Guillaume Apollinaire
Le poète assassiné
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table des matières
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
Le Roi-Lune
GIOVANNI MORONI
LA FAVORITE
LE DÉPART DE L'OMBRE
LA FIANCÉE POSTHUME
L'ŒIL BLEU
L'INFIRME DIVINISÉ
SAINTE ADORATA
LES SOUVENIRS BAVARDS
LA RENCONTRE AU CERCLE MIXTE
PETITES RECETTES DE MAGIE MODERNE
LA CHASSE À L'AIGLE
ARTHUR ROI PASSÉ ROI FUTUR
L'AMI MÉRITARTE
CAS DU BRIGADIER MASQUÉ
I
RenomméeLa
gloire de Croniamantal est aujourd'hui universelle. Cent
vingt-trois
villes dans sept pays sur quatre continents se disputent l'honneur
d'avoir vu naître ce héros insigne. J'essayerai plus loin
d'élucider cette importante question.Tous
ces peuples ont plus ou moins modifié le nom sonore de
Croniamantal.
Les Arabes, les Turcs et autres peuples qui lisent de droite à
gauche n'ont pas manqué de le prononcer Latnamaïnorc, mais les
Turcs l'appellent bizarrement Pata, ce qui signifie oie ou organe
viril, à volonté. Les Russes le surnomment Viperdoc, c'est-à-dire
né d'un pet; on verra plus loin la raison de ce sobriquet. Les
Scandinaves, ou du moins les Dalécarliens, l'appellent
volontiers
quoniam, en latin,
qui signifie parce
que, mais désigne
souvent les parties nobles dans les récits populaires du moyen âge.
On voit que les Saxons et les Turcs manifestent à l'égard de
Croniamantal le même sentiment en lui appliquant des surnoms
identiques, mais dont l'origine est encore mal expliquée. On
suppose
que c'est une allusion euphémique à ce qui se trouvait dans le
rapport médical du médecin marseillais Ratiboul sur la mort de
Croniamantal. D'après cette pièce officielle, tous les organes de
Croniamantal étaient sains et le médecin légiste ajoutait en
latin, comme fit l'aide-major Henry pour Napoléon:
partes viriles exiguitatis insignis, sicut pueri.Au
demeurant, il est des pays où la notion de la virilité
croniamantalesque a complètement disparu. C'est ainsi qu'en Moriane
les nègres le nomment Tsatsa ou Dzadza ou Rsoussour, noms féminins,
car ils ont féminisé Croniamantal comme les Byzantins ont féminisé
le vendredi saint en en faisant sainte Parascève.
II
ProcréationÀ
deux lieues de Spa, sur la route bordée d'arbres tordus et de
buissons, Viersélin Tigoboth, musicien ambulant qui arrivait à pied
de Liège, battait le briquet pour allumer sa pipe. Une voix de
femme
cria:«Eh!
monsieur!»Il
leva la tête et un rire éperdu éclata:«Hahaha!
Hohoho! Hihihi! tes paupières ont la couleur des lentilles
d'Egypte!
Je m'appelle Macarée. Je veux un matou.»Viersélin
Tigoboth aperçut sur le bord de la route une jeune femme brune,
formée de jolis globes. Qu'elle était gracieuse en jupe courte de
cycliste! Et tenant d'une main son vélo, tandis qu'elle cueillait
de
l'autre les prunelles âpres, elle fixait ardemment ses grands yeux
d'or sur le musicien wallon.
—
Vs'estez
one belle bâcelle, dit Viersélin Tigoboth en faisant claquer sa
langue. Mais, nom di Dio, si vous mangez des prunelles vous aurez
la
colique, ce soir, paraît.
—
Je
veux un matou, répéta Macarée, et dégrafant sa chemisette, elle
montra à Viersélin Tigoboth ses seins, pareils aux fesses des anges
et dont l'aréole était de couleur tendre comme les nuages roses du
couchant.
—
Oh!
oh! dit Viersélin Tigoboth, c'est beau comme les perles de
l'Amblêve, donnez-les-moi. J'irai cueillir pour vous un grand
bouquet de feuilles de fougère et d'iris couleur de
lune.Viersélin
Tigoboth s'avança pour saisir cette chair miraculeuse qu'on lui
offrait pour rien, comme à la messe le pain bénit; mais il se
retint.
—
V'estez
one belle crapeaute di nom di Dio, vs'estez belle comme l'fôre à
Lige. Vs'estez one plus belle jône feie qu'Donnaye, qu'Tatenne,
qu'Victoere, dont j'ons été l'galant et que les mamzelles du mon
Rénier qui sont todis à vinde. Mins, si vous voulez esse
m'binaméïe, nom di Dio, v'arez les morpions.MACARÉEIls
sont couleur de luneEt
ronds comme la roue de la Fortune.VIERSÉLIN
TIGOBOTHSi
vous n'craignez pas d'attraper des poux,Je
veux bien être aujourd'hui votre époux.Et
Viersélin Tigoboth s'avança des baisers pleins les lèvres:«J'
v'ainme! I fait pahûle! O binaméïe!»Bientôt
il n'y eut plus que des soupirs, des chants d'oiseaux et des
lièvres
roux et cornus ainsi que des diablotins passaient, vites comme les
bottes de sept lieues, près de Viersélin Tigoboth et de Macarée,
sous le pouvoir de l'amour, derrière les prunelliers.Puis,
la bécane emporta Macarée.Et
triste jusqu'à la mort, Viersélin Tigoboth maudit l'instrument de
la vitesse qui roulait et s'engloutit derrière la rotondité
terraquée, au moment où le musicien se mettait à pisser en
fredonnant une pasquéïe...
III
GestationMacarée
s'aperçut bientôt qu'elle avait conçu de Viersélin Tigoboth.«C'est
ennuyeux, pensa-t-elle d'abord, mais la médecine a fait beaucoup de
progrès. Je me débarrasserai quand je voudrai. Ah! ce Wallon! Il
aura travaillé en vain. Macarée peut-elle élever le fils d'un
chemineau? Non, non, je condamne à mort cet embryon. Je ne veux
même
pas conserver dans l'esprit de vin ce fœtus de mauvaise famille. Et
toi, mon ventre, si tu savais comme je t'aime depuis que je connais
ta bonté. Quoi? tu acceptes de porter les fardeaux que tu trouves
sur ta route? ventre trop innocent, tu es indigne de mon âme
égoïste.«Que
dis-je, ô mon ventre? tu es cruel, tu sépares les enfants de leurs
pères. Non! je ne t'aime plus. Tu n'es qu'un sac plein, à cette
heure, ô mon ventre souriant du nombril, ô mon ventre élastique,
barbu, lisse, bombé, douloureux, rond, soyeux, qui anoblis. Car tu
anoblis, je l'oubliais, ô mon ventre plus beau que le soleil. Tu
anoblirais aussi l'enfant du chemineau wallon et tu vaux bien la
cuisse de Jupiter. Quel malheur! un peu plus, j'aurais détruit un
enfant de race noble, mon enfant qui déjà vit dans mon ventre
bien-aimé.»Elle
ouvrit brusquement la porte et cria:«Madame
Dehan! Mademoiselle Baba!»Il
y eut un fracas de portes, de serrures, et les propriétaires de
Macarée arrivèrent en courant.«Je
suis enceinte, cria Macarée, je suis enceinte!»Elle
était assise sur son lit, les jambes écartées, sa chair était
douillette. Macarée était étroite de ceinture et large de
côté.
—
Pauvre
petite, dit Mme
Dehan, qui était borgne, moustachue, déhanchée et boiteuse, pauvre
petite, vous ne savez pas ce qui vous attend. Après l'accouchement,
les femmes sont comme les dépouilles des hannetons qui craquent
sous
les pieds des passants. Après l'accouchement, les femmes ne sont
plus que boîtes à maladies (regardez-moi!), coquilles d'œufs
emplies de sorts, d'incantations et autres féeries. Ah! Ah! vous
avez bien travaillé.
—
Sottises!
dit Macarée. Le devoir des femmes est d'avoir des enfants et je
sais
bien que généralement cela influe très heureusement sur leur santé
autant physique que morale.
—
De
quel côté êtes-vous malade? demanda Mlle
Baba.
—
Taisez-vous,
paraît! dit Mme
Dehan. Allez plutôt chercher mon flacon d'élixir de Spa et apportez
aussi des petits verres.Mlle
Baba apporta l'élixir. On en but.«Ça
va mieux, dit Mme
Dehan; après une telle émotion, j'avais besoin de me
remettre.»Elle
se reversa un petit verre d'élixir, le but et en recueillit avec la
langue les dernières gouttelettes.
—
Figurez-vous,
dit-elle ensuite, figurez-vous, madame Macarée... Je le jure sur ce
que j'ai de plus sacré au monde, Mlle
Baba en peut témoigner comme moi-même, c'est la première fois
qu'il arrive pareille chose à une de mes locataires. Et il y en a
eu, paraît! Louise Bernier qu'on appelait la Plie, parce qu'elle
était plate; Marcelle la Carabinière (dont l'insolence était
épatante!); Josuette, qui est morte d'une insolation à Christiania,
le soleil voulant ainsi se venger de Josué; Lili de Mercœur, un
grand nom, paraît-il (pas le sien naturellement), et puis assez
vilain pour une femme chic, ça s'écrit Mercœur: «Il faut
prononcer Mercure», disait-elle la bouche en cul de poule. Et vous
savez, elle a fini par là, on l'a remplie de mercure comme un
thermomètre. Elle me demandait le matin: «Quel temps fera-t-il
aujourd'hui?» Mais je lui répondais toujours: «Vous devez le
savoir mieux que moi...» Jamais, au grand jamais, elles n'ont été
enceintes chez moi.
—
Voyons,
c'est pas tout ça, dit Macarée. Je ne l'ai jamais été non plus.
Donnez-moi des conseils, mais qu'ils soient courts.À
ce moment, elle se leva.«Oh!
s'écria Mme
Dehan, que vous avez le derrière bien formé! Quel éclat! quelle
blancheur! quel embonpoint! Mademoiselle Baba, Mme
Macarée va mettre une robe de chambre. Servez le café et vous
apporterez aussi la tarte aux myrtilles.»Macarée
mit une chemise et enfila une robe de chambre dont la ceinture
était
formée d'une écharpe écossaise.Mlle
Baha revint; elle apportait sur un grand plateau les tasses, la
cafetière, le pot au lait, le pot à miel, les tartines beurrées et
la tarte aux myrtilles.
—
Vous
voulez un bon conseil, dit Mme
Dehan en essuyant du revers de sa main le café au lait qui coulait
sur son menton. Vous ferez baptiser votre enfant.
—
Je
n'y manquerai pas, dit Macarée.
—
Je
pense même, dit Mlle
Baba, qu'il serait bon de l'ondoyer le jour de sa
naissance.
—
En
effet, marmotta Mme
Dehan la bouche pleine, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Puis
vous le nourrirez vous-même, et si j'étais de vous, si j'avais de
l'argent comme vous, je tâcherais d'aller à Rome avant d'accoucher
et de me faire bénir par le pape. Il ne connaîtra jamais les
caresses, ni les corrections paternelles, votre enfant; il ne
prononcera jamais le doux nom de papa. Au moins que la bénédiction
du pape le suive toute sa vie.Et
Mme
Dehan se mit à sangloter comme un pot au feu qui déborde, Macarée
versa des larmes aussi abondantes que celles d'une baleine qui
souffle. Mais que dire de Mlle
Baba? Les lèvres bleues de myrtilles, elle pleura tant et tant que,
de la gorge, les sanglots se propagèrent jusqu'à son pucelage qui
manqua s'étrangler.
IV
Noblesse
Après
avoir gagné beaucoup d'argent au baccarat, et déjà riche grâce à
l'Amour, Macarée, dont rien ne décelait la grossesse, vint à Paris
où, avant tout, elle courut les couturiers à la mode.
Qu'elle
était chic, qu'elle était chic!
** *
Un
soir qu'elle s'était rendue au Théâtre-Français, ou jouait une
pièce morale. Au premier acte, une jeune femme que la chirurgie
avait rendue stérile soignait la grossesse de son mari hydropique
et
fort jaloux. Le médecin s'en allait en disant:
«Un
grand miracle et un grand dévouement pourront seuls le
sauver.»
Au
deuxième acte, la jeune femme disait au jeune médecin:
—
Je
me dévoue pour mon mari. Je veux devenir hydropique à sa
place.
—
Aimons-nous,
Madame. Si vous n'êtes pas impropre à la maternité, votre souhait
sera rempli. Et quelle douce gloire j'en tirerai!
—
Hélas!
murmurait la dame, je n'ai plus d'ovaires.
—
L'amour,
s'écriait alors le docteur, l'amour, madame, est capable de faire
bien des miracles.
Au
troisième acte, le mari mince comme un I et la dame enceinte de
huit
mois se félicitaient de l'échange qu'ils avaient fait. Le médecin
communiquait à l'Académie de médecine le résultat de ses travaux
sur la fécondation des femmes devenues stériles à la suite
d'opérations chirurgicales.
** *
Vers
la fin du troisième acte, quelqu'un cria: «Au feu!» dans la salle.
Les spectateurs épouvantés se sauvèrent en hurlant. En fuyant,
Macarée s'accrocha au bras du premier homme qu'elle rencontra. Il
était bien vêtu et beau de figure, et comme Macarée était
charmante, il parut flatté de ce qu'elle l'eût choisi comme
défenseur. Ils lièrent ensuite connaissance au café et de là
allèrent souper à Montmartre. Mais il se trouva que François des
Ygrées avait par négligence oublié sa bourse. Macarée paya
volontiers l'addition. Et François des Ygrées poussa la galanterie
jusqu'à ne pas vouloir laisser dormir seule Macarée, que l'incident
de l'incendie avait rendue nerveuse.
** *
François,
baron des Ygrées (baronnie postiche, au demeurant), se disait le
dernier rejeton d'une noble maison de Provence et professait le
blason au sixième étage d'un immeuble de la rue Charles-V.
«Mais,
disait-il, les révolutions et les démagogues ont tant fait que le
blason n'est plus étudié que par des archéologues roturiers,
tandis que les nobles ne sont plus endoctrinés dans cet
art.»
Le
baron des Ygrées, dont l'écu était d'azur
à trois pairles d'argent posés en pal,
sut inspirer assez de sympathie à Macarée pour qu'en reconnaissance
de la nuit du Théâtre-Français, elle voulût prendre des leçons
de blason.
Macarée
se montra, il est vrai, peu encline à retenir les termes du blason,
et l'on peut affirmer qu'elle ne s'intéressa sérieusement qu'aux
armes des Pignatelli, qui ont fourni des papes à l'Église et dont
l'écu est meublé de marmites.
Néanmoins,
ces leçons ne furent une perte de temps ni pour Macarée ni pour
François des Ygrées, car ils finirent par s'épouser. Macarée
apporta en dot son argent, sa beauté et sa grossesse. François des
Ygrées offrit à Macarée un grand nom et sa noble prestance.
Ils
n'avaient à se plaindre du marché ni l'un ni l'autre et se
trouvèrent heureux.
«Macarée,
ma chère épouse, dit François des Ygrées peu de jours après son
mariage, pourquoi donc avez-vous commandé tant de toilettes? Il me
semble qu'il ne se passe point de jour sans que les couturiers n'en
apportent de nouvelles. Elles font, il est vrai, honneur à votre
bon
goût et à leur habileté.»
Macarée
hésita un instant, puis répondit:
—
C'est
en vue de notre voyage de noces, François!
—
Notre
voyage de noces, j'y avais songé. Mais où comptez-vous
aller?
—
À
Rome, dit Macarée.
—
À
Rome, comme les cloches de Pâques?
—
Je
veux voir le pape, dit Macarée.
—
Fort
bien, mais dans quel but?
—
Afin
qu'il bénisse l'enfant qui tressaille dans mon ventre, dit
Macarée.
—
Tubleu!
Morbleu!
—
Ce
sera votre fils, dit Macarée.
—
Vous
avez raison, Macarée. Nous irons à Rome, comme les cloches de
Pâques. Vous commanderez une nouvelle robe de velours noir; et que
devant, au bas de la jupe, le couturier ne néglige pas de faire
broder nos armes parlantes:
d'azur à trois pairles d'argent posés en pal.
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