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"Audere est facere – Oser, c’est faire" plonge au cœur du Moyen-Âge, à l’Abbaye des Dames à Caen, là où trois destins féminins s’entremêlent dans un tourbillon d’audace et de détermination. Jeanne, défiant l’autorité du duc de Normandie, s’engage dans la première croisade. Isolde, virtuose des mélodies et des passions interdites, explore l’amour d’une manière qui brave les conventions. Quant à Agnès, jeune et vulnérable, elle trouve un refuge inattendu parmi ceux qui lui ont causé du tort. Leurs parcours, marqués par la résilience et le courage, appellent à l’audace et à l’action dans une société hostile, questionnant chacun sur sa disposition à conquérir liberté et destinée.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Sandrine Escriva, artiste polyvalente, explore diverses expressions créatives telles que la peinture et la photographie, qu’elle enrichit de ses études en lettres. "Audere est facere – Oser, c’est faire " est le résultat de cette fusion d’expressions artistiques.
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Sandrine Escriva
Audere est facere
Oser, c’est faire
Roman
© Lys Bleu Éditions – Sandrine Escriva
ISBN : 979-10-422-2044-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Sœur Constance faillit ne pas entendre les faibles petits coups donnés à la porte d’entrée de l’abbaye. Inquiète du fait qu’on était en soirée, elle se rapprocha afin d’écouter ce qu’il pouvait bien y avoir de l’autre côté, pas vraiment pressée d’ouvrir. Le silence environnant de la nuit tombante lui fit percevoir une respiration saccadée à peine audible. Pressentant une âme ayant besoin d’aide, elle défit les loquets et entrouvrit à peine la lourde porte en bois. Elle eut un sursaut de surprise en découvrant une petite fille d’une dizaine d’années tout au plus, habillée misérablement, du sang çà et là sur son visage, ses bras, ses mains. Tremblante, elle fixait la sœur avec une peur intense incrustée dans son regard éperdu. La sœur ouvrit un peu plus la porte pour regarder au-dehors, voulant vérifier que la fillette soit vraiment seule, et la fit rentrer rapidement. Elle s’accroupit, plantant son visage devant le sien et lui demanda d’une douce voix comment elle s’appelait. La fillette ne répondit pas, toujours tremblante, toujours criant silencieusement son besoin d’aide par ses yeux écarquillés. La sœur la prit par la main et l’amena en cuisine pour lui donner un bol de soupe ; la petite avait besoin de se nourrir et de se réchauffer. Elle fit appeler la doyenne, pas encore couchée, qui lui trouva une paillasse dans le dortoir et une tunique en laine pour le lendemain. Sœur Constance aida la petite fille à enlever ses pauvres vêtements pour pouvoir lui faire un brin de toilette avant d’enfiler une chemise propre. La fillette tenta de retenir ses dernières hardes pour ne pas se retrouver nue. Sœur Constance prit le temps de lui expliquer ce qu’elle voulait faire en lui précisant surtout que personne ne lui ferait de mal ici. La petite desserra peu à peu ses mains crispées sur ses guenilles crasseuses et se laissa faire en fermant les yeux, tendue et tremblante. La jeune novice fit de son mieux pour être douce et rassurante. Même si la petite ne parlait toujours pas, la jeune femme décrivait l’environnement immédiat de la fillette et lui indiqua ce qui allait se passer le lendemain matin. Elle s’accroupit à côté de la paillasse où la petite fille était couchée. Elle lui sourit et lui demanda si elle était bien. Pour toute réponse, la fillette plongea vers elle un regard moins affolé et reconnaissant. Sœur Constance lui caressa doucement les cheveux et la petite ferma les yeux en se crispant encore une fois. La jeune femme retint que la petite devenait tendue et terrifiée dès qu’il y avait un contact physique. « Qu’est-ce qu’on a bien pu lui faire ? » s’inquiéta la jeune novice, ayant malheureusement déjà une petite idée des maltraitances subies. Elle précisa que les nonnes viendraient se coucher un peu plus tard, après le dernier office. Elle souhaita une bonne nuit à la petite qui ressemblait à un petit oiseau dans un nid trop grand pour elle.
L’enfant, seule dans la pénombre et le silence, sentit peu à peu son estomac se dénouer. Au lieu de se sentir effrayée par ce nouvel environnement, celui-ci l’apaisait. La petite fille se laissa doucement aller à fermer les yeux. Mais, alors que ses paupières closes l’entraînaient vers la nuit, les images terribles lui revinrent violemment, avec une netteté insupportable. La paille qui pique ses bras et ses jambes, ses cris et ses supplications, le poids lourd du corps de son père sur elle, son souffle écœurant et ses grognements de bête, sa main puissante qui la retient par les cheveux, la douleur atroce entre ses jambes qui remonte jusqu’à son ventre. Puis, le poids qui disparaît les menaces et les insultes à peine perçues, le liquide qui coule sur sa cuisse, son corps qui se vide de cette substance comme il se vide aussi de l’enfance et de son étincelle de vie. Le flottement entre la vie et la mort qui ne vient pas assez vite. L’impression d’entrailles déchirées, disposées à plat, à la face du monde indifférent, l’impression de ne plus jamais pouvoir se relever, se remettre debout. La dislocation de tous ses membres, un corps qui n’a plus d’unité, éparpillé. Une fleur dont on a arraché tous les pétales. Mais le calvaire est loin d’être terminé. Son frère, témoin régulier de cette scène habituelle, à peine caché derrière la barrière de l’enclos des vaches, vient finir le travail. Excité, un sourire sadique collé au visage, il joue, il l’insulte, il la pince jusqu’au sang. Il abaisse ses braies et exhibe fièrement son membre qui va finir de la détruire. Il le lui promène sur tout le visage, il la force à le toucher, il la frappe avec en riant, il prend tout son temps avant d’accomplir le même travail que son père. Mais la mort ne vient toujours pas. Au bout de longues minutes, il faut rassembler ses jambes et tenter de s’asseoir. Essuyer le liquide rougi de sang avec de la paille. Essuyer ses larmes séchées. Son regard aux alentours sur les animaux insensibles et détachés, avec déjà en elle un sentiment de résignation. Ne pas oublier de rentrer les poules pour la nuit. Voilà sa vie. Peut-être que la prochaine fois, la mort acceptera de l’emporter avec elle… Jusqu’à ce soir-là, où, mue par une force inhabituelle, non réfléchie, la fillette parvient à se relever, déçue encore une fois par son rendez-vous manqué avec la mort qui lui fait décidément faux bond immanquablement. Pas après pas, au lieu de rentrer chez elle, l’enfant s’en éloigne, sans savoir où aller. Sa foulée, progressivement plus assurée, l’entraîne de plus en plus vite vers l’enceinte de la ville, vers le château imposant, rassurant, vers les villageois qui n’appartiennent pas au même monde de fange que celui de sa misérable famille. Le salut est peut-être là-bas. Elle déambule dans les rues sombres, affaiblie, grelottante, déchirée et saignante, jusqu’à ce que ses yeux se posent sur la porte de l’abbaye de la Trinité, nommée plus tard l’abbaye aux Dames…
Épuisée, la fillette fut malgré tout emportée par un sommeil lourd et agité.
Le lendemain matin, la jeune novice, déjà debout pour les Laudes revint s’approcher de la couche de la fillette. Cette dernière était levée et habillée. Elle avait arrangé sa paillasse, tiré le drap, et la couverture et elle attendait sagement, assise, la tête baissée.
La petite fille hocha négativement la tête.
La fillette refit le même geste. Sœur Constance pensa qu’elle venait probablement des petites fermes aux alentours, à proximité de l’enceinte de Caen.
La jeune novice tapa contre une porte et une voix forte dit d’ouvrir.
Sœur Constance acquiesça et sortit discrètement. L’abbesse était une grande femme charpentée, d’une quarantaine d’années, tante de Guillaume de Normandie. Elle se leva pour aller vers la petite, s’accroupit et planta ses yeux dans ceux de la fillette.
Jeanne releva timidement les yeux et fut frappée par l’intensité du regard de l’abbesse, encadré par son voile blanc et sa robe noire. Elle n’y décela pas de sévérité, elle ne se sentit pas mordue par la peur. Pourtant, cette femme était imposante, impressionnante. Ses traits carrés et ses yeux noirs faisaient comprendre qu’il ne fallait pas tergiverser avec elle. La fillette sentit qu’il fallait jouer franc jeu et lui parler. Vraiment.
Jeanne leva des yeux larmoyants de reconnaissance, en hochant la tête.
Sœur Constance rentra et poussa doucement la porte en adressant un sourire à Jeanne, avant de la fermer complètement.
Sœur Constance sortit et accompagna Jeanne au jardin où d’autres sœurs ramassaient des courgettes et des carottes. Elle présenta la fillette aux autres religieuses qui prirent Jeanne sous leur aile en la faisant travailler avec elles.
C’est ainsi que débuta la nouvelle existence de Jeanne au sein d’une abbaye qui lui avait sauvé la vie. Elle apprit les rythmes, les tâches à accomplir, les prières, les travaux qui permettaient aux bénédictines de vivre en autarcie, ou presque. Aucun membre de sa famille ne vint taper aux portes de l’abbaye. Elle grandit en paix, avec un profond respect pour la mère abbesse qui était ferme, stricte, mais attentive et soucieuse du bien-être de chacune des sœurs de l’abbaye. Jeanne put, selon les moments, la voir tour à tour en colère ou avec un petit sourire de complicité, punissant ou gratifiant les sœurs. Ce personnage fascina Jeanne autant que son rôle et sa charge au sein de l’abbaye. Cette mère supérieure côtoyait les plus grands, participait aux grandes choses de ce monde ; Jeanne n’avait jamais vu une telle place offerte à une femme. L’abbesse devint son modèle et Jeanne aspira à devenir comme elle, entre charité et fermeté. Elle s’investit pleinement pour démarrer au plus vite son noviciat et quitter son statut d’oblat. Elle put bénéficier d’études qui lui apprirent, outre à savoir lire et compter, le latin. Elle développa avec passion son érudition. Elle se découvrait de l’ambition. Elle se mit à lire avec avidité tous les livres qui pouvaient lui passer dans les mains ; la Bible, les registres de commerce, l’histoire de la chrétienté… Dieu lui offrait une seconde chance, une revanche. Si la mort n’avait pas voulu d’elle, Jeanne, maintenant, avait bien l’intention d’obtenir de la vie ce qu’elle n’avait jamais osé espérer auparavant. Elle aussi voulait peser dans la hiérarchie de l’abbaye, elle aussi voulait des responsabilités, elle aussi voulait dépasser le cadre étroit dans lequel on enfermait les femmes alors. Et surtout, Jeanne voulait protéger et aider les jeunes filles qui ne rentraient pas toujours dans l’abbaye par vocation religieuse. Comme Sœur Constance et les autres l’avaient fait pour elle à son arrivée. Plus aucun homme ne la toucherait jamais. Mais au sein de la communauté de bénédictines, elle comptait vraiment vivre et s’épanouir. Un jour, Jeanne prononça enfin ses vœux et sentit que c’était une sorte de consécration et en même temps, le début officiel d’autre chose. On la nomma sœur Clotilde. La jeune sœur travailla consciencieusement. Elle aima particulièrement enseigner aux très jeunes filles. Ses anciennes blessures devaient devenir des forces pour son ascension dans cet ordre monastique. Elle avait trouvé sa place.
En 1083, la duchesse Mathilde mourut. La fondatrice de l’abbaye de la Trinité, bâtie plus de vingt ans auparavant, y fut enterrée, dans le chœur de l’église. Jeanne fut impressionnée du faste de cette cérémonie qu’elle vivait à domicile, la toute première de son existence. Son tombeau gisant fut richement orné de marbre, de colonnes, de pierreries ; un riche mausolée sur catafalque, qui annonçait le rang important de Mathilde de Flandre. Encore une femme importante qui s’éteignait. Les années suivantes, Jeanne s’attarderait souvent devant son tombeau, lors de ses allées et venues dans l’église. Elle admirait le destin grandiose de cette toute petite femme.
Blanche attendait la nuit tombée. Elle finit en tremblant de coudre une petite couverture supplémentaire. La petite, dans son panier, s’était endormie, repue après sa dernière tétée. Ses ciseaux et son attirail de lingère s’avéraient utiles ce soir-là. Mais les larmes incessantes de Blanche rendaient le travail difficile. Son cœur saignait, sa respiration se bloquait dès que ses yeux se posaient sur le joli visage du bébé. Il y aurait eu un père en bonne et due forme, elle n’aurait jamais eu à aller au bout de ce qu’elle s’apprêtait à faire. Seulement, après le décès d’un mari sur le champ de bataille deux ans auparavant lors des affrontements avec les seigneurs bretons, elle n’intéressa que quelques hommes de passage depuis. Elle ne savait même pas de qui elle était tombée enceinte neuf mois plus tôt. Elle n’avait que son maigre salaire de lingère pour subvenir à sa propre survie ; elle ne pouvait pas garder cette jolie petite fille. Toutes ses journées devaient être exclusivement consacrées à son travail. La mort dans l’âme, Blanche se vêtit d’un manteau sombre à capuchon. Elle prit délicatement le panier où le bébé était bien emmitouflé. Ses pas incertains, ses jambes en coton rendaient chaotique le terrible trajet. Son cœur s’emballait. Comment allait-elle y parvenir ? Si on la voyait ? Elle s’éloigna de son misérable logement et se rendit en direction du château de Guillaume et Mathilde. Ses larmes ne coulaient plus, mais elle hoquetait. Plus elle se rapprochait, plus elle avait l’impression de s’étouffer. Elle rasa les bords des petites maisons et parvint à la lourde porte en bois. La petite dormait toujours, comme pour faciliter la tragique séparation que sa mère s’apprêtait à vivre. Blanche eut l’impression que des mains enserraient son cœur jusqu’à le faire éclater ; elle tomba à genoux, et resta de longues minutes avec son panier qu’elle ne parvenait pas à lâcher, à poser au sol. Elle l’avait portée, elle l’avait cachée aux yeux de tous, elle était emplie d’elle, elle l’aimait… C’était si injuste. C’était si dur ! En gémissant faiblement, Blanche se releva péniblement et, comme un geste qu’elle n’avait pas commandé, son poing tambourina fortement à la porte. Elle reprit le panier pour embrasser une dernière fois la petite. Des larmes allèrent des joues de la mère à celles de la petite fille qui commençait à être tirée du sommeil à cause du bruit. En cette dernière seconde, la mère put souffler son adieu déchirant à sa petite qui la regarda fixement en agitant des mains. Blanche reposa le panier et s’éloigna précipitamment rejoindre l’obscurité en ayant l’impression qu’en abandonnant sa fille, elle abandonnait ses dernières étincelles de vie. Elle épia derrière une maison. Elle voulait s’assurer que l’enfant allait bien être récupérée. Elle n’attendit pas longtemps ; ses coups de poing sur la porte et les pleurs de la petite avaient vite alerté du monde. La lourde porte en bois de l’abbaye de la Trinité s’ouvrit. Une sœur sortit la tête et regarda de tous côtés pendant quelques secondes avant d’attraper le panier et de rentrer à l’intérieur avec ce nouvel être à accueillir et à protéger. Blanche resta des heures prostrée, en larmes, prête à y retourner pour récupérer son enfant. Mais le jour revint avec sa terrible réalité et ses impitoyables obligations. Lentement, Blanche s’en retourna à pauvre petite vie, amputée de son cœur.
La sœur, rentrée à l’intérieur, souleva les couvertures assemblées avec soin et découvrit une jolie petite fille blonde aux yeux bleus, avec des vêtements blancs brodés du prénom d’Isolde. Le bébé n’avait pas manqué de soin ni d’amour, se dit-elle. Comme cela avait dû être dur pour la mère… Encore une toute jeune fille-mère ? Ou une femme trop pauvre… Il y en avait tellement. La jeune sœur réalisa l’importance de l’abbaye pour les femmes dans le besoin. Le rôle de cet établissement dépassait tellement une simple formation chrétienne.
La sœur emporta la petite dans une salle étroite qui ressemblait à une nurserie ; les plus jeunes enfants y dormaient ensemble. Isolde intégra ainsi l’abbaye et y grandit. De santé fragile, la petite fille pleurait souvent et développa une grande sensibilité. Rien ne la calmait mieux que les bras aimants d’une sœur bienveillante ou le réconfort de ses consœurs du même âge. Plus tard, ce furent les chants qui prirent le relais pour réchauffer le cœur d’Isolde qui se prit de passion pour la musique. Elle ne négligeait pas pour autant l’éducation que sœur Clotilde lui dispensait. Isolde avait à cœur de satisfaire quiconque ayant des attentes vis-à-vis d’elle. Elle faisait de son mieux et Jeanne était fière d’elle. Cette dernière, pour lui faire plaisir, l’entraîna un jour dans une des deux tours encadrant la porte d’entrée et l’y fit monter de manière à voir la rue d’assez près sans être vue. Il y avait un personnage qui attirait la foule, au dehors. Une lyre dans les mains, il ressemblait à un vieux barde breton exilé d’une seigneurie. Son pauvre accoutrement trahissait sa situation précaire. Cependant, l’auditoire n’y prêtait aucune attention, charmé par ses talents de musicien et par son récit. Il interprétait une chanson de geste dans l’air du temps : la chanson de Roland. L’homme à la voix puissante et rocailleuse avec laquelle contrastait la délicatesse des sons de la lyre clamait les exploits du chevalier lors de l’épique bataille de Roncevaux. Il fit tirer les larmes aux dames lui faisant face lors du sacrifice de Roland, de sa mort injuste et de son dernier geste noble, celui de jeter son épée Durendal pour qu’elle ne tombe aux mains des ennemis. Isolde ne bougeait plus, ne respirait plus et absorbait avidement tout ce qu’elle voyait et surtout tout ce qu’elle entendait. La lyre la transperçait et gonflait son cœur. Elle n’avait jamais entendu de tels sons. Cela soutenait si bien les sentiments suscités par le texte du poète. Cet instant magique, suspendu dans le temps, était en train de laisser une trace indélébile, une profonde empreinte en elle. Isolde se rendit compte qu’elle pleurait elle aussi. Elle se retourna vers son enseignante respectée.
Jeanne sourit à Isolde dont les yeux rougis renvoyaient une lumière intense. L’enseignante qui connaissait de mieux en mieux l’âme humaine comprit avant Isolde même, que la jeune fille avait trouvé ce pour quoi elle était faite. Mais si Isolde se destinait à la musique et à la lyre, elle ne pourrait rester au sein de l’abbaye. Jeanne se dit alors qu’elle devait discuter davantage avec Isolde pour mieux la préparer au monde extérieur et à ses dangers, la toute jeune fille était si naïve, si ignorante… Jeanne savait déjà, au fond d’elle-même, qu’Isolde ne resterait pas. Mais la jeune sœur, qui s’était attachée à Isolde depuis sa toute petite enfance, voulait aller encore plus loin.
À peu près une fois par semaine, un menuisier venait livrer à l’abbaye divers objets et meubles commandés par l’abbesse. Jeanne l’avait déjà vu puisqu’elle s’intéressait aussi à l’économat. Il s’agissait d’un norvégien qui était récemment venu avec sa famille profiter des terres obtenues légalement par Rollon en 911 lors du traité de Saint Clair sur Epte. C’était un colosse blond, à la barbe aussi longue que ses cheveux, le marteau de Thor sur sa poitrine. Il se nommait Skeggi. On le remarquait forcément vu qu’il dénotait grandement d’avec les autres anciens scandinaves qui avaient adopté le christianisme et la coupe au bol. Il avait mis son savoir-faire au service de Guillaume, cinquième génération après Rollon, au château, mais aussi dans ses deux abbayes ; celle des hommes et celle des femmes. Jeanne alla le trouver discrètement, un jour qu’il livrait quelques chaises et les remisait dans une salle du cloître. Elle lui demanda s’il pouvait aussi fabriquer des instruments de musique. Il la regarda avec des yeux ronds, peu habitué à ce genre de commande. Elle lui demanda combien pourrait lui coûter une lyre. Il lui répondit qu’il le lui dirait la semaine d’après puisqu’il devait se faire aider pour la partie des cordes. Jeanne hocha la tête et s’éclipsa rapidement. Même si elle avait l’impression d’œuvrer pour le dangereux départ d’Isolde au-dehors, Jeanne était poussée par quelque chose de plus fort : le besoin d’aider la toute jeune fille à trouver sa réelle place et un semblant de bonheur dans ce monde. C’était à cette fin que Jeanne se sentait vraiment utile sur cette terre ; elle voulait accomplir cela pour le plus grand nombre de femmes qui n’étaient pas à l’abbaye que pour y vivre selon le dogme chrétien. Il n’y avait pas que des femmes qui venaient de leur plein gré ; Jeanne trouvait injuste d’appliquer absolument les préceptes d’une vie de bénédictine à celles qui se retrouvaient là par le hasard de la vie ou par infortune. Isolde, enfant abandonnée, devait pouvoir avoir le choix. Aussi, la semaine suivante, Jeanne resta à proximité de l’ouverture de l’abbaye pour ne pas rater Skeggi qui devait revenir pour livrer un banc. Elle se proposa de l’aider à le porter jusqu’à l’église. Ainsi, elle put lui demander s’il avait pu se renseigner pour la lyre.
Jeanne accepta le délai et le prix estimé, bien que ce dernier fût un peu plus conséquent que ce qu’elle avait espéré. Elle lui fit surtout promettre de n’en parler à personne, car cet objet n’était pas conforme à ceux que l’on pouvait décemment voir dans une abbaye. Il fallait qu’il ne s’adresse qu’à elle pour cela. Skeggi promit. Et Isolde, ne se doutant de rien du tout, continuait à venir écouter discrètement le vieux barde avec sa lyre. Elle eut le cœur battant et les larmes aux yeux lorsque l’homme déclama les sentiments amoureux d’une jeune reine pour un chevalier inaccessible. Le pathétique de l’histoire s’associait avec ce merveilleux instrument qu’était la lyre et démultipliait l’émotion. C’était cela, le sacré. Isolde, toute vibrante encore de son expérience mystique musicale, était tellement dépitée de ne pas pouvoir espérer approcher cette divine forme d’art. Elle s’inventait alors des airs, toute seule, dans sa tête, la nuit quand le dortoir dormait. Elle chantonnait lors des moments où elle travaillait en cuisine, au jardin ou lorsqu’elle s’occupait des toutes petites filles. Il n’y avait plus que la musique qui l’accompagnait tout au long de ses journées.
Jeanne récupéra un jour la lyre recouverte d’un tissu. Elle tremblait un peu à l’idée que la mère abbesse la surprenne avec cet étrange chargement. Mais elle ne croisa que quelques jeunes novices qui ne risquaient pas de lui poser la moindre question déplacée ou indiscrète. Jeanne monta dans l’une des deux tours de l’entrée, dans le recoin d’une pièce où Isolde venait assez régulièrement assister à son petit spectacle musical en secret. Elle posa délicatement l’instrument au sol et redescendit au niveau du cloître. L’après-midi, le chanteur était de nouveau à proximité du parvis de l’abbaye. Jeanne repéra Isolde qui s’éloignait discrètement vers l’entrée. Elle la suivit en faisant un petit détour, pour ne pas attirer l’attention. Elle retrouva la jeune fille postée au niveau de l’ouverture de la fenêtre ; elle n’avait pas touché au paquet et ne l’avait probablement même pas vu. Isolde sursauta à la vue de la silhouette qui venait la surprendre, mais respira lorsqu’elle se rendit compte qu’il s’agissait de sœur Clotilde.
Isolde regardait Jeanne sans comprendre, sans bouger. Jeanne fit un signe de tête intimant l’ordre d’y aller. Isolde s’approcha de l’objet et s’accroupit pour retirer ce qui enveloppait le mystérieux cadeau. Elle le fit si précautionneusement que Jeanne eut l’impression que cela dura des minutes entières. Isolde dut enlever tout le tissu pour réaliser vraiment ce que c’était. Elle tomba à la renverse par terre, une main sur sa bouche qui contenait son exclamation et des yeux agrandis de surprise. Ses yeux ne parvenaient pas à quitter la splendide lyre des yeux. Elle n’arrivait pas à y croire. Elle osa avancer une main pour toucher le bois doux et lisse, les cordes qu’elle n’osait pas faire résonner. Son cœur était à l’arrêt. Elle tourna doucement la tête vers Jeanne, ses grands yeux bleus renvoyaient une telle intensité, un tel espoir. Jeanne sourit et s’avança pour la relever.
Isolde prit la main de Jeanne dans les siennes, ses larmes coulaient le long de ses joues roses.
Jeanne replaça le tissu tout autour de la lyre et redescendit précipitamment pour cacher l’instrument dans la cave, derrière des tonneaux et des bocaux, avant de rejoindre les autres sœurs dans la salle de travail. Isolde resta là, plantée, secouée, son cœur plein de reconnaissance et de ferveur. Enfin, elle touchait du doigt son rêve. Elle s’adossa contre l’ouverture et écouta passionnément les airs mélancoliques qui montaient de la rue. À partir de la base de la mélodie, elle se prit à réfléchir à des variantes, à des airs à elle, inspirés de ce qu’elle entendait. Les sons naissaient dans sa tête et couraient en créant au fur et à mesure une harmonie. Elle laissait faire, le morceau naissait tout seul. L’inspiration laissait place à la magie. La création mentale de sa musique la prenait tout entière et la comblait. C’était une sorte de fièvre ; l’assemblage allait plus vite que ce que sa conscience lui dictait. Les notes s’envolaient et Isolde était surprise d’assister, comme un double d’elle-même, à ce que son âme créait. Elle sut alors ce que devait être le restant de sa vie.
Ermeline descendit au rez-de-chaussée de sa demeure située dans le centre du bourg l’abbesse, dans la cité de Caen. Elle trouva effectivement la jeune Agnès souriante, autour d’une table, assistée de la cuisinière. Elles riaient et avaient de la farine plein le visage.
Agnès suivit sa mère en époussetant sa belle robe vert sombre et en s’essuyant le visage. À seize ans passés, elle avait la grâce et la fraîcheur de la toute jeune fille et déjà, les formes d’une jeune femme. De longues boucles épaisses auburn s’échappaient du bonnet de coton mal mis et redressé à la va-vite. Sa belle silhouette était surmontée d’un visage à la peau claire, avec de magnifiques yeux verts, en amande. Son regard brillait d’une pétillante intelligence. Instruite et cultivée, sa curiosité la poussait à dépasser souvent le cadre de ce qu’une jeune fille de bonne famille était autorisée à faire. Notamment des expériences culinaires en cuisine, avec le personnel complice qui adorait Agnès. Parlant facilement avec tout le monde, avec simplicité et naturel, il n’était pas rare de la voir tantôt avec les gens de maison, tantôt aux écuries du château, tantôt du côté de l’Odon avec les pêcheurs. Sa mère passait une bonne partie de son temps à lui courir après pour la ramener au logis, et dans le droit chemin. Malgré les remontrances maternelles, Agnès, riant sous cape, tentait de prouver que ces sorties concouraient à son éducation et à sa mission chrétienne de soutien à la population qui travaillait dur. Agnès était comme un tout jeune animal, pleine de vie, innocente et attachante.
Les deux femmes entrèrent dans la pièce où se tenait Éloi, le chef de famille, à la tête d’un fructueux négoce de vins qu’il faisait venir de Corbières et de Beauvais. Ses bouteilles étaient même consommées à la table du duc Guillaume. Le père expliqua à sa fille la bonne affaire en cours ; la bonne nouvelle du mariage programmé avec Clotaire de Véran. Agnès écouta sagement, les yeux fixés au sol. La jeune fille savait que le mariage était naturel et inévitable.