Le médecin de campagne - Honoré de Balzac - E-Book

Le médecin de campagne E-Book

Honore de Balzac

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Beschreibung

"Monsieur, quand je vins m'établir ici, je trouvais dans une partie du canton une douzaine de crétins, dit le médecin en se retournant pour montrer à l'officier les maisons ruinées. La situation de ce hameau dans un fond sans courant d'air, près du torrent dont l'eau provient des neiges fondues, privé des bienfaits du soleil, qui n'éclaire que le sommet de la montage, tout y favorise la propagation de cette affreuse maladie. Les lois ne défendent pas l'accouplement de ces malheureux, protégés ici par une superstition dont la puissance m'était inconnue, que j'ai d'abord condamné, puis admirée. Le crétinisme ne serait donc étendu depuis cet endroit jusqu'à la vallée. N'était ce pas rendre un grand service au pays que d'arrêter cette contagion physique et intellectuelle ? Malgré son urgence, ce bienfait pouvait coûter la vie à celui qui entreprendrait de l'opérer. Ici, comme dans les autres sphères sociales, pour accomplir le bien il fallait froisser, non pas des intérêts, mais chose plus dangereuse à manier, des idées religieuses converties en superstition, la forme la plus indestructible des idées humaines. Je ne m'effrayai de rien." Mais ce roman de 1833 n'est pas simplement le récit d'un homme qui consacre sa vie au bonheur d'un village, un rénovateur qui donne à Balzac l'occasion d'analyser le développement rural et d'inscrire en son livre une certaine utopie. Le Médecin de campagne est aussi une histoire privée, celle précisément du docteur Benassis, prise entre un début malheureux et une fin prématurée.

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Le médecin de campagne

Pages de titreIIIIIIIVVPage de copyright

Honoré de Balzac

(1799-1850)

Le médecin de campagne

Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence.

À ma mère.

I

Le pays et l’homme

En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval le chemin montagneux qui mène à un gros bourg situé près de la Grande-Chartreuse. Ce bourg est le chef-lieu d’un canton populeux circonscrit par une longue vallée. Un torrent à lit pierreux souvent à sec, alors rempli par la fonte des neiges, arrose cette vallée serrée entre deux montagnes parallèles, que dominent de toutes parts les pics de la Savoie et ceux du Dauphiné. Quoique les paysages compris entre la chaîne des deux Mauriennes aient un air de famille, le canton à travers lequel cheminait l’étranger présente des mouvements de terrain et des accidents de lumière qu’on chercherait vainement ailleurs. Tantôt la vallée subitement élargie offre un irrégulier tapis de cette verdure que les constantes irrigations dues aux montagnes entretiennent si fraîche et si douce à l’œil pendant toutes les saisons ; tantôt un moulin à scie montre ses humbles constructions pittoresquement placées, sa provision de longs sapins sans écorce, et son cours d’eau pris au torrent et conduit par de grands tuyaux de bois carrément creusés, d’où s’échappe par les fentes une nappe de filets humides. Çà et là, des chaumières entourées de jardins pleins d’arbres fruitiers couverts de fleurs réveillent les idées qu’inspire une misère laborieuse ; plus loin, des maisons à toitures rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à des écailles de poisson, annoncent l’aisance due à de longs travaux ; puis au-dessus de chaque porte se voit le panier suspendu dans lequel sèchent les fromages. Partout les haies, les enclos sont égayés par des vignes mariées, comme en Italie, à de petits ormes dont le feuillage se donne aux bestiaux. Par un caprice de la nature, les collines sont si rapprochées en quelques endroits qu’il ne se trouve plus ni fabriques, ni champs, ni chaumières. Séparées seulement par le torrent qui rugit dans ses cascades, les deux hautes murailles granitiques s’élèvent tapissées de sapins à noir feuillage et de hêtres hauts de cent pieds. Tous droits, tous bizarrement colorés par des taches de mousse, tous divers de feuillage, ces arbres forment de magnifiques colonnades bordées au-dessous et au-dessus du chemin par d’informes haies d’arbousiers, de viornes, de buis, d’épine rose. Les vives senteurs de ces arbustes se mêlaient alors aux sauvages parfums de la nature montagnarde, aux pénétrantes odeurs des jeunes pousses du mélèze, des peupliers et des pins gommeux. Quelques nuages couraient parmi les rochers en en voilant, en en découvrant tour à tour les cimes grisâtres, souvent aussi vaporeuses que les nuées dont les moelleux flocons s’y déchiraient. À tout moment le pays changeait d’aspect et le ciel de lumière ; les montagnes changeaient de couleur, les versants de nuances, les vallons de forme : images multipliées que des oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers les troncs d’arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis, rendaient délicieuses à voir au milieu du silence, dans la saison où tout est jeune, où le soleil enflamme un ciel pur. Enfin c’était un beau pays, c’était la France !

Homme de haute taille, le voyageur était entièrement vêtu de drap bleu aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matin son cheval au poil lisse, sur lequel il se tenait droit et vissé comme un vieil officier de cavalerie. Si déjà sa cravate noire et ses gants de daim, si les pistolets qui grossissaient ses fontes, et le portemanteau bien attaché sur la croupe de son cheval, n’eussent indiqué le militaire, sa figure brune marquée de petite-vérole, mais régulière et empreinte d’une insouciance apparente, ses manières décidées, la sécurité de son regard, le port de sa tête, tout aurait trahi ces habitudes régimentaires qu’il est impossible au soldat de jamais dépouiller, même après être rentré dans la vie domestique. Tout autre se serait émerveillé des beautés de cette nature alpestre, si riante au lieu où elle se fond dans les grands bassins de la France ; mais l’officier, qui sans doute avait parcouru les pays où les armées françaises furent emportées par les guerres impériales, jouissait de ce paysage sans paraître surpris de ces accidents multipliés. L’étonnement est une sensation que Napoléon semble avoir détruite dans l’âme de ses soldats. Aussi le calme de la figure est-il un signe certain auquel un observateur peut reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les aigles éphémères mais impérissables du grand empereur. Cet homme était en effet un des militaires, maintenant assez rares, que le boulet a respectés, quoiqu’ils aient labouré tous les champs de bataille où commanda Napoléon. Sa vie n’avait rien d’extraordinaire. Il s’était bien battu en simple et loyal soldat, faisant son devoir pendant la nuit aussi bien que pendant le jour, loin comme près du maître, ne donnant pas un coup de sabre inutile, et incapable d’en donner un de trop. S’il portait à sa boutonnière la rosette appartenant aux officiers de la Légion d’honneur, c’est qu’après la bataille de la Moskowa la voix unanime de son régiment l’avait désigné comme le plus digne de la recevoir dans cette grande journée. Il était du petit nombre de ces hommes froids en apparence, timides, toujours en paix avec eux-mêmes, de qui la conscience est humiliée par la seule pensée d’une sollicitation à faire de quelque nature qu’elle soit. Aussi tous ses grades lui furent-ils conférés en vertu des lentes lois de l’ancienneté. Devenu sous-lieutenant en 1802, il se trouvait seulement chef d’escadron en 1829, malgré ses moustaches grises ; mais sa vie était si pure que nul homme de l’armée, fût-il général, ne l’abordait sans éprouver un sentiment de respect involontaire, avantage incontesté que peut-être ses supérieurs ne lui pardonnaient point. En récompense, les simples soldats lui vouaient tous un peu de ce sentiment que les enfants portent à une bonne mère ; car, pour eux, il savait être à la fois indulgent et sévère. Jadis soldat comme eux, il connaissait les joies malheureuses et les joyeuses misères, les écarts pardonnables ou punissables des soldats qu’il appelait toujours ses enfants, et auxquels il laissait volontiers prendre en campagne des vivres ou des fourrages chez les bourgeois. Quant à son histoire intime, elle était ensevelie dans le plus profond silence. Comme presque tous les militaires de l’époque, il n’avait vu le monde qu’à travers la fumée des canons, ou pendant les moments de paix si rares au milieu de la lutte européenne soutenue par l’empereur. S’était-il ou non soucié du mariage ? la question restait indécise. Quoique personne ne mît en doute que le commandant Genestas n’eût eu des bonnes fortunes en séjournant de ville en ville, de pays en pays, en assistant aux fêtes données et reçues par les régiments, cependant personne n’en avait la moindre certitude. Sans être prude, sans refuser une partie de plaisir, sans froisser les mœurs militaires, il se taisait ou répondait en riant lorsqu’il était questionné sur ses amours. À ces mots : – Et vous, mon commandant ? adressés par un officier après boire, il répliquait : – Buvons, messieurs !

Espèce de Bayard sans faste, monsieur Pierre-Joseph Genestas n’offrait donc en lui rien de poétique ni rien de romanesque, tant il paraissait vulgaire. Sa tenue était celle d’un homme cossu. Quoiqu’il n’eût que sa solde pour fortune, et que sa retraite fût tout son avenir ; néanmoins, semblable aux vieux loups du commerce auxquels les malheurs ont fait une expérience qui avoisine l’entêtement, le chef d’escadron gardait toujours devant lui deux années de solde et ne dépensait jamais ses appointements. Il était si peu joueur, qu’il regardait sa botte quand en compagnie on demandait un rentrant ou quelque supplément de pari pour l’écarté. Mais s’il ne se permettait rien d’extraordinaire, il ne manquait à aucune chose d’usage. Ses uniformes lui duraient plus longtemps qu’à tout autre officier du régiment, par suite des soins qu’inspire la médiocrité de fortune, et dont l’habitude était devenue chez lui machinale. Peut-être l’eût-on soupçonné d’avarice sans l’admirable désintéressement, sans la facilité fraternelle avec lesquels il ouvrait sa bourse à quelque jeune étourdi ruiné par un coup de carte ou par toute autre folie. Il semblait avoir perdu jadis de grosses sommes au jeu, tant il mettait de délicatesse à obliger ; il ne se croyait point le droit de contrôler les actions de son débiteur et ne lui parlait jamais de sa créance. Enfant de troupe, seul dans le monde, il s’était fait une patrie de l’armée, et de son régiment une famille. Aussi, rarement recherchait-on le motif de sa respectable économie, on se plaisait à l’attribuer au désir assez naturel d’augmenter la somme de son bien-être pendant ses vieux jours. À la veille de devenir lieutenant-colonel de cavalerie, il était présumable que son ambition consistait à se retirer dans quelque campagne avec la retraite et les épaulettes de colonel. Après la manœuvre, si les jeunes officiers causaient de Genestas, ils le rangeaient dans la classe des hommes qui ont obtenu au collège les prix d’excellence et qui durant leur vie restent exacts, probes, sans passions, utiles et fades comme le pain blanc ; mais les gens sérieux le jugeaient bien différemment. Souvent quelque regard, souvent une expression pleine de sens comme l’est la parole du Sauvage, échappaient à cet homme et attestaient en lui les orages de l’âme. Bien étudié, son front calme accusait le pouvoir d’imposer silence aux passions et de les refouler au fond de son cœur, pouvoir chèrement conquis par l’habitude des dangers et des malheurs imprévus de la guerre. Le fils d’un pair de France, nouveau venu au régiment, ayant dit un jour, en parlant de Genestas, qu’il eût été le plus consciencieux des prêtres ou le plus honnête des épiciers. – Ajoutez, le moins courtisan des marquis ! répondit-il en toisant le jeune fat qui ne se croyait pas entendu par son commandant. Les auditeurs éclatèrent de rire, le père du lieutenant était le flatteur de tous les pouvoirs, un homme élastique habitué à rebondir au-dessus des révolutions, et le fils tenait du père. Il s’est rencontré dans les armées françaises quelques-uns de ces caractères, tout bonnement grands dans l’occurrence, redevenant simples après l’action, insouciants de gloire, oublieux du danger ; il s’en est rencontré peut-être beaucoup plus que les défauts de notre nature ne permettraient de le supposer. Cependant l’on se tromperait étrangement en croyant que Genestas fût parfait. Défiant, enclin à de violents accès de colère, taquin dans les discussions et voulant surtout avoir raison quand il avait tort, il était plein de préjugés nationaux. Il avait conservé de sa vie soldatesque un penchant pour le bon vin. S’il sortait d’un repas dans tout le décorum de son grade, il paraissait sérieux, méditatif, et il ne voulait alors mettre personne dans le secret de ses pensées. Enfin, s’il connaissait assez bien les mœurs du monde et les lois de la politesse, espèce de consigne qu’il observait avec la roideur militaire ; s’il avait de l’esprit naturel et acquis, s’il possédait la tactique, la manœuvre, la théorie de l’escrime à cheval et les difficultés de l’art vétérinaire, ses études furent prodigieusement négligées. Il savait, mais vaguement, que César était un consul ou un empereur romain ; Alexandre, un Grec ou un Macédonien ; il vous eût accordé l’une ou l’autre origine ou qualité sans discussion. Aussi, dans les conversations scientifiques ou historiques, devenait-il grave, en se bornant à y participer par des petits coups de tête approbatifs, comme un homme profond arrivé au pyrrhonisme. Quand Napoléon écrivit à Schœnbrunn, le 13 mai 1809, dans le bulletin adressé à la Grande Armée, maîtresse de Vienne, que, comme Médée, les princes autrichiens avaient de leurs propres mains égorgé leurs enfants, Genestas, nouvellement nommé capitaine, ne voulut pas compromettre la dignité de son grade en demandant ce qu’était Médée, il s’en reposa sur le génie de Napoléon, certain que l’empereur ne devait dire que des choses officielles à la Grande Armée et à la maison d’Autriche ; il pensa que Médée était une archiduchesse de conduite équivoque. Néanmoins, comme la chose pouvait concerner l’art militaire, il fut inquiet de la Médée du bulletin, jusqu’au jour où mademoiselle Raucourt fit reprendre Médée. Après avoir lu l’affiche, le capitaine ne manqua pas de se rendre le soir au Théâtre-Français pour voir la célèbre actrice dans ce rôle mythologique dont il s’enquit à ses voisins. Cependant un homme qui, simple soldat, avait eu assez d’énergie pour apprendre à lire, écrire et compter, devait comprendre que, capitaine, il fallait s’instruire. Aussi, depuis cette époque, lut-il avec ardeur les romans et les livres nouveaux qui lui donnèrent des demi-connaissances desquelles il tirait un assez bon parti. Dans sa gratitude envers ses professeurs, il allait jusqu’à prendre la défense de Pigault-Lebrun, en disant qu’il le trouvait instructif et souvent profond.

Cet officier, auquel une prudence acquise ne laissait faire aucune démarche inutile, venait de quitter Grenoble et se dirigeait vers la Grande-Chartreuse, après avoir obtenu la veille de son colonel un congé de huit jours. Il ne comptait pas faire une longue traite ; mais, trompé de lieue en lieue par les dires mensongers des paysans qu’il interrogeait, il crut prudent de ne pas s’engager plus loin sans se réconforter l’estomac. Quoiqu’il eût peu de chances de rencontrer une ménagère en son logis par un temps où chacun s’occupe aux champs, il s’arrêta devant quelques chaumières qui aboutissaient à un espace commun, en décrivant une place carrée assez informe, ouverte à tout venant. Le sol de ce territoire de famille était ferme et bien balayé, mais coupé par des fosses à fumier. Des rosiers, des lierres, de hautes herbes s’élevaient le long des murs lézardés. À l’entrée du carrefour se trouvait un méchant groseillier sur lequel séchaient des guenilles. Le premier habitant que rencontra Genestas fut un pourceau vautré dans un tas de paille, lequel, au bruit des pas du cheval, grogna, leva la tête, et fit enfuir un gros chat noir. Une jeune paysanne, portant sur sa tête un gros paquet d’herbes, se montra tout à coup, suivie à distance par quatre marmots en haillons, mais hardis, tapageurs, aux jeux effrontés, jolis, bruns de teint, de vrais diables qui ressemblaient à des anges. Le soleil pétillait et donnait je ne sais quoi de pur à l’air, aux chaumières, aux fumiers, à la troupe ébouriffée. Le soldat demanda s’il était possible d’avoir une tasse de lait. Pour toute réponse, la fille jeta un cri rauque. Une vieille femme apparut soudain sur le seuil d’une cabane, et la jeune paysanne passa dans une étable, après avoir indiqué par un geste la vieille, vers laquelle Genestas se dirigea, non sans bien tenir son cheval afin de ne pas blesser les enfants qui déjà lui trottaient dans les jambes. Il réitéra sa demande, que la bonne femme se refusa nettement à satisfaire. Elle ne voulait pas, disait-elle, enlever la crème des potées de lait destinées à faire le beurre. L’officier répondit à cette objection en promettant de bien payer le dégât, il attacha son cheval au montant d’une porte, et entra dans la chaumière. Les quatre enfants, qui appartenaient à cette femme, paraissaient avoir tous le même âge, circonstance bizarre qui frappa le commandant. La vieille en avait un cinquième presque pendu à son jupon, et qui, faible, pâle, maladif, réclamait sans doute les plus grands soins ; partant il était le bien-aimé, le Benjamin.

Genestas s’assit au coin d’une haute cheminée sans feu, sur le manteau de laquelle se voyait une Vierge en plâtre colorié, tenant dans ses bras l’enfant Jésus. Enseigne sublime ! Le sol servait de plancher à la maison. À la longue, la terre primitivement battue était devenue raboteuse, et, quoique propre, elle offrait en grand les callosités d’une écorce d’orange. Dans la cheminée étaient accrochés un sabot plein de sel, une poêle à frire, un chaudron. Le fond de la pièce se trouvait rempli par un lit à colonnes garni de sa pente découpée. Puis, çà et là, des escabelles à trois pieds, formées par des bâtons fichés dans une simple planche de fayard, une huche au pain, une grosse cuiller en bois pour puiser de l’eau, un seau et des poteries pour le lait, un rouet sur la huche, quelques clayons à fromages, des murs noirs, une porte vermoulue ayant une imposte à claire-voie ; telles étaient la décoration et le mobilier de cette pauvre demeure. Maintenant, voici le drame auquel assista l’officier, qui s’amusait à fouetter le sol avec sa cravache sans se douter que là se déroulerait un drame. Quand la vieille femme, suivie de son Benjamin teigneux, eut disparu par une porte qui donnait dans sa laiterie, les quatre enfants, après avoir suffisamment examiné le militaire, commencèrent par se délivrer du pourceau. L’animal, avec lequel ils jouaient habituellement, était venu sur le seuil de la porte ; les marmots se ruèrent sur lui si vigoureusement et lui appliquèrent des gifles si caractéristiques, qu’il fut forcé de faire prompte retraite. L’ennemi dehors, les enfants attaquèrent une porte dont le loquet, cédant à leurs efforts, s’échappa de la gâche usée qui le retenait ; puis ils se jetèrent dans une espèce de fruitier où le commandant, que cette scène amusait, les vit bientôt occupés à ronger des pruneaux secs. La vieille au visage de parchemin et aux guenilles sales rentra dans ce moment, en tenant à la main un pot de lait pour son hôte. – Ah ! les vauriens, dit-elle. Elle alla vers les enfants, empoigna chacun d’eux par le bras, le jeta dans la chambre, mais sans lui ôter ses pruneaux, et ferma soigneusement la porte de son grenier d’abondance. – Là, là, mes mignons, soyez donc sages. – Si l’on n’y prenait garde, ils mangeraient le tas de prunes, les enragés ! dit-elle en regardant Genestas. Puis elle s’assit sur une escabelle, prit le teigneux entre ses jambes, et se mit à le peigner en lui lavant la tête avec une dextérité féminine et des attentions maternelles. Les quatre petits voleurs restaient, les uns debout, les autres accotés contre le lit ou la huche, tous morveux et sales, bien portants d’ailleurs, grugeant leurs prunes sans rien dire, mais regardant l’étranger d’un air sournois et narquois.

– C’est vos enfants ? demanda le soldat à la vieille.

– Faites excuse, monsieur, c’est les enfants de l’hospice. On me donne trois francs par mois et une livre de savon pour chacun d’eux.

– Mais, ma bonne femme, ils doivent vous coûter deux fois plus.

– Monsieur, voilà bien ce que nous dit monsieur Benassis ; mais si d’autres prennent les enfants au même prix, faut bien en passer par là. N’en a pas qui veut des enfants ! On a encore besoin de la croix et de la bannière pour en obtenir. Quand nous leur donnerions notre lait pour rien, il ne nous coûte guère. D’ailleurs, monsieur, trois francs, c’est une somme. Voilà quinze francs de trouvés, sans les cinq livres de savon. Dans nos cantons, combien faut-il donc s’exterminer le tempérament avant d’avoir gagné dix sous par jour.

– Vous avez donc des terres à vous ? demanda le commandant.

– Non, monsieur. J’en ai eu du temps de défunt mon homme ; mais depuis sa mort j’ai été si malheureuse que j’ai été forcée de les vendre.

– Hé ! bien, reprit Genestas, comment pouvez-vous arriver sans dettes au bout de l’année en faisant le métier de nourrir, de blanchir et d’élever des enfants à deux sous par jour ?

– Mais, reprit-elle en peignant toujours son petit teigneux, nous n’arrivons point sans dettes à la Saint-Sylvestre, mon cher monsieur. Que voulez-vous ? le bon Dieu s’y prête. J’ai deux vaches. Puis ma fille et moi nous glanons pendant la moisson, en hiver nous allons au bois ; enfin, le soir nous filons. Ah ! par exemple, il ne faudrait pas toujours un hiver comme le dernier. Je dois soixante-quinze francs au meunier pour de la farine. Heureusement c’est le meunier de monsieur Benassis. Monsieur Benassis, voilà un ami du pauvre ! Il n’a jamais demandé son dû à qui que ce soit, il ne commencera point par nous. D’ailleurs notre vache a un veau, ça nous acquittera toujours un brin.

Les quatre orphelins, pour qui toutes les protections humaines se résumaient dans l’affection de cette vieille paysanne, avaient fini leurs prunes. Ils profitèrent de l’attention avec laquelle leur mère regardait l’officier en causant, et se réunirent en colonne serrée pour faire encore une fois sauter le loquet de la porte qui les séparait du bon tas de prunes. Ils y allèrent, non comme les soldats français vont à l’assaut, mais silencieux comme des Allemands, poussés qu’ils étaient par une gourmandise naïve et brutale.

– Ah ! les petits drôles. Voulez-vous bien finir ?

La vieille se leva, prit le plus fort des quatre, lui appliqua légèrement une tape sur le derrière et le jeta dehors ; il ne pleura point, les autres demeurèrent tout pantois.

– Ils vous donnent bien du mal.

– Oh ! non, monsieur, mais ils sentent mes prunes, les mignons. Si je les laissais seuls pendant un moment, ils se crèveraient.

– Vous les aimez ?

À cette demande la vieille leva la tête, regarda le soldat d’un air doucement goguenard, et répondit : – Si je les aime ! J’en ai déjà rendu trois, ajouta-t-elle en soupirant, je ne les garde que jusqu’à six ans.

– Mais où est le vôtre ?

– Je l’ai perdu.

– Quel âge avez-vous donc, demanda Genestas pour détruire l’effet de sa précédente question.

– Trente-huit ans, monsieur. À la Saint-Jean prochaine, il y aura deux ans que mon homme est mort.

Elle achevait d’habiller le petit souffreteux, qui semblait la remercier par un regard pâle et tendre.

– Quelle vie d’abnégation et de travail ! pensa le cavalier.

Sous ce toit, digne de l’étable où Jésus-Christ prit naissance, s’accomplissaient gaiement et sans orgueil les devoirs les plus difficiles de la maternité. Quels cœurs ensevelis dans l’oubli le plus profond ! Quelle richesse et quelle pauvreté ! Les soldats, mieux que les autres hommes, savent apprécier ce qu’il y a de magnifique dans le sublime en sabots, dans l’Évangile en haillons. Ailleurs se trouve le Livre, le texte historié, brodé, découpé, couvert en moire, en tabis, en satin ; mais là certes était l’esprit du Livre. Il eût été impossible de ne pas croire à quelque religieuse intention du ciel, en voyant cette femme qui s’était faite mère comme Jésus-Christ s’est fait homme, qui glanait, souffrait, s’endettait pour des enfants abandonnés, et se trompait dans ses calculs, sans vouloir reconnaître qu’elle se ruinait à être mère. À l’aspect de cette femme il fallait nécessairement admettre quelques sympathies entre les bons d’ici-bas et les intelligences d’en-haut ; aussi le commandant Genestas la regarda-t-il en hochant la tête.

– Monsieur Benassis est-il un bon médecin ? demanda-t-il enfin.

– Je ne sais pas, mon cher monsieur, mais il guérit les pauvres pour rien.

– Il paraît, reprit-il en se parlant à lui-même, que cet homme est décidément un homme.

– Oh ! oui, monsieur, et un brave homme ! aussi n’est-il guère de gens ici qui ne le mettent dans leurs prières du soir et du matin !

– Voilà pour vous, la mère, dit le soldat en lui donnant quelques pièces de monnaie. Et voici pour les enfants, reprit-il en ajoutant un écu. – Suis-je encore bien loin de chez monsieur Benassis ? demanda-t-il quand il fut à cheval.

– Oh ! non, mon cher monsieur, tout au plus une petite lieue.

Le commandant partit, convaincu qu’il lui restait deux lieues à faire. Néanmoins il aperçut bientôt à travers quelques arbres un premier groupe de maisons, puis enfin les toits du bourg ramassés autour d’un clocher qui s’élève en cône et dont les ardoises sont arrêtées sur les angles de la charpente par des lames de fer-blanc étincelant au soleil. Cette toiture, d’un effet original, annonce les frontières de la Savoie, où elle est en usage. En cet endroit la vallée est large. Plusieurs maisons agréablement situées dans la petite plaine ou le long du torrent animent ce pays bien cultivé, fortifié de tous côtés par les montagnes, et sans issue apparente. À quelques pas de ce bourg assis à mi-côte, au midi, Genestas arrêta son cheval sous une avenue d’ormes, devant une troupe d’enfants, et leur demanda la maison de monsieur Benassis. Les enfants commencèrent par se regarder les uns les autres, et par examiner l’étranger de l’air dont ils observent tout ce qui s’offre pour la première fois à leurs yeux : autant de physionomies, autant de curiosités, autant de pensées différentes. Puis le plus effronté, le plus rieur de la bande, un petit gars aux yeux vifs, aux pieds nus et crottés lui répéta, selon la coutume des enfants : – La maison de monsieur Benassis, monsieur ? Et il ajouta : Je vais vous y mener. Il marcha devant le cheval autant pour conquérir une sorte d’importance en accompagnant un étranger, que par une enfantine obligeance, ou pour obéir à l’impérieux besoin de mouvement qui gouverne à cet âge l’esprit et le corps. L’officier suivit dans sa longueur la principale rue du bourg, rue caillouteuse, à sinuosités, bordée de maisons construites au gré des propriétaires. Là un four s’avance au milieu de la voie publique, ici un pignon s’y présente de profil et la barre en partie, puis un ruisseau venu de la montagne la traverse par ses rigoles. Genestas aperçut plusieurs couvertures en bardeau noir, plus encore en chaume, quelques-unes en tuiles, sept ou huit en ardoises, sans doute celles du curé, du juge de paix et des bourgeois du lieu. C’était toute la négligence d’un village au-delà duquel il n’y aurait plus eu de terre, qui semblait n’aboutir et ne tenir à rien ; ses habitants paraissaient former une même famille en dehors du mouvement social, et ne s’y rattacher que par le collecteur d’impôts ou par d’imperceptibles ramifications. Quand Genestas eut fait quelques pas de plus, il vit en haut de la montagne une large rue qui domine ce village. Il existait sans doute un vieux et un nouveau bourg. En effet, par une échappée de vue, et dans un endroit où le commandant modéra le pas de son cheval, il put facilement examiner des maisons bien bâties dont les toits neufs égaient l’ancien village. Dans ces habitations nouvelles que couronne une avenue de jeunes arbres, il entendit les chants particuliers aux ouvriers occupés, le murmure de quelques ateliers, un grognement de limes, le bruit des marteaux, les cris confus de plusieurs industries. Il remarqua la maigre fumée des cheminées ménagères et celle plus abondante des forges du charron, du serrurier, du maréchal. Enfin, à l’extrémité du village vers laquelle son guide le dirigeait, Genestas aperçut des fermes éparses, des champs bien cultivés, des plantations parfaitement entendues, et comme un petit coin de la Brie perdu dans un vaste pli du terrain dont, à la première vue, il n’eût pas soupçonné l’existence entre le bourg et les montagnes qui terminent le pays.

Bientôt l’enfant s’arrêta. – Voilà la porte de sa maison, dit-il.

L’officier descendit de cheval, en passa la bride dans son bras ; puis, pensant que toute peine mérite salaire, il tira quelques sous de son gousset et les offrit à l’enfant qui les prit d’un air étonné, ouvrit de grands yeux, ne remercia pas, et resta là pour voir.

– En cet endroit la civilisation est peu avancée, les religions du travail y sont en pleine vigueur, et la mendicité n’y a pas encore pénétré, pensa Genestas.

Plus curieux qu’intéressé, le guide du militaire s’accota sur un mur à hauteur d’appui qui sert à clore la cour de la maison, et dans lequel est fixée une grille en bois noirci, de chaque côté des pilastres de la porte.

Cette porte, pleine dans sa partie inférieure et jadis peinte en gris, est terminée par des barreaux jaunes taillés en fer de lance. Ces ornements, dont la couleur a passé, décrivent un croissant dans le haut de chaque vantail, et se réunissent en formant une grosse pomme de pin figurée par le haut des montants quand la porte est fermée. Ce portail, rongé par les vers, tacheté par le velours des mousses, est presque détruit par l’action alternative du soleil et de la pluie. Surmontés de quelques aloès et de pariétaires venues au hasard, les pilastres cachent les tiges de deux acacias inermis plantés dans la cour, et dont les touffes vertes s’élèvent en forme de houppes à poudrer. L’état de ce portail trahissait chez le propriétaire une insouciance qui parut déplaire à l’officier, il fronça les sourcils en homme contraint de renoncer à quelque illusion. Nous sommes habitués à juger les autres d’après nous, et si nous les absolvons complaisamment de nos défauts, nous les condamnons sévèrement de ne pas avoir nos qualités. Si le commandant voulait que monsieur Benassis fût un homme soigneux ou méthodique, certes, la porte de sa maison annonçait une complète indifférence en matière de propriété. Un soldat amoureux de l’économie domestique autant que l’était Genestas devait donc conclure promptement du portail à la vie et au caractère de l’inconnu ; ce à quoi, malgré sa circonspection, il ne manqua point. La porte était entrebaillée, autre insouciance ! Sur la foi de cette confiance rustique, l’officier s’introduisit sans façon dans la cour, attacha son cheval aux barreaux de la grille, et pendant qu’il y nouait la bride, un hennissement partit d’une écurie vers laquelle le cheval et le cavalier tournèrent involontairement les yeux ; un vieux domestique en ouvrit la porte, montra sa tête coiffée du bonnet de laine rouge en usage dans le pays, et qui ressemble parfaitement au bonnet phrygien dont on affuble la Liberté. Comme il y avait place pour plusieurs chevaux, le bonhomme, après avoir demandé à Genestas s’il venait voir monsieur Benassis, lui offrit pour son cheval l’hospitalité de l’écurie, en regardant avec une expression de tendresse et d’admiration l’animal qui était fort beau. Le commandant suivit son cheval, pour voir comment il allait se trouver. L’écurie était propre, la litière y abondait, et les deux chevaux de Benassis avaient cet air heureux qui fait reconnaître entre tous les chevaux un cheval de curé. Une servante, arrivée de l’intérieur de la maison sur le perron, semblait attendre officiellement les interrogations de l’étranger, à qui déjà le valet d’écurie avait appris que monsieur Benassis était sorti.

– Notre maître est allé au moulin à blé, dit-il. Si vous voulez l’y rejoindre, vous n’avez qu’à suivre le sentier qui mène à la prairie, le moulin est au bout.

Genestas aima mieux voir le pays que d’attendre indéfiniment le retour de Benassis, et s’engagea dans le chemin du moulin à blé. Quand il eut dépassé la ligne inégale que trace le bourg sur le flanc de la montagne, il aperçut la vallée, le moulin, et l’un des plus délicieux paysages qu’il eût encore vus.

Arrêtée par la base des montagnes, la rivière forme un petit lac au-dessus duquel les pics s’élèvent d’étage en étage, en laissant deviner leurs nombreuses vallées par les différentes teintes de la lumière ou par la pureté plus ou moins vive de leurs arêtes chargées toutes de sapins noirs. Le moulin, construit récemment à la chute du torrent dans le petit lac, a le charme d’une maison isolée qui se cache au milieu des eaux, entre les têtes de plusieurs arbres aquatiques. De l’autre côté de la rivière, au bas d’une montagne alors faiblement éclairée à son sommet par les rayons rouges du soleil couchant, Genestas entrevit une douzaine de chaumières abandonnées, sans fenêtres ni portes ; leurs toitures dégradées laissaient voir d’assez fortes trouées, les terres d’alentour formaient des champs parfaitement labourés et semés ; leurs anciens jardins convertis en prairies étaient arrosés par des irrigations disposées avec autant d’art que dans le Limousin. Le commandant s’arrêta machinalement pour contempler les débris de ce village.

Pourquoi les hommes ne regardent-ils point sans une émotion profonde toutes les ruines, même les plus humbles ? sans doute elles sont pour eux une image du malheur dont le poids est senti par eux si diversement. Les cimetières font penser à la mort, un village abandonné fait songer aux peines de la vie ; la mort est un malheur prévu, les peines de la vie sont infinies. L’infini n’est-il pas le secret des grandes mélancolies ? L’officier avait atteint la chaussée pierreuse du moulin sans avoir pu s’expliquer l’abandon de ce village, il demanda Benassis à un garçon meunier assis sur des sacs de blé à la porte de la maison.

– Monsieur Benassis est allé là, dit le meunier en montrant une des chaumières ruinées.

– Ce village a donc été brûlé ? dit le commandant.

– Non, monsieur.

– Pourquoi donc alors est-il ainsi ? demanda Genestas.

– Ah ! pourquoi ? répondit le meunier en levant les épaules et rentrant chez lui, monsieur Benassis vous le dira.

L’officier passa sur une espèce de pont fait avec de grosses pierres entre lesquelles coule le torrent, et arriva bientôt à la maison désignée. Le chaume de cette habitation était encore entier, couvert de mousse, mais sans trous, et les fermetures semblaient être en bon état. En y entrant, Genestas vit du feu dans la cheminée au coin de laquelle se tenaient une vieille femme agenouillée devant un malade assis sur une chaise, et un homme debout, le visage tourné vers le foyer. L’intérieur de cette maison formait une seule chambre éclairée par un mauvais châssis garni de toile. Le sol était en terre battue. La chaise, une table et un grabat composaient tout le mobilier. Jamais le commandant n’avait rien vu de si simple ni de si nu, même en Russie où les cabanes des Moujiks ressemblent à des tanières. Là, rien n’attestait les choses de la vie, il ne s’y trouvait même pas le moindre ustensile nécessaire à la préparation des aliments les plus grossiers. Vous eussiez dit la niche d’un chien sans son écuelle. N’était le grabat, une souquenille pendue à un clou et des sabots garnis de paille, seuls vêtements du malade, cette chaumière eût paru déserte comme les autres. La femme agenouillée, paysanne fort vieille, s’efforçait de maintenir les pieds du malade dans un baquet plein d’une eau brune. En distinguant un pas que le bruit des éperons rendait insolite pour des oreilles accoutumées au marcher monotone des gens de la campagne, l’homme se tourna vers Genestas en manifestant une sorte de surprise, partagée par la vieille.

– Je n’ai pas besoin, dit le militaire, de demander si vous êtes monsieur Benassis. Étranger, impatient de vous voir, vous m’excuserez, monsieur, d’être venu vous chercher sur votre champ de bataille au lieu de vous avoir attendu chez vous. Ne vous dérangez pas, faites vos affaires. Quand vous aurez fini, je vous dirai l’objet de ma visite.

Genestas s’assit à demi sur le bord de la table et garda le silence. Le feu répandait dans la chaumière une clarté plus vive que celle du soleil dont les rayons, brisés par le sommet des montagnes, ne peuvent jamais arriver dans cette partie de la vallée. À la lueur de ce feu, fait avec quelques branches de sapin résineux qui entretenaient une flamme brillante, le militaire aperçut la figure de l’homme qu’un secret intérêt le contraignait à chercher, à étudier, à parfaitement connaître. Monsieur Benassis, le médecin du canton, resta les bras croisés, écouta froidement Genestas, lui rendit son salut, et se retourna vers le malade sans se croire l’objet d’un examen aussi sérieux que le fut celui du militaire.

Benassis était un homme de taille ordinaire, mais large des épaules et large de poitrine. Une ample redingote verte, boutonnée jusqu’au cou, empêcha l’officier de saisir les détails si caractéristiques de ce personnage ou de son maintien ; mais l’ombre et l’immobilité dans laquelle resta le corps servirent à faire ressortir la figure, alors fortement éclairée par un reflet des flammes. Cet homme avait un visage semblable à celui d’un satyre : même front légèrement cambré, mais plein de proéminences toutes plus ou moins significatives ; même nez retroussé, spirituellement fendu dans le bout ; mêmes pommettes saillantes. La bouche était sinueuse, les lèvres étaient épaisses et rouges. Le menton se relevait brusquement. Les yeux bruns et animés par un regard vif auquel la couleur nacrée du blanc de l’œil donnait un grand éclat, exprimaient des passions amorties. Les cheveux jadis noirs et maintenant gris, les rides profondes de son visage et ses gros sourcils déjà blanchis, son nez devenu bulbeux et veiné, son teint jaune et marbré par des taches rouges, tout annonçait en lui l’âge de cinquante ans et les rudes travaux de sa profession. L’officier ne put que présumer la capacité de la tête, alors couverte d’une casquette ; mais quoique cachée par cette coiffure, elle lui parut être une de ces têtes proverbialement nommées têtes carrées. Habitué, par les rapports qu’il avait eus avec les hommes d’énergie que rechercha Napoléon, à distinguer les traits des personnes destinées aux grandes choses, Genestas devina quelque mystère dans cette vie obscure et se dit en voyant ce visage extraordinaire : – Par quel hasard est-il resté médecin de campagne ? Après avoir sérieusement observé cette physionomie qui, malgré ses analogies avec les autres figures humaines, trahissait une secrète existence en désaccord avec ses apparentes vulgarités, il partagea nécessairement l’attention que le médecin donnait au malade, et la vue de ce malade changea complètement le cours de ses réflexions.

Malgré les innombrables spectacles de sa vie militaire, le vieux cavalier ressentit un mouvement de surprise accompagné d’horreur en apercevant une face humaine où la pensée ne devait jamais avoir brillé, face livide où la souffrance apparaissait naïve et silencieuse, comme sur le visage d’un enfant qui ne sait pas encore parler et qui ne peut plus crier, enfin la face tout animale d’un vieux crétin mourant. Le crétin était la seule variété de l’espèce humaine que le chef d’escadron n’eût pas encore vue. À l’aspect d’un front dont la peau formait un gros pli rond, de deux yeux semblables à ceux d’un poisson cuit, d’une tête couverte de petits cheveux rabougris auxquels la nourriture manquait, tête toute déprimée et dénuée d’organes sensitifs, qui n’eût pas éprouvé, comme Genestas, un sentiment de dégoût involontaire pour une créature qui n’avait ni les grâces de l’animal ni les privilèges de l’homme, qui n’avait jamais eu ni raison ni instinct, et n’avait jamais entendu ni parlé aucune espèce de langage. En voyant arriver ce pauvre être au terme d’une carrière qui n’était point la vie, il semblait difficile de lui accorder un regret ; cependant la vieille femme le contemplait avec une touchante inquiétude, et passait ses mains sur la partie des jambes que l’eau brûlante n’avait pas baignée, avec autant d’affection que si c’eût été son mari. Benassis lui-même, après avoir étudié cette face morte et ces yeux sans lumière, vint prendre doucement la main du crétin et lui tâta le pouls.

– Le bain n’agit pas, dit-il en hochant la tête, recouchons-le.

Il prit lui-même cette masse de chair, la transporta sur le grabat d’où il venait sans doute de la tirer, l’y étendit soigneusement en allongeant les jambes déjà presque froides, en plaçant la main et la tête avec les attentions que pourrait avoir une mère pour son enfant.

– Tout est dit, il va mourir, ajouta Benassis qui resta debout au bord du lit.

La vieille femme, les mains sur ses hanches, regarda le mourant en laissant échapper quelques larmes. Genestas lui-même demeura silencieux, sans pouvoir s’expliquer comment la mort d’un être si peu intéressant lui causait déjà tant d’impression. Il partageait instinctivement déjà la pitié sans bornes que ces malheureuses créatures inspirent dans les vallées privées de soleil où la nature les a jetées. Ce sentiment, dégénéré en superstition religieuse chez les familles auxquelles les crétins appartiennent, ne dérive-t-il pas de la plus belle des vertus chrétiennes, la charité, et de la foi le plus fermement utile à l’ordre social, l’idée des récompenses futures, la seule qui nous fasse accepter nos misères. L’espoir de mériter les félicités éternelles aide les parents de ces pauvres êtres et ceux qui les entourent à exercer en grand les soins de la maternité dans sa sublime protection incessamment donnée à une créature inerte qui d’abord ne la comprend pas, et qui plus tard l’oublie. Admirable religion ! elle a placé les secours d’une bienfaisance aveugle près d’une aveugle infortune. Là où se trouvent des crétins, la population croit que la présence d’un être de cette espèce porte bonheur à la famille. Cette croyance sert à rendre douce une vie qui, dans le sein des villes, serait condamnée aux rigueurs d’une fausse philanthropie et à la discipline d’un hospice. Dans la vallée supérieure de l’Isère, où ils abondent, les crétins vivent en plein air avec les troupeaux qu’ils sont dressés à garder. Au moins sont-ils libres et respectés comme doit l’être le malheur.

Depuis un moment la cloche du village tintait des coups éloignés par intervalles égaux, pour apprendre aux fidèles la mort de l’un d’eux. En voyageant dans l’espace, cette pensée religieuse arrivait affaiblie à la chaumière, où elle répandait une double mélancolie. Des pas nombreux retentirent dans le chemin et annoncèrent une foule, mais une foule silencieuse. Puis les chants de l’Église détonnèrent tout à coup en réveillant les idées confuses qui saisissent les âmes les plus incrédules, forcées de céder aux touchantes harmonies de la voix humaine. L’Église venait au secours de cette créature qui ne la connaissait point. Le curé parut, précédé de la croix tenue par un enfant de chœur, suivi du sacristain portant le bénitier, et d’une cinquantaine de femmes, de vieillards, d’enfants, tous venus pour joindre leurs prières à celles de l’Église. Le médecin et le militaire se regardèrent en silence et se retirèrent dans un coin pour faire place à la foule, qui s’agenouilla au dedans et au dehors de la chaumière. Pendant la consolante cérémonie du viatique, célébrée pour cet être qui n’avait jamais péché, mais à qui le monde chrétien disait adieu, la plupart de ces visages grossiers furent sincèrement attendris. Quelques larmes coulèrent sur de rudes joues crevassées par le soleil et brunies par les travaux en plein air. Ce sentiment de parenté volontaire était tout simple. Il n’y avait personne dans la Commune qui n’eût plaint ce pauvre être, qui ne lui eût donné son pain quotidien ; n’avait-il pas rencontré un père en chaque enfant, une mère chez la plus rieuse petite fille ?

– Il est mort, dit le curé.

Ce mot excita la consternation la plus vraie. Les cierges furent allumés. Plusieurs personnes voulurent passer la nuit auprès du corps. Benassis et le militaire sortirent. À la porte quelques paysans arrêtèrent le médecin pour lui dire : – Ah ! monsieur le maire, si vous ne l’avez pas sauvé, Dieu voulait sans doute le rappeler à lui.

– J’ai fait de mon mieux, mes enfants, répondit le docteur. Vous ne sauriez croire, monsieur, dit-il à Genestas quand ils furent à quelques pas du village abandonné dont le dernier habitant venait de mourir, combien de consolations vraies la parole de ces paysans renferme pour moi. Il y a dix ans, j’ai failli être lapidé dans ce village aujourd’hui désert, mais alors habité par trente familles.

Genestas mit une interrogation si visible dans l’air de sa physionomie et dans son geste, que le médecin lui raconta, tout en marchant, l’histoire annoncée par ce début.

– Monsieur, quand je vins m’établir ici, je trouvai dans cette partie du canton une douzaine de crétins, dit le médecin en se retournant pour montrer à l’officier les maisons ruinées. La situation de ce hameau dans un fond sans courant d’air, près du torrent dont l’eau provient des neiges fondues, privé des bienfaits du soleil, qui n’éclaire que le sommet de la montagne, tout y favorise la propagation de cette affreuse maladie. Les lois ne défendent pas l’accouplement de ces malheureux, protégés ici par une superstition dont la puissance m’était inconnue, que j’ai d’abord condamnée, puis admirée. Le crétinisme se serait donc étendu depuis cet endroit jusqu’à la vallée. N’était-ce pas rendre un grand service au pays que d’arrêter cette contagion physique et intellectuelle ? Malgré sa grave urgence, ce bienfait pouvait coûter la vie à celui qui entreprendrait de l’opérer. Ici, comme dans les autres sphères sociales, pour accomplir le bien, il fallait froisser, non pas des intérêts, mais, chose plus dangereuse à manier, des idées religieuses converties en superstition, la forme la plus indestructible des idées humaines. Je ne m’effrayai de rien. Je sollicitai d’abord la place de maire du canton, et l’obtins ; puis, après avoir reçu l’approbation verbale du préfet, je fis nuitamment transporter à prix d’argent quelques-unes de ces malheureuses créatures du côté d’Aiguebelle, en Savoie, où il s’en trouve beaucoup et où elles devaient être très bien traitées. Aussitôt que cet acte d’humanité fut connu, je devins en horreur à toute la population. Le curé prêcha contre moi. Malgré mes efforts pour expliquer aux meilleures têtes du bourg combien était importante l’expulsion de ces crétins, malgré les soins gratuits que je rendais aux malades du pays, on me tira un coup de fusil au coin d’un bois. J’allai voir l’évêque de Grenoble et lui demandai le changement du curé. Monseigneur fut assez bon pour me permettre de choisir un prêtre qui pût s’associer à mes œuvres, et j’eus le bonheur de rencontrer un de ces êtres qui semblent tombés du ciel. Je poursuivis mon entreprise. Après avoir travaillé les esprits, je déportai nuitamment six autres crétins. À cette seconde tentative, j’eus pour défenseurs quelques-uns de mes obligés et les membres du conseil de la Commune de qui j’intéressai l’avarice en leur prouvant combien l’entretien de ces pauvres êtres était coûteux, combien il serait profitable pour le bourg de convertir les terres possédées sans titre par eux en communaux qui manquaient au bourg. J’eus pour moi les riches ; mais les pauvres, les vieilles femmes, les enfants et quelques entêtés me demeurèrent hostiles. Par malheur, mon dernier enlèvement se fit incomplètement. Le crétin que vous venez de voir n’était pas rentré chez lui, n’avait point été pris, et se retrouva le lendemain, seul de son espèce, dans le village où habitaient encore quelques familles dont les individus, presque imbéciles, étaient encore exempts de crétinisme. Je voulus achever mon ouvrage et vins de jour, en costume, pour arracher ce malheureux de sa maison. Mon intention fut connue aussitôt que je sortis de chez moi, les amis du crétin me devancèrent, et je trouvai devant sa chaumière un rassemblement de femmes, d’enfants, de vieillards qui tous me saluèrent par des injures accompagnées d’une grêle de pierres. Dans ce tumulte, au milieu duquel j’allais peut-être périr victime de l’enivrement réel qui saisit une foule exaltée par les cris et l’agitation de sentiments exprimés en commun, je fus sauvé par le crétin ! Ce pauvre être sortit de sa cabane, fit entendre son gloussement, et apparut comme le chef suprême de ces fanatiques. À cette apparition, les cris cessèrent. J’eus l’idée de proposer une transaction, et je pus l’expliquer à la faveur du calme si heureusement survenu. Mes approbateurs n’oseraient sans doute pas me soutenir dans cette circonstance, leur secours devait être purement passif, ces gens superstitieux allaient veiller avec la plus grande activité à la conservation de leur dernière idole, il me parut impossible de la leur ôter. Je promis donc de laisser le crétin en paix dans sa maison, à la condition que personne n’en approcherait, que les familles de ce village passeraient l’eau et viendraient loger au bourg dans des maisons neuves que je me chargeai de construire en y joignant des terres dont le prix plus tard devait m’être remboursé par la Commune. Eh ! bien, mon cher monsieur, il me fallut six mois pour vaincre les résistances que rencontra l’exécution de ce marché, quelque avantageux qu’il fût aux familles de ce village. L’affection des gens de la campagne pour leurs masures est un fait inexplicable. Quelque insalubre que puisse être sa chaumière, un paysan s’y attache beaucoup plus qu’un banquier ne tient à son hôtel. Pourquoi ? je ne sais. Peut-être la force des sentiments est-elle en raison de leur rareté. Peut-être l’homme qui vit peu par la pensée vit-il beaucoup par les choses ? et moins il en possède, plus sans doute il les aime. Peut-être en est-il du paysan comme du prisonnier ?... il n’éparpille point les forces de son âme il les concentre sur une seule idée, et arrive alors à une grande énergie de sentiment. Pardonnez ces réflexions à un homme qui échange rarement ses pensées. D’ailleurs ne croyez pas, monsieur que je me sois beaucoup occupé d’idées creuses. Ici, tout doit être pratique et action. Hélas ! moins ces pauvres gens ont d’idées, plus il est difficile de leur faire entendre leurs véritables intérêts. Aussi me suis-je résigné à toutes les minuties de mon entreprise. Chacun d’eux me disait la même chose, une de ces choses pleines de bon sens et qui ne souffrent pas de réponse : – Ah ! monsieur, vos maisons ne sont point encore bâties ! – Eh ! bien, leur disais-je, promettez-moi de venir les habiter aussitôt qu’elles seront achevées. Heureusement, monsieur, je fis décider que notre bourg est propriétaire de toute la montagne au pied de laquelle se trouve le village maintenant abandonné. La valeur des bois situés sur les hauteurs put suffire à payer le prix des terres et celui des maisons promises qui se construisirent. Quand un seul de mes ménages récalcitrants y fut logé, les autres ne tardèrent pas à le suivre. Le bien être qui résulta de ce changement fut trop sensible pour ne pas être apprécié par ceux qui tenaient le plus superstitieusement à leur village sans soleil, autant dire sans âme. La conclusion de cette affaire, la conquête des biens communaux dont la possession nous fut confirmée par le Conseil d’État, me firent acquérir une grande importance dans le canton. Mais, monsieur, combien de soins ! dit le médecin en s’arrêtant et en levant une main qu’il laissa retomber par un mouvement plein d’éloquence. Moi seul connais la distance du bourg à la Préfecture d’où rien ne sort, et de la Préfecture au Conseil d’État où rien n’entre. Enfin, reprit-il, paix aux puissances de la terre, elles ont cédé à mes importunités, c’est beaucoup. Si vous saviez le bien produit par une signature insouciamment donnée ?.. Monsieur, deux ans après avoir tenté de si grandes petites choses et les avoir mises à fin, tous les pauvres ménages de ma Commune possédaient au moins deux vaches, et les envoyaient pâturer dans la montagne où, sans attendre l’autorisation du Conseil d’État, j’avais pratiqué des irrigations transversales semblables à celles de la Suisse, de l’Auvergne et du Limousin. À leur grande surprise, les gens du bourg y virent poindre d’excellentes prairies, et obtinrent une plus grande quantité de lait, grâce à la meilleure qualité des pâturages. Les résultats de cette conquête furent immenses. Chacun imita mes irrigations. Les prairies, les bestiaux, toutes les productions se multiplièrent. Dès lors je pus sans crainte entreprendre d’améliorer ce coin de terre encore inculte et de civiliser ses habitants jusqu’alors dépourvus d’intelligence. Enfin, monsieur, nous autres solitaires nous sommes très causeurs ; si l’on nous fait une question, l’on ne sait jamais où s’arrêtera la réponse ; lorsque j’arrivai dans cette vallée, la population était de sept cents âmes ; maintenant on en compte deux mille. L’affaire du dernier crétin m’a obtenu l’estime de tout le monde. Après avoir montré constamment à mes administrés de la mansuétude et de la fermeté tout à la fois, je devins l’oracle du canton. Je fis tout pour mériter la confiance sans la solliciter ni sans paraître la désirer, seulement, je tâchai d’inspirer à tous le plus grand respect pour ma personne par la religion avec laquelle je sus remplir tous mes engagements, même les plus frivoles. Après avoir promis de prendre soin du pauvre être que vous venez de voir mourir, je veillai sur lui mieux que ses précédents protecteurs ne l’avaient fait. Il a été nourri, soigné comme l’enfant adoptif de la Commune. Plus tard, les habitants ont fini par comprendre le service que je leur avais rendu malgré eux. Néanmoins ils conservent encore un reste de leur ancienne superstition ; je suis loin de les en blâmer, leur culte envers le crétin ne m’a-t-il pas souvent servi de texte pour engager ceux qui avaient de l’intelligence à aider les malheureux. Mais nous sommes arrivés, reprit après une pause Benassis en apercevant le toit de sa maison.

Loin d’attendre de celui qui l’écoutait la moindre phrase d’éloge ou de remerciement, en racontant cet épisode de sa vie administrative, il semblait avoir cédé à ce naïf besoin d’expansion auquel obéissent les gens retirés du monde.

– Monsieur, lui dit le commandant, j’ai pris la liberté de mettre mon cheval dans votre écurie, et vous aurez la bonté de m’excuser quand je vous aurai appris le but de mon voyage.

– Ah ! quel est-il ? lui demanda Benassis en ayant l’air de quitter une préoccupation et de se souvenir que son compagnon était un étranger.

Par suite de son caractère franc et communicatif, il avait accueilli Genestas comme un homme de connaissance.