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Louis l’ébéniste est une personne en apparence bien ordinaire. Il est né à Florain le Bourg, un petit village de bord de mer. Alors qu’il savourait une retraite bien méritée et profitait enfin d’une vie tranquille, entouré des siens, aucun signe ne laissait présager que sa vie, celle de son couple, de ses enfants, ainsi que l’avenir des élus locaux et de leur entourage seraient bientôt bouleversés par une série d’événements inattendus.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Marc Choteau signe son second roman, ayant pour cadre sa ville d’adoption, réinventé par son imaginaire. Dans cette revisite de son précédent ouvrage, "Lux in tenebris", il mêle habilement faits historiques et fiction. Au cœur d’un monde empreint de mal et de corruption, il imagine le parcours d’un homme ordinaire, déterminé à résister aux compromissions et à vivre selon ses principes.
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Seitenzahl: 578
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Marc Choteau
Les âmes perdues
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marc Choteau
ISBN : 979-10-422-4386-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Du roman revisité du même auteur
Lux in Tenebris
Pour Laura et Julien
Ernst Bloch disait :
Il existe une part de l’être humain qui n’est pas, ou pas entièrement vendue…
… Je n’en suis pas si certain !
25/06/2024
Bien qu’inspiré librement, entre autres, de faits des deux guerres mondiales, cet ouvrage est une œuvre de pure fiction, il revisite le premier roman du même auteur : Lux in Tenebris.
Les villes, villages, lieux-dits, ainsi que les personnages sont le fruit de l’imagination de l’auteur, par conséquent toutes ressemblances avec des lieux, des situations réelles, des faits historiques ou avec des personnes existantes ou ayant existé ne sauraient être que fortuites…
Louis l’ébéniste est une personne en apparence bien ordinaire. Il est né à Florain le Bourg, un petit village de bord de mer situé aux abords immédiats de Fontaine l’Abbé, ce grand port septentrional français à la limite de la frontière belge. On dit de Louis qu’il est courageux, discret, ce qui est certain c’est que c’est un père aimant. Son garçon, Antoine, l’aîné, et ses deux filles Marguerite et Alice sont en bonne santé, heureux ; la fratrie ne manque de rien. Suprême bonheur, fils et filles lui ont offert la joie de devenir le grand-père de trois beaux petits. Un véritable déferlement de bonheur et d’amour. Les liens familiaux s’en sont encore plus resserrés… enfin… Pour ses proches voisins, il a vécu une petite vie, en apparence, sans embarras. Il a beaucoup d’amis, car il est très serviable et doté d’une humeur charmante. Le dimanche au café, tout le monde le salue et a un mot aimable pour lui. Il a traversé les deux guerres sans encombre. Il a vécu ces années tant bien que mal, pour sa vie affective c’est une autre histoire… Alors qu’il venait de prendre une retraite bien méritée et qu’il menait, enfin, une vie tranquille entourée des siens, rien n’aurait pu laisser présager une suite d’évènements qui allaient bouleverser son existence, son couple, la vie de sa propre descendance, l’avenir d’élus locaux et de leur entourage. Et réécrire la sombre histoire des années de guerre ! Il arrivait parfois à Louis de regretter son enfance presque insouciante. La vie d’adulte l’avait plongé sans ménagement dans le tréfonds des âmes perdues : d’abord les envahisseurs allemands et ensuite les personnes qui ont jalonné sa vie. Le hasard réserve parfois des détours où les rencontres et les actes sont lourds de conséquences. Il était loin de se douter du poids de son travail d’ébéniste. Et comme dit son fils :
« Mon père n’a pas son pareil pour trouver… ce qu’il ne cherchait pas ! »
Le mercredi 28 février 1900, à midi pile, Louis poussa son premier cri.Cette naissance, pourtant venue à terme, fut source de souffrance pour Joséphine. Le docteur Hars, arrivé de toute urgence et qui aida à l’accouchement, eut bien du mal à venir à bout de cette mise au monde qui faillit emporter la jeune maman. À cette époque, accoucher à la maison était la chose la plus naturelle. Même si le vingtième siècle venait de pointer son nez, à Florain le Bourg, les voitures n’avaient pas encore fait leur apparition, se rendre à l’hôpital de la grande ville en calèche n’était pas concevable. Et puis, bien malin qui aurait deviné que cette jeune femme solide comme un roc, dont la grossesse n’avait connu aucune complication et qui mettait au monde son premier enfant, allait risquer sa vie pour en permettre à une autre de venir au monde. N’avait-on vu Joséphine, la veille encore, aller au jardin y chercher les légumes de la soupe, plumer la poule, charrier les seaux de charbon qui alimenteraient la cuisinière, unique source de chaleur et de cuisson du repas, puiser l’eau utile à la vaisselle et à la lessive qu’elle avait à faire !
Donc ce mercredi 28 février 1900, au petit matin, Joséphine ressentit les premières contractions. Émile Dubois n’était pas allé rejoindre ses compagnons à l’atelier. Il attendait, agité, dans la salle à manger, la pièce qui jouxtait leur chambre. À cette époque, les maris n’étaient pas les bienvenus auprès de leur épouse lors de l’enfantement, c’était une histoire de femme, de sage-femme et de médecin. Il essayait de tromper le temps et sans doute aussi son angoisse, en feuilletant le journal du jour qui lui avait confié le docteur Hars en arrivant. En réalité, l’agitation ayant laissé place à l’anxiété, il aurait été bien incapable de fixer son attention sur la moindre ligne, le moindre titre, tant il attendait la fin du travail de son épouse.
À midi précis, le journal lui échappa des mains et tomba à terre, ce fut le seul bruit, il n’entendait plus, dans la pièce voisine ni les encouragements de la sage-femme, mêlés aux conseils du médecin, ni les pleurs et cris de douleur précédant la libération de l’accouchement. Angoissé, il prêta de plus en plus attentivement l’oreille, mais ne perçut plus que de faibles chuchotements entre les deux accoucheurs. Il n’osa pas pousser la porte de la chambre. Puis soudain, le cri du nouveau-né se fit entendre, un cri salvateur. L’attente dura quinze minutes avant que le médecin, par l’entrebâillement de la porte, lui annonçât, sur un ton qui se voulut rassurant :
Ayant marqué une pause, comme pour mieux laisser retomber la tension perceptible d’Émile, ce n’est que quelques instants plus tard qu’il lui apprit que Joséphine ne pourrait sans doute plus avoir un autre enfant. Par des mots qu’il voulut simples, mais qui ne l’étaient pas vraiment, il lui expliqua que l’accouchement avait laissé des séquelles qui seraient sans doute irréversibles. Émile sentit que quelque chose ne collait pas, le docteur n’avait pas le timbre de voix qu’il lui connaissait, il ne semblait pas très à l’aise. Émile accusa le coup sans mot dire, d’ailleurs, qu’aurait-il pu dire, il était à la fois heureux d’être père et inquiet des conséquences de cette venue au monde. Et puis il n’y connaissait rien en médecine, il était bien obligé de faire confiance et de croire ce que lui disait le praticien sachant. Dans l’instant, sa principale préoccupation était qu’on le rassure sur la santé de sa femme et celle de son enfant. C’était juste ce qu’il voulait : être rassuré !
Le médecin entra de nouveau dans la chambre et s’empressa de refermer la porte derrière lui.
Prenant son mal en patience, machinalement, Émile ramassa le journal tombé à terre et le posa sur la table. S’il l’avait lu attentivement, il aurait pu y apprendre que la veille, était né le parti travailliste « Le Labour party » ce qui aurait dû le réjouir, les travailleurs (dont il se revendiquait) venaient de prendre conscience de leur force. Il aurait pu aussi avoir confirmation que l’école qui était devenue obligatoire depuis la loi Jules Ferry pour les enfants de 6 à 13 ans, avait permis au pays d’entrer dans une ère industrielle, ce qui lui ouvrait des opportunités. Les chantiers navals de Fontaine l’Abbé faisaient appel à tous corps de métier, dont l’ébénisterie. Il aurait pu également y lire que la France allait organiser, sous la présidence d’Émile Loubet, l’exposition universelle. Mais qu’importe, seuls les gens de la ville s’intéressaient à ces nouvelles, à la campagne, seul compte le moyen quotidien de faire bouillir la marmite. Émile était à mille lieues de toutes ces choses. Il avait hérité de l’atelier d’ébénisterie de son père. Désormais tout ce qui comptait était de le transmettre à son fils.
Émile ne tenait plus en place, il avait hâte d’être auprès de sa bien-aimée et de sa progéniture. Puis ce fut au tour de la sage-femme de franchir la porte de la chambre, la tête basse, comme pour éviter tout regard, toute confrontation.
Il n’obtint aucune réponse. Elle le salua à peine, le regard toujours orienté vers le sol, elle enfila à la hâte le manteau qu’elle ne prit pas la peine de boutonner malgré les frimas de l’hiver et sortit presque précipitamment de la maison, pressée de s’éclipser. Émile la suivit un moment du regard ; son pas rapide était empreint d’un mélange de peur, de honte et de fébrilité. Émile resta coi devant cette attitude étrange, il ne pouvait comprendre ce départ précipité alors qu’elle venait d’accomplir un des plus beaux gestes qu’il soit au monde : aider à donner la vie. Il ne connaissait pas cette femme, pas même son nom, elle était arrivée avec le médecin, cet homme qui lui cachait quelque chose.
Le docteur Hars sortit à son tour de la chambre, il avait entendu les questions d’Émile et le rassura, mais d’une voix embarrassée :
Lui aussi semblait très pressé d’en finir avec cet accouchement, il rangeait à la hâte ses instruments dans sa besace en cuir, sans même prendre le temps de les passer à l’eau bouillante comme le voulait l’usage. Il rédigea rapidement d’une main tremblotante une ordonnance, les bords des manches de sa chemise blanche étaient maculés de sang. Il administra quelques conseils d’une voix mécanique, comme s’il récitait une leçon apprise par cœur :
Puis le médecin enfila son manteau qu’il ne boutonna pas par-dessus sa blouse médicale tachée, que lui non plus ne prit pas la peine d’ôter, et avec le même empressement que la sage-femme, sans saluer ni se retourner, il quitta la maison. Il n’avait pas pris les vingt francs, le prix de sa consultation.
À la campagne, on ne dérange le docteur, principalement, que pour les naissances et les décès ! Émile ne l’avait consulté que très rarement, mais ne l’avait jamais vu sous ce jour. Le médecin n’avait plus cette superbe presque hautaine que les gens de son rang se devaient d’afficher. Le malaise s’installait de plus en plus. S’agissait-il d’un geste malheureux qui aurait entraîné les séquelles irréversibles pour la jeune maman ? Sept livres, pour un garçon arrivé à terme, ce n’était pas si extraordinaire et Joséphine avait la constitution d’une femme de la campagne, son corps était rompu aux efforts, le travail n’avait duré que deux à trois heures.
La réponse était ailleurs. Émile n’avait pas osé le questionner ; il n’avait pas les mots et n’était pas certain de comprendre ni les réponses alambiquées ni le vocabulaire médical qu’il aurait reçus en retour. L’épistémologie médicale ne faisait pas partie des choses enseignées à la campagne. Tout cela n’était que du charabia pour le campagnard qu’il était.
Émile ne saurait jamais rien de ce qui s’était passé derrière la porte de sa chambre, tout ce qu’il savait était que ses rêves et ceux de sa bien-aimée de fonder une famille nombreuse venaient de partir en fumée. Désormais, il lui faudrait vivre à la fois avec ce désarroi et cette incertitude.
La jeunesse de Louis
Après une petite enfance sans problème, hormis les affres de la coqueluche, de la grippe et de la rougeole et quelques petites écorchures et bobos par-ci par-là, le mardi 23 octobre 1906, Louis allait enfin connaître les bancs de l’école. Comme l’exigeait la loi Ferry, ses parents l’y avaient inscrit. Il entra dans la classe unique regroupant les élèves filles et garçons de six à quatorze ans (ils n’étaient qu’une dizaine) de monsieur Jules Dequindt, l’unique instituteur directeur d’école du village. Une seule salle de classe avait été aménagée dans la mairie du village. À cette époque, il n’était pas coutumier de regrouper filles et garçons, surtout de différents âges, dans la même classe, mais les finances étriquées de la commune et le petit nombre d’élèves ne permettaient pas d’autres solutions. Pour la circonstance, sa mère lui avait confectionné une blouse grise boutonnée bien haut, lui avait acheté une paire de chaussures neuves qu’il portait sur des chaussettes hautes, une culotte courte, grise également, laissait apparaître des jambes solides, des genoux écorchés. À six ans, Louis dépassait d’une bonne tête ses copains du même âge, sa morphologie laissait présager qu’il serait devenu bientôt un solide gaillard, il n’en était pas pour autant très sûr de lui, surtout avec les filles qu’il n’osait aborder. De toute façon, elles ne semblaient pas très intéressées par les contacts des garçons qui, lorsque la récréation sonnait, ne pensaient qu’à courir comme des dératés ou jouer aux billes, les filles, elles, se regroupaient, sautaient à la corde et papotaient en les ignorant ostensiblement.
Le jeune Louis était un garçon d’une simplicité à toute épreuve, mais d’aucuns ne s’y trompaient, il était d’une intelligence éveillée. Il était extraordinairement sérieux pour son jeune âge. Selon monsieur Dequindt, de son entrée à l’école, jusqu’à ses quatorze ans, Louis, sans être un élève brillant, fut tout à fait dans une bonne moyenne. Il réussit aisément les épreuves du certificat d’études. Et c’est bien à contrecœur que son instituteur le vit rejoindre son père dans l’atelier d’ébénisterie.
En 1914, la déclaration de la guerre de l’Allemagne entraîna la France dans un conflit. La conscription mobilisa deux des ouvriers de l’atelier, ce qui ne permettait pas à Émile de se passer de l’aide de son fils qui se devait d’apprendre le métier sans plus tarder.
Louis rejoignit l’atelier paternel et fut fasciné par le travail du bois, cela lui procurait un enthousiasme que rien ne semblait pouvoir égaler. Il observait les faits et gestes de son père et des compagnons. Il admirait leur savoir-faire : créer un objet ayant une fonction voire une âme à partir d’un simple bout de bois sec, de quelques outils et surtout de beaucoup de dextérité et d’expérience. Cela donnait du sens au travail. Ils redonnaient vie à un arbre sacrifié ; l’arbre n’était pas mort pour rien, il ne finirait pas en simple combustible éphémère au fond de quelques âtres ou foyers. Dans sa nouvelle forme, il traverserait les années, et serait transmis de génération en génération. Louis s’efforçait d’apprendre en regardant les gestes qu’il s’appliquait à reproduire. À la vérité, le résultat fut laborieux, il ne tarda pas à comprendre qu’on ne devenait pas ébéniste simplement en observant. La maîtrise de l’art était le fruit de multiples expériences souvent décevantes. Des mois durant, il s’exerça sur des pièces de bois jugés impropres à la vente par son père, essayant du mieux qu’il pouvait acquérir la maîtrise du savoir-faire. C’est alors qu’il comprit que même des gestes qui paraissaient simples, comme le ponçage de finition, réclamaient de l’attention ; contrarier le bois par un mouvement à contre-fibres et la pièce devenait rugueuse et inacceptable tant au toucher qu’à l’aspect visuel. Très souvent, il enragea de sa maladresse et sans les encouragements de ses proches il aurait bien souvent pu se laisser submerger par les échecs successifs et parfois répétitifs et pourquoi pas baisser les bras.
À force de persévérance, bientôt chaque réussite fut un pas vers le savoir et la maîtrise de l’art. Il en tirait une joie immense qu’il partageait sans réserve avec ses parents. Son père lui apprit à reconnaître, à l’aveugle, les essences des différents bois.
Son toucher et son odorat s’étaient parfaitement développés. Il avait hâte de pouvoir créer de ses propres mains l’objet précieux qui lui permettrait d’entrer dans la cour des grands. Très tôt Louis avait perçu son irrépressible envie de maîtriser l’art de l’ébénisterie. Il était admiratif des réalisations de son grand-père et de son père, mais secrètement il espérait pouvoir aller plus loin dans l’exercice de son travail, il voulait en faire un art. Façonner des portes, des tables et des chaises pour la clientèle locale ne le contenterait pas. Pour cela il devait apprendre de nouvelles techniques, acquérir de nouveaux savoir-faire, voir ce qui se faisait dans d’autres régions.
28 février 1916, le jour de ses seize ans, Louis demanda à son père de lui permettre de faire son tour de France de l’apprentissage. Alors que le contexte de guerre ne s’y prêtait pas vraiment, Émile ne put lui refuser, bien qu’il lui en coûtât de se passer de son fils qui avait tant fait d’efforts, et qui s’était donné sans compter pour l’affaire familiale.
Cette année-là, l’armée allemande occupait un peu plus de soixante-dix pour cent du département du Nord, surtout le long des côtes, la « course à la mer » n’avait pas épargné Florain le Bourg et encore moins Fontaine l’Abbé. Quitter le territoire, même pour un mineur, ne fut pas chose facile, il fallut montrer patte blanche, auprès de l’autorité allemande, mais aussi de la police française. Émile dut faire de nombreuses démarches auprès de la mairie et ensuite de l’occupant afin d’obtenir les laissez-passer et autorisations obligatoires. Louis étant encore très loin de ses vingt et un ans, une déclaration d’émancipation fut nécessaire, d’autant qu’il était devenu un grand gaillard costaud dont la stature dépassait largement la moyenne. Bien malin qui aurait pu lui donner son âge. Afin d’éviter d’être enrôlé malgré lui, ou qui sait, être accusé de désertion par un policier zélé, il dut obtenir une carte d’identité. Acheter un billet de train ne fut pas non plus chose facile, les convois étaient pour la plupart réquisitionnés par les belligérants qui veillaient sur leurs moindres mouvements.
L’ensemble des démarches ayant, difficilement, abouti, l’heure du départ sonna. Non sans avoir versé quelques larmes, qu’elle retint devant lui bien sûr, sa mère lui prépara un panier en osier dans lequel elle glissa quelques « briquets » comme elle disait, ces casse-croûtes faits de bon pain de campagne tartinés d’épaisses couches de beurre et agrémentés pour certains de beaux morceaux de fromage et pour d’autres de non moins solides tranches de jambon, le tout enveloppé dans des torchons à carreaux rouges et blancs. Elle en avait fait assez pour tenir un siège !
Dans son havresac, un souvenir de guerre d’un vague cousin, outre un portefeuille dans lequel il avait mis une petite liasse de cinq billets de cinquante francs (une véritable petite fortune pour l’époque au regard du salaire d’un ouvrier agricole qui était d’un franc vingt-cinq par journée de douze heures de travail), son père lui offrit sa propre montre à gousset dans laquelle il avait glissé une petite photo sépia les représentant tous les trois. Puis vint l’heure de la séparation tant redoutée, Joséphine resta à la maison, elle ne voulait pas risquer de s’effondrer en public, Émile accompagna son fils jusque sur le quai de la gare de Fontaine l’Abbé. Le train attendait sagement la consigne du chef de gare pour s’ébrouer. Louis tardait à monter dans un des wagons de troisième classe, ceux qui n’avaient pour tout confort que des banquettes en bois. Un policier et un soldat allemand les observaient, le premier indifférent, l’autre suspicieux. Émile et lui avaient beaucoup de mal à se quitter, et même s’ils ne se l’étaient jamais dit, ils éprouvaient tous deux des sentiments très profonds, l’éloignement était un véritable crève-cœur. Puis ce fut le coup de sifflet à roulette qui annonçait un départ imminent. Après une dernière embrassade, Louis sauta dans le wagon et se précipita derrière une des fenêtres afin de saluer une dernière fois et avant longtemps son père. La locomotive se mit en branle dans un nuage de suie noire. Dans un panache blanc de vapeur, le sifflet strident retentit à trois reprises, le train s’éloignait déjà. Père et fils ne se reverraient plus avant deux longues années.
Émile resta un long moment à regarder ce convoi métallique, cette mécanique sans âme, fumante et malodorante, emporter son fils unique. Il était seul sur le quai, le policier et le soldat avaient regagné la salle des pas perdus de la gare. À cet instant précis, il détesta les trains et leur décorum et même s’il se l’interdit, ses yeux devinrent larmoyants. Il aimait plus que tout son fils, mais voilà, à la campagne on ne dit pas ces choses-là, on les vit, on les ressent, c’est tout ! Alors qu’il ne croyait en lui que dans de très rares moments, il marmonna cette prière au Bon Dieu : « Pourvu qu’il y arrive, que le voyage se passe sans encombre, que la fin de son apprentissage nous réunisse à nouveau et que cela lui permette de revenir au village afin d’assurer la continuité de mon travail et pourquoi pas ensuite la reprise de l’affaire. »
Chez les Dubois, on est ébéniste de père en fils depuis plusieurs générations, il aurait été inconcevable que son Louis manquât à cette règle, il n’en avait pas le droit !
De retour à la maison, ni lui ni sa femme ne purent décrocher le moindre mot, ils avaient tous deux la gorge serrée, ils n’osaient même pas croiser leurs regards afin de ne pas verser une larme qui serait prompte à venir. C’était la première fois que leur fils quittait le giron familial.
Le Jura
Bien calé dans le fond de la banquette en lattes de bois au contact désagréable, Louis passait régulièrement d’une fesse à l’autre afin d’amoindrir son inconfort. Il n’était pas vraiment à son aise ; c’était son premier grand voyage. Il ne connaissait pas grand-chose d’autre que son village natal, il n’avait, jusqu’à ce jour, jamais franchi les frontières de Florain Le Bourg, si ce n’est une fois ou deux pour se rendre dans la grande ville voisine Fontaine l’Abbé. Pour lui aussi, l’éloignement de ses parents ne fut pas chose facile.
Direction Le Jura, Chapelle des bois, première étape de son tour de France. Un atelier attendait son arrivée. L’adresse et le contact lui avaient été donnés par un grossiste en bois, ami de son père. Au fil du temps et des arrêts successifs, l’omnibus, qui était bondé à son départ, avait vu ses passagers descendre les uns après les autres. Les contrôles se faisaient plus rares et de moins en moins intrusifs, on s’éloignait de la zone d’occupation. Au fil des kilomètres, l’atmosphère devenait plus légère, les visages des voyageurs se déridaient, les conversations, très rares au début du périple, reprenaient. Depuis près d’une heure, et presque arrivé à destination, Louis était seul dans le wagon, il put enfin se dégourdir les jambes et arpenter la travée centrale par de nombreux allers et retours. Le voyage lui parut interminable. Même s’il avait un peu l’angoisse de l’inconnu, il avait hâte de rencontrer son futur maître d’apprentissage qui devait l’attendre à la gare. Le représentant de commerce qui s’était chargé de mettre en relation les Dubois et les Leforestier, puis de signer du contrat d’apprentissage, ne lui avait pas menti, Jules Leforestier affichait une quarantaine déjà bien sonnée. C’était un grand gaillard à la stature plus qu’imposante, un sourire éclatant accroché à un visage buriné, une poignée de main à la fois ferme et chaleureuse, Louis en ressentit les nombreux callosités et durillons. L’apprenti eut d’emblée le sentiment qu’il était tombé dans une bien belle entreprise, et dans une bien bonne maison. Il fut accueilli presque comme un fils. Dès son arrivée, Madeleine Leforestier le serra dans ses bras, il en fut surpris, mais ne recula pas, il ne voulut pas choquer ou froisser cette dame qui lui avait réservé cet accueil si chaleureux. Il logeait chez le maître d’apprentissage et partageait les repas du couple. Il occupait une chambre meublée du second étage. Il y avait comme une âme dans cette pièce, on aurait dit qu’elle avait été laissée vacante depuis peu, de nombreux objets personnels la décoraient. Ce n’est que quelques jours après, sans trop de surprise, qu’il apprit qu’il occupait la chambre du fils de ses hôtes. Natif de la classe 1893, Armand Leforestier avait été enrôlé dans l’infanterie à ses vingt et un ans révolus et n’avait pas survécu au premier assaut mené par son bataillon contre les Prussiens. Devinant les questions qui lui brûlaient les lèvres, Madeleine lui montra une photo de ce fils unique. Le portrait était celui d’un beau jeune homme en tenue militaire, au sourire radieux, en pleine force de l’âge. Ce fils parti trop tôt, pour une cause qui très certainement le dépassait. Le cadre arborait un crêpe noir sur l’angle supérieur gauche et un petit liseré bleu-blanc-rouge sur le coin opposé. Au fil du temps, Louis eut le sentiment que l’accueil chaleureux de ses hôtes cachait une véritable détresse et qu’il était devenu malgré lui l’expédient de ce vide affectif. Il s’efforça de ne rien laisser paraître de son désarroi face à cette situation qui serait vite devenue gênante s’il n’y avait pas pris garde. Parfois, il se sentait oppressé par toutes les sollicitudes et attentions que lui prodiguaient ses hôtes. Quand bien même cela lui procurait une position confortable et privilégiée, il ne voulait pour rien au monde devenir le fils de substitution. Jamais les Leforestier ne remplaceraient ses propres parents qu’il aimait tant et l’avaient tant choyé dans sa jeunesse. Malgré tout, il éprouvait une véritable tendresse amicale pour ce couple et ne pouvait que compatir au deuil qui les avait touchés.
À maintes reprises, il essaya d’aborder le sujet, alors Madeleine Leforestier faisait mine de ne pas comprendre et redoublait d’attentions. Elle ne savait pas quoi faire pour Louis, elle prenait soin de s’inquiéter de ses plats préférés, de la propreté de son linge, du confort de son lit, de la pénibilité de son travail, elle lui cuisinait sans cesse de bons gâteaux. Il détestait cette guerre qui avait emporté ce fils aimé et laissait derrière elle des souffrances qui ne connaîtraient jamais d’apaisement.
Le temps aidant, Louis parvint à s’habituer à la situation, dès qu’il sentait que les choses allaient trop loin, il prenait des distances et s’autorisait de longues promenades vespérales. La nuit tombée, il lui arrivait souvent de s’asseoir dehors et de rêvasser. Il pensait à ses parents, il s’imaginait la vie sans lui, il voyait son père à l’atelier, sa mère au fourneau, le voisin qui s’arrêtait de bêcher le jardin pour lui lancer un petit signe de la main. De mémoire, il entendait les grenouilles coasser, le bruit des battements des ailes du bourdon, la cloche de l’église du village qui rappelait le temps de l’Angélus. Puis cessant ses rêves éveillés, il écoutait les bruits de la nuit, la chouette qui hululait, le bruissement des feuilles poussées par un petit vent.
Il y a des gens qui vivent sans s’en rendre compte, Louis lui goûtait chaque minute de sa vie, c’était un contemplatif.
Les premiers temps, il écrivit souvent à ses parents, une lettre par semaine, puis une par mois pour finir par une tous les deux mois, tant il était occupé, absorbé par son travail à l’atelier. Dans cette correspondance, il décrivait l’environnement de l’atelier (il savait que son père y serait sensible), la compagnie des deux ouvriers, deux personnes très discrètes et très peu causantes, puis les promenades qu’il faisait en compagnie des Leforestier, qui voulaient absolument lui faire connaître la région des hauts plateaux. Il détailla le climat rude de l’hiver, les forêts, les essences d’arbres (toujours pour son père !). Le printemps venu il essayait tant bien que mal de décrire les plantes, toutes plus colorées et plus odorantes les unes que les autres, comme si elles concouraient entre-elles pour attirer le plus possible d’abeilles et de papillons qui les pollinisaient, il évoquait le chant des oiseaux dont il ignorait les noms, le bourdonnement des insectes, le bruit de l’eau dévalant le cours des rivières.
Tout en décrivant la beauté du jura, il ne pouvait s’empêcher de penser à son village et se remémorer l’odeur chaude des blés fraîchement coupés, l’odeur doucereuse des pommes de terre qui n’avaient pas été glanées, et qui germaient puis pourrissaient dans les champs, celle de la terre glaise gorgée d’eau, le fumet malodorant des bouses de vaches sur lesquelles virevoltaient bruyamment de grosses mouches vertes. L’odeur fétide et entêtante du lisier de l’élevage porcin du fermier d’à côté. Aussi le chant du coq au petit matin, qui semblaient se répondre d’une maison à l’autre, le hennissement des chevaux de trait, impatients de quitter leur box, le croassement des corbeaux, le piaillement des moineaux et autres étourneaux, le grognement des cochons, l’odeur de corne brûlée quand il passait devant l’atelier du maréchal-ferrant, lorsque celui-ci appliquait un fer brûlant sur les pieds des chevaux de trait, et enfin le cri des mouettes qui, l’hiver venu, venaient trouver pitance à l’intérieur des terres.
Malgré la beauté de sa région d’adoption, tout ce qui lui rappelait son village et son enfance commençait à lui manquer.
En fait de tour de France, la période de guerre ne s’y prêtant pas, Louis, en accord avec son maître d’apprentissage, dut rester dans cette bonne maison et y apprendre toutes les ficelles du métier, le choix des bois, la négociation avec les grossistes et un peu plus tard y peaufiner son métier. Monsieur Leforestier était un homme simple, entier, il ressemblait à Émile. Il avait pris sous sa coupe Louis et durant deux années lui avait transmis tout son savoir-faire, toute sa maîtrise, tout son art, ce qu’il n’avait pu faire avec son propre fils. Il lui avait tout enseigné, le maniement de la gouge, de la râpe, du ciseau à bois, du rabot et autre vilebrequin. Tous ces outils n’avaient presque plus de secrets pour cet apprenti studieux et soucieux de bien faire.
Louis avait acquis la retenue et la sûreté du geste lorsque son maillet frappait la gouge ou le ciseau à bois. Le placage, les tenons et mortaises, le chevillage invisible, la sculpture en relief, la teinture au tampon, le vernissage, étaient devenus son quotidien. Désormais, il maîtrisait tous ces gestes vus exécutés par son propre père.
Ainsi parlait monsieur Leforestier. « De l’ordre et de la méthode », combien de fois avait-il entendu ces mots de la bouche de son père et de son grand-père, lorsqu’enfant il lui arrivait de venir jouer dans l’atelier. À cette évocation il lui revenait alors des souvenirs de sciure de bois et de poussière collés à ses vêtements et à ses cheveux, ses mains noires de crasse qu’il étalait sur son front en repoussant une mèche rebelle, ses genoux écorchés, le sang qui avait un peu coulé sur ses chaussettes et les remontrances bien timides que lui faisait alors sa maman. Joséphine n’avait jamais su faire preuve de sévérité envers son fils unique, celui qu’elle choyait depuis sa naissance, celui pour qui elle ne comptait pas les gestes tendres, avec bien sûr la retenue des campagnards.
Le 11 novembre 1918, l’armistice signé, le conflit ayant pris fin, les deux ouvriers quittèrent l’atelier. Comme Louis fit semblant de s’en étonner, Jules Leforestier, affichant un petit sourire malicieux, lui apprit qu’en fait il s’agissait de deux aviateurs dont l’avion de reconnaissance était tombé en panne, un Caudron G3, un biplan en bois et tissu. Alors qu’ils avaient l’intention d’en découdre avec l’ennemi, ils n’avaient pas pu rejoindre leur unité, entièrement décimée, afin de leur communiquer les nombreuses plaques photographiques des positions ennemies. Ils n’avaient eu d’autre possibilité que de trouver refuge chez les Leforestier. Leur avion avait été entièrement démonté et brûlé, le moteur enterré derrière l’atelier. Afin de ne pas éveiller les soupçons, le maître artisan les avait déclarés comme ouvriers. La présence allemande et ses patrouilles permanentes les avaient confinés deux années durant.
En fait, Louis en savait bien plus qu’il n’en avait montré au long de ces années de guerre. Il avait bien remarqué que les deux hommes n’avaient pas vraiment l’allure d’ouvriers et que le patron ne leur donnait que des tâches subalternes à accomplir : trier, ranger, nettoyer ; il avait bien vu qu’ils ne croulaient pas sous la tâche, et que de la journée ils ne sortaient jamais de l’atelier où de la pièce qui avait été aménagée pour leur permettre d’y vivre. C’était madame Leforestier qui leur apportait leurs repas. Louis n’avait jamais osé poser de questions et avait fini par s’habituer à eux en pensant qu’ils ne devaient pas être bons à grand-chose, mais qu’ils étaient gardés, car peut-être étaient-ils d’une famille éloignée, ou pourquoi pas par effet de la grande mansuétude des époux Leforestier. Jusqu’à ce fameux soir, où n’y tenant plus, il voulut satisfaire sa curiosité, et décida d’en savoir un peu plus. Prétextant une petite promenade, il se posta près de l’atelier, son attente ne fut pas très longue, profitant de la pénombre, les deux hommes étaient sortis et s’étaient dirigés, à couvert, vers un bosquet, là où un petit groupe les attendait. Il y eut un échange de sacoches, Louis n’en vit pas davantage. De crainte d’être repéré, il regagna à pas de loup la maison. Il venait de comprendre que les deux aviateurs communiquaient des informations à un réseau de résistance. Secrètement, à partir de cette nuit il les admira, ils avaient risqué leur vie, tout ce temps, au nom de la défense de la liberté et s’étaient engagés à combattre par tous moyens le crime, les atrocités de la guerre et la vilenie. Il se promit alors de tout faire à l’avenir pour que, lui aussi, il devienne le défenseur du droit, de l’équité, quels que soient les moyens pour y parvenir. Avec toute l’inconscience de sa jeunesse, il se voyait justicier, réparateur de torts, un héros de l’ombre. Il garda secrète cette promesse faite à lui-même, ce véritable crédo. Chaque jour, il s’en convainquait un peu plus, il l’ancrait bien profondément dans son for intérieur. Il n’avait pas pu combattre les envahisseurs allemands, qu’à cela ne tienne, il trouverait bien le moyen d’agir à l’avenir, de réparer les crimes de guerre, de combattre ceux qui de près ou de loin avaient pris la vie du fils Leforestier et de tant d’autres. Et pourquoi pas ceux qui avaient aidé les Allemands ? Il n’en parla jamais ni à son patron ni à quiconque. Ce sacerdoce était renforcé par la lecture de Rouletabille « Le mystère de la Chambre jaune », trouvé chez les Leforestier, qu’il avait lu et relu, presque à en connaître les pages par cœur. Il était subjugué par l’intelligence de l’enquêteur journaliste. Secrètement, il rêvait de ressembler à ce personnage à tel point qu’il lui arrivait de s’identifier à lui. Lui aussi trouverait les moyens de combattre la vilenie…
Sa période d’apprentissage ayant pris fin, Louis informa ses hôtes que lui aussi allait les quitter, qu’il reprendrait bientôt le train pour enfin rentrer chez ses parents, et rejoindre l’atelier paternel. Il avait fêté deux anniversaires loin des siens, le temps était venu de les rejoindre, il se languissait de les revoir.
Il n’avait pas touché au pécule que lui avait donné son père, il n’en eut pas besoin, durant tout son séjour les Leforestier avaient pourvu à tous ses besoins. Cet argent, qu’il s’était promis de rendre, avait été bien amélioré par la rémunération qui lui avait été attribuée et qu’il avait vainement tenté de refuser. Même son billet de retour avait été réglé par ce couple adorable. Il se promit de venir les visiter dès qu’il le pourrait et pourquoi pas en compagnie de son père et de sa mère. Tout comme à l’aller, il ne fut pas seul pour son départ. C’est accompagné sur le quai de gare, par monsieur Leforestier qui avait tenu à être présent jusqu’au départ du train. Son panier chargé de victuailles. Madame Leforestier y avait mis un gros morceau de Comté, un autre de Morbier, des morilles séchées, un gros pot de miel et de nombreux casse-croûtes. Bien plus que son estomac ne pouvait en contenir. Monsieur Leforestier y avait glissé une bouteille de bon vin jaune du Jura, une autre de marc, que Louis promit de partager avec ses parents. Dans son havresac avait été glissée une enveloppe qu’il ouvrit dans le train qui le ramenait chez lui ; il y trouva une photo sépia où il prenait la pause avec ses hôtes devant la fabrique et une autre du fils qui leur manquait tant, un papier sur lequel avait été griffonnée leur adresse. Louis leur avait fait la promesse de leur écrire régulièrement.
Cette fois-là, ce fut Louis qui eut les yeux larmoyants.
Le retour à la maison
Il lui était agréable de rentrer chez lui, il s’imaginait fêter son retour des heures durant. Le voyage lui parut beaucoup plus court qu’à l’aller, il n’avait plus la peur de l’inconnu, il n’y avait plus la présence allemande sur les quais de gare. Les usagers du train étaient enjoués et communiquaient entre eux, ils n’avaient plus les yeux fixés au sol pour éviter les regards méfiants des soldats allemands et des policiers. L’ambiance dans le wagon était apaisée. Plus de contrôles pendant lesquels les documents étaient épluchés à la loupe, plus de regards suspicieux ; la guerre était terminée. Fini les passagers qui recroquevillaient leurs corps pour se faire les plus discrets possible, les mêmes avaient désormais le buste bien droit des vainqueurs, le torse bombé comme si la victoire leur était due.
Il fit une halte à Paris, le changement de gare pour rejoindre le Nord lui permit de flâner un peu, de faire du lèche-vitrine et surtout d’acheter un cadeau à chacun de ses parents : un châle pour Joséphine, une belle casquette à carreaux pour Émile.
À son arrivée à Fontaine l’Abbé il se précipita dans l’autobus le ramenant à Florain le Bourg, depuis quelque temps ce moyen de transport avait remplacé les voitures tirées par des chevaux. Arrivant de la capitale, il n’en fut pas surpris, son père le lui avait écrit lorsqu’il répondait à ses courriers ! Il avait hâte d’embrasser ses parents, de leur donner les cadeaux, et de partager les différentes spécialités, le vin et la liqueur offerts par les Leforestier. Et surtout de leur raconter en détail ces deux années passées loin des siens et de son village, de leur montrer les photos sépia qu’il avait trouvées dans son sac à dos. Il était impatient de parler à son père de l’étendue de son savoir et de lui faire la démonstration des méthodes de façonnage et d’assemblage qui lui avait été apprises par monsieur Leforestier. Il avait retrouvé les bruits qui lui étaient autrefois familiers, les aboiements des chiens de la ferme d’à côté, le piaillement des moineaux qui virevoltaient d’arbre en arbre, le meuglement des vaches, le bruit du marteau du maréchal-ferrant frappant sur l’enclume en un battement régulier.
L’accueil qui lui fut réservé fut bien au-delà de ses espérances, une table de fête avait été dressée, une bouteille de champagne ouverte, ce qui n’était jamais arrivé de mémoire de Dubois, une véritable ribote en son honneur. Avec toute la pudeur qui le caractérisait, Louis ne put donner à son père l’enveloppe contenant l’argent, il la glissa dans le tiroir du buffet, là où se trouvait la réserve pour les courses.
La vie reprit vite son cours, depuis toujours, à la campagne le temps est précieux, il ne faut surtout pas le gaspiller. Durant les deux années qui suivirent son retour, Louis se consacra corps et âme, aux côtés de son père, à son métier. Ce père qui était admiratif du savoir-faire de son fils et ne tarissait pas d’éloges à son égard. Ce père avec qui, désormais, il partageait non seulement l’amour du métier, mais aussi les confidences. Louis était devenu un homme, il pouvait désormais comprendre les choses.
Il n’avait pas eu la chance de connaître un frère ou une sœur avec qui il aurait pu partager l’amour du métier et pourquoi pas l’atelier d’ébénisterie. Alors qu’il s’en inquiéta, Émile, le visage fermé, sur un ton grave, lui apprit qu’il n’avait pas commencé sa vie sous les meilleurs auspices. Sa venue au monde avait entraîné la douleur d’une mère et celle d’un père qui ne pourraient pas avoir d’autres enfants. Il lui fit part de ses doutes quant aux gestes médicaux qui avaient suivi l’accouchement et décrit l’attitude de la sage-femme et de l’accoucheur. Louis ne pipa mot, il venait de comprendre les états d’âme et la mélancolie qui parfois touchaient sa mère. Par pudeur, et sentant que son père ne voulait pas en dire plus, il changea de sujet et aborda le quotidien de l’atelier. Ils n’en reparleraient plus, mais Louis se promit d’en savoir plus, il lui faudrait un jour rencontrer ce docteur Hars et lui faire dire ce qu’il s’était réellement passé ce 28 février 1900.
En un instant, Émile reprit son entrain et se replongea dans le travail, comme si de rien n’était. L’atelier n’avait pas bougé, pourtant les commandes n’étaient plus les mêmes depuis le départ de Louis ; il avait dû faire face à une demande accrue et soutenue de cercueils, cela n’était pas bien gai, mais il fallait bien enterrer dignement les soldats qui avaient sacrifié leur vie pour le pays, mais aussi les nombreux Allemands tombés à Zuydcoote à Steenwerck deux villages situés à côté de Florain le Bourg. L’atelier Dubois Père et Fils, bien malgré lui, s’en était fait une spécialité, les commandes ne tarissaient pas. Louis ne voulut pas se contenter de ce type de fabrication, ses années d’apprentissage n’y auraient pas trouvé leur aboutissement. Il se mit en tête de créer des meubles marquetés, Émile en fut ravi et tous deux se lancèrent dans la fabrication de tables, de buffets, de guéridons, de secrétaires et autres commodes. Ils laissèrent la fabrication des cercueils aux compagnons. Très vite la réputation de l’atelier déborda largement du département, les commandes arrivèrent de toutes parts. Cela ne lui laissait pas beaucoup de temps pour ses loisirs, Louis ne s’accordait que très peu de sorties. De temps à autre, le dimanche, il accompagnait son père à l’unique bistrot. Ils y tapaient le carton. La belote coinchée était l’occasion de rencontrer les hommes du village et de refaire le monde au fil des conversations enflammées par les quelques verres de vin, de Picon bière ou de Chuche Mourette qui ponctuaient chaque partie.
La kermesse
Et puis il y eut la kermesse organisée par monsieur le curé, aidé par les fidèles de la paroisse. Un grand chapiteau, bricolé avec d’anciennes tentes militaires rafistolées, avait été dressé sur la place face à l’église. On y servait les repas et les boissons. Un accordéoniste et une chanteuse, au répertoire quelque peu suranné, animaient tant bien que mal la manifestation. Le curé en soutane passait et repassait de table en table afin de s’assurer que ses ouailles ne manquaient de rien. Louis était attablé avec quelques camarades de son âge et dégustait une bonne assiette de tripes et de frites à la graisse de bœuf, quand il vit entrer une très belle jeune fille. Un copain lui apprit qu’elle s’appelait Angèle et qu’elle était la fille des Desage. Son père était un ouvrier d’usine qui venait d’acquérir une petite maison à la sortie du village. Angèle était une très belle brune au visage fin, les yeux marron, le regard malicieux. Ses cheveux sagement coupés au carré, son mètre soixante-dix, son corps mince et sportif, autant d’atouts qui lui permettaient de se distinguer des jeunes filles du bourg. Louis ne put rester insensible au charme naturel que cette jeune beauté dégageait, il entreprit, à sa manière, de lui faire une cour assidue.
Il venait de fêter ses vingt ans, elle en avait trois de plus. À part quelques petits flirts sans importance, c’était sa première vraie expérience amoureuse, pour tout avouer, il était encore puceau.
Il était très gauche et n’avait aucune idée des mots qu’il fallait employer ou des attentions qu’il fallait prodiguer pour lui décrire ses sentiments amoureux. Elle, en revanche, faisait preuve d’initiatives qui laissaient à penser qu’elle n’en était pas à sa première rencontre, pas plus qu’elle n’avait froid aux yeux ! Elle était tout à fait consciente de son physique et de l’attrait qu’elle suscitait auprès de la gent masculine, pourtant elle feignait de l’ignorer… surtout devant Louis ; il lui fallait le bercer d’illusions. Il ne s’en rendra compte que bien plus tard.
Il avait trouvé l’Amour de sa vie. Vous pensez bien qu’il n’allait pas laisser passer une si belle occasion. Il fit très vite sa demande en mariage. Sans vraiment savoir pourquoi, ses parents ne voyaient pas d’un très bon œil ces épousailles, selon leur expression « ils ne sentaient pas cette jeune femme ».
Contre mauvaise fortune bon cœur, ils ne l’en dissuadèrent pas. Ils désiraient plus que tout le bonheur de leur fils, et surtout ne voulurent pas risquer une fâcherie.
Ils n’appréciaient pas plus les futurs beaux-parents, néanmoins, par amour pour leur unique rejeton, ils les reçurent chez eux un samedi soir, ils devaient y passer la nuit.
Celui qui allait devenir le beau-père avait un caractère peu affirmé. Sa conversation était aussi limitée que sa culture, il était ouvrier d’entretien dans une usine de traitement du lin. Il sentait la vieille graisse épaisse des machines-outils. Son haleine vineuse était déplaisante au possible. Il affichait ostensiblement un air bêta presque simplet. Pour parfaire le descriptif, il était petit et rondouillard, le cheveu rare et gras, les oreilles en feuille de chou d’où sortaient de nombreux et épais poils noirs, un nez épaté affichant la même pilosité hirsute. Il arborait en permanence un sourire niais.
La future belle-mère dépassait bien d’une tête son mari, d’ailleurs, elle ne le dominait pas que par la taille. Dans le couple c’était elle qui portait la culotte. C’était une personne oisive qui affichait en toutes circonstances une tête d’enterrement. Une femme que l’on pouvait qualifier de voyante à la limite du vulgaire. Outre son parfum bon marché et entêtant, elle exhibait une coiffure décolorée par l’eau oxygénée, un blond blanc pisseux, savamment ramenée en un chignon ridicule sur le sommet du crâne, on aurait dit le bonnet en poil d’ours des Foot Guards. Tout cela n’était rien à côté de son haleine fétide, elle aurait eu un hareng saur coincé au le fond de la gorge, que cela n’aurait étonné personne. Et dire que Louis devait se fendre de la bise à chaque rencontre, il en avait le cœur au bord des lèvres ! Un tantinet dépressive, elle vivait aux crochets de son mari. C’est elle qui gérait la paie qu’il rapportait, elle ne lui accordait que très rarement « son dimanche », quelques menues monnaies qu’il s’empressait d’aller dépenser au bistrot du coin ; sans doute le moyen de fuir le carcan conjugal.
On pouvait se demander comment deux êtres aussi laids et insignifiants, trop souvent stupides, purent mettre au monde une fille aussi belle, gracieuse et futée… sans doute que Dame nature voulut se racheter de son ignominie passée ! À moins que… non ! … un bel homme n’aurait pas pu coucher avec cette femme, même saoul comme un Polonais !
Durant le repas ils ne s’embarrassèrent quasiment pas des politesses d’usage. Ils étaient bien trop occupés, le nez collé dans l’assiette, à enfourner goulûment, salement et bruyamment le repas. Ils réservèrent leurs rares interventions chuchotantes à leur fille. À la réflexion, les hôtes durent beaucoup apprécier ce presque silence, de toute façon leurs invités n’avaient aucune conversation et eux-mêmes n’avaient pas grand-chose à leur dire, ils n’étaient décidément pas du même monde. Et c’était tant mieux, car les rares fois où ils prirent la parole, lui cria plus qu’il parla ; c’était sans doute dû à l’habitude de couvrir le bruit des machines-outils et à une surdité naissante.
Quant à elle, son timbre de voix éraillée était déplaisant au possible. On aurait juré une marchande de poissons qui aurait fumé deux paquets de Boyards papier maïs par jour ! Ils partirent dès l’aube, sans même prendre ni le temps ni la peine de saluer leurs hôtes. Somme toute, pour Angèle, un terreau peu propice à une éducation stricte et au respect des valeurs !
Le mariage
Les parents d’Angèle n’étant pas bien fortunés, et surtout sa mère bien pingre, le mariage ne fut consacré qu’en petit comité ; les parents du marié ne purent rêver mieux. Inviter leurs cousins et amis en même temps que la belle-famille n’aurait pas été la plus belle chose qui pouvait leur arriver. Donc uniquement les proches et les quatre témoins furent conviés à partager le repas de noces organisé, conformément au choix intransigeant de la harpie, dans une petite brasserie de la ville, un potjevleesch accompagné de frites ! Les festivités achevées, s’en suivirent des mois de bonheur et de découverte.
La déconvenue
Mais à peine venaient-ils de fêter leur premier anniversaire de mariage, que Louis reçut son ordre d’affectation.
1921, l’armistice avait été signé trois ans plus tôt, il entérinait la victoire du camp français. Louis était jusque-là persuadé de ne pas être appelé sous les drapeaux. Depuis toujours, il refusait l’idée de perdre son temps, son travail à l’atelier était bien plus important. Le système du tirage au sort qui décidait de la conscription, rétabli depuis peu par la loi Gouvion-Saint-Cyr, ne lui avait pas été favorable. Il joua de malchance, il ne fit pas partie des exemptés. Et même si la loi le lui permettait, il n’avait pas les moyens de se payer un remplaçant. Ce fut une véritable tuile pour ce jeune marié. L’enrôlement durait trois ans, les retours au bercail n’étaient qu’épisodiques.
Et c’est là qu’il connut une terrible déconvenue ; sa sémillante jeune épouse n’avait pas été très sage durant cette période.
Les commères du quartier, à mots à peine déguisés, se chargèrent vite de le lui faire savoir :
« Le fils d’Émile l’ébéniste marié d’avec une aussi belle fille ! Trop beau pour être vrai, et elle ne se gêne pas pour en profiter ! »
Ses amis prirent des distances, sans doute ne voulurent-ils pas se risquer à aborder les coucheries de la jeune femme ; les uns par pudeur, ou par peur de se brouiller, les autres, sans trop de scrupules et par fourberie, parce qu’ils étaient attirés par cette femme volage que rien n’effrayait, voire s’ils en avaient profité.
Au village, tout se savait bien vite, tout se colportait aussi rapidement. Tout d’abord, il refusa d’y croire, il était persuadé que les mauvaises langues, par trop nombreuses, déversaient leur bile, l’expression de leur enviosité.
Puis il y eut ce courrier anonyme reçu à la caserne. Une feuille quadrillée recouverte de lettres hétéroclites découpées dans un journal :
Les voies du seigneur sont impénétrables, pas celles de ta putain, pauvre cocu. De sage, elle n’a que le nom ! Ange, elle n’est pas ! Ce ne sont pas des cornes que tu portes, mais de véritables bois de cerf aux multiples ramifications.
La feuille était signée :
« Un ami qui ne te veut pas que du bien.»
La lecture de cette horreur le laissa sans voix, il resta figé, atterré, médusé par cette violence gratuite, par cette morve infamante, par cette ignominie étalée sur papier, une véritable « dysenterie » haineuse exprimée par de son auteur.
Il ne trouvait pas de termes assez forts pour qualifier cette lettre tant sa colère était grande. L’enveloppe avait été postée de Fontaine l’Abbé.
Mais qui pouvait-être ce corbeau ? Sur l’instant, il pensa qu’il s’agissait d’une vengeance dont il ignorait l’origine. Serait-ce un concurrent ? Ou encore l’œuvre d’un déséquilibré ? Ou pourquoi pas, celle d’un jaloux éconduit qui n’avait pas supporté pas de s’être fait ravir Angèle. Il ne le saurait sans doute jamais. Dans tous les cas quelqu’un qui le connaissait assez bien pour lui avoir envoyé cette lettre à la caserne.
Il n’en parla à personne, aveuglé qu’il était par ses sentiments. Depuis toujours, il éprouvait le besoin de croire, de faire confiance, il ne pouvait imaginer que l’humanité pouvait avoir aussi ses côtés sombres. Pauvre gobe-mouche !
Passés les deux ou trois premiers retours, il vit bien que sa jeune femme n’était plus la même. Les embrassades des retrouvailles, bien naturelles pour de jeunes époux, n’étaient plus aussi tendres et spontanées. Pire, il sentit bien que pour Angèle l’intimité au lit devenait source d’ennui. Elle prétextait tout et n’importe quoi pour éviter les étreintes. Un malaise s’installa.
Lors d’une permission, elle ne vint pas l’accueillir à la gare, prétextant un surcroît de travail. À peine fut-il de nouveau encaserné qu’un sentiment nouveau l’envahit. Le doute fit place à l’angoisse.
Quelque temps après, alors que le régiment obtenait une étoile de bronze pour ses glorieux faits de guerre passés, une autorisation de sortie exceptionnelle de quinze jours précipita les choses. Il ne réussit pas à la joindre sur son lieu de travail pour la prévenir de son retour. Il s’y rendit, elle n’y était pas, des collègues l’informèrent qu’elle était souffrante. Un peu nerveux à cette idée, à pas feutrés pour ne pas la déranger au cas où, mal fichue, elle serait alitée, il franchit le pas de la porte de la petite maison qu’il avait achetée pour y couler des jours heureux et y fonder une famille. Elle était effectivement alitée, mais elle était loin d’être indisposée, il l’aperçut en galante compagnie.
Il n’eut pas la force de réagir et de l’interrompre dans ses ébats. La scène torride à laquelle il assista, bien malgré lui, éclipsa à jamais cette femme de son cœur. Elle ne se rendit compte de rien, trop occupée qu’elle fût par des actes dont l’intensité et la sonorité le surprirent. Elle ne s’était jamais donnée à lui avec une telle fougue, une telle exaltation.
Sans même se montrer, tant il était choqué, hébété, meurtri, il repartit, attristé, ne pouvant retenir quelques larmes.
Plus tard, elle n’afficha aucun remords. Sa seule réponse fut sa solitude, elle s’était sentie trahie, abandonnée… La bonne excuse ! Elle ne le trompait pas parce qu’il était conscrit, il fallait considérer les choses différemment, c’est parce qu’elle voulait coucher avec d’autres hommes, qu’elle avait décrété que son absence lui était insupportable.
Ce fut là la seule raison qu’elle lui donna. Elle préféra lui attribuer la responsabilité de son infidélité pour ne pas avoir à lui demander pardon.
Elle reprit :