Le dernier chant du carnyx - Sandrine Escriva - E-Book

Le dernier chant du carnyx E-Book

Sandrine Escriva

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Beschreibung

Après l’exécution brutale de leurs parents druides dans une Bretagne en pleine christianisation au XIIIe siècle, deux enfants se réfugient dans la mystérieuse forêt de Brocéliande, où ils préservent leurs coutumes et savoirs ancestraux. Formant une étrange famille avec une meute de loups et des descendants de Vikings en fuite, ils doivent affronter un inquisiteur impitoyable déterminé à les détruire. Le carnyx, puissant symbole celtique, résonne à leurs côtés, les guidant à travers les dangers et les moments de joie. Cependant, alors que les hostilités entre cultures persistent, le silence final du carnyx scellera-t-il l’hégémonie de la religion monothéiste ? Jusqu’où devront-ils aller pour protéger leur héritage ? Parviendront-ils à survivre dans ce monde en mutation ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

Sandrine Escriva est férue de peinture, de photographie et surtout d’écriture, cette dernière s’est imposée à elle de manière impétueuse. Depuis lors, elle navigue entre différentes formes d’art et rédige des recueils et des œuvres romanesques teintées de culture nordique.

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Sandrine Escriva

Le dernier chant du carnyx

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sandrine Escriva

ISBN : 979-10-422-3522-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Feux allumés

— Ewen, viens m’aider à cueillir les orties !
— Oui, père, j’arrive.

Le jeune garçon de quinze ans s’élança à travers la clairière, s’éloignant ainsi de sa sœur et de sa mère restées ensemble. Ses longs cheveux bruns bouclés se soulevaient à la manière d’une crinière de cheval, en rythmant sa course. Il rejoignit l’imposant druide charismatique qu’était son père. Dans sa longue tunique vert clair, teintée par les racines d’orties, le sage homme à la longue barbe qui commençait à blanchir était déjà en train de couper les plantes et de les positionner dans un panier. Tout en marmonnant des prières, il pointa du doigt le petit ruisseau à quelques mètres de lui.

— Va te purifier d’abord, lave-toi les mains et les pieds.
— Tu n’as plus besoin de me le dire, je l’aurais fait tout seul, je connais la pratique.

Le vieil homme s’interrompit et lança un regard bienveillant à son fils.

— Alors tu sais quoi dire aux plantes que tu arraches à leur milieu, remercie-les. Tiens, prends ce panier, ce couteau et ce linge pour les attraper sans te piquer. Et rentre dans le cercle que j’ai tracé avec mon bâton, mets-toi sur la partie sud, tes feuilles devront être infusées dans l’eau. Je reste sur le nord, pour réserver ces plantes pour le feu.
— C’est pour ce soir que tu en as besoin ?
— Bien sûr, jeter des orties au feu éloigne les mauvais esprits et la foudre du ciel. Mais ta mère en veut aussi à infuser pour lutter contre l’anémie de ta sœur, elle n’a que dix ans, elle doit se renforcer.

Ewen s’activa et les paniers, à eux deux, furent vite remplis. L’avantage avec l’ortie, c’est qu’il y en avait des parterres, nul besoin de courir la forêt pour trouver cette herbacée tige après tige. Le vieil homme interpella sa femme.

— Briegenn, je rentre. J’ai des choses à faire avant ce soir.
— Nous rentrons dans quelques minutes. Au cas où tu serais déjà parti, nous nous retrouverons au centre du village ce soir.
— Très bien. Retourne avec elles, Ewen. Veille sur elles durant mon absence.
— Oui, père.

Le jeune garçon regarda son père s’éloigner. Il remarqua qu’Olwen se voûtait davantage, saison après saison. Son rôle important et écrasant devait contribuer à l’affaissement de son corps. Ewen remarqua sa croix positionnée dans son dos. Son père étant resté courbé pendant un long moment, le pendentif avait bougé et s’était retrouvé à l’arrière lorsque le vieil homme s’était relevé. Le jeune homme lui courut après et saisit la croix celtique qu’il lui remit sur le torse. Olwen lui sourit.

— Tu auras bientôt la tienne, mon fils. Encore quelque temps d’enseignement et tu seras en mesure de prendre ma place. Alors, tu porteras sur toi ce symbole qui réunit, à qui sait le lire, toutes nos connaissances fondamentales.
— Je ne me sens pas encore prêt.
— Tu ne l’es pas tout à fait. Il y a encore tellement de choses à voir ensemble. Comment calculer une éclipse, comment soigner les maux des gens qui vont venir te voir, finir d’apprendre les formules, les incantations… Il y a tellement à faire encore…

Olwen pressa l’épaule déjà carrée de son fils et reprit sa marche, toujours en marmonnant, vers leur demeure située aux abords de Plou-Armel. Ewen ressentit plusieurs sensations en même temps ; à la fois, il était fier du puissant statut de son père et du fait que lui-même soit destiné à devenir un personnage important comme Olwen, à la fois, les choses n’allaient pas assez vite pour lui. Il était bien conscient de son impatience, propre à son jeune âge, mais l’enseignement druidique était particulièrement lourd et long. Les connaissances de son père embrassaient tellement de domaines. Et tout était à mémoriser ; aucune trace écrite. Le savoir est mouvant, le fixer par écrit revient à le faire mourir. Nul ne pourrait s’y fier. Tout bouge et se transforme. Évidemment, une telle conception des choses ne facilitait pas l’apprentissage des novices ! En tout cas, elle assurait le contrôle du savoir ; les druides seuls choisissaient les plus aptes à recevoir leurs leçons. Le jeune garçon revint vers sa mère et sa sœur, occupées à cueillir des fleurs, confectionnant deux couronnes qu’elles voulaient porter à la fête de Beltaine le soir même. Une fête fleurie, du renouveau, du printemps, qui, ce soir-là, allait faire poindre le lendemain, un premier mai fertile et plein de promesses. Uriell prenait un grand plaisir à préparer sa coiffe multicolore et odorante, c’était la première année qu’elle pouvait le faire à peu près toute seule ; avant, elle était trop jeune et malhabile pour être autonome. La fillette, pressée de porter cette coiffe réalisée par ses petites mains, posa la couronne sur sa tête et marcha précautionneusement, lentement, solennellement, attendant les compliments de sa mère et d’Ewen. Elle était jolie comme un cœur, ses longs cheveux blonds faisant ressortir les fleurs fraîches de sa coiffe. Persuadée d’avoir grande allure, elle retenait un sourire empreint de noblesse. Ewen s’esclaffa à la vue de son rôle de princesse surjoué. Briegenn s’empressa de complimenter sa belle petite fille avant que celle-ci ne se vexe de l’attitude de son frère.

— Allez, les enfants, rentrons.
— Mère, si Ewen devient druide comme père, est-ce que je deviendrai ovate comme toi ?
— Tu peux, si tu le souhaites. Tu sais déjà plein de choses sur les plantes et les arbres, sur les animaux et le royaume des ancêtres. Tu es déjà en mesure d’interpréter ce que tu vois pour deviner l’avenir.
— Je veux bien apprendre les plantes, je veux bien connaître toutes les méthodes d’augure, mais je n’aime pas trop travailler avec les morts, tu sais…
— Les morts ne le restent pas bien longtemps. L’autre monde n’est que temporaire, il faut attendre un nouveau cycle de vie.
— Et ce serait moi qui devrais décider si les ancêtres doivent revenir à la vie en tant que végétal, animal ou humain ?
— Non, ma chérie, répondit Briegenn en souriant. Mais nous reparlerons de l’autre monde une autre fois, avant la fête de Samonios par exemple. En attendant, ce soir, nous célébrons la vie et le renouveau du printemps. On va chanter, danser et bien s’amuser.
— Mère, crois-tu que je pourrais sauter par-dessus les feux cette année ? demanda Ewen.
— Tu jugeras si tu peux sauter assez haut. Dans le pire des cas, je te passerai de l’onguent pour calmer tes brûlures au derrière ! répondit Briegenn en pouffant.
— Ewen va se cramer les fesses, Ewen va se cramer les fesses ! hurla Uriell en riant aux éclats.

Tous trois s’éloignèrent de la clairière, hilares. Le soleil décroissait, baignant les abords de la petite ville armoricaine d’une douce lumière. Briegenn ressentait une quiétude apaisante. Comblée par l’amour de sa famille, elle se sentait reconnaissante, surtout en cette période de l’année où toute la nature allait donner de nouveau généreusement tous ses bienfaits. C’est avec un gracieux sourire qu’elle foulait l’herbe lorsque son attention fut attirée vers le ciel. À contre-jour, dans la lumière orangée, elle remarqua deux points noirs dans le ciel qui se rapprochaient de Plou-Armel sur sa droite. Deux corbeaux dont le vol allait vers la gauche. Elle perçut des battements d’ailes irréguliers, trouvant en outre que les oiseaux volaient particulièrement bas. Elle les vit reprendre un peu d’altitude pour planer au-dessus de la ville en croassant. Puis, ils repartirent dans la même direction que celle qu’ils avaient empruntée pour venir. Briegenn s’immobilisa, devenant tendue. C’était de mauvais augure. Uriell, tenant la main de sa mère, la fixa de ses grands yeux gris bleu. Elle n’avait rien manqué du vol des corbeaux. Sachant que ces oiseaux pouvaient être tout autant positifs qu’inquiétants, elle avait bien perçu les informations de leur vol qui paraissaient alerter Briegenn. Sans rien dire, elle pressa la main de sa mère et l’incita à reprendre leur marche. Mais la petite savait, elle aussi.

Ewen, après s’être restauré, resta un moment en retrait du centre de la fête, dans l’obscurité de la nuit. Il observait le village en fête, en s’imaginant un jour être à la place de son père. Olwen allait allumer les deux feux. Il imposait sa présence, tandis que le seigneur de la ville restait dans son ombre, à l’arrière. Le druide clamait des incantations. Puis il s’approcha des deux gros tas de bois qu’il enflamma. La foule criait « les feux de Bel ! ». Les troupeaux de bovins furent amenés pour passer entre les deux foyers. Les prières d’Olwen et leur passage purificateur entre les flammes assuraient au bétail une année à venir sans épidémie. Le druide, en prières, jeta ensuite les orties dans les deux foyers, ravivant les feux avec force. La joie des villageois était à son comble. Les bardes et les musiciens incitaient les gens à danser.

Katell, la fille du forgeron, s’approcha d’Ewen. Elle avait le même âge que lui. Ce soir-là, elle était vraiment très jolie. Châtain, ses yeux avaient la couleur du miel. Sa robe orangée les lui faisait ressortir. Des fleurs des champs ornaient le haut de sa tête et tombaient le long de ses cheveux. Un sourire radieux éclairait son visage. Elle osa l’aborder, lui demandant pourquoi il restait seul dans son coin.

— J’observe…
— Viens danser, ne reste pas tout seul. Personne ne doit rester seul, ce soir.
— La danse, je ne sais pas trop faire…
— Toi qui sais tant de choses, tu ne sais pas danser ? demanda-t-elle avec un brin d’ironie. Viens avec moi, je t’apprends si tu veux.

Ewen eut un petit sourire qui fit comprendre à la jeune fille qu’il ne se laisserait pas embrigader pour le moindre pas de danse.

— Tu mérites un meilleur cavalier que moi.
— Mais je n’en veux pas d’autres, répliqua Katell en rougissant, surprise d’avoir dit cela spontanément.

Le jeune garçon la fixa et, enhardi, s’approcha tout près d’elle, lui murmurant qu’elle était très belle ce soir-là. Troublée, Katell baissa les yeux. Ewen lui prit le visage entre ses mains et déposa un tendre baiser sur ses lèvres. Il sentit les bras de la jeune fille se poser sur ses épaules pour l’enserrer. Le jeune homme lui saisit la taille pour l’amener à lui. Il l’embrassa plus résolument. Cela faisait si longtemps qu’il attendait ce moment. Timide avec les filles, il n’aurait jamais osé l’approcher. Beltaine et ses festivités avaient du bon. Ils restèrent ensuite lovés l’un contre l’autre pour regarder Olwen et ses feux.

Certains gars, ayant un souhait particulier ou voulant tout simplement se tester, attendirent que les flammes baissent un peu en intensité pour courir et sauter par-dessus le feu. Voir ces garçons était aussi amusant que le reste des festivités ; les villageois attendaient les cris des courageux, soit parce qu’ils avaient réussi, soit parce qu’ils s’étaient brûlés. Ewen voulut s’avancer pour tenter sa chance. La peur mordait son cœur, mais il était décidé. Il lança un regard à son père qui l’observait et prit de l’élan. Il eut l’impression que sa détente était puissante. Il passa le feu sans se brûler, bien que les flammes lui renvoyèrent une fournaise impressionnante au moment où il était au-dessus d’elles. Soulagé, Ewen se tourna vers son père qui lui sourit. Il se sentait un homme maintenant. Il vérifia que Katell avait bien vu sa performance ; elle lui souriait en lui faisant signe de la main. Il se sentit fort et fier. En sautant, il avait fait le souhait d’être un druide à la hauteur. Craignant la comparaison avec son père, il voulait que personne ne puisse douter de ses compétences. Même pas lui… Il revint vers Katell qui l’embrassa avant de devoir rejoindre ses parents. Ewen chercha du regard, ensuite, sa mère et sa sœur. Il déambula dans les recoins de la place principale et les vit. Comme bien d’autres participantes, elles tenaient chacune un ruban coloré, tous accrochés au sommet d’un mât en bois planté dans le sol. Sur le rythme de la musique, elles tournaient autour du poteau en bois qu’elles habillaient de leurs rubans au fur et à mesure. Les spectateurs frappaient dans leurs mains en rythme pour les accompagner. Selon la taille des femmes, les rubans s’enroulaient plus ou moins bien, provoquant des rires et des cris d’encouragement. La petite Uriell avait du mal à enrouler son ruban ; Ewen s’élança et la prit sur ses épaules pour tourner autour du poteau, lui facilitant la tâche. Briegenn et Uriell riaient et les spectateurs acclamaient le preux Ewen qui sauvait la situation. Puis, arrivées au bout de leurs rubans, les femmes s’éloignèrent, car le mât était destiné à être brûlé ensuite. Ces flammes dans la nuit, ces chants, ces danses, cette convivialité bon enfant conféraient à la fête de Beltaine une ambiance extraordinaire. Les femmes étaient parées de fleurs, elles riaient et dansaient, elles disparaissaient parfois un moment, dans l’obscurité des ruelles, avec un galant. La joie et l’amour se lisaient dans les yeux de tous les habitants. Jusqu’à tard dans la nuit, les festivités se prolongèrent. Briegenn oublia le vol des corbeaux.

Ewen, Uriell et leur mère rentrèrent tard dans la nuit. Olwen resta encore un moment, il devait clôturer les festivités, avec Jean, deuxième du nom, le duc de Plou-Armel alors que l’abbé Yvon Prémel était déjà reparti. Ce faisant, un homme vêtu de noir sortit de l’ombre, il n’était pas du village. Il se rapprocha d’eux deux et se présenta sous le nom de Bernard Guidran, envoyé par le pape dans la région. Le seigneur Jean et le druide Olwen le saluèrent et l’invitèrent à partager les vivres prévus pour la soirée. Même s’ils n’étaient pas des plus heureux de voir un tel émissaire, surtout ce soir-là, ils avaient l’habitude de côtoyer des catholiques issus d’Irlande ou de Rome, et l’entente était suffisamment cordiale pour que chacun vive comme il l’entendait. Bernard Guidran leur annonça le projet de bâtir un important couvent dans la région. Il leur demanda de les voir le lendemain pour les entretenir de cette implantation dans la région. Tous trois s’entendirent pour se retrouver à la demeure du seigneur Jean en fin de matinée. Le chrétien s’éloigna et le duc Jean interpella son druide.

— Olwen, croyez-vous qu’il soit de l’inquisition ?
— J’y ai pensé, monseigneur, mais s’il en fait partie, il s’est bien gardé de le dire. Il a dit « envoyé par le pape » et il n’a nullement prononcé le mot « inquisition »… Nous verrons bien demain.
— Je n’aime pas qu’ils viennent fourrer leur nez pendant nos festivités.
— Moi encore moins, je vous l’assure. Jusqu’à présent, les représentants de l’Église catholique irlandaise, même s’ils tendent à devenir de plus en plus nombreux, n’ont jamais rien trouvé à redire sur nos coutumes ancestrales. Notre abbé, Yvon Prémel, est marié, catholique, et pas du tout réfractaire à nos festivités, au contraire ; il s’intègre à nos coutumes gauloises. Mais pour ce qui est des catholiques de Rome, ils les excluent, les rejettent et les interdisent, en voulant nous imposer une manière de vivre radicalement opposée à la nôtre… Ils « tolèrent », disent-ils, nos fêtes du moment qu’elles ne représentent pas une incitation à une autre religion que la leur… Que croient-ils ? s’exclama le druide avec un ton méprisant.
— Ils auront le dernier mot parce qu’ils sont forts, songea à voix haute le duc Jean, amer. Ils sont forts parce qu’ils sont nombreux. Ils sont persuadés de détenir la vérité.
— Leur vérité n’est pas la vérité. Notre culture est ancrée sur nos terres depuis bien plus longtemps que leur ère. Pour autant, nous ne pouvons afficher un rejet total et frontal, vis-à-vis d’eux.
— Je le sais bien. Mais combien de temps va pouvoir durer cette mielleuse hypocrisie ?
— Nous ne devons en aucun cas être la braise qui enflammera les feux de la discorde. Et jusqu’à présent, les chrétiens ont eu à peu près le même comportement. Ils sont malins, au lieu de s’opposer clairement à nous, les catholiques de Rome récupèrent nos coutumes pour les adapter aux leurs, afin de les confondre et de se les approprier.
— Comme si les Romains, avant eux, ne nous avaient pas déjà poussés dans l’ombre.
— C’est cyclique, comme pour tout. Nous résisterons comme nous l’avons toujours fait. Même si nous devons prolonger la branche basse de notre croix pour lui donner une apparence de croix chrétienne, il n’en reste pas moins qu’elle sera toujours inscrite dans nos cercles… Je vous souhaite une bonne nuit, monseigneur.
— Vous aussi, mon cher Olwen, prenez du repos, vous en avez grandement besoin après cette si belle soirée.

Ce fut le chant des oiseaux qui réveilla Olwen le lendemain matin. Il tourna doucement la tête vers Briegenn qui dormait toujours. Il sourit en voyant son visage apaisé et ses mèches dorées, éparpillées autour de sa tête. Il l’aimait tellement. Ils formaient à eux deux un couple si complémentaire, centré sur les mêmes choses. Elle lui avait permis d’accomplir la plus haute et la plus merveilleuse des missions, celle d’avoir une descendance à qui transmettre le savoir, en plus de ses élèves. Le druide s’extirpa lentement de son lit et alla allumer une bougie ; l’heure matinale ne laissait pas passer beaucoup de lumière dans la petite maison en bordure de la cité de Plou-Armel. Ce fut cette vacillante clarté qui réveilla Briegenn à son tour. Elle se leva et enserra Olwen contre elle. Elle l’embrassa puis alla ouvrir la porte. Chaque matin, à son lever, elle allait voir au-dehors, observer ce que la nature pouvait lui révéler pour la journée. Ce fut avec un sourire radieux qu’elle s’avança au-delà de l’entrée, en chemise, dans une lumière qui annonçait l’arrivée d’un beau soleil de premier mai. À peine sortie, elle entendit un souffle furtif et se retourna soudainement. Elle vit une alouette qui venait de s’engouffrer dans le chalet. Surprise, Briegenn rentra de nouveau précipitamment, en laissant la porte grande ouverte pour permettre à l’oiseau de ressortir sans dommage, au plus vite. L’ovate vit l’animal voleter quelques secondes tout autour de la pièce principale, avant de se diriger vers l’encadrement de la porte ouverte sur l’extérieur. Au passage, l’oiseau piqua brusquement vers le bas et rasa la table, éteignant de son aile au passage la bougie qui laissa échapper une maigre fumée âcre. Cela glaça Briegenn. L’oiseau sorti, elle ne prit même pas la peine de retourner fermer la porte, elle fonça réveiller les enfants. Olwen, immobile et soucieux, se chargea d’aller fermer la porte tout en scrutant les alentours pourtant calmes à cette heure, avant de rejoindre sa femme penchée sur les lits de Ewen et Uriell.

— Réveillez-vous, réveillez-vous les enfants !

Uriell se frottait lentement les yeux alors qu’Ewen était déjà debout, sensible à la nervosité perceptible dans le ton de sa mère et conscient que son attitude était inhabituelle.

— Qu’y a-t-il, mère ?
— Ewen, prépare-toi et prépare ta sœur, vous devez partir immédiatement.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas bien encore, mais il est très urgent que vous vous éloigniez de cette maison.

Sans plus questionner Briegenn, Ewen se mit à enfiler ses braies et sa tunique, en incitant sa sœur à se vêtir le plus rapidement possible. Briegenn se précipita du côté du coin cuisine pour préparer à la hâte un petit balluchon avec des vivres et une gourde en peau qu’elle remplit d’eau. Elle demanda à Olwen de leur donner leur pelisse d’hiver. L’homme inquiet s’exécuta immédiatement. En un rien de temps, les enfants étaient prêts. La mère donna le balluchon à son fils.

— Je vous ai mis du pain, du fromage, de la viande séchée et des fruits. Il y a une gourde pleine d’eau que vous pourrez remplir aux sources. Filez en forêt. Ne revenez pas avant ce soir. Dépêchez-vous !

Olwen ouvrit précautionneusement la porte et regarda au-dehors. Rien ne trahissait le moindre mouvement, il n’y avait pas de danger. Les parents embrassèrent précipitamment leurs enfants et sortirent avec eux. Briegenn désigna une direction à suivre à Ewen, qui les conduirait tout droit vers la forêt de Bréchélian.

— Cachez-vous là-bas et soyez très prudents en tentant de revenir. Ewen, tu as la responsabilité de vos deux vies. Faites attention, un danger menace. Nous allons tenter d’y voir plus clair, ton père et moi. En attendant, filez. Je vous aime.

Après une furtive et dernière embrassade entre eux, les enfants s’éloignèrent rapidement dans la lumière rosée du petit matin.

Briegenn et Olwen revinrent sur leurs pas et rentrèrent dans leur petite maison.

— Qu’as-tu vu Briegenn ?
— Rien de bon. L’oiseau qui vient éteindre notre bougie, chez nous, cela augure d’un danger ou d’un malheur. Et hier, j’ai vu planer des corbeaux qui criaient, au-dessus de la ville ; leur vol était inquiétant. Les signes se multiplient. Y a-t-il quelque chose de particulier que tu dois faire aujourd’hui ?
— Je dois rencontrer le chrétien chez le seigneur Jean en fin de matinée.
— N’y va pas, c’est un piège.
— Nous nous méfions déjà, Jean aura probablement préparé une petite garde rapprochée pour l’occasion.
— Je vais sacrifier un petit animal, voir ce que ses entrailles peuvent me dire.
— Je vais cueillir du millepertuis et je reviens avec. On accrochera des bouquets à l’entrée pour éloigner le mal.

Un moment après, Briegenn était en train d’écarter la peau du coq sacrifié, à quelques mètres de la porte de sa maison où Olwen suspendait des bouquets de millepertuis tout en priant. Elle n’eut pas le temps de jeter un œil sur le foie de l’animal. Un bruit de charrette se fit entendre et en quelques secondes, des hommes armés arrivèrent à leur niveau. Ce fut très vite une cacophonie d’accusations.

— Elle a tué un bébé, elle boit son sang ! Et son mari prie en cautionnant les horreurs que commet sa femme. Ce sont des sorciers, ils appellent le diable ! Arrêtez-les !

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Olwen et Briegenn furent ligotés et emmenés dans la charrette. Celle-ci faisant demi-tour, elle croisa une autre voiture, couverte et fermée. Olwen reconnut en un quart de seconde le visage de Bernard Guidran à l’intérieur. Voilà la vraie mission de cet homme, se dit Olwen ; se débarrasser des païens influents pour asseoir plus aisément le christianisme de Rome dans la région. Entre le nombre grandissant de fidèles et la terreur inspirée par l’inquisition, la religion catholique ne tarderait pas à être la seule religion du coin, de la région, du pays. Olwen tenta de rassurer Briegenn ; le duc Jean leur éviterait le pire.

Arrivés au château de Plou-Armel, tout alla très vite, assurant à l’inquisiteur l’absence de révoltes au sein de la ville. Les faits furent immédiatement annoncés en place publique, au seigneur et à l’assemblée des villageois ; le druide et l’ovate étaient évidemment des hérétiques appelant à eux les forces des ténèbres. Le duc Jean, entouré d’hommes armés, n’eut pas droit à la parole, tout comme l’abbé Yvon Prémel. Les bûchers furent dressés en moins d’une heure. On amena Briegenn d’abord, on la ligota au poteau en bois. Olwen fut attaché ensuite, il tenta d’interpeller le duc Jean, mais un mur armé se dressait entre lui et le seigneur. Olwen sut alors qu’ils étaient finis. Il tourna la tête vers sa chère femme l’assurant de son amour éternel. Il entama ensuite des incantations et des prières en fermant les yeux, déjà détaché de ce monde. Briegenn suivit son exemple. Elle pleurait en pensant à ses enfants lâchés seuls dans la nature, mais elle ferma les yeux et emprunta le même chemin que son époux. Elle se mit à marmonner des prières, mais lorsqu’un homme de Bernard Guidran s’approcha pour mettre le feu au fagot de bois sous ses pieds, elle ouvrit grand les yeux, fixant le porteur de la torche avec des yeux écarquillés, des yeux fous. Elle lui hurla une mise en garde. Sa prophétie résonna dans toute la ville.

— Votre religion repose sur le mensonge, la manipulation et la terreur, elle ne pourra durer. Vous serez responsables de milliers de morts. Vous aussi, vous brûlerez dans les flammes d’un enfer que vous aurez créé ! Indignes !

L’homme à la torche, impressionné, recula. Bernard Guiran s’avança brusquement pour se saisir lui-même de la torche et se rapprocha lentement de Briegenn en la fixant froidement dans les yeux.

— Je fais juste comme vous, j’allume des feux et je sacrifie quelques créatures par-ci par-là. Joyeuse fête de Beltaine, ma belle… murmura-t-il.

Briegenn soutint son regard et, lorsqu’il fut suffisamment proche, elle lui cracha dessus. Elle ferma ensuite définitivement les yeux et tendit son cou pour renverser sa tête de manière à avoir son visage offert vers le ciel. Elle continua ses prières, s’enfonçant peu à peu vers l’autre monde pour y rejoindre Olwen. Ni l’un ni l’autre ne donna la satisfaction à Bernard Guiran d’entendre le moindre cri, la moindre supplication. Les flammes atteignirent leurs corps alors qu’ils n’étaient déjà plus là. L’assemblée, muette et atterrée, perdait leurs plus dignes et leurs plus puissants représentants. Tous réalisèrent, et particulièrement le seigneur Jean, que leurs vies et leurs coutumes allaient fatalement changer, s’ils voulaient rester en vie…

Chapitre 2

Orphelins en forêt

Ewen avait entraîné sa sœur une bonne heure le long des chemins à travers les clairières et les sous-bois. Ils firent une petite pause pour se restaurer un peu. Le jeune garçon voulut renoncer à avancer davantage. Il était pressé de rebrousser chemin pour vérifier que tout allait bien du côté de chez ses parents. Aussi, il choisit de passer le restant de la journée aux abords d’une petite rivière dont la rive dressait un mur végétal suffisamment dense pour les cacher d’éventuels passants. Les deux enfants se baignèrent dans le calme, il n’y eut pas âme qui vive jusqu’en fin d’après-midi. Le jour déclinait lorsqu’Ewen entreprit de parcourir le chemin inverse de celui effectué le matin. Il était nerveux, mais ne voulait rien laisser paraître. Il prit sa sœur par la main et mena leur voyage retour. Uriell était silencieuse, attentive à son environnement. Elle sentait les vibrations des arbres, les résonances des pierres. Ayant en tête le présage des corbeaux, la veille, elle attendait d’autres signes. Alors qu’ils traversaient un sous-bois, elle s’immobilisa soudain en entendant un chant particulier. Le signe arriva ; le chant d’une chouette qu’Uriell parvint à distinguer en haut d’une branche de saule. Le cœur de la fillette se serra, elle sut. Des larmes coulèrent silencieusement le long de ses joues arrondies. Ewen tenta de pousser sa sœur à marcher, croyant qu’elle pleurait à cause de la fatigue. Le soir tombait rapidement. Ce fut dans une relative obscurité qu’ils retrouvèrent leur petite maison. Tout était calme. Ewen dit à Uriell de rester à l’arrière pendant qu’il allait vérifier l’absence de danger. Le jeune garçon s’approcha et ouvrit doucement la porte en bois. Il n’y avait aucun bruit. Il chuchota pour appeler ses parents. Le silence lui répondit. Il fit signe à Uriell de venir. Ewen éclaira une bougie et fit rentrer sa sœur à l’intérieur. Il posa des vivres sur la table pour grignoter un peu, en attendant le retour de leurs parents. Soudain, on tapa discrètement à la porte. Ewen se saisit d’un couteau et ouvrit précautionneusement. Il vit Jeanne, la vieille femme qui habitait une maison près de la leur ; elle était leur plus proche voisine.

— Ewen, tu vas bien ?
— Oui Jeanne, Uriell et moi attendons nos parents. Sais-tu où ils se trouvent ?
— Ewen, sors un moment avec moi.

La vieille femme tint Ewen par l’épaule.

— Tes parents ont été arrêtés ce matin par l’inquisition. Le chef catholique a ordonné leur exécution immédiate. Mon pauvre garçon… Il faut partir. Il faut que vous vous éloigniez, ta sœur et toi. Le chef de l’inquisition est prêt à déclarer hérétiques tous les druides et les ovates de la région, je crois. Vous n’êtes pas en sécurité ici. S’ils savent que vous êtes les enfants du druide et de l’ovate et qu’en plus, vous avez reçu leur formation et détenez les savoirs, ils vous arrêteront vous aussi. Prépare vos affaires. Je vais chercher mon âne, je vous le donne. Presse-toi, mon pauvre enfant. Tu dois veiller sur vos deux vies.

Le ciel était tombé sur la tête d’Ewen qui ne parvenait pas à réagir. La sidération empêchait ses mouvements. Il n’avait plus de parents… Il ne les reverrait jamais plus. Alors qu’il commençait seulement à comprendre l’information, on ne lui laissait ni le temps de les pleurer ni le temps de rester sur place pour effectuer les rituels. Il fallait partir vite. Il devait veiller sur leurs deux vies, celle de sa sœur et la sienne, comme venait de le dire Jeanne et comme l’avait demandé Briegenn le matin même… On ne lui permettait pas d’être un enfant orphelin en peine et en deuil. Il fallait s’occuper de leur survie, veiller au confort d’Uriell, être un jeune homme immédiatement responsable. Cela lui parut insupportable, et même insurmontable. Qu’allait-il dire à Uriell ? D’un pas lourd, il rentra dans la maison et ferma la porte. Il regarda sa sœur qui pleurait déjà.

— Ils sont partis n’est-ce pas ? hoqueta Uriell.

Aucun mot n’était nécessaire, la petite avait tout compris, peut-être même avant lui. Ewen la prit dans ses bras et la serra fort contre lui. Il lui parla doucement à son oreille.

— De méchants hommes les ont arrêtés et les ont exécutés. Ils peuvent nous vouloir du mal à nous aussi. Il faut qu’on se dépêche de partir, Uriell. Nous allons prendre le plus d’affaires possible. Jeanne nous donne son âne pour tout transporter. Nous allons nous cacher un moment dans la forêt, comme nous l’avait dit mère ce matin. Viens, je vais t’aider à rassembler tes vêtements.

Ewen empila quelques affaires d’Uriell, des couvertures, de quoi se laver et il prit deux robes de Briegenn. Il enveloppa le tout dans un drap. Il fit de même avec ses propres affaires, en prenant en plus deux tuniques d’Olwen, sa serpe et quelques outils. Il prit aussi la couverture posée sur son lit. En la tirant, il découvrit la croix celte de son père, posée sur son oreiller. Choqué, il comprit que son père, sachant probablement ce qui l’attendait, avait voulu transmettre son bien le plus précieux à son fils. Complètement remué, Ewen prit doucement le pendentif en tremblant et se le mit autour du cou. Il fondit en larmes. Les yeux noyés, sans trop y voir, il entreprit de nouer à l’aide d’une cordelette les deux extrémités des balluchons, de façon à pouvoir positionner cet attelage de part et d’autre du dos de l’âne. Dans une besace, il récupéra toute la nourriture qu’il pouvait emporter. Jeanne tapait déjà à la porte pour les aider à fuir. La vieille femme seule avait beaucoup d’affection pour Ewen et Uriell. Elle les aida à attacher leurs maigres bagages sur le dos du petit âne. Elle mit une poule et du grain dans une autre petite besace, positionnée aussi sur le dos de l’animal. Elle remit enfin la corde qui retenait une chevrette dans les mains d’Uriell.

— Voilà tout ce que je peux vous donner. Faites bien attention à vous. Cachez-vous. Vers où comptez-vous aller ?
— À Bréchélian.
— C’est une bonne idée. Dès que je considérerai qu’il n’y a plus de danger pour vous, je viendrai vous le dire. Que les dieux veillent sur vous, mes enfants…
— Jeanne, comment sont morts mes parents ? demanda Ewen à voix basse, revenant vers la vieille femme.
— Brûlés vifs…

Ewen ravala ses larmes et hocha la tête pour la remercier de répondre franchement à sa demande. Jeanne embrassa les deux enfants aux joues mouillées et tapa légèrement la croupe de l’âne qui se mit en marche, guidé par Ewen qui tenait la longe de son licol. La pauvre femme, le cœur serré, regarda le triste équipage s’éloigner dans la nuit noire.

Ewen, au bout de quelques minutes de marche, s’arrêta. Il réfléchissait et décida de différer un peu leur traversée vers Bréchélian. Il se tourna vers sa jeune sœur.

— Uriell, je ne peux pas partir comme cela, en laissant nos parents sans avoir pratiqué les rites. Reste là, je vais récupér…
— Je viens avec toi, coupa la fillette d’un ton ferme.

Ewen faillit la dissuader, mais il comprit qu’elle devait participer à l’inhumation à parts égales, et qu’elle en était capable. Aussi, le jeune garçon attacha l’âne à un arbre et les deux enfants coururent jusqu’à leur demeure récupérer un petit coffre et divers objets appartenant à Olwen et Briegenn. Sur le point de quitter la maison, Ewen tourna la tête une dernière fois pour contempler la pièce où il avait grandi, entouré de l’amour si grand de ses deux parents, lorsque ses yeux tombèrent sur quelque chose de précis. Dans l’angle d’un mur, derrière des fagots de bois prêts pour la cheminée, la trompette trônait toujours. Elle était noircie, laissée à l’épreuve des années qui avaient altéré son brillant. Le carnyx. Ewen eut l’impression qu’il devait l’emporter, que cette ancienne trompette de guerre ne pouvait moisir dans cette demeure désormais inhabitée. Cet objet, si impressionnant, ne pouvait être laissé ainsi, à la merci de n’importe quel individu qui ne saurait pas son importance. Ewen s’approcha alors lentement. Regardant la tête de sanglier avec des oreilles immenses en forme de feuilles, tôle de bronze martelée, sa main saisit le long tube droit, de presque deux mètres de haut, que le jeune garçon allait utiliser comme bâton de marche. Le carnyx les accompagnerait. Témoin des guerres d’antan, il soutiendrait les enfants dans la leur. Ewen et Uriell reprirent ensuite leur course jusqu’à la place centrale de Plou-Armel où il n’y avait absolument personne dehors à cette heure-ci. Là, ils virent les deux bûchers, grâce à la lueur claire d’une lune brillante. Une masse compacte et difforme contre le poteau toujours fumant. Ce tas calciné ne pouvait correspondre aux si belles personnes qu’avaient été leurs parents… Ça ne leur parut pas vrai. Ils s’approchèrent, muets et saisis. Il leur fallut quelques instants avant de pouvoir sortir de leur hébétude. La boule dans la gorge, sans pouvoir parler, ils se mirent à prélever de leurs mains des petites quantités de cendres encore chaudes, des deux bûchers. Ils les versèrent lentement dans leur petit coffre. Soudain, la voix sourde d’Uriell brisa le silence funèbre et opaque.

— Il nous faut leurs crânes.

Ewen la regarda et, face à son air déterminé, le jeune garçon comprit que sa sœur savait déjà ce qu’elle comptait faire comme pratique funéraire. Comprenant ce qu’elle envisageait, il abonda tout de suite dans son sens, soulagé de ne pas avoir à le réclamer lui, au risque de choquer sa petite sœur. Le détachement dont elle parvenait à faire preuve à ce moment-là impressionna Ewen. Uriell, après cette terrible journée, n’était décidément plus une fillette insouciante. En quelques heures, son enfance s’était consumée, comme le fluide vital de ses parents. Elle était violemment devenue une adulte sensée. Le cœur d’Ewen se serra, il n’était pas sûr de tenir le rôle qui lui était désormais dévolu aussi bien qu’Uriell ; celui d’aîné responsable et de druide prêt à exercer. Néanmoins, ce fut lui qui tendit courageusement le bras pour faire tomber et attirer à lui le tas de chairs carbonisées dont les os étaient déjà visibles par endroits. Les corps brûlés et disloqués n’opposèrent pas de résistance ; les crânes furent faciles à récupérer. La lueur de la lune montrait que des lambeaux de chair y étaient encore accrochés. L’odeur de la mort s’engouffra dans leurs narines ; Ewen ne l’oublierait jamais plus. Ils partirent précipitamment, chacun tenant un côté du coffre, comme si celui-ci était trop lourd à porter seul.

Après avoir rejoint l’âne, les deux enfants reprirent leur route, péniblement. Ewen pensa avoir marché au moins trois ou quatre heures avant de reconnaître les abords de Bréchélian. Il avait, entre-temps, posé Uriell sur le dos de l’âne. La petite tombait de fatigue. Sa tête, penchée en avant, dodelinait au rythme de la marche du petit âne. Ewen décida de faire une pause pour dormir un peu ; il préférait s’arrêter en bordure de forêt plutôt qu’en plein de cœur de Bréchélian, avec le risque d’attirer des prédateurs qui ne feraient qu’une bouchée de deux petits corps sans défense. Il savait notamment que des loups peuplaient la forêt. Aussi, il attacha l’âne dans un recoin touffu bordé d’arbres serrés, pas loin de la rivière. Ils n’étaient à la vue de personne. Il allongea Uriell sur sa couverture qu’il enroula sur elle. Il fit de même, se serrant contre elle pour se tenir plus chaud. Le froid n’était pas mordant, mais l’humidité venant de la rivière à proximité s’insérait dans le corps jusqu’aux os. Avant de sombrer dans un demi-sommeil agité, Ewen se disait que le matin même, il avait tout, et en quelques heures, il avait tout perdu, il n’avait plus rien. Sa vie allait changer radicalement. Elle allait être âpre, dure, il allait falloir lutter. Maintenant, il devait mettre en application tous ses savoirs pour rendre leur survie la plus viable possible.

Ils reprirent leur route au petit matin, silencieux. Tant de choses se bousculaient dans leurs têtes, rien n’était formulable en l’état actuel des choses. Il fallait en outre différer leur chagrin. L’urgence était alors de savoir où ils allaient bien pouvoir se poser pour pratiquer les rites. Ewen était déjà venu, longtemps auparavant avec son père, accompagné d’autres élèves, pour des cérémonies cultuelles et pour observer certaines plantes. Il tenta de se souvenir, de se diriger vers le lieu de culte, utile pour le rite funéraire qu’ils allaient entreprendre Uriell et lui, pour leurs parents. S’enfonçant peu à peu dans la forêt, il se sentit bientôt perdu. Progressant toujours en direction du nord-est, il espérait retrouver des repères familiers. Mais ce fut Uriell qui l’aida à se sortir de sa marche aveugle. Au détour d’un sentier, elle chuchota.

— Ewen regarde à gauche, il y a un cerf ! Entre les arbres, là-bas…

Ewen tourna la tête et eut juste le temps de voir les bois du cerf accrocher les feuillages et le corps de l’animal qui retournait d’où il venait. Mais il ne fuyait pas, c’était tout tranquillement qu’il s’éloignait. C’est ce qui fit dire à Uriell de le suivre. Ewen s’exécuta, de toute façon, perdus pour perdus… Et ils savaient tous les deux à quel point c’était positif de voir un tel animal noble et divin, puisque rattaché à Cernunnos, le dieu cornu maître des animaux et conducteur des âmes des morts. Ce fut Uriell qui prit alors la tête du petit convoi. Ewen la laissa faire, l’ovate était censée être plus savante sur les animaux que les druides. Même à dix ans. La fillette chantonnait d’une voix très douce ; à mi-chemin entre chanson et incantation, elle semblait adresser ses paroles à voix basse au cerf qui ne semblait pas effrayé. L’animal continuait à marcher paisiblement. Les enfants marchèrent dans son sillage une dizaine de minutes lorsque le sous-bois se dégagea un peu. Sur leur gauche, Ewen reconnut les pierres blanches alignées en rond.

— On y est, regarde, c’est le Jardin aux Tombes !