles, elle sourit de toutes ses lucarnes spectrales. Ses cris effrayants déchirent la nuit, et l’on peut bien plaisanter, et même rire des élucubrations des passants effarés, personne à ce jour ne s’est plus aventuré dans ce territoire abandonné. La peur de finir avalé et propulsé par ce bâtiment maudit dans un monde oublié a mis en berne le courage de quelques valeureux guerriers.

Envahie d’esprits maléfiques, la tour se complaît à présent dans ce monde satanique. Tous les cinq ans, elle appelle des enfants assoupis, qu’elle guidera jusque devant sa porte. Elle les façonnera pour qu’ils se perdent dans ses étages chaotiques. « L » se délectera de leurs âmes pures, et ses cris tapageurs envahiront les quartiers alentour. Ce véritable régal renforcera la puissance de la méchante. « L » va frapper encore une fois, n’en doutons pas.

En cette nuit d’avant Noël, une main énigmatique dotée de pouvoirs extraordinaires va de nouveau caresser l’âme de cinq jeunes enfants endormis, pour les guider vers leurs destinées, pour les entraîner vers une contrée obscure. La symbolique de ce nombre d’où jaillit la régénérescence honore en tous points cette traque surnaturelle, cette recherche de l’impossible. Et le danger marchera en permanence aux côtés de ceux qui s’aventureront dans cette tour maléfique, irréelle.

Cette légende urbaine s’est propagée dans toute la bourgade, embarrassant les esprits cartésiens. Elle s’est répandue comme l’épais brouillard d’un matin glacial, ivre d’une singulière liberté. À présent, elle s’emploie à contaminer toutes les personnes qui croisent son chemin. Dans des cabrioles sans retenue, elle enveloppe de craintes nouvelles toute une bourgade, sautillant de proche en proche, allant de bouche à oreille. L’histoire de cette tour n’est pas à prendre à la légère, le frisson de la terreur vous caressera si vous l’approchez d’un peu trop près.

« L » n’a pas fini d’épouvanter celui qui osera la défier.

2

Inaya

Drancy, le 23 décembre 2020

Youyou sommeille.

Pourtant elle a bien grandi et elle pourrait veiller beaucoup plus tard à présent. Elle avance triomphalement vers une douzaine d’années de joies partagées.

— Ce soir, vous irez au lit de bonne heure.

Lorsque Mamina parle, Yaya et Sayana obéissent. Elles ne négocient pas, c’est impossible. Quant à intercéder auprès de leur Papou, même pas en rêve !

— Papa soutient toujours maman, ne gâche pas ton temps à aller le voir.

En grande sœur accomplie, Inaya met en garde Saysay l’intrépide. La pitchounette de la famille pleurniche souvent en s’agrippant à son père pour obtenir ce qu’elle veut. Mais là, c’est peine perdue, Mamina a parlé. La tête basse, Inaya tire la rebelle vers elle pour rejoindre sagement leur chambre. Pour se consoler, ce soir encore elles voyageront dans un pays imaginaire et sommeilleront dans les bras des fées.

En s’avançant à pas de géant, l’obscurité a pris d’assaut cette partie du monde depuis quelques heures déjà. Alors qu’Inaya dormait paisiblement, une secousse la réveille brusquement. Intriguée, elle regarde au travers de la fenêtre les flocons laiteux qui virevoltent follement. Ce duvet crayeux joue les acrobates à chaque souffle du vent, et dans des pirouettes savantes se dépose sur le sol glacé sans un bruit, comme pour ne rien déranger.

Il neige abondamment depuis hier, et en compagnie de leur Papou, les deux fillettes se sont adonnées pendant quelques heures à une bataille de boules faites de cette poudreuse immaculée. Quand enfin ils sont rentrés, leurs joues s’étaient teintées de la couleur des coquelicots, et de fines aiguilles picotaient leurs doigts glacés. Mamina avait préparé un bon chocolat chaud et des biscuits, et l’odeur suave s’était répandue dans toute la maison. En souriant, elle a questionné malicieusement les deux gamines enfin réchauffées.

— Alors, les filles ! Racontez-moi, Papou en a-t-il pris plein la tête ? 

En cette fin d’un après-midi mouvementée, la quiétude tiède et feutrée qui règne dans la maisonnée a entraîné sans un bruit les deux petites vers un repos mérité.

À présent, sa couette couvre le bout de son nez, et ses yeux grand ouverts balayent d’un regard vert les murs de la chambre. Inaya s’applique à respirer doucement pour ne rien déranger dans cette nuit silencieuse. Elle revoit en pensée la place de la mairie ainsi que la fontaine qui ont endossé leurs manteaux blancs. « Ça ne les réchauffera pas, en tout cas. » Bien à l’abri dans son lit douillet, elle continue d’admirer cette giboulée de poudre lactée virevoltante. Cependant, la sensation d’avoir vécu auparavant un tel moment devient de plus en plus forte. Ni une ni deux, elle se lève et s’approche de la fenêtre. Le nez collé sur la vitre glacée, elle sautille en silence. Tour à tour, les petits pieds nus foulent le sol gelé.

— Mais… Je me souviens à présent…

Dans la froideur de la chambre enténébrée, les instants mystérieux d’un passé pas si vieux refont surface tout à coup, et l’emplissent d’effroi. Elle avait déjà trépigné de cette façon pour regarder dehors, il y a bien longtemps. C’est alors qu’elle avait aperçu le gentil monsieur avec un doigt posé sur ses lèvres. Dans la nuit noire, elle avait saisi le sens caché de ses chuchotements. « Ferme les yeux Inaya, et vole vers le pays des rêves. Mes pas se fonderont dans les tiens, je deviendrais ton ombre, là où tu iras, je serais ! »

Cette fillette avait imaginé ce soir-là qu’elle voyait le père Noël travesti en drôle de bonhomme. C’était la croyance d’un bout de chou bien sûr, car à présent Youyou ne l’attend plus. Elle a bien poussé cette petite Inaya depuis cette fameuse nuit. Elle continue de grandir tranquillement tandis que le temps passe inexorablement. Autant dire que c’est presque une demoiselle. Enfin, c’est ce qu’il lui plaît de croire en cet instant. Sans remords, elle a transmis le flambeau de ses rêves de bébé à Sayana, sa petite sœur. À elle d’attendre le vieux monsieur à la barbe blanche !

Toujours en faction devant la fenêtre, elle aperçoit alors une drôle de lueur qui scintille au loin. Dans le silence de la nuit, elle remarque une ombre furtive qui se déplace en glissant sur une neige immaculée. Est-ce la fatigue qui lui brouille la vue ? Dans le doute, elle se frotte énergiquement les yeux. Malgré cela, l’énigmatique personnage se tient toujours près de la fontaine, immobile et terrifiant. Alors qu’elle porte toute son attention sur cet insolite bonhomme figé au beau milieu d’une tempête de neige, une terrible vision la terrasse. L’étrange individu joue le funambule sur un fil invisible, à quelques centimètres du sol, et agite sa main d’un geste hésitant.

— J’hallucine, sérieux ! C’est juste pas possible un truc pareil !

Envahie d’une frayeur toute nouvelle, Youyou a parlé haut et fort, au risque de réveiller Sayana et Mamina. Quant à Papa, pas d’inquiétudes, ses ronflements laissent espérer qu’il dort profondément. D’un bond, elle plonge dans son lit et s’enfouit sous sa couette. Elle ferme les yeux bien fort pour ne pas se faire prendre en flagrant délit d’insomnie, mais surtout pour occulter cette vision à donner la chair de poule. « C’est un mauvais rêve, je dois l’oublier ! » Cependant, la complainte qui naguère l’avait intriguée et même terrorisée résonne à nouveau dans la chambre. Se retenant de respirer, Youyou n’en croit pas ses oreilles !

— Ça recommence.

Elle se rappelle à présent ce moment si particulier. Inaya s’envole dès lors vers un univers où sont enfermés bien précieusement tous ses souvenirs. D’un pas de géant, elle se retrouve à crapahuter dans ces années écoulées. Il y a tant et tant de jours, cette comptine l’avait tenue éveillée, quand sa mère avait fredonné cette douce mélodie à son bébé-sœur. Elle revenait à présent la hanter, au milieu d’une nuit confinée.

Dans ces heures obscures, le passé et l’existant s’entremêlent et font perdre la tête aux voyageurs du temps. Au fil de notre quotidien, le cours des évènements maîtrise et régit le monde. Ce prince des jours et des heures sombres, irréel et pourtant si présent, avance à une vitesse incroyable. Mais ces instants capricieux peuvent nous immobiliser sur place quand les voilà pris d’une furieuse envie de se jouer de nous. Une idée nous traverse l’esprit et déjà elle chemine dans le passé. Cela dit, c’est sans compter sur les souvenirs. Ils gardent bien précieusement les empreintes des histoires étranges, spectateurs invisibles d’un vécu hasardeux.

Aussi, malgré son âge si peu avancé, une trace bien ancrée dans sa mémoire témoigne de ces évènements peu communs. Aujourd’hui, l’anamnèse des heures sombres à l’heure où cinq enfants avaient surgi de nulle part après avoir disparu pendant presque cinq mois, revenait la hanter. Les fragments enfouis dans les souvenances d’une nuit, quand cinq jeunes explorateurs avaient ramené une adolescente égarée dans un autre temps depuis vingt ans, écorchaient à nouveau son esprit.

En jouant les acrobates de fortune, Youyou s’est libérée dans cet envol manqué des inquiétudes qui la tourmentent. La comptine a cessé brusquement de resonner dans la chambre. Le calme s’est radiné derechef et, enfin soulagée, elle imagine déjà la réunion qui se prépare, le drôle de bonhomme tout vêtu de rouge, la neige qui tombe. La complainte chuchotée est aussitôt rangée dans le tiroir aux oublis, car la famille au complet va débarquer pour les fêtes de cette fin d’année. C’est un sujet de réflexion bien plus plaisant que les souvenirs qui l’ont assaillie à l’instant. Elle hoche la tête, convaincue que cette réunion aura l’allure d’une foire de tous les diables. Cette pensée salvatrice lui fait oublier ainsi ses frayeurs nocturnes.

Noël, son magnifique sapin, les cadeaux, le repas pantagruélique, dans quelques heures cela ne sera plus un rêve. La parentèle rassemblée pour la circonstance célébrera cette joyeuse fête. La maison si tranquille d’ordinaire va foisonner d’une quantité d’enfants, et Youyou attend ce moment avec impatience. Retrouver tout ce petit monde pour vivre une soirée extraordinaire, quoi de plus exaltant. Bilel, Mila et Hnia feront partie de la bamboula. Et le dernier, Iliam, va sûrement les faire tourner en bourrique comme à son habitude, en compagnie de sa complice de toujours, lady Sayana.

Mila répond en général au gentil sobriquet de Mimi-Chat, quant à Bilel, allez savoir pourquoi, les enfants l’ont affublé d’un drôle de nom qui fait penser à un gâteau. Est-ce à cause de son attirance prononcée pour les sucreries ? Quoi qu’il en soit, après avoir bougonné un bon moment, il accepta ce tout nouveau patronyme. Il se mettait au garde-à-vous dès qu’il entendait ce nom bizarre, Bibichoco. Hnia c’est Bébébonheur. Les parents l’avaient appelée ainsi, car ce joli nourrisson gazouillait et souriait en permanence. D’un commun accord, les enfants ont changé un peu la donne pour cette adorable fillette qui aime tant danser. À l’unanimité, ils ont décidé qu’elle porterait un sobriquet marrant, dorénavant elle s’appellera 3B.

— On doit absolument saisir les brides de nos vies, de temps à autre. Et puis, Bébébonheur, ça prend du temps pour le dire.

Ces gamins malicieux ont raccourci comme ils pouvaient ce nom de guerre bien trop long. Miss 3B dans un signe d’assentiment a validé la proposition, et la voilà avec un patronyme tout neuf. Ils ont ri de bon cœur, se demandant quel aspect singulier elle donnera à sa nouvelle signature.

Calfeutrée sous son édredon, Inaya se remémore avec plaisir ces moments de bonheur simple qu’elle a partagés avec ses cousins cabochards. « C’est drôle comme on adore se parer de ces fameux “p’tits noms”. Les parents, avec cette habitude de nous accoutrer chaque jour qui passe d’une multitude de sobriquets marrants, nous ont entraînés sur ce chemin plaisant. Ne les contrarions pas, peut-être ont-ils gardé un pied dans l’enfance après tout. » Inaya finit par se dire que bien des adultes aimeraient revenir en arrière, au moins pour quelques heures. Elle secoue sa jolie tête à moitié sortie de sa cachette, et ses boucles dorées à souhait virevoltent joyeusement. Ses yeux pétillent de malice et elle pense à ce garçon à la voix si spéciale.

Iliam a bravé tant et tant de choses depuis son arrivée dans ce monde agité. Le sort a voulu que son cœur minuscule souffre d’un mal cruel, tenace et envahisseur. Trois mois s’étaient écoulés depuis sa naissance, et le moment de réparer ce petit homme s’est pointé, traînant derrière lui une angoisse toute légitime. Rien ni personne n’aurait empêché cette famille de camper dans les couloirs de l’hôpital, le jour où l’histoire devait se réécrire par tant de mains si habiles. La parentèle au complet avait pris d’assaut le hall de l’établissement froid et impersonnel. Des messieurs vêtus de casaques, masques et bonnets de la couleur de l’espoir, ont besogné pendant des heures pour lui remodeler un cœur tout neuf. Ils ont coupé par ici, raccommodés par endroit, et voilà le travail ! Ils lui ont offert une toute nouvelle vie.

À l’annonce de la réussite de cette intervention risquée, la joie a envahi le hall triste et glacé. Une allégresse époustouflante est venue se fracasser sur les murs, envelopper même des inconnus masqués qui patientaient sagement. Les applaudissements ont fusé de toutes parts, et cette opération si délicate, menée de main de maître, a permis au clan en détresse de respirer enfin d’un souffle tranquille. Petit-Ours désormais réparé, les chirurgiens-magiciens ont tiré toute notre tribu hors d’un incommensurable chagrin. D’ailleurs, c’est sûrement à cause de tous ces tourments que leur « Isoäiti » l’appelle de la sorte.

À l’occasion d’une réunion de famille, la fin d’un repas fastueux avait entraîné l’assemblée vers une douce quiétude. Dans ce silence bienfaisant, les enfants avaient rejoint la caverne des filles à peine éclairée. Celle-ci s’est alors transformée en un repaire fantastique. Était-ce dû à la présence à leur côté de cette aïeule peu ordinaire ? La clique de gosses assis à même le sol entoure et écoute sagement les histoires de leur grand-maman. Cette nuit-là, dans un souffle elle leur a révélé le secret de ce fameux petit-nom. Presque invisible dans l’ombre de la chambrée, elle est devenue une enchanteresse. Sa voix douce et pourtant puissante résonne encore dans les esprits tourneboulés de cette gentille bande d’enfants, avides d’histoires racontées.

« Fort comme un ours », ces quelques mots chuchotés les ont envoûtés, et dès lors, Iliam et ce tout nouveau surnom ne se sont plus quittés. Depuis ce fameux soir, les six mignons garnements restent persuadés que cette grand-maman à la voix si particulière est une fée. Les gamins n’ont jamais cherché à connaître la vérité sur cette révélation pour le moins extravagante. Mais n’en doutons pas, un jour prochain, Petit-Ours deviendra costaud comme un grizzly. Cette vision d’un avenir heureux est venue les caresser, et ils se sont contentés d’approuver. D’ailleurs, ce gentil bougre a su tirer parti de la situation. Il agrémente les moments forts de cette joyeuse assemblée par ses caprices de bambin.

— Ne m’énervez pas les mecs, moi je suis un opéré du cœur !

Phrase fétiche de cet adorable monstre, il l’a servie à maintes reprises. Ses yeux malicieux ont observé la famille ébahie. « Bigre, ce petit ne manque pas d’aplomb ! » Mais dans le doute, la parentèle réunie a toujours cédé, trop contente qu’il partage les jours et les nuits à leurs côtés. Sans rechigner, ils ont accepté de subir ses mignonnes tocades d’enfant gâté. Le temps a réparé les faiblesses de son œuvre, et Petit-Ours s’est transformé en un adorable garçon qui n’a peur de rien, fini les caprices. Et Inaya, complètement investie dans ses agréables pensées, s’avance doucement vers le pays des songes. Pour l’heure, le calme a entièrement repris possession de la maison, et la fillette aux yeux verts dort du sommeil du juste. Pas même un chuchotement.

Mais alors que les ronflements de Papou s’étaient enfin arrêtés, le froissement d’une cape est venu caresser l’air environnant. L’ombre qui se profile sur les murs de la chambre des filles pourrait bien terrifier le plus courageux de la bande des six. Le chapeau haut de forme laisse s’échapper des dreadlocks qui tombent négligemment sur les épaules de l’homme, et ses yeux malins, à demi fermés, brillent derrière une paire de lunettes aux verres épais. À pas de loup, le dos courbé, il s’approche d’Inaya endormie. Ses lèvres charnues bougent doucement au rythme d’un murmure, il chante une complainte apaisante, et la petite sourit dans son sommeil.

— Nuku, Tyttö. Pian armeijasi mukana sinun on pelastettava pikkusiskosi Acadabianin kynsistä. Retkikuntasi merkitsee L Towerin, Acadabianin ja Retorsin loppua1.

Sans que l’air se déplace d’une once, l’homme au drôle de chapeau disparaît dans la nuit, laissant derrière lui une famille endormie.

Quelques heures plus tard, l’obscurité bienfaisante qui nous entraîne dans nos rêves les plus fous s’est enfin dissipée. Le jour l’a chassée et les pâles rayons d’un soleil froid sont venus caresser les murs. L’un d’entre eux chatouille le bout du nez d’Inaya et finit par la réveiller. Elle se frotte les yeux, ce rai malin lui donne envie d’éternuer. Cette nuit, un rêve très bizarre a perturbé son sommeil. Sa petite sœur a-t-elle entendu l’étrange personnage prononcer une curieuse complainte ?

— Tu dors, Sayana.

Pas de réponse. La respiration de la fillette assoupie semble régulière, pour une fois, elle ne simule pas. Ni une ni deux, Inaya bondit hors de son lit. La neige a cessé de tomber, et le soleil fait scintiller une poussière de diamant qui recouvre le tapis laiteux immaculé. Elle ne contrôle plus l’impatience de ces derniers jours, car dans quelques heures, la smala au complet arrivera pour fêter la fin de cette année. « Nous, c’est surtout Noël qu’on attend. » Inaya sait pertinemment que la maison va retentir d’un millier de cris et de rires. Transportée dans un monde de bonheur, elle ouvre doucement la porte de sa chambre.

Durant l’après-midi d’hier, les quatre membres de cette joyeuse famille ont habillé un immense sapin. Avec précaution, Mamina a sorti la boîte de décoration. Les gazouillis heureux des fillettes retentissent encore sans retenue dans la salle, et au milieu de cette gaieté contagieuse, le roi de la forêt s’est alors vêtu d’une multitude de petites lumières d’espoir. Dès lors, l’arbre de Noël s’est transformé en un véritable bijou. Papa a sélectionné une application musicale, et les filles se sont déchaînées dans des mouvements endiablés.

Les parents n’ont pu résister à l’appel de ces accords entraînants, ils ont rejoint Inaya et Sayana au milieu du salon. Au rythme de leurs pas débridés, cet endroit voué à la détente s’est transformé en une piste de dance improvisée. Pour parfaire cette nouba inopinée, les lumières du sapin ont clignoté, suivant la cadence de leurs mouvements fous. Essoufflés par ces chorégraphies endiablées, ils se sont blottis sur le canapé, accrochés les uns aux autres, et encore secoués par des rires déchaînés. Puis enfin calmés, ils ont admiré en silence cet arbre enchanté qui ne meurt jamais.

Enveloppée dans le souvenir de ces moments de joie, Inaya hoche la tête. « Les fêtes de Noël font partie des plus magiques. » D’un bond, elle se niche dans le confortable divan et savoure les derniers instants de quiétude. « Le calme avant la tempête. Que dis-je ! Tsunami me semble bien plus approprié avec la bande de margoulins qui va envahir les lieux. » Dès lors, Youyou se laisse entraîner dans un univers féerique. Elle chevauche une licorne qui l’emmène vers des territoires inexplorés.

Mais alors qu’elle se délectait de ce voyage magique, un chuchotement à peine audible a déchiré le silence environnant. Il prend possession de la chambre des filles, et se répand comme une traînée de poudre dans le salon pour la désarçonner. Effrayé, l’animal mythique s’envole vers une contrée nouvelle, laissant sur le carreau une demoiselle étonnée. À présent sur le qui-vive, Inaya se montre plus attentive.

Ce bruissement étrange ressemble, à ne pas en douter, à cette prière balbutiée qu’elle avait entendue quelques années en arrière. « Pas question qu’on s’attaque à ma petite sœur », d’un pas décidé elle se dirige vers leur refuge. Saysay sommeille paisiblement, ses yeux clos sont ornés de longs cils qui viennent caresser de fins sourcils bruns. Sayana, Papou et Mamiska restent à jamais les amours de sa vie. Le regard posé sur le bout de chou endormi est empreint de cet attachement bienveillant, même si fréquemment la petite l’agace à vouloir l’imiter en tous points.

Sayana qu’on appelle aussi Saysay et d’autres fois Patatou est une batailleuse. Bien souvent, Papounet observe sa fillette chuter de façon spectaculaire, et lui sourit enfin, rassuré sur son sort. Sans pour autant se lamenter, celle-ci se redresse, fière de sa cascade inopinée parfaitement réussie. Et la voilà de nouveau sur le sentier de la guerre pour de nouvelles cabrioles, à l’assaut des obstacles les plus incongrus. « Cette petite n’a vraiment peur de rien. »

Mais leur Papou n’est pas le seul à observer Saysay. Il y a cinq ans maintenant, une force obscure a jeté son dévolu sur la fillette. Elle la suit pas à pas depuis ses premiers jours, jusqu’au moment fatidique où elle la capturera enfin.

Pourtant, hormis les ronflements de Papou qui troublent le silence à nouveau, aucun autre bruit suspect ne vient perturber le calme apaisant qui règne dans la maisonnée. La comptine a cessé de cajoler les murs de la chambre, et c’est une Inaya pleine de doute qui regagne son lit.

— Sérieux ! Je me fais des films, c’est clair.

Sa voix lui semble inconnue, tant elle tremblote. Inaya est bien obligée de constater qu’elle se monte le bourrichon, car rien n’a bougé et Saysay sommeille paisiblement. « Je dois dormir un peu. La journée qui s’annonce risque fort de ressembler à une de ces bousculades qui retourne le cerveau. » Le temps d’un sourire et ses yeux verts se ferment à nouveau.

Mais ce qu’Inaya ne sait pas, c’est que revenu du monde sans vie, Acadabian, le sombre sorceleur, s’est terré dans la tour maléfique. Cette bâtisse redoutable ressemble à un doigt tendu vers le ciel, au beau milieu de la cité abandonnée, et semble mettre en garde quiconque voudrait y entrer. Enfin délesté de ses chaînes magiques et mouvantes, Acadabian erre à nouveau dans les étages oubliés, tout près de Retors. Voilà quarante années d’un autre monde que les deux rois maudits vagabondent dans ces paliers empoisonnés, prisonniers de ce bâtiment ensorcelé. Acadabian a eu le loisir de penser et de comprendre que ses colères n’étaient pas bonnes conseillères.

La malice a pris le pas sur sa légendaire cruauté. C’est un bien mauvais présage que l’alliance de ces deux sentiments. Durant les cinq dernières années de notre univers, il a su se montrer prudent, terriblement patient. Un soir de Noël, à l’affût d’un fait marquant qui pourrait changer sa destinée, il a insufflé dans l’esprit d’une maman la complainte de la Tortue Igbo. Elle l’a fredonnée à son bébé, sans arrière-pensée. Dès lors, il n’eut de cesse de suivre cette enfant dans ses moindres mouvements.

— C’est une guerrière. Elle remplacera Ezenlaa.

En parlant haut et fort dans la tour abandonnée, ces mots avaient resonné étrangement, avant de se fracasser sur les murs gris sans vie.

Acadabian avait ainsi scellé le sort de Sayana.

3

Sayana

Depuis son plus jeune âge, Saysay avait montré à maintes reprises son indépendance. « En voilà d’une toute petite fille qui possède un caractère bien trempé. » Le personnel de la crèche où elle passait d’agréables journées avait défini son profil une bonne fois pour toutes.

Son premier jour à l’école maternelle ne manqua pas d’originalité lui aussi. Elle n’avait pas même décroché un mot durant le trajet qui la menait vers un nouvel environnement. Avançant à pas mesurés dans le local aux murs décorés de dessins arc-en-ciel, elle décida alors de s’asseoir dans un coin, à l’abri des regards. Plongée dans un silence sans faille, elle réquisitionne un siège miniature de la couleur d’un bonbon, attendant patiemment la suite des évènements. Autour d’elle, les enfants sanglotent, crient à faire éclater les tympans et réclament leurs mamans. Faisant fi de toutes ces jérémiades, Saysay se démarque encore une fois par son sang-froid. Son apparente tranquillité ne présage rien de bon, et dans ce mutisme déroutant, elle peaufine dès lors un plan juteux pour une évasion spectaculaire.

Le moment de se séparer de leurs chérubins arrive enfin et les parents masqués se dérobent sur la pointe des pieds. Une quiétude toute précaire se répand alors dans la classe abandonnée par les grands. Quelques bambins récalcitrants pourtant continuent à se lamenter sans relâche. Sayana met à profit ce moment où l’attention du personnel s’est portée sur les petits pleurnichards, et à pas de loup se carapate hors de la pièce bariolée sans se faire remarquer. Tel un combattant de l’ombre, elle longe un couloir interminable sans se retourner. Dans son idée, ce passage délaissé présentement la conduira sans aucun doute vers la sortie.

Une lourde porte barre cette issue à quiconque voudrait la franchir, mais en exécutant à la perfection un tour de clé puis un deuxième, cette enfant âgée de trois ans se retrouve dans la cour de l’école, ivre de cette liberté reconquise. Mais ouvrir et traverser l’immense grille s’avère une tout autre histoire. L’évasion de Sayana qui deviendra célèbre a pris fin dans cette même cour à présent désertée. Les assistantes se sont approchées de l’enfant en douceur pour ne pas l’effrayer. Celles-ci s’accordèrent pour dire que la petite fugueuse possédait une volonté à toute épreuve.

Saysay a tout de suite évalué la situation. « Cette grille n’est rien d’autre qu’une barrière à surmonter. Certes, me voilà piégée dans cette école, mais pas question de rendre mon tablier ! Je vais attendre le bon moment pour me carapater. » Cette jeune guerrière a pour habitude de mettre sans conteste ses décisions en application. Aussi, à l’issue de cette défilade ratée, Sayana devint donc l’enfant la plus surveillée de l’école, en tout cas pour un temps.

Depuis son plus jeune âge, Saysay rêve de contrées étranges, peuplées de drôles de personnages. Dans un langage tout à fait inédit, elle a tenté de les raconter. Peine perdue. Même son Papou toujours à l’écoute n’a pas vraiment saisi le sens de ses songes bizarrement relatés.

— Huhumm… En voilà d’une imagination vraiment folle, ma Sayana.

Il a hoché la tête en signe d’assentiment, pour ne pas décevoir ce petit bout de chou volubile. Puis le silence a reconquis le bureau, fameux refuge ou personne ne peut entrer, sauf une Sayana envahissante. Il s’est aussitôt replongé dans la lecture de ses dossiers, sans plus accorder d’intérêt particulier aux bavardages incompréhensibles de son enfant. Le télétravail crée certaines obligations, mais ça ! Sayana ne le sait pas.

— On ne peut rien dire dans cette maison, personne ne m’écoute.

Sayana en s’exprimant dans un étrange dialecte a rejoint sa chambre en maugréant. Encore une fois, ni ses parents ni même Inaya n’ont saisi le sens des propos baragouinés dans une version bébé.

Les bizarreries en ce monde deviennent avec le temps pléthoriques. Sayana s’est retrouvée au beau milieu d’un tourbillon enchanteur, depuis son arrivée sur cette terre. Pendant son sommeil, elle s’éclipse pour gambader dans l’herbe verte d’une contrée fantastique. Rien de commun avec son univers habituel. La jeune voyageuse se rend chaque soir dans cet endroit où le temps se fige dans une douceur sans pareille. Dans cette étrange contrée, la nuit prend des allures de jour, tant les étoiles brillent dans un ciel aux teintes pastel. Tout semble fait pour y vivre heureux, apaisé. De singuliers personnages colorés aux bouilles bizarrement déformées l’entraînent vers un monde inexploré. Saysay les connaît bien désormais, et c’est sans crainte qu’elle les suit.

Les Gloubgloubs ! C’est ainsi que la fillette les appelle. Sans même en comprendre le sens, la famille s’était habituée à ce nom bien singulier qui revenait si souvent dans les discussions de l’enfant. Ce drôle de mot sorti d’on ne sait où, Saysay l’avait prononcé avant même de dire papa. Les parents attentifs ne peuvent imaginer ce à quoi elle faisait allusion bien sûr, ils ont quitté le monde des petits depuis belle lurette. Était-ce d’ailleurs le véritable patronyme de ces drôles de bestioles ? La jeune guerrière ne s’embarrasse pas de ce détail insignifiant. Elle va à l’essentiel, et dans son idée, ces créatures marrantes demeureront ses amis à jamais. C’est la priorité du moment. Ainsi, chaque nuit elle disparaît de ce monde pour en visiter un autre, bien plus attrayant !

Toujours à l’affût des moindres gestes de l’enfant, Acadabian a traqué en pensée cette troupe insolite jusqu’au pays de ces personnages grimaçants. Le mauvais magicien a compris qu’un jour prochain, ces singulières errances pourraient engendrer une situation très avantageuse qui lui profitera sans aucun doute. Patience ! Ce mot résonne sans cesse dans la caboche du méchant. Dès lors, il échafaude un stratagème pour s’emparer de la fillette voyageuse. Il capturera l’enfant, lorsque la force nécessaire pour combattre à ses côtés la possédera tout entière. « Je dois prendre au piège certaines de ces minuscules créatures et les asservir. La réussite de mon plan passe obligatoirement par eux. » Acadabian aurait-il trouvé une faille dans la vie si tranquille de cette famille ?

Mais ce que ne sait pas le sombre sorceleur, c’est qu’en capturant Sayana il réveillera alors les fringales oubliées de « L »

Il ne peut s’imaginer qu’une jeune fille endormie quelques rues plus loin ressent à cet instant précis une horrible brûlure, dévorant son cœur. Cette adolescente n’est pourtant pas une étrangère, les tracas d’une folle année griffent sans cesse son âme malveillante. Cette jolie demoiselle porte le doux nom de Ruby, celle-là même qu’on appelle bien souvent Ruby Bou, et dans la plupart des cas la Tortue ou Missrouf.

Et ce que ne peut connaître Acadabian, c’est la puissance des cinq, qui va de nouveau reprendre du service.

4

Une arrivée fracassante

En ce mercredi, veille du dernier jour de l’avent, à coup sûr les retrouvailles tiendront une bonne place dans le livre des souvenirs. Un long coup de sonnette et une multitude de drings-drings aux allures de SOS sont venus déchirer le calme d’un hall endormi profondément. Plantés devant la porte qui protège pour quelques instants encore la maisonnée, les impatients parlent tapageusement, et les gazouillis rigolards ressemblent fortement au présage heureux d’un certain nombre d’heures mémorables. Le long couloir qui mène vers la gardienne de ce doux foyer s’est paré pour la circonstance de guirlandes éblouissantes. Le bruit des pas pressés de Mamouche résonne curieusement, comme pour marquer les secondes qui séparent la famille tranquille d’une avalanche dévastatrice. D’une main ferme, elle saisit la poignée, et l’issue magique s’entrebâille, les voilà enfin.

Dans le corridor paisible du bâtiment, cris de joie, rires aigus et éclats de voix retentissent alors sans retenue aucune. Un long moment à se congratuler, se taper sur l’épaule, et la famille au complet laisse le silence reprendre possession de cet espace commun, encore tout ébranlé par tant d’allégresse. Enfin bien à l’abri dans la maison, les bagages empilés encombrent le couloir, et les sacs de victuailles déposés en vrac jonchent le sol de la cuisine. Les grands n’ont pas perdu de temps, ils ont envahi le salon. Des discussions animées ressemblent à un feu d’artifice, et les exclamations rigolotes explosent, se répercutent jusque dans la caverne magique des filles. Les enfants dans un même élan protecteur se sont rassemblés sans plus attendre, à l’abri des adultes.

Confinés dans le repaire fabuleux d’Inaya et de sa petite sœur, ils comptent bien profiter pleinement de ce peu de temps à passer ensemble. D’emblée, Petit-Ours s’assoit auprès de Sayana, il ne souhaite plus s’éloigner d’elle. Collés l’un à l’autre, les deux gamins se délectent de chuchoteries, et les rires en sourdine vont bon train. Le reste de la bande les observe du coin de l’œil. « De sérieuses catastrophes vont nous casser la tête, ces deux-là vont nous tourmenter avec leurs dingueries. » Sans articuler un seul mot, la troupe acquiesce et secoue de haut en bas leurs jolies caboches. Cependant, la vision qu’ils ont des deux minuscules leur procure une joie sans pareille. Cette tribu de garnements marrants ne pouvait se douter en cet instant que les paroles pas mêmes prononcées se révéleraient prophétiques.

Dans le salon, les discussions à propos du menu servi pour le repas de Noël animent l’assemblée de parents euphoriques. Les senteurs du sapin, les bougies allumées un peu partout dans le boudoir enivrent les grands, et provoque une ambiance du tonnerre. Au milieu de ces exclamations joyeuses, les enfants se perdent en messes basses, pouffent discrètement, et finalement se moquent ouvertement de ces adultes, bien plus dissipés qu’eux. Brouhaha tumultueux, et rires fabuleux ! Manquerait plus que ces foufous masqués, brandissant fièrement le document libérateur, s’adonnent à une bataille de polochon. Les six laissent les parents déjantés pour vaquer à des occupations bien plus sérieuses. Assis en tailleur sur les matelas posés à même le sol, ils méditent en respectant un silence sacré. Une simple œillade avait suffi pour qu’ils se retrouvent sur la même longueur d’onde. Mais quel programme peuvent-ils bien préparer dans ce refuge fantastique ?

Avec lenteur, Inaya a sorti son coffret magique. « Je vais les faire bisquer un peu. » Son regard vert s’attarde sur ses amis, elle titille durant quelques instants la curiosité de la bande, avide d’histoires surnaturelles. Puis, sans un mot et dans des gestes calculés, elle place la boîte sculptée devant elle. Depuis toujours, Youyou savait qu’elle divulguerait le secret bien gardé du manuscrit rédigé en lettre de diamant. Alors que dans toute la maison retentissent des exclamations joyeuses, un silence pesant a envahi la chambre. Le jour du partage est enfin arrivé.

Posément, Yaya soulève le couvercle de la boîte magique. Elle prend son temps, et savoure d’avance l’effet que va produire sa trouvaille. À présent délivré, le document sacré vieux de quelques années retrouve aussitôt sa superbe allure. Dans la pénombre de cette tanière, bien à plat sur les paumes d’une fillette satisfaite, il projette sur les murs un fascinant jeu de lumières et de couleurs, éclaboussant d’une clarté bleutée la caverne secrète. Ces éclats resplendissants possèdent un tel pouvoir qu’ils ont rendu muet pour un temps l’assemblée de beaux parleurs. Les gamins ébahis et pleins d’admiration savourent ces quelques minutes féeriques qui les ont cloués sur place.

Durant leur absence, Inaya serait-elle devenue une enchanteresse ?

5

Une étrange disparition

L’enthousiasme débordant des parents avait bien amusé les enfants pendant un moment. À présent, las de les écouter, ils demeurent volontairement claustrés dans l’endroit le plus mystérieux de la maison, la chambre des filles. À l’abri des regards indiscrets, Youyou avait sorti le parchemin secret, gardé précieusement depuis plusieurs années maintenant. Elle savait précisément l’effet qu’il produirait sur ses compagnons. Émerveillés par les scintillements qu’il projette sur les murs, les gamins subjugués par cette découverte inespérée se perdent en théories fumantes, plus farfelues les unes que les autres. Cela dit, c’est un pari gagné pour Inaya qui se pare aussitôt d’un sourire à faire fondre le plus méchant des vilains.

L’heureux hasard qui avait mis ce parchemin vieilli par les années entre les mains d’Inaya l’avait aidé à capter l’intérêt de ses compagnons. Nul besoin de chandelles, le pacte éclaire à présent la chambre d’une douce lumière. Assis en cercle autour du document sacré, et imprégnés d’une ardeur fébrile, ils décident d’apposer leurs griffes aux côtés des signatures qui le parachèvent. L’ambiance insolite qui règne en cet instant pèsera lourdement sur la destinée des six turbulents. Comment auraient-ils pu se douter de l’avenir mystérieux que leur réserveront cette existence capricieuse et cet étrange parchemin ?

Ce document secret renferme tous les rêves d’enfants et le texte indique que ceux qui le signent devront rester soudés quoiqu’il arrive. Aussi, les aventuriers qui partiront en quête d’une histoire fabuleuse devront se soutenir sans condition jusqu’au dernier jour, tels se présentent les termes de cette charte. Une fois la cérémonie des paraphes terminée, Youyou s’applique à ranger dans son coffre le manuscrit soigneusement plié. Ils connaissent à présent son contenu. Bibichoco avait lu le texte avec une diction tellement sérieuse, qu’ils mesurèrent aussitôt l’importance de celui-ci. Sans comprendre comment, les mots se sont gravés à jamais dans leurs esprits.

Néanmoins, la gaieté a vite repris le dessus, les enfants n’ont plus qu’une envie en cet instant, celle de s’amuser. Dans une pirouette, Petit-Ours se fend d’une alléchante proposition qu’ils ne pouvaient refuser.

— Et si nous organisions une partie de cache-cache.

Nul besoin de le dire deux fois, les cinq adoptèrent l’idée d’Iliam.

— On peut se nicher partout dans la maison ?

Tout prêt de son compagnon de galère, lady Sayana lui avait pris la main. Les deux minuscules de la bande se tiennent déjà aux taquets pour découvrir la cachette introuvable. Et un « oui » unanime marqua le début de cette nouvelle chasse.