Les employés ou la femme supérieure - Honoré de Balzac - E-Book

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Honore de Balzac

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Beschreibung

Rabourdin et sa femme crurent à cette mystérieuse puissance. Emportés par l'espérance et par le laissez-aller que les premières amours conseillent aux jeunes mariés, monsieur et madame Rabourdin dévorèrent en cinq ans près de cent mille francs sur leur capital. Justement effrayée de ne pas voir avancer son mari, Célestine voulut employer en terres les cent mille francs restant de sa dot, placement qui donna peu de revenu; mais un jour la succession de monsieur Leprince récompenserait de sages privations par les fruits d'une belle aisance. Quand le vieux commissaire-priseur vit son gendre déshérité de ses protections, il tenta, par amour pour sa fille, de réparer ce secret échec en risquant une partie de sa fortune dans une spéculation pleine de chances favorables mais le pauvre homme, atteint par une des liquidations de la Maison Nucingen, mourut de chagrin ne laissant qu'une dizaine de beaux tableaux qui ornèrent le salon de sa fille, et quelques meubles antiques qu'elle mit au grenier. Huit années de vaine attente firent enfin comprendre à madame Rabourdin que le paternel protecteur de son mari devait avoir été surpris par la mort, que le testament avait été supprimé ou perdu.

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Les employés ou la femme supérieure

Honoré de BalzacPage de copyright

Honoré de Balzac

(1799-1850)

Scènes de la vie parisienne

Les employés

ou la femme supérieure

À la comtesse Sérafina San-Séverino, née Porcia.

Obligé de tout lire pour tâcher de ne rien répéter, je feuilletais, il y a quelques jours, les trois cents contes plus ou moins drolatiques de Il Bandello, écrivain du seizième siècle, peu connu en France, et publiés dernièrement en entier à Florence dans l’édition compacte des Conteurs italiens : votre nom, de même que celui du comte, a aussi vivement frappé mes yeux que si c’était vous-même, madame. Je parcourais pour la première fois Il Bandello dans le texte original, et j’ai trouvé, non sans surprise, chaque conte, ne fût-il que de cinq pages, dédié par une lettre familière aux rois, aux reines, aux plus illustres personnages du temps, parmi lesquels se remarquent les nobles du Milanais, du Piémont, patrie de Il Bandello, de Florence et de Gênes. C’est les Dolcini de Mantoue, les San-Severini de Créma, les Visconti de Milan, les Guidoboni de Tortone, les Sforza, les Doria, les Frégose, les Dante Alighieri (il en existait encore un), les Frascator, la reine Marguerite de France, l’empereur d’Allemagne, le roi de Bohème, Maximilien, archiduc d’Autriche, les Medici, les Sauli, Pallavicini, Bentivoglio de Bologne, Soderi, Colonna, Scaliger, les Cardone d’Espagne. En France : les Marigny, Anne de Polignac princesse de Marsillac et comtesse de Larochefoucault, le cardinal d’Armagnac, l’évêque de Cahors, enfin toute la grande compagnie du temps, heureuse et flattée de sa correspondance avec le successeur de Boccace. J’ai vu aussi combien Il Bandello avait de noblesse dans le caractère : s’il a orné son œuvre de ces noms illustres, il n’a pas trahi la cause de ses amitiés privées. Après la signora Gallerana, comtesse de Bergame, vient le médecin à qui il a dédié son conte de Roméo et Juliette ; après la signora molto magnifica Hypolita Visconti ed Atellana, vient le simple capitaine de cavalerie légère, Livio Liviano ; après le duc d’Orléans, un prédicateur ; après une Riario, vient messer magnifico Girolamo Ungaro, mercante lucchese, un homme vertueux auquel il raconte comment un gentiluomo navarese sposa una che era sua sorella et figliuola, non lo sapendo, sujet qui lui avait été envoyé par la reine de Navarre. J’ai pensé que je pouvais, comme Il Bandello, mettre un de mes récits sous la protection d’una virtuosa, gentilissima, illustrissima contessa Serafina San-Severina, et lui adresser des vérités que l’on prendra pour des flatteries. Pourquoi ne pas avouer combien je suis fier d’attester ici et ailleurs, qu’aujourd’hui, comme, au seizième siècle, les écrivains, à quelque étage que les mette pour un moment la mode, sont consolés des calomnies, des injures, des critiques amères, par de belles et nobles amitiés dont les suffrages aident à vaincre les ennuis de la vie littéraire. Paris, cette cervelle du monde, vous a tant plu par l’agitation continuelle de ses esprits, il a été si bien compris par la délicatesse vénitienne de votre intelligence ; vous avez tant aimé ce riche salon de Gérard que nous avons perdu, et où se voyaient, comme dans l’œuvre de Il Bandello, les illustrations européennes de ce quart de siècle, puis les fêtes brillantes, les inaugurations enchantées que fait cette grande et dangereuse syrène, vous ont tant émerveillée, vous avez si naïvement dit vos impressions, que vous prendrez sans doute sous votre protection la peinture d’un monde que vous n’avez pas dû connaître, mais qui ne manque pas d’originalité. J’aurais voulu avoir quelque belle poésie à vous offrir, à vous qui avez autant de poésie dans l’âme et au cœur que votre personne en exprime ; mais si un pauvre prosateur ne peut donner que ce qu’il a, peut-être rachètera-t-il à vos yeux la modicité du présent par les hommages respectueux d’une de ces profondes et sincères admirations que vous inspirez.

De Balzac.

À Paris, où les hommes d’étude et de pensée ont quelques analogies en vivant dans le même milieu, vous avez dû rencontrer plusieurs figures semblables à celle de monsieur Rabourdin, que ce récit prend au moment où il est Chef de Bureau à l’un des plus importants Ministères : quarante ans, des cheveux gris d’une si jolie nuance que les femmes peuvent à la rigueur les aimer ainsi, et qui adoucissent une physionomie mélancolique ; des yeux bleus pleins de feu, un teint encore blanc, mais chaud et parsemé de quelques rougeurs violentes ; un front et un nez à la Louis XV, une bouche sérieuse, une taille élevée, maigre ou plutôt maigrie comme celle d’un homme qui relève de maladie, enfin une démarche entre l’indolence du promeneur et la méditation de l’homme occupé. Si ce portrait fait préjuger un caractère, la mise de l’homme contribuait peut-être à le mettre en relief. Rabourdin portait habituellement une grande redingote bleue, une cravate blanche, un gilet croisé à la Robespierre, un pantalon noir sans sous-pieds, des bas de soie gris et des souliers découverts. Rasé, lesté de sa tasse de café dès huit heures du matin, il sortait avec une exactitude d’horloge, et passait par les mêmes rues en se rendant au Ministère, mais si propre, si compassé que vous l’eussiez pris pour un Anglais allant à son ambassade. À ces traits principaux, vous devinez le père de famille harassé par des contrariétés au sein du ménage, tourmenté par des ennuis au Ministère, mais assez philosophe pour prendre la vie comme elle est ; un honnête homme aimant son pays et le servant, sans se dissimuler les obstacles que l’on rencontre à vouloir le bien ; prudent parce qu’il connaît les hommes, d’une exquise politesse avec les femmes parce qu’il n’en attend rien ; enfin, un homme plein d’acquis, affable avec ses inférieurs, tenant à une grande distance ses égaux, et d’une haute dignité avec ses chefs. À cette époque en 1825, vous eussiez remarqué surtout en lui l’air froidement résigné de l’homme qui avait enterré les illusions de la jeunesse, qui avait renoncé à de secrètes ambitions ; vous eussiez reconnu l’homme découragé mais encore sans dégoût et qui persiste dans ses premiers projets, plus pour employer ses facultés que dans l’espoir d’un douteux triomphe. Il n’était décoré d’aucun ordre, et s’accusait comme d’une faiblesse d’avoir porté celui du Lys aux premiers jours de la Restauration.

La vie de cet homme offrait des particularités mystérieuses : il n’avait jamais connu son père ; sa mère, femme chez qui le luxe éclatait, toujours parée, toujours en fête, ayant un riche équipage. dont la beauté lui parut merveilleuse par souvenir, et qu’il voyait rarement, lui laissa peu de chose ; mais elle lui avait donné l’éducation vulgaire et incomplète qui produit tant d’ambitions et si peu de capacités. À seize ans, quelques jours avant la mort de sa mère, il était sorti du lycée Napoléon pour entrer comme surnuméraire dans les Bureaux. Un protecteur inconnu l’avait promptement fait appointer. À vingt-deux ans, Rabourdin était Sous-Chef, et Chef à vingt-cinq. Depuis ce jour, la main qui soutenait ce garçon dans la vie n’avait plus fait sentir son pouvoir que dans une seule circonstance ; elle l’avait amené, lui pauvre, dans la maison de monsieur Leprince, ancien commissaire-priseur, homme veuf, passant pour très riche et père d’une fille unique. Xavier Rabourdin devint éperdument amoureux de mademoiselle Célestine Leprince, alors âgée de dix-sept ans et qui avait les prétentions de deux cent mille francs de dot. Soigneusement élevée par une mère artiste qui lui transmit tous ses talents, cette jeune personne devait attirer les regards des hommes les plus haut placés. Elle était grande, belle et admirablement bien faite ; elle peignait, était bonne musicienne, parlait plusieurs langues et avait reçu quelque teinture de science, dangereux avantage qui oblige une femme à beaucoup de précautions si elle veut éviter toute pédanterie. Aveuglée par une tendresse mal entendue, la mère avait donné de fausses espérances à sa fille sur son avenir : à l’entendre, un duc ou un ambassadeur, un maréchal de France ou un ministre pouvaient seuls mettre sa Célestine à la place qui lui convenait dans la société. Cette fille avait d’ailleurs les manières, le langage et les façons du grand monde. Sa toilette était plus riche et plus élégante que ne doit l’être celle d’une fille à marier : un mari ne pouvait plus lui donner que le bonheur. Et, encore, les gâteries continuelles de la mère, qui mourut deux ans avant le mariage de sa fille, rendaient-elles assez difficile la tâche d’un amant : il fallait du sang-froid pour gouverner une pareille femme. Les bourgeois effrayés se retirèrent. Orphelin, sans autre fortune que sa place de Chef de Bureau, Xavier fut proposé par monsieur Leprince à Célestine qui résista longtemps. Mademoiselle Leprince n’avait aucune objection contre son prétendu : il était jeune, amoureux et beau ; mais elle ne voulait pas se nommer madame Rabourdin. Le père dit à sa fille que Rabourdin était du bois dont on faisait les ministres. Célestine répondit que jamais homme qui avait nom Rabourdin n’arriverait sous le gouvernement des Bourbons etc. etc. Forcé dans ses retranchements le père commit une grave indiscrétion en déclarant à sa fille que son futur serait Rabourdin de quelque chose avant l’âge requis pour entrer à la Chambre. Xavier devait être bientôt maître des requêtes et secrétaire-général de son Ministère. De ces deux échelons, ce jeune homme s’élancerait dans les régions supérieures de l’administration, riche d’une fortune et d’un nom transmis par certain testament à lui connu. Le mariage se fit.

Rabourdin et sa femme crurent à cette mystérieuse puissance. Emportés par l’espérance et par le laisser-aller que les premières amours conseillent aux jeunes mariés, monsieur et madame Rabourdin dévorèrent en cinq ans près de cent mille francs sur leur capital. Justement effrayée de ne pas voir avancer son mari, Célestine voulut employer en terres les cent mille francs restant de sa dot, placement qui donna peu de revenu ; mais un jour la succession de monsieur Leprince récompenserait de sages privations par les fruits d’une belle aisance. Quand le vieux commissaire-priseur vit son gendre déshérité de ses protections, il tenta, par amour pour sa fille, de réparer ce secret échec en risquant une partie de sa fortune dans une spéculation pleine de chances favorables ; mais le pauvre homme, atteint par une des liquidations de la Maison Nucingen, mourut de chagrin ne laissant qu’une dizaine de beaux tableaux qui ornèrent le salon de sa fille, et quelques meubles antiques qu’elle mit au grenier. Huit années de vaine attente firent enfin comprendre à madame Rabourdin que le paternel protecteur de son mari devait avoir été surpris par la mort, que le testament avait été supprimé ou perdu. Deux ans avant la mort de Leprince, la place de Chef de Division, devenue vacante, avait été donnée à un monsieur de La Billardière, parent d’un député de la Droite, fait ministre en 1823. C’était à quitter le métier. Mais Rabourdin pouvait-il abandonner huit mille francs de traitement avec gratifications, quand son ménage s’était accoutumé à les dépenser, et qu’ils formaient les trois quarts du revenu ? D’ailleurs, au bout de quelques années de patience, n’avait-il pas droit à une pension ? Quelle chute pour une femme dont les hautes prétentions au début de la vie étaient presque légitimes, et qui passait pour être une femme supérieure !

Madame Rabourdin avait justifié les espérances que donnait mademoiselle Leprince : elle possédait les éléments de l’apparente supériorité qui plaît au monde, sa vaste instruction lui permettait de parler à chacun son langage, ses talents étaient réels, elle montrait un esprit indépendant et élevé, sa conversation captivait autant par sa variété que par l’étrangeté des idées. Ces qualités utiles et bien placées chez une souveraine, chez une ambassadrice, servaient à peu de chose dans un ménage où tout devait aller terre-à-terre. Les personnes qui parlent bien veulent un public, aiment à parler longtemps et fatiguent quelquefois. Pour satisfaire aux besoins de son esprit, madame Rabourdin avait pris un jour de réception par semaine, elle allait beaucoup dans le monde afin d’y goûter les jouissances auxquelles son amour-propre l’avait habituée. Ceux qui connaissent la vie de Paris sauront ce que souffrait une femme de cette trempe, assassinée dans son for intérieur par l’exiguïté de ses moyens pécuniaires. Malgré tant de niaises déclamations sur l’argent, il faut toujours quand on habite Paris être acculé au pied des additions, rendre hommage aux chiffres et baiser la patte fourchue du Veau d’or. Quel problème ! douze mille livres de rente pour défrayer un ménage composé du père, de la mère, de deux enfants, d’une femme de chambre et d’une cuisinière, le tout logé rue Duphot, au second, dans un appartement de cent louis ! Prélevez la toilette et les voitures de madame avant d’évaluer les grosses dépenses de maison, car la toilette passait avant tout ; voyez ce qui reste pour l’éducation des enfants (une fille de sept ans, un garçon de neuf ans, dont l’entretien, malgré une bourse entière, coûtait déjà deux mille francs), vous trouverez que madame Rabourdin pouvait à peine donner trente francs par mois à son mari. Presque tous les maris parisiens en sont là, sous peine d’être des monstres. Cette femme qui s’était cru destinée à briller dans le monde, à le dominer, vit enfin arriver le moment où elle serait forcée d’user son intelligence et ses facultés dans une lutte ignoble, inattendue, en se mesurant corps à corps avec son livre de dépense. Déjà, grande souffrance d’amour-propre ! elle avait congédié son domestique mâle, lors de la mort de son père. La plupart des femmes se fatiguent dans cette lutte journalière, elles se plaignent, et finissent par se plier à leur sort ; mais au lieu de déchoir, l’ambition de Célestine grandissait avec les difficultés, elle ne pouvait pas les vaincre, elle voulait les enlever ; car, à ses yeux, cette complication dans les ressorts de la vie était comme le nœud gordien qui ne se dénoue pas et que le génie tranche. Loin de consentir à la mesquinerie d’une destinée bourgeoise, elle s’impatientait des retards qu’éprouvaient les grandes choses de son avenir, en accusant le sort de tromperie. Célestine se croyait de bonne foi une femme supérieure. Peut-être avait-elle raison, peut-être eût-elle été grande dans de grandes circonstances, peut-être n’était-elle pas à sa place. Reconnaissons-le : il existe des variétés dans la femme comme dans l’homme que se façonnent les Sociétés pour leurs besoins. Or, dans l’Ordre Social comme dans l’Ordre Naturel, il se trouve plus de jeunes pousses qu’il n’y a d’arbres, plus de frai que de poissons arrivés à tout leur développement : beaucoup de capacités, des Athanase Granson, doivent donc mourir étouffées comme les graines qui tombent sur une roche nue. Certes, il y a des femmes de ménage, des femmes d’agrément, des femmes de luxe, des femmes exclusivement épouses, ou mères, ou amantes, des femmes purement spirituelles ou purement matérielles, comme il y a des artistes, des soldats, des artisans, des mathématiciens, des poètes, des négociants, des gens qui entendent l’argent, l’agriculture ou l’administration. Puis la bizarrerie des événements amène des contresens : beaucoup d’appelés et peu d’élus est une loi de la Cité aussi bien que du Ciel. Madame Rabourdin se jugeait très capable d’éclairer un homme d’état, d’échauffer l’âme d’un artiste, de servir les intérêts d’un inventeur et de l’assister dans ses luttes, de se dévouer à la politique financière d’un Nucingen, d’un Keller, de représenter avec éclat une haute fortune. Peut-être voulait-elle ainsi s’expliquer à elle-même son horreur pour le livre du blanchisseur, pour les contrôles journaliers de la cuisine, les supputations économiques et les soins d’un petit ménage. Elle se faisait supérieure là où elle avait plaisir à l’être. En sentant si vivement les épines d’une position qui peut se comparer à celle de saint Laurent sur son gril, elle devait laisser échapper des cris. Aussi, dans ses paroxysmes d’ambition contrariée, dans les moments où sa vanité blessée lui causait de lancinantes douleurs, Célestine s’attaquait-elle à Xavier Rabourdin. N’était-ce pas à son mari de la placer convenablement ! Si elle était un homme, elle aurait bien eu l’énergie de faire une prompte fortune pour rendre heureuse une femme aimée ! Elle lui reprochait d’être trop honnête homme, ce qui, dans la bouche de certaines femmes, est un brevet d’imbécillité. Elle lui dessinait de superbes plans dans lesquels elle négligeait les obstacles qu’y apportent les hommes et les choses ; puis, comme toutes les femmes animées par un sentiment violent, elle devenait en pensée plus machiavélique qu’un Gondreville, plus rouée que Maxime de Trailles ; son esprit concevait tout, et elle se contemplait elle-même dans l’étendue de ses idées. Au débouché de ces belles imaginations, Rabourdin, à qui la pratique était connue, restait froid. Célestine attristée jugea son mari étroit de cervelle, timide, peu compréhensif, et prit insensiblement la plus fausse opinion sur le compagnon de sa vie : d’abord, elle l’éteignait constamment par le brillant de sa discussion ; puis, comme ses idées lui venaient par éclairs, elle l’arrêtait court quand il commençait à donner une explication, afin de ne pas perdre une étincelle de son esprit. Dès les premiers jours de leur mariage, en se sentant aimée et admirée par Rabourdin, Célestine fut sans façon avec lui ; elle se mit au-dessus de toutes les lois conjugales et de politesse intime, en demandant au nom de l’amour le pardon de ses petits méfaits ; et comme elle ne se corrigea point, elle domina constamment. Dans cette situation, un homme se trouve vis-à-vis de sa femme comme un enfant devant son précepteur, quand il ne peut ou ne veut pas croire que l’enfant qu’il a régenté petit soit devenu grand. Semblable à madame de Staël, qui criait en plein salon à un plus grand homme qu’elle : « Savez-vous que vous venez de dire quelque chose de bien profond ! » madame Rabourdin disait de son mari : – Il a quelquefois de l’esprit. Insensiblement la dépendance dans laquelle elle continuait à tenir Xavier se manifesta sur sa physionomie par d’imperceptibles mouvements ; son attitude et ses manières exprimèrent son manque de respect. Sans le savoir, elle nuisit donc à son mari, car en tout pays, avant de juger un homme, le monde écoute ce qu’en pense sa femme, et demande ainsi ce que les Genevois appellent un préavis (en genevois on prononce préavisse). Quand Rabourdin s’aperçut des fautes que l’amour lui avait fait commettre, le pli était pris, il se tut et souffrit. Semblable à quelques hommes chez lesquels le sentiment et les idées sont en force égale, chez lesquels il se rencontre tout à la fois une belle âme et une cervelle bien organisée, il était l’avocat de sa femme au tribunal de son jugement ; il se disait que la nature l’avait destinée à un rôle manqué par sa faute, à lui ; elle était comme un cheval anglais de pur sang, un coureur attelé à une charrette pleine de moellons, elle souffrait ; enfin il se condamnait. Puis, à force de les répéter, sa femme lui avait inoculé ses croyances en elle-même. Les idées sont contagieuses en ménage : le Neuf Thermidor est, comme tant d’événements immenses, le résultat d’une influence féminine. Aussi, poussé par l’ambition de Célestine, Rabourdin avait-il songé depuis longtemps au moyen de la satisfaire ; mais il lui cachait ses espérances pour ne pas lui en infliger les tourments. Cet homme de bien était résolu de se faire jour dans l’administration en y pratiquant une forte trouée. Il voulait y produire une de ces révolutions qui placent un homme à la tête d’une partie quelconque de la société ; mais incapable de la bouleverser à son profit, il roulait des pensées utiles et rêvait un triomphe obtenu par de nobles moyens. Cette idée à la fois ambitieuse et généreuse, il est peu d’employés qui ne l’aient conçue ; mais chez les employés comme chez les artistes, il y a beaucoup plus d’avortements que d’enfantements, ce qui revient au mot de Buffon : Le génie c’est la patience.

Mis à portée d’étudier l’administration française et d’en observer le mécanisme, Rabourdin avait opéré dans le milieu où le hasard faisait mouvoir sa pensée, ce qui, par parenthèse, est le secret de beaucoup d’œuvres humaines, et il avait fini par inventer un nouveau système d’administration. Connaissant les gens auxquels il aurait affaire, il avait respecté la machine qui fonctionnait alors, qui fonctionne encore et qui fonctionnera longtemps ; car tout le monde se serait effrayé à l’idée de la refaire, mais personne ne pouvait se refuser à la simplifier. Le problème à résoudre était donc un meilleur emploi des mêmes forces. Dans sa plus simple expression, ce plan consistait à remanier les impôts de manière à les diminuer sans que l’État perdît ses revenus, et à obtenir, avec un budget égal au budget qui soulevait alors tant de folles discussions, des résultats deux fois plus considérables que les résultats actuels. Une longue pratique avait démontré à Rabourdin, qu’en toute chose la perfection était produite par de simples revirements. Économiser, c’est simplifier. Simplifier, c’est supprimer un rouage inutile : il y a donc déplacement. Aussi, son système reposait-il sur un déclassement, il se traduisait par une nouvelle nomenclature administrative. Là gît peut-être la raison de la haine que s’attirent les novateurs. Les suppressions exigées par le perfectionnement, et d’abord mal comprises, menacent des existences qui ne se résolvent pas facilement à changer de condition. Ce qui rendait Rabourdin vraiment grand, était d’avoir su contenir l’enthousiasme qui saisit tous les inventeurs, d’avoir cherché patiemment un engrenage à chaque mesure afin d’éviter les chocs, en laissant au temps et à l’expérience le soin de démontrer l’excellence de chaque changement. La grandeur du résultat ferait croire à son impossibilité, si l’on perdait de vue cette pensée au milieu de la rapide analyse de ce système. Il n’est donc pas indifférent d’indiquer, d’après ses confidences, quelqu’incomplètes qu’elles furent, le point d’où il partit pour embrasser l’horizon administratif. Ce récit, qui tient d’ailleurs au cœur de l’intrigue, expliquera peut-être aussi quelques malheurs des mœurs présentes.

Xavier avait d’abord été profondément ému par les misères qu’il avait reconnues dans l’existence des employés, il s’était demandé d’où venait leur croissante déconsidération ; il en avait recherché les causes, et les avait trouvées dans ces petites révolutions partielles qui furent comme le remous de la tempête de 1789 et que les historiens des grands mouvements sociaux négligent d’examiner, quoiqu’en définitif elles aient fait nos mœurs ce qu’elles sont.

Autrefois, sous la monarchie, les armées bureaucratiques n’existaient point. Peu nombreux, les employés obéissaient à un premier ministre toujours en communication avec le souverain, et servaient ainsi presque directement le roi. Les chefs de ces serviteurs zélés étaient simplement nommés des premiers commis. Dans les parties d’administration que le roi ne régissait pas lui-même, comme les Fermes, les employés étaient à leurs chefs ce que les commis d’une maison de commerce sont à leurs patrons : ils apprenaient une science qui devait leur servir à se faire une fortune. Ainsi, le moindre point de la circonférence se rattachait au centre et en recevait la vie. Il y avait donc dévouement et foi. Depuis 1789, l’État, la patrie si l’on veut, a remplacé le Prince. Au lieu de relever directement d’un premier magistrat politique, les commis sont devenus, malgré nos belles idées sur la patrie, des employés du gouvernement ; leurs chefs flottent à tous les vents d’un pouvoir qui ne sait pas la veille s’il existera le lendemain et qui s’appelle le Ministère. Le courant des affaires devant toujours s’expédier, il surnage une certaine quantité de commis qui se sait indispensable quoique congéable à merci et qui veut rester en place. La bureaucratie, pouvoir gigantesque mis en mouvement par des nains, est née ainsi. Si en subordonnant toute chose et tout homme à sa volonté, Napoléon avait retardé pour un moment l’influence de la bureaucratie, ce rideau pesant placé entre le bien à faire et celui qui peut l’ordonner, elle s’était définitivement organisée sous le gouvernement constitutionnel, nécessairement ami des médiocrités, grand amateur de pièces probantes et de comptes, enfin tracassier comme une petite bourgeoise. Heureux de voir les ministres en lutte constante avec quatre cents petits esprits, avec dix ou douze têtes ambitieuses et de mauvaise foi, les Bureaux se hâtèrent de se rendre indispensables en se substituant à l’action vivante par l’action écrite, et ils créèrent une puissance d’inertie appelée le Rapport. Expliquons le Rapport.

Quand les rois eurent des ministres, ce qui n’a commencé que sous Louis XV, ils se firent faire des rapports sur les questions importantes, au lieu de tenir, comme autrefois, conseil avec les grands de l’État. Insensiblement, les ministres furent amenés par leurs Bureaux à faire comme les rois. Occupés de se défendre devant les deux Chambres et devant la cour, ils se laissèrent mener par les lisières du rapport. Il ne se présenta rien d’important dans l’administration, que le ministre, à la chose la plus urgente, ne répondît : – J’ai demandé un rapport. Le rapport devint ainsi, pour l’affaire et pour le ministre, ce qu’est le rapport à la Chambre des Députés pour les lois : une consultation où sont traitées les raisons contre et pour avec plus ou moins de partialité ; en sorte que le ministre, de même que la Chambre, se trouve tout aussi avancé avant qu’après le rapport. Toute espèce de parti se prend en un instant. Quoi qu’on fasse, il faut arriver au moment où l’on se décide. Plus on met en bataille de raisons pour et de raisons contre, moins le jugement est sain. Les plus belles choses de la France se sont faites quand il n’existait pas de rapport et que les décisions étaient spontanées. La loi suprême de l’homme d’état est d’appliquer des formules précises à tous les cas, à la manière des juges et des médecins.

Rabourdin s’était dit : On est ministre pour avoir de la décision, connaître les affaires et les faire marcher. Et il voyait le rapport régnant en France depuis le colonel jusqu’au maréchal, depuis le commissaire de police jusqu’au roi, depuis les préfets jusqu’aux ministres, depuis la Chambre jusqu’à la loi. Tout commençait à se discuter, se balancer et se contrebalancer de vive voix et par écrit, tout prenait la forme littéraire. La France allait se ruiner malgré de si beaux rapports, et disserter au lieu d’agir. Il se faisait en France un million de rapports écrits par année ; aussi la bureaucratie régnait-elle ! Les dossiers, les cartons, les paperasses à l’appui des pièces sans lesquelles la France serait perdue, la circulaire sans laquelle elle n’irait pas, fleurissaient. La bureaucratie commençait à entretenir à son profit la méfiance entre la recette et la dépense, elle calomniait l’administration pour le salut de l’administrateur. Enfin elle inventait les fils lilliputiens qui enchaînent la France à la centralisation parisienne, comme si, de 1500 à 1800, la France n’avait rien pu faire sans trente mille commis.

En s’attachant à la chose publique, comme le gui au poirier, l’employé s’en désintéressa complètement, et voici comme. Obligés d’obéir aux princes ou aux Chambres qui leur imposent des parties prenantes au budget et forcés de garder des travailleurs, les ministres diminuaient les salaires et augmentaient les emplois, en pensant que plus il y aurait de monde employé par le gouvernement, plus le gouvernement serait fort. La loi contraire est un axiome écrit dans l’univers : il n’y a d’énergie que par la rareté des principes agissants. Aussi l’événement a-t-il prouvé l’erreur du ministérialisme. Pour implanter un gouvernement au cœur d’une nation, il faut savoir y rattacher des intérêts et non des hommes. Conduit à mépriser le gouvernement qui lui retirait à la fois considération et salaire, l’employé se comportait en ce moment avec lui comme une courtisane avec un vieil amant, il lui donnait du travail pour son argent : situation aussi peu tolérable pour l’administration que pour l’employé, si tous deux osaient se tâter le pouls, et si les gros salaires n’étouffaient pas la voix des petits. Seulement occupé de se maintenir, de toucher ses appointements et d’arriver à sa pension, l’employé se croyait tout permis pour obtenir ce grand résultat. Cet état de choses amenait le servilisme du commis, il engendrait de perpétuelles intrigues au sein des Ministères où les pauvres employés luttaient contre une aristocratie dégénérée qui venait pâturer sur les communaux de la bourgeoisie, en exigeant des places pour ses enfants ruinés. Un homme supérieur pouvait difficilement marcher le long de ces haies tortueuses, plier, ramper, se couler dans la fange de ces sentines où les têtes remarquables effrayaient tout le monde. Un génie ambitieux se vieillit pour obtenir la triple couronne, il n’imite pas Sixte-Quint pour devenir Chef de Bureau. Il ne restait ou ne venait que des paresseux, des incapables ou des niais. Ainsi s’établissait lentement la médiocrité de l’Administration française. Entièrement composée de petits esprits, la bureaucratie mettait un obstacle à la prospérité du pays, retardait sept ans dans ses cartons le projet d’un canal qui eût stimulé la production d’une province, s’épouvantait de tout, perpétuait les lenteurs, éternisait les abus qui la perpétuaient et l’éternisaient elle-même ; elle tenait tout et le ministre même en lisière ; enfin elle étouffait les hommes de talent assez hardis pour vouloir aller sans elle ou l’éclairer sur ses sottises. Le livre des pensions venait d’être publié, Rabourdin y vit un garçon de bureau inscrit pour une retraite supérieure à celle des vieux colonels criblés de blessures. L’histoire de la bureaucratie se lisait là tout entière. Autre plaie engendrée par les mœurs modernes, et qu’il comptait parmi les causes de cette secrète démoralisation : l’Administration à Paris n’a point de subordination réelle, il y règne une égalité complète entre le chef d’une Division importante et le dernier expéditionnaire : l’un est aussi savant que l’autre dans une arène où l’on se rejette la besogne les uns aux autres. Les employés se jugeaient entre eux sans aucun respect. L’instruction, également dispensée sans mesure aux masses, amène le fils d’un concierge de ministère à prononcer sur le sort d’un homme de mérite ou d’un grand propriétaire chez qui son père a tiré le cordon de la porte. Le dernier venu peut donc lutter avec le plus ancien. Un riche surnuméraire éclabousse son chef en allant à Longchamp dans un tilbury qui porte une jolie femme à laquelle il indique par un mouvement de son fouet le pauvre père de famille à pied, en disant : Voilà mon chef ! Les Libéraux nommaient cet état de choses le Progrès, Rabourdin y voyait l’anarchie au cœur du pouvoir ; car il voyait en résultat des intrigues agitées, comme celles du sérail, entre des eunuques, des femmes et des sultans imbéciles, des petitesses de religieuses, des vexations sourdes, des tyrannies de collège, des travaux diplomatiques à effrayer un ambassadeur entrepris pour une gratification ou pour une augmentation, des sauts de puces attelées à un char de carton ; des malices de nègre faites au ministre lui-même ; puis les gens réellement utiles, les travailleurs, victimes des parasites ; les gens dévoués à leur pays qui tranchent vigoureusement sur la masse des incapacités, succombant sous d’ignobles trahisons. Toutes les hautes places allaient appartenir à l’influence parlementaire et non à la Royauté, les employés se voyaient alors dans la condition de rouages vissés à une machine : il ne s’agissait plus pour eux que d’être plus ou moins graissés. Cette fatale conviction étouffait bien des mémoires écrits en conscience sur les plaies secrètes du pays, désarmait bien des courages, corrodait les probités les plus sévères, fatiguées de l’injustice et conviées à l’insouciance par de dissolvants ennuis. Un commis des frères Rothschild correspond avec toute l’Angleterre : un seul employé pourrait correspondre avec tous les préfets ; mais là où l’un vient apprendre les éléments de sa fortune, l’autre perd inutilement son temps, sa vie et sa santé. Là était le mal. Certes un pays ne semble pas immédiatement menacé de mort parce qu’un employé de talent se retire et qu’un homme médiocre le remplace. Malheureusement pour les nations, aucun homme ne parait indispensable à leur existence. Mais quand tout s’est à la longue amoindri, les nations disparaissent. Chacun peut, par instruction, aller voir à Venise, à Madrid, à Amsterdam, à Stockholm et à Rome les places où existèrent d’immenses pouvoirs aujourd’hui détruits par la petitesse qui s’y est infiltrée en gagnant les sommités. Au jour d’une lutte, tout s’est trouvé débile, l’État a succombé devant une faible attaque. Adorer le sot qui réussit, ne pas s’attrister à la chute d’un homme de talent est le résultat de notre triste éducation et de nos mœurs qui poussent les gens d’esprit à la raillerie et le génie au désespoir. Mais quel problème difficile à résoudre que celui de la réhabilitation des employés, au moment où le libéralisme criait par ses journaux dans toutes les boutiques industrielles que les traitements des employés constituaient un vol perpétuel, quand il configurait les chapitres du budget en forme de sangsues, et demandait chaque année où allait le milliard des impôts. Aux yeux de monsieur Rabourdin, l’employé, relativement au budget, était ce que le joueur est au jeu ; tout ce qu’il en emporte, il le lui restitue. Tout gros traitement impliquait une production. Payer mille francs par an à un homme pour lui demander toutes ses journées, n’était-ce pas organiser le vol et la misère ? un forçat coûte presque autant et travaille moins. Mais vouloir qu’un homme auquel l’État donnerait douze mille francs par an se vouât à son pays, était un contrat profitable à tous deux, et qui pouvait tenter les capacités.

Ces réflexions avaient donc conduit Rabourdin à une refonte du personnel. Employer peu de monde, tripler ou doubler les traitements et supprimer les pensions ; prendre les employés jeunes, comme faisaient Napoléon, Louis XIV, Richelieu et Ximenès, mais les garder longtemps en leur réservant les hauts emplois et de grands honneurs, étaient les points capitaux d’une réforme aussi utile à l’État qu’à l’employé. Il est difficile de raconter en détail, chapitre par chapitre, un plan qui embrassait le budget et qui descendait dans les infiniment petits de l’Administration pour les synthétiser ; mais peut-être une indication des principales réformes suffira-t-elle à ceux qui connaissent comme à ceux qui ignorent la constitution administrative. Quoique la position d’un historien soit dangereuse en racontant un plan qui ressemble à de la politique faite au coin du feu, encore est-il nécessaire de le crayonner, afin d’expliquer l’homme par l’œuvre. Supprimez le récit de ses travaux, vous ne voudrez plus croire le narrateur sur parole, s’il se contentait d’affirmer le talent ou l’audace d’un Chef de bureau.

Rabourdin divisait la haute administration en trois ministères. Il avait pensé que si jadis il se trouvait des têtes assez fortes pour embrasser l’ensemble des affaires intérieures et extérieures, la France d’aujourd’hui ne manquerait jamais de Mazarin, de Suger, de Sully, de Choiseul, de Colbert pour diriger des ministères plus vastes que les ministères actuels. D’ailleurs, constitutionnellement parlant, trois ministres s’accordent plus facilement que sept. Puis, il est moins difficile aussi de se tromper quant au talent. Enfin, peut-être la royauté éviterait-elle ainsi ses perpétuelles oscillations ministérielles qui ne permettent de suivre aucun plan de politique extérieure, ni d’accomplir aucune amélioration intérieure. En Autriche, où des nations diverses réunies offrent des intérêts différents à concilier et à conduire sous une même couronne, deux hommes d’État supportaient en ce moment le poids des affaires publiques, sans en être accablés. La France était-elle plus pauvre que l’Allemagne en capacités politiques ? D’abord n’était-il pas naturel de réunir le ministère de la marine au ministère de la guerre ? Pour Rabourdin, la marine paraissait un des comptes courants du ministère de la guerre, comme l’artillerie, la cavalerie, l’infanterie et l’intendance. N’était-ce pas un contresens de donner aux amiraux et aux maréchaux une administration séparée, quand ils marchaient vers un but commun : la défense du pays, l’attaque de l’ennemi, la protection des possessions nationales ? Le ministère de l’intérieur devait réunir le commerce, la police et les finances, sous peine de mentir à son nom. Au ministère des affaires étrangères appartenaient la justice, la maison du roi, et tout ce qui, dans le ministère de l’intérieur, concerne les arts, les lettres et les grâces : toute protection devait découler immédiatement du souverain, et ce ministère impliquait la présidence du Conseil. Chacun de ces trois ministères ne comportait pas plus de deux cents employés à son administration centrale, où Rabourdin les logeait tous, comme jadis sous la monarchie. En prenant pour moyenne une somme de douze mille francs par tête, il ne comptait que sept millions pour des chapitres qui en coûtaient plus de vingt dans le budget actuel ; car, en réduisant ainsi les ministères à trois têtes, il supprimait des administrations entières devenues inutiles, et les énormes frais de leurs établissements dans Paris. Il prouvait qu’un arrondissement devait être administré par dix hommes, une préfecture par douze au plus, ce qui ne supposait que cinq mille employés pour toute la France, Justice et Armée à part, nombre que dépassait alors le chiffre seul des employés aux ministères. Mais, dans son plan, les greffiers des tribunaux étaient chargés du régime hypothécaire, mais le ministère public était chargé de l’enregistrement et des domaines, car il avait réuni dans un même centre les parties similaires : ainsi l’hypothèque, la succession, l’enregistrement ne sortaient pas de leur cercle d’action, et ne nécessitaient que trois surnuméraires par Tribunal, et trois par Cour royale. L’application constante de ce principe avait conduit Rabourdin à la réforme des finances. Il avait confondu toutes les perceptions d’impôts en une seule, en taxant la consommation en masse au lieu de taxer la propriété. Selon lui, la consommation était l’unique matière imposable en temps de paix. La contribution foncière devait être réservée pour les cas de guerre. Alors seulement l’État pouvait demander des sacrifices au sol, car alors il s’agissait de le défendre ; mais, en temps de paix, c’était une lourde faute politique que de l’inquiéter au-delà d’une certaine limite ; on ne le trouvait plus dans les grandes crises. Ainsi l’Emprunt pendant la paix, parce qu’il se faisait au pair et non à cinquante pour cent de perte, comme dans les temps mauvais ; puis, pendant la guerre, la contribution foncière.

– L’invasion de 1814 et de 1815, disait Rabourdin à ses amis, a fondé en France et démontré une institution que ni Law ni Napoléon n’avaient pu établir : le crédit.

Malheureusement Xavier considérait les vrais principes de cette admirable machine comme encore peu compris. Rabourdin imposait la consommation par le mode des contributions directes, en supprimant tout l’attirail des contributions indirectes. La recette de l’impôt se résolvait par un rôle unique composé de divers articles. Il abattait ainsi les gênantes barrières qui barricadent les villes auxquelles il procurait de plus gros revenus en simplifiant leurs modes actuels de perception énormément coûteux. Diminuer la lourdeur de l’impôt n’est pas en matière de finance diminuer l’impôt, c’est le mieux répartir ; l’alléger, c’est augmenter la masse des transactions en leur laissant plus de jeu ; l’individu paye moins et l’État reçoit davantage. Cette réforme, qui peut sembler immense, reposait sur un mécanisme fort simple. Rabourdin avait pris l’impôt personnel et mobilier comme la représentation la plus fidèle de la consommation générale. Les fortunes individuelles s’expriment admirablement en France par le loyer, par le nombre des domestiques, par les chevaux et les voitures de luxe qui se prêtent à la fiscalité ; car les habitations et ce qu’elles contiennent varient peu, et disparaissent difficilement. Après avoir indiqué les moyens de confectionner un rôle de contributions mobilières plus sincère que ne l’était le rôle actuel, il répartissait les sommes que produisaient au trésor les impôts dits indirects en un tant pour cent de chaque cote individuelle. En effet, l’impôt est un prélèvement d’argent fait sur les choses ou sur les personnes sous des déguisements plus ou moins spécieux ; mais le temps de ces déguisements, bon quand il fallait extorquer l’argent, était passé dans une époque où la classe sur laquelle pèsent les impôts sait pourquoi l’État les prend et par quel mécanisme il les lui rend. En effet, le budget n’est pas un coffre-fort, mais un arrosoir ; plus il prend et répand d’eau, plus un pays prospère. Ainsi supposez six millions de cotes aisées (il en avait prouvé l’existence, en y comprenant les cotes riches), ne valait-il pas mieux leur demander directement un droit de vin qui ne serait pas plus ridicule que l’impôt des portes et fenêtres et produirait cent millions, plutôt que de les tourmenter en imposant la chose même ? Par cette régularisation de l’impôt, chaque particulier paierait moins en réalité, l’État recevrait davantage, et les consommateurs jouiraient d’une immense réduction dans le prix des choses que l’État ne soumettrait plus à des tortures infinies. Il conservait un droit de culture sur les vignobles, afin de protéger cette industrie contre la trop grande abondance de ses produits. Puis, pour atteindre les consommations des cotes pauvres, les patentes des débitants étaient taxées d’après la population des lieux qu’ils habitaient. Ainsi, sous trois formes : droit de vin, droit de culture et patente, le Trésor levait une recette énorme sans frais ni vexations, là où il y avait un impôt vexatoire partagé entre ses employés et lui. L’impôt pesait ainsi sur le riche au lieu de tourmenter le pauvre. Un autre exemple. Supposez un franc ou deux, par cote, de droits de sel, vous obtenez dix ou douze millions, la gabelle moderne disparaît, la population pauvre respire, l’agriculture est soulagée, l’État reçoit tout autant, et nulle cote ne se plaint, car toute cote est propriétaire, et peut reconnaître immédiatement les bénéfices d’un impôt ainsi réparti en voyant au fond des campagnes la vie s’améliorant. Enfin, d’année en année, l’État verrait le nombre des cotes aisées croissant. En supprimant l’administration des contributions indirectes, machine extrêmement coûteuse, et qui est un État dans l’État, le Trésor et les particuliers y gagnaient donc énormément, à ne considérer que l’économie des frais de perception. Le tabac et la poudre s’affermaient en régie, sous une surveillance. Le système sur ces deux régies, développé par d’autres que Rabourdin lors du renouvellement de la loi sur les tabacs, était si convaincant que cette loi n’eût point passé dans une Chambre à qui l’on n’aurait pas mis le marché à la main, comme le fit alors le ministère. Ce fut alors moins une question de finance qu’une question de gouvernement. L’État ne possédait plus rien en propre, ni forets, ni mines, ni exploitations. Aux yeux de Rabourdin, l’État, possesseur de domaines, constituait un contre-sens administratif, car l’État ne sait pas faire valoir et se prive de contributions ; il perd deux produits à la fois. Quant aux fabriques du gouvernement, c’était le même non-sens reporté dans la sphère de l’industrie. L’État obtient des produits plus coûteux que ceux du commerce, plus lentement confectionnés, et manque à percevoir ses droits sur les mouvements de l’Industrie, à laquelle il retranche des alimentations. Était-ce administrer un pays que d’y fabriquer au lieu d’y faire fabriquer, d’y posséder au lieu de créer le plus de possessions diverses ? L’État n’exigeait plus un seul cautionnement en argent. Rabourdin n’admettait que des cautionnements hypothécaires. Voici pourquoi. Ou l’État gardait le cautionnement en nature, et c’était gêner le mouvement de l’argent ; ou il l’employait à un taux supérieur à l’intérêt qu’il en donnait, et c’était un vol ignoble ; ou il y perdait, et c’était une sottise ; enfin, s’il disposait un jour de la masse des cautionnements, il préparait dans certains cas une banqueroute horrible. L’impôt territorial disparaissait donc en partie, Rabourdin en conservait une faible portion, ne fût-ce que comme point de départ en cas de guerre ; mais évidemment les productions du sol devenaient libres, et l’Industrie, en trouvant les matières premières à bas prix, pouvait lutter avec l’étranger dans le secours trompeur des Douanes. Les riches administraient gratuitement les Départements, en ayant pour récompense la pairie sous certaines conditions. Les magistrats, les corps savants, les officiers inférieurs voyaient leurs services honorablement récompensés. Il n’y avait pas d’employé qui n’obtînt une immense considération, méritée par l’étendue de ses travaux et l’importance de ses appointements ; chacun d’eux pensait lui-même à son avenir, et la France n’avait plus sur le corps le cancer des pensions. En résultat, Rabourdin trouvait sept cents millions de dépenses seulement et douze cents millions de recettes. Il était clair qu’un remboursement de cinq cents millions annuels jouait alors avec un peu plus de force que le maigre amortissement dont le vice était démontré. Là, selon lui, l’État se faisait encore rentier, comme l’État s’entêtait d’ailleurs à posséder et à fabriquer. Enfin, pour exécuter sans secousses sa réforme et pour éviter une Saint-Barthélemy d’employés, Rabourdin demandait vingt années.

Telles étaient les pensées mûries par cet homme depuis le jour où sa place fut donnée à monsieur de La Billardière, homme incapable. Ce plan si vaste en apparence, si simple en réalité, qui supprimait tant de gros états-majors et tant de petites places également inutiles, exigeait de continuels calculs, des statistiques exactes, des preuves évidentes. Rabourdin avait pendant longtemps étudié le budget sur sa double face, celle des Voies et Moyens, celle des Dépenses. Aussi avait-il passé bien des nuits à l’insu de sa femme. Ce n’était rien encore que d’avoir osé concevoir ce plan et de l’avoir superposé sur le cadavre administratif, il fallait s’adresser à un ministre capable de l’apprécier. Le succès de Rabourdin tenait donc à la tranquillité d’une politique alors toujours agitée. Il ne considéra le gouvernement comme définitivement assis qu’au moment où trois cents députés eurent le courage de former une majorité compacte, systématiquement ministérielle. Une administration fondée sur cette base s’était établie depuis que Rabourdin avait achevé ses travaux. À cette époque, le luxe de la paix due aux Bourbons faisait oublier le luxe guerrier du temps où la France brillait comme un vaste camp, prodigue et magnifique parce qu’il était victorieux. Après sa campagne en Espagne, le Ministère paraissait devoir commencer une de ces paisibles carrières où le bien peut s’accomplir, et depuis trois mois un nouveau règne avait commencé sans éprouver aucune entrave, car le libéralisme de la Gauche avait salué Charles X avec autant d’enthousiasme que la Droite. C’était à tromper les gens les plus clairvoyants. Le moment semblait donc propice. N’était-ce pas un gage de durée pour une administration que de proposer et de mettre à fin une réforme dont les résultats étaient si grands ? Jamais donc Rabourdin ne s’était montré plus soucieux, plus préoccupé le matin quand il allait par les rues au Ministère, et le soir à quatre heures et demie quand il en revenait.