Les enquêtes de l’inspecteur Pierre Jaspar - Elie Couston - E-Book

Les enquêtes de l’inspecteur Pierre Jaspar E-Book

Elie Couston

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Beschreibung

Le 23 novembre 1962, rue de Vouillé à Paris, vers dix heures du matin, se produisirent des évènements violents et dommageables. Ces derniers furent le point de départ d’une explication meurtrière au cœur d’un prestigieux paquebot entre des gangsters, pour la possession d’un butin, avec pour toile de fond la malédiction du diamant « White Spell ».
L’inspecteur Pierre Jaspar, surnommé PJ, qui profitait d’une croisière sur le France avec sa compagne Élisabeth, en avait fait son affaire. Aidé par l’équipe de John Donovan, il nous entraîne dans de nombreuses investigations avec une ambiance exécrable.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Auteur de nombreux ouvrages publiés, Elie Couston rend hommage à ce fleuron de la marine française, le paquebot le France, dans Les enquêtes de l’inspecteur Pierre Jaspar – Le diamant maudit de Kinshasa.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Elie Couston

Les enquêtes

de l’inspecteur Pierre Jaspar

Le diamant maudit de Kinshasa

Roman

© Lys Bleu Éditions – Elie Couston

ISBN : 979-10-377-5605-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

– Les enquêtes de l’inspecteur Pierre Jaspar – Barbouzes et compagnie, Mon Petit Éditeur, 2019 ;
– Les Géants de Verdun – Tomes I et II, Mon Petit Éditeur, 2017 ;
– Le clairon de l’armistice, Mon Petit Éditeur, 2016 ;
– Un beau rêve de Lune, Mon Petit Éditeur, 2015 ;
– La marche d’Angélique et Marcelin vers Saint-Symphorien, Mon Petit Éditeur, 2015 ;
– Les enquêtes de l’inspecteur Pierre Jaspar – Les louves enragées, Mon Petit Éditeur, 2013 ;
– Le hussard flamboyant – Tomes I et II, Édilivre, 2013 ;
– Le vallon du berger, Mon Petit Éditeur, 2012 ;
– L’homme qui tua le président, Éditions Persée, 2009 ;
– Horizons sauvages, Éditions Persée, 2008 ;
– La bonté des anges et la main du diable, Éditions Persée, 2006.

Prologue

Le soir du 23 novembre 1962 l’inspecteur Pierre Jaspar, surnommé PJ par ses pairs, et sa compagne Élisabeth, soupaient dans un hôtel du Havre. Ils s’apprêtaient à embarquer sur le paquebot France dont le départ était prévu pour le lendemain à onze heures. Eux qui rêvaient de faire un voyage en mer avaient été comblés par la mère d’Élisabeth qui leur avait offert deux billets pour une croisière sur le France.

Jaspar avait eu le regret de n’avoir pu assister tôt le matin de ce 23 novembre aux honneurs rendus à un policier tué au cours de l’arrestation d’une bande de trafiquants d’armes et de drogue, rue Castagnary dans le quinzième arrondissement de Paris ; lui-même, ayant été légèrement blessé par arme blanche, avait fait l’objet de soins suivis d’une période de convalescence. Il ignorait qu’il serait emmené à conduire une enquête sur le France, l’une des plus difficiles qu’il n’ait eu à mener. Le lecteur, témoin de la grande partie des déroulements des meurtres et des investigations de cet anti-héros atypique, découvre ses qualités et ses défauts, notamment ses difficultés, parfois à analyser certaines situations dues à des moments de fatigue passagère à une époque où les policiers se faisaient beaucoup moins insulter et caillasser qu’aujourd’hui. Certains anciens ont la nostalgie de cette époque. Mon souhait n’a aucune prétention, sinon celle de rendre ses lettres de noblesse à une corporation d’hommes et de femmes qui ont pour mission de faire respecter les lois de la République et de faire appliquer la justice.

La vérité historique indique que le France qui fait encore rêver aujourd’hui avait effectué ses deux premières croisières en 1962. Il y eut bien sûr la croisière inaugurale du 19 au 27 janvier 1962 vers les Canaries avec le départ et le retour au Havre après une escale le 20 janvier à Southampton et celle du 21 décembre 1962 au 2 janvier 1963 avec le départ et le retour à New York et Noël et le jour de l’An fêtés aux Antilles. La croisière du France dans cet ouvrage est donc une fiction, de même que la série d’évènements qui se produisirent à bord. Mon but est de faire découvrir, ou redécouvrir, à ceux qui l’ont connu, ce magnifique bateau le temps d’une croisière imaginaire avec son équipage et ses passagers. C’est aussi un clin d’œil adressé aux nostalgiques d’une époque flamboyante de la marine française. Un hommage lui est rendu à travers cette trame policière, ainsi qu’aux membres d’équipage de l’époque et à tous ceux qui ont conçu et construit ce magnifique bateau. Tout un symbole.

Introduction

Le 12 août1962, au cœur d’une mine diamantifère dans le Kasaï Oriental, eut lieu l’effondrement d’une galerie souterraine. Cet accident causa la mort de douze ouvriers issus de la ville de Mbuji-Mayi en majorité habitée par les Lubas qui faisaient partie de l’une des grandes ethnies de la République Démocratique du Congo.Il fallut une journée entière pour extraire les corps des victimes. L’un des ouvriers décédés, nommé Métépa, fut retrouvé avec un diamant exceptionnel dans la main, un « intense blanc » avec une minuscule tache rouge au bord de l’un de ses angles. Il n’en fallut pas davantage pour faire appel à Dongba, un marabout de la tribu des Tshofa dans le district de Kabinda.

Le corps de Métépa fut transporté sous une tente et avait veillé en attendant l’arrivée de Dongba. Le lendemain matin, tous les ouvriers de la mine se rassemblèrent autour de la grande tente africaine pour entendre le maître des forces occultes qui venait d’arriver.

Le grand marabout du désert libéra le diamant de la main de Métépa et le déposa sur une table en bois de manguier en proférant des mots dans la langue de son village. La cérémonie dura une heure à la fin de laquelle Dongba annonça le destin hors normes du diamant. Il dévoila son nom qui avait un lien avec les conditions dramatiques de sa venue dans l’espace terrestre, en posant sa main sur son cœur dès que les forces obscures le firent entrer en transe.

« J’ai vu le diamant intense enfoui sous le désert ! Je l’ai vu briller dans la main de Métépa qui l’a exposé sous le soleil ardent du désert ! Métépa qui a été ébloui par sa grande beauté a été puni par les forces obscures pour le sacrilège qu’il a commis ! “Nazoyoka libumu mpasi1 !”. Leurs voix m’ont dit qu’il a été conçu par Dieu et le Diable et qu’il apportera plus de malheurs que de joies à ceux qui le convoiteront ! Nazoyoka libumu mpasi ! Voyez cette tâche sur sa pointe ! Elle a la couleur du sang ! La mort qui a frappé rôde dans le désert ! Nazoyoka libumu mpasi ! Les voix que j’entends m’ont donné son nom et ordonné de vous le révéler trois fois ! Écoutez son nom et tremblez ! Il s’appelle, “White Spell” ! “White Spell” ! “White Spell” ! Je sens le vent de la malédiction souffler dans le désert ! Nazoyoka libumu mpasi ! Les forces obscures m’ont dit qu’il y aura des crimes de sang sur terre et sur un bateau, des morts surnaturelles ! Alors, prions mes frères ! Oui, prions pour nos âmes ! “Khonvoum2, nabungi nzela ! Khonvoum, salisa ngai, nalembi ! Khonvoum, salisa ngai, nalembi !” »

Dongba s’agenouilla en regardant « White Spell ». Tous les ouvriers de la mine s’agenouillèrent à leur tour, leurs murmures avaient quelque chose d’effrayant.

Deux jours après, l’avion qui transportait « White Spell » et soixante-deux autres diamants, trente-deux passagers et trois membres d’équipage s’écrasait dans le « Désert des Déserts » au Niger. Il n’y eut aucun survivant. Les gemmes récupérées par les autorités nigérianes furent acheminées par voies maritimes vers leur destination. La prophétie annoncée par Dongba avait commencé, causant la mort de 12 mineurs congolais et des 35 passagers d’un avion commercial, pour un total de 47 victimes. Jusqu’où pouvait-elle aller ? Un seul homme était peut-être capable de l’affronter, l’inspecteur Pierre Jaspar du commissariat du quinzième arrondissement de Paris…

Chapitre I

Le 23 novembre donc, la veille du départ en croisière de Jaspar et Élisabeth…

À Paris vers les neuf heures du matin dans la rue de Vouillé dans le quinzième arrondissement, la circulation automobile avait perdu de son intensité. À proximité de la Place du Général Monclar, une Renault Frégate version Luxe Amiral se garait dans une contre-allée, à une vingtaine de mètres après un bar et derrière un kiosque à journaux. Une longue rangée de marronniers séparait la contre-allée de la rue, ce qui eut pour effet de masquer en grande partie la présence de la voiture de luxe.

Un homme descendit de la Frégate, ouvrit la portière arrière et jeta sur le siège et d’un geste précis le couvre-chef qu’il portait. Il était très élégant, portait un manteau noir sur un costume bleu marine et des gants de cuir noirs. Il ouvrit le coffre, s’y affaira quelques secondes et le referma. Il plaça deux objets dans les poches de son manteau et se retourna du côté de la rue de Vouillé.

Il marqua un temps d’arrêt et observa le magnifique immeuble de sept étages du début du 20e siècle qui se trouvait de l’autre côté de la chaussée, un immeuble rénové dont la façade avait été réhabilitée, avec aussi la remise à neuf des accès aux logements et l’installation d’un ascenseur dernier cri. À la vue de ses grands balcons restaurés, de la réfection de la toiture et de son parking souterrain new-look, la qualité de ses prestations avait atteint un niveau supérieur à ce qu’il proposait avant. Il était aisé d’imaginer qu’à chaque étage se trouvaient des appartements cossus avec de belles hauteurs de plafonds ornés de rosaces et de corniches en plâtres. Il y avait à sa proximité des magasins, une station-service Via avec ses pompes à essence et une bouche de métro.

L’homme se dirigea vers le bar et y entra. Il fit le tour des lieux en un seul et bref regard. Il y avait derrière le bar une jeune femme blonde avec une jolie frimousse et le patron du bar ; quatre hommes jouaient aux cartes au fond de la salle et deux blousons noirs buvaient de la bière en écoutant la musique qui provenait du juke-box. L’idole des jeunes interprété par Johnny Hallyday semblait ne pas être la tasse de thé du nouveau venu et puis il y avait aussi le bruit du flipper que l’un des jeunes malmenait en jurant comme un damné.

Le nouveau venu s’installa à une table près de la baie vitrée d’où il pouvait voir l’immeuble. Il commanda un café qui lui fut rapidement servi.

— Votre café, monsieur ! lui dit le patron du bar en déposant la tasse de café devant lui.

— Merci. Je vous dois combien ?

— Soixante centimes !

L’homme le paya en lui donnant une pièce d’un franc.

— Je vous remercie. Gardez la monnaie.

Quelle générosité ! Laisser quarante centimes de pourboire pour un café noir ça ne faisait pas forcément bon chic bon genre ! Le patron du bar s’éloigna au moment où deux hommes entraient à leur tour dans le débit de boissons. Ils étaient suivis par deux gardiens de la paix. Le son d’une voix grave traversa le bar.

— Police ! Inspecteurs Blanchard et Morel du commissariat du quinzième arrondissement de Paris !

Les deux gardiens de la paix se postèrent à l’entrée. Le policier en civil qui était le plus avancé dans le bar devait avoir plus de quarante ans. Il portait une barbe assez courte et avait un visage austère ; celui qui le suivait, également en civil, était plus jeune et avait des allures d’Elvis Presley.

Surpris, le patron du bar fit une volte-face en partie réussie. Il les salua et s’adressa plus particulièrement à Blanchard.

— Encore vous ? Vous êtes déjà passés il y a une quinzaine de jours ! Pas vous le policier barbu pas très souriant, c’était l’inspecteur Jaspar ce jour-là !

L’inspecteur Francis Blanchard, détaché d’un bureau du commissariat du douzièmearrondissement de Paris, remplaçait Jaspar pour une quinzaine de jours. Il était un policier de la même trempe que son confrère en partance pour une croisière sur le France avec sa compagne Élisabeth, mais avec un peu moins d’expérience sur le terrain. Il répondit au patron du bar en esquissant un sourire ironique :

— Vous le râleur, vous êtes bien Ernest Troquet le propriétaire de ce bar ?

— Oui.

Blanchard s’approcha du juke-box et l’arrêta.

— C’est bizarre, on s’entend mieux tout à coup. Je peux enfin vous répondre sans être gêné par la musique ! Si la présence du barbu ne vous convient pas, nous pouvons vous faire fermer votre bar, vous embarquer et vous entendre dans la pièce d’interrogatoire du commissariat ! Vous n’avez pas de chance c’est la plus crade du bâtiment !

— OK, ça va ! Excusez-moi, inspecteur ! Le recours à la force publique, c’est pas ma tasse de thé ! Je vous écoute.

— C’est mieux comme ça. Il y a bien eu un contrôle il y a une quinzaine de jours, un contrôle des joueurs de poker dans l’arrière-salle ! Jaspar était présent et aujourd’hui, c’est moi !

— Tout était en règle ! Vos collègues avaient vérifié les identités des joueurs de poker et des clients du bar !

— Et aujourd’hui nous revoici ! Vous nous manquiez, que voulez-vous !

— Si vous répétez trop souvent vos contrôles à répétitions, mes clients iront voir ailleurs et je n’aurai plus qu’à fermer ma boutique !

— Nous ne sommes pas ici pour les joueurs de poker, répondit Blanchard au patron du bar en se massant la barbe, mais pour les deux jeunes qui sont là ! Personne ne sort du bar et personne ne rentre ! Pigés ?

L’un des deux blousons noirs se dirigea vers la sortie de secours en longeant le zinc. Le jeune inspecteur-élève Morel, le doué du commissariat, parrainé par Jaspar, se rua sur lui et le saisit par le bras.

— Hop ! hop ! hop ! Toi tu restes avec nous !

— Lâchez-moi, je suis pressé ! Mais lâchez-moi ! Je dois retourner à mon travail !

Blanchard recala le jeune voyou.

— Eh bien, ton patron t’attendra ! Allez ! Montrez-nous vos cartes d’identité !

Par mesure de sécurité, les deux jeunes subirent quelques palpations sur le corps. Celui qui faisait tourner le juke-box avait un poing américain dans son blouson et le fuyard un couteau à cran d’arrêt dans la poche de son jeans.

— Eh bien ! Ils sont bien outillés pour les bagarres de rue nos deux loubards ! s’exclama l’inspecteur Morel.

Blanchard approuva son jeune collègue.

— Tu l’as dit ! Voici deux beaux spécimens de zone urbaine appartenant à des bandes de blousons noirs au comportement asocial.

Les deux voyous présentèrent leurs cartes d’identité. Les deux inspecteurs les vérifièrent rapidement puis n’hésitèrent pas à sortirent leurs menottes.

— Arnaud Délègue et Romain Cagnard, votre compte est bon !

Les deux blousons noirs opposèrent une vaine résistance.

— Vous répondez aux signalements et aux noms qui nous ont été donnés. C’est votre complice qui vous a dénoncé et qui nous a tuyautés sur votre bar préféré. Lui et vous deux vous avez volé deux voitures dans la rue du Tage il y a trois jours.

— Nous ne sommes pas des voleurs inspecteur ! C’est pas nous qui avons volé ces voitures !

— Tiens donc ! Ton nez s’allonge, Pinocchio ! Les empreintes qui ont été relevées parleront. Asseyez-vous, le panier à salade vient vous chercher ! Il n’en a pas pour très longtemps.

Les policiers n’avaient pas particulièrement remarqué l’homme qui avait commandé un café, ils avaient uniquement concentré leur attention vers les deux jeunes délinquants.

Celui-ci était devenu très nerveux dès l’arrivée des policiers. Il s’était levé pour quitter le bar mais les gardiens de la paix lui avaient ordonné de se rasseoir. Il s’était exécuté en poussant un grognement puis avait glissé sa main droite dans la poche droite de son manteau pour se saisir de quelque chose. Un mouchoir ? Un paquet de clopes et un briquet ? Son portefeuille ? Il semblait plutôt avoir empoigné un objet en métal, plus gros qu’un briquet en tout cas. Sa main était légèrement ressortie de la poche de son manteau. Personne n’avait vu l’extrémité de la crosse de l’arme de poing qu’il tenait fermement. Il attendait et était prêt à s’en servir.

Blanchard s’approcha de lui et le regardant droit dans les yeux, lui demanda :

— Vous là, vous êtes un client habituel du bar ?

— Non, inspecteur. Je prends un café avant d’aller à un rendez-vous dans un immeuble près d’ici !

— Si j’ai bien compris, c’est bien la première fois que vous venez dans ce bar pour un rendez-vous !

— Oui.

L’homme lâcha discrètement la crosse de son arme et sortit sa main de la poche de son manteau. Il tendit une carte à Blanchard qui n’avait rien remarqué d’anormal dans ses gestes.

— Je suis un inspecteur de la Poste. Mon rendez-vous est dans une demi-heure. Je dois finaliser un contrat chez un client pas loin d’ici !

Blanchard prit la carte, l’observa de long en large et en travers puis la lui rendit en lui disant :

— C’est la première fois que je vois une carte d’inspecteur de la Poste. Elle ne me paraît pas très crédible… Votre carte d’identité fera l’affaire !

L’individu semblait réfléchir… Pour gagner du temps, il sortit de sa poche opposée un paquet de Camel, ces cigarettes blondes américaines dont le slogan disait « Camel : les blondes vont faire vieillir les Gauloises ! » et un briquet à la forte odeur d’essence. Il posa une clope au bord de ses lèvres en cherchant sa carte d’identité dans ses poches et l’alluma avec son briquet qui se referma avec son claquement inimitable. Blanchard, qui avait eu le temps de reconnaître le paquet de Camel et le zippo, deux des symboles du GI, lui dit en mettant sa main ouverte devant ses yeux :

— Alors, ça arrive ?

L’individu avait fini de réfléchir. Afin de noyer le poisson, il ne fut pas avare d’éloges envers les policiers Parisiens.

— La carte que je vous ai présentée est crédible. Qu’est-ce que j’ai aimé votre intervention auprès de ces voyous ! C’était comme au cinéma, elle est digne de celle de Maigret avec l’un de ses associés ! Ça me rappelle aussi la scène d’un film avec Jean-Paul Belmondo ! Vraiment, c’était du bon boulot !

— Je n’aime pas les flatteries, monsieur ! Je veux voir votre carte d’identité ! Maintenant !

Blanchard se crispa et répéta sa demande. Il commençait à se poser des questions sur la vraie nature de l’individu.

— Votre carte d’identité, monsieur ! Sinon on vous embarque avec les deux blousons noirs !

— Vous avez constaté comme moi je ne l’ai pas sur moi ! Elle est avec les papiers de ma voiture dans la boîte à gants. Voulez-vous que j’aille la chercher et vous la montrer ? Vous pouvez m’accompagner !

— OK mais en sortant tout à l’heure, quand le fourgon arrivera pour embarquer les deux jeunes voyous ! Dernier carat !

— Je vous remercie, ce sera avec plaisir !

Le téléphone du bar sonna. La barmaid le décrocha et répondit, puis…

— C’est le commissariat, on demande l’inspecteur Morel.

Morel fit signe à l’un des gardiens de la paix de coller les deux blousons noirs avec Blanchard et s’avança vers la jeune femme, laquelle lui tendit le téléphone en lui faisant un grand sourire.

— Tenez inspecteur ! Qu’est-ce vous lui ressemblez ! Il est beau Elvis !

— Merci ! dit Morel à la barmaid en haussant les épaules après s’être tourné vers Blanchard. Se sentant flatté il passa sa main dans ses cheveux noirs à la belle brillance traités à la cire coiffante American Crew. Elle et lui tenaient le téléphone en même temps.

— Quel est votre nom, mademoiselle ?

— Emmanuelle Soleil.

— C’est votre nom ?

— Mon pseudo. Mon vrai nom est Manuella Tachon ! Je suis comédienne de théâtre et je joue de petits rôles pour le cinéma.

— Je comprends que vous ayez un pseudo. J’aurais fait la même chose à votre place.

Ça braillait dans le téléphone. Ça ne gênait nullement la jolie comédienne et barmaid.

— Inspecteur… Je vous sers quelque chose ?

— Non merci, Emmanuelle… Manuella ! Pas dans le service. Je suis pressé, je dois répondre.

— Je suis sûre que vous savez chanter comme ma star préférée !

Blanchard commença à bouillir. Logique, il n’avait rien d’Elvis, même pas une mèche de cheveux !

— Eh la môme ! Stop ! Mon associé est le double d’Elvis mais il chante faux ! Et il n’est pas là pour vos beaux yeux ! Morel, réponds au téléphone !

Manuella lâcha le téléphone.

— Allo ! C’est Morel !

La conversation au téléphone fut de courte durée. Le jeune inspecteur affola son monde à l’instant où le panier à salade se garait devant le bar.

— Faut y aller, ça urge ! Il y a une rixe en cours à trois minutes d’ici. Il y aurait des blessés dont un gardien de la paix !

Blanchard donna les consignes aux deux gardiens de la paix.

— Vous mettez ces deux-là au frais et vous attendez notre retour au poste. On y va Morel !

En sortant du bar, Blanchard dit à l’homme au manteau noir :

— Ça ira pour vous, monsieur ! Pour la carte d’identité, présentez-vous au commissariat après votre rendez-vous ! Non, ne bougez pas, nous allons repasser !

— Avec plaisir, inspecteur ! Bonne chance à vous et à votre collègue !

Une minute après, deux départs sur les chapeaux des roues eurent lieu, celui un peu poussif du panier à salade et celui plus nerveux d’une Traction Avant Citroën du commissariat du quinzième arrondissement de Paris.

Un calme royal s’installa ensuite dans le bar, mais pour une courte durée. En effet, trois jeunes hommes bien propres et bien fringués, apparemment des snobs bon chic bon genre, entraient dans le bar. Leur habillement select contrastait avec celui du charbonnier qu’ils avaient croisé, lequel effectuait une livraison dans l’immeuble adjacent au bar. Si les trois snobs fréquentaient le bar avec les blousons noirs du quartier, cela signifiait qu’ils se connaissaient et s’estimaient, ou du moins se toléraient ! L’un d’eux se posa devant le zinc, fit une bise à la jeune barmaid et lui commanda deux diabolos menthe et une bière pendant que ses amis entreprenaient le juke-box et le flipper, deux appareils qui n’eurent pas le temps de refroidir, le baby-foot et le billard étant eux, un peu orphelins de joueurs, mais pour un temps seulement !

L’homme était moins nerveux mais très impatient. Était-il en train d’attendre quelque chose ? Quoi donc ? Un évènement particulier ? L’arrivée d’une personne qu’il connaissait ? Il était un personnage mystérieux aux attitudes pas très ordinaires et possédait une arme de poing. Il était sans doute très dangereux ; en règle générale et excepté les policiers et les militaires, la plupart des civils qui avaient une arme de poing sur eux n’étaient pas des saints ! Pour tuer le temps, l’homme étirait les phalanges de ses doigts en leur occasionnant des craquements intempestifs et désagréables. Un chat qui s’était avancé vers lui et lui avait caressé les jambes, miaula et battit en retraite après avoir reçu un violent coup de pied sur le dos. Son tortionnaire était à l’évidence très préoccupé par l’attente forcée d’un évènement inconnu. Au vu de ses attitudes belliqueuses, ce n’était sûrement pas Blowin in the Wind de Bob Dylan qui était en mesure de l’apaiser. Pourtant, la guitare pleurait et bob Dylan demandait combien de chemins les hommes devaient parcourir pour trouver le chemin de l’amour et de la paix ; lui savait où se trouvait la réponse : « La réponse, mon ami, est dans le souffle du vent… La réponse est dans le souffle du vent ».

Apparemment, le refouleur du chat sympa n’aimait pas la musique de la jeunesse en vogue, celle animée par la protestation à portée humaine et poétique, ni le rock’n’roll, cette musique endiablée provenant d’outre-Manche.

Il arrêta son manège osseux, consulta sa montre et sortit de la poche de son manteau une double feuille de papier pliée en quatre. Il l’ouvrit. Il y avait côté recto un plan grossier de l’immeuble et une photo : sur la feuille de gauche, le rez-de-chaussée et les étages et sur celle de droite, la photo de la façade arrière qui donnait sur une grande cour, laquelle avait tout l’air d’un vide-greniers avec les dépôts hétéroclites qui y régnaient, un univers mystérieux pour brocanteurs avertis. Il y avait côté verso deux plans faits avec plus de précision : sur la feuille de gauche, le rez-de-chaussée avec l’appartement du concierge, le hall de l’entrée avec l’ascenseur, le panneau de boîtes aux lettres, un garage pour les deux roues, le local des poubelles et au bout du grand hall deux couloirs qui donnaient accès aux caves des propriétaires et des locataires. Et sur celle de droite apparaissait le plan du toit de l’immeuble considéré comme un huitième étage avec le coffre supérieur de l’ascenseur, son local d’entretien et son vieux séchoir et réserve pour les denrées périssables, puis repetita de la façade arrière de l’immeuble mais avec ses escaliers extérieurs de secours. En cas d’incendie, pour descendre en urgence les étages en empruntant des marches métalliques rétrécies comme une peau de chagrin, il ne fallait pas craindre le vertige et avoir un minimum de condition physique. Ces escaliers extérieurs de secours, colonnes d’acier suspendues dans le vide, étaient apparemment difficilement accessibles pour les enfants et les personnes âgées.

Au bout de dix minutes et après avoir subi Belles, belles, belles de Claude François, Good Luck Charm et Let Me Be Your d’Elvis Presley, trois tubes entrecoupés de courts moments de silences, l’homme mystérieux n’avait dénombré que cinq personnes qui étaient rentrées ou sorties du bâtiment. Il y eut une réaction venant de son for intérieur : « Il va venir oui ou non ! C’est pourtant son heure ! Il n’y a que lui qui peut me permettre d’approcher ma cible. Ce que j’ai prévu de faire est peut-être trop compliqué ! Il faut à tout prix éviter d’avoir ce type dans les pattes à partir de demain matin, c’est un tordu, il est pire que moi… » L’homme se posait des questions. Le fait d’avoir vu les flics faire leur numéro pratiquement en face de l’intervention qu’il s’était fixée commençait à l’inquiéter.

De l’autre côté de l’avenue, le facteur garait sa bicyclette contre le mur du bâtiment, se chargeait de sa sacoche et sonnait chez le concierge.

La réaction de l’homme ne se fit pas attendre. Il but son café d’un trait, se leva et sortit du bar sans qu’apparemment personne dans le bar ne le vît distinctement agir de la sorte. Il aperçut le concierge qui ouvrait la porte de son appartement pour saluer le facteur. Il se dirigea sans attendre vers l’immeuble pendant que le facteur entrait dans le hall et que le concierge rentrait dans son appartement, puis il sonna à son tour chez le concierge, arrachant au passage une sonnette de la rangée du haut. Il semblait ne pas ignorer que le facteur devait monter aux étages pour les plis recommandés, dont celui qu’il avait envoyé à l’un des résidents. Il paraissait donc connaître les lieux ! Les avait-il reconnus quelques jours avant ? Serait-il celui qui a dessiné les plans de l’immeuble ? Sans doute. Le concierge actionna à nouveau l’ouverture de la porte d’entrée de l’immeuble. Alors que le facteur prenait l’ascenseur après avoir déposé les courriers dans les boîtes aux lettres avec une rapidité et une grande dextérité, il tapa à la porte du concierge, lequel réapparut rapidement dans le hall en criant.

— Oui… Qu’est-ce que c’est ? Qui êtes-vous ?

— Un inspecteur de la Poste, monsieur ! Monsieur…

— Je suis monsieur Albert Gibert, le concierge de l’immeuble !

L’homme sortit une carte et une lettre de la poche du haut de son manteau et les lui présenta.

— Je vous le répète, je suis un inspecteur de la Poste, monsieur Gibert ! Voici ma carte. Le facteur doit remettre un pli recommandé à l’un de vos locataires, son nom est inscrit sur cette lettre. Là… vous voyez ?

Le concierge dévisagea le visiteur, puis l’endroit de la lettre où l’homme avait posé son doigt.

— Oui, je vois ! Je ne suis pas aveugle !

— J’ai rendez-vous chez ce client pour remplir et ratifier un contrat commercial.

Un peu surpris et déstabilisé, le concierge prit le temps de vérifier les pièces. Celui qui les lui présentait avait une belle prestance et semblait savoir de quoi il parlait.

Le gardien d’immeuble regarda les boîtes aux lettres et l’ascenseur.

— Le facteur est dans les étages. Bon, vous voulez quoi au juste ?

— L’étage et le numéro de l’appartement de ce monsieur. Il m’a dit hier soir au téléphone que sa sonnette était en panne et de m’adresser à vous pour me permettre de le rencontrer.

— Une sonnette en panne ?

— Oui.

Le gardien de l’immeuble sortit. L’homme le suivit. Le constat fut vite fait, la sonnette du locataire était arrachée, donc inutilisable !

— Bon sang ! s’exclama Gibert, encore un sale coup de cette bande de jeunes vauriens !

— Vous voyez comme moi ! Les blousons noirs ne manquent pas dans le quartier !

— Ce ne sont pas les blousons noirs qui jouent à ça, ce sont les enfants après les sorties des écoles ! Suivez-moi !

Le gardien entra dans sa loge avec le visiteur. Il y avait un tableau sur une cloison avec les noms des propriétaires et des locataires et des numéros…

— Votre rendez-vous est au septième étage, monsieur Claude Gérard, appartement vingt-sept.

— Savez-vous par quel étage le facteur commence à remettre les plis recommandés ?

Gibert fronça les sourcils, il trouvait l’inspecteur de la Poste bizarre tout à coup…

— Pourquoi vous me posez cette question ?

— Je veux savoir s’il respecte la règle fixée par la Poste.

— Ah, nous y voilà, la Poste et son fichu règlement ! Notre facteur est sympathique et très serviable. Il est marié et a trois enfants ! Vuadens commence toujours par le premier étage. Il en a pour un bon petit moment pour les recommandés, il m’a dit qu’il en avait huit à remettre aujourd’hui.

L’homme commença à sortir de chez le concierge, il avait l’air pressé tout à coup !

— Sympathique et très serviable, marié et trois enfants, je suis heureux de l’apprendre. Huit recommandés… Je ne pourrai alors pas le manquer ! Je vais le féliciter pour son professionnalisme.

— Je vous accompagne ! Vuadens doit être au premier ou au deuxième étage !

L’homme, apparemment très contrarié, lui répondit :

— Je vous remercie monsieur Gibert mais ce ne sera pas utile ! Je connais le chemin. J’attendrai Vuadens au dernier étage chez mon client !

— Je vous accompagne !

Une sonnette retentit très fort. Le gardien sursauta.

— Allez ! Ça faisait longtemps ! Ça sonne encore chez moi !

Gibert regarda vers la porte d’entrée et aperçut deux hommes en bleu de travail avec leur sacoche d’outils sur le dos.

— J’oubliais ces deux-là, ils viennent pour la fuite d’eau dans les caves. Allez ça va, débrouillez-vous sans moi !

— Merci ! Je vous revois en partant ?

— Avec plaisir ! lui répondit le gardien d’immeuble.

Le concierge ouvrit la porte aux deux agents de la société des eaux.

— Bonjour messieurs ! Entrez !

L’inspecteur présumé de la Poste souffla profondément, il semblait soulagé.

Une fois dans l’ascenseur, le visiteur à la belle prestance appuya sur le chiffre sept. Il se retrouva près de l’endroit qu’il avait choisi, sur le palier du septième étage avec les deux derniers appartements de l’immeuble : le vingt-sept avec sa porte blindée et son judas, et le vingt-huit qui était inhabité pour cause de travaux. Sa conscience lui rappela la chose qu’il avait à faire en premier lieu : « Vérifie si rien n’a bougé du côté du séchoir sur le toit, c’est important. »

L’homme emprunta l’escalier qui donnait accès en haut, à droite, aux combles dont la porte d’accès était murée et à gauche au toit en traversant le local d’entretien de l’ascenseur qui était diablement encombré. Il y avait après ça un espace à l’air libre bien dégagé d’où l’on pouvait apercevoir les toits des immeubles voisins, la Seine, la tour Eiffel et plusieurs monuments parisiens, en résumé une vue globale et princière sur Paris. L’homme franchit cet espace et pénétra dans l’ancien séchoir. Il souleva le carton qu’il y avait sur une vieille table en bois qui tenait debout par miracle. Il vérifia ce qu’il y avait déposé l’avant-veille : une seringue, un rouleau de ruban large adhésif, une fausse moustache et de fausses lunettes de vue. Qu’avait-il prévu exactement et dans quel but ? Une chose était sûre, il avait monté un traquenard machiavélique et tordu à quelqu’un qui avait du mouron à se faire. Il rejoignit le septième étage et s’assit en face de l’ascenseur de façon à ne pas être vu à travers le judas de l’appartement vingt-sept de l’immeuble. Il ne lui restait plus qu’à attendre le facteur, ce qui n’était pas évident avec sa propension à l’impatience.

Il entendit du bruit dans l’appartement, un bruit de douche et les voix d’un homme et d’une femme. Cela ne l’inquiéta pas outre mesure. Il fronça les sourcils, cela voulait dire que c’était sa mauvaise conscience qui lui dictait la marche à suivre pour la suite des évènements : « Ouais ! Ça se complique, il n’est pas seul. Bon, les impondérables, ça doit se gérer au mieux. J’ai connu pire. »

Il ne réfléchit pas davantage et souleva sa grande carcasse rompue aux pires violences en entendant un bruit mécanique, l’ascenseur arrivait à l’étage. Il sortit son arme de poing, un pistolet Smith & Wesson calibre neuf millimètres, et mit trois secondes pour y poser le silencieux au bout du canon. C’était parti pour le tour de piste.

Au bout d’un bref instant, il aperçut le facteur derrière la grille et la vitre de la porte d’ascenseur. Vuadens s’apprêtait à rejoindre le palier tout en fouillant au fond de sa sacoche en cuir marron. L’homme s’avança et poussa la grille de sécurité sur la gauche. Les tubes s’emboîtèrent les uns sur les autres. Il n’y eut aucun grincement de ferraille mal huilée. C’était du bon travail exécuté par l’ascensoriste chargé de faire les aplombs en toute sécurité.

Le facteur n’eut pas le temps de réaliser, tout allait tellement vite ! Il sentit le métal froid d’un colt sur sa tempe et un bras puissant le tirer en avant puis vers les escaliers. Une voix lui murmura quelques mots sur un ton très autoritaire :

— Vuadens, écoute-moi bien ! Tu montes là-haut sans discuter sinon je te troue la tête avec mon calibre. Obéis à tout ce que je te demande de faire et il ne t’arrivera rien de fâcheux. Allez, monte !

Dans un état second, le facteur monta les marches sans discuter. Il voyait la main qui tenait l’arme avec le silencieux appuyé sur son crâne, mais pas son agresseur, il lui tournait le dos. Il avait compris que s’il se mettait à paniquer les débris de sa cervelle voleraient et se colleraient sur la cloison de la montée d’escalier. Il eut un grand frisson et envie de vomir en regardant la couleur jaune pâle de la cloison. Il imaginait l’horrible tableau, son corps ensanglanté au bas de l’escalier et son cerveau parti en mille morceaux ; peut-être qu’avant de rendre l’âme et ayant les yeux ouverts, il aurait, le temps d’une fraction de seconde, l’ultime honneur de voir sa matière grise orner la cloison ! Quelle drôle d’idée ! Vuadens pensa à sa femme et à ses trois enfants pour évacuer cette image et sa peur. Il lui fallait tenir le coup pour espérer les revoir.

L’ancien séchoir les reçut dans le silence. L’homme au colt imposant ordonna au père de famille :

— Tu as une minute pour te déshabiller. Je veux ta veste, ton pantalon, tes chaussures et ta casquette ! Quelle est ta taille ? Tu chausses du combien ?

Vuadens s’exécuta sans retrouver l’usage de la parole. La peur l’avait rendu muet, il y avait de quoi ! L’homme insista en pointant son arme vers lui.

— Réponds-moi le péteux ! Quelle est ta taille et tu chausses du combien ?

Vuadens débloqua enfin son moulin à paroles.

— Je mesure un mètre soixante et dix-sept et je chausse du quarante-trois. Vous m’avez dit que si j’obéissais…

— Ça va ! Ça va ! Ne me fais pas changer d’avis en pleurant comme une chiffe molle ! Je mesure un mètre quatre-vingt-cinq et j’ai une pointure de quarante-quatre. Ça ira, je ferai avec. Retourne-toi maintenant.

Le facteur s’exécuta sans piper mot. Son bourreau du jour s’empara de la seringue et la lui enfonça sans ménagement dans le cou.

— Aïe ! fit Vuadens en ressentant une violente douleur.

— C’est mieux ça qu’une bastos dans le crâne ! Tu vas dormir comme un bébé dans une minute. Tu viens de recevoir une bonne dose d’un puissant somnifère. Après ça, on se demandera où tu es passé. On te retrouvera et tu passeras deux ou trois jours à l’hôpital et une semaine de convalescence chez toi auprès de ta femme et de tes enfants.

— Je… c’est bizarre… Ça me brûle ce truc-là… Je…

— Bonne nuit Vuadens, facteur très sympa et très serviable ! Tu retrouveras ta femme et tes enfants comme promis. C’est une fleur que je te fais. J’ai à faire maintenant.

L’homme était un précautionneux. Il posa du ruban large adhésif autour de la bouche du facteur et lui attacha les pieds et les mains avec. Après ça, il passa en mode lenteur avec un calme impérieux, ce qui avait de quoi surprendre. Avec méthode, un peu comme s’il se préparait à une cérémonie, il quitta son manteau, ses chaussures en cuir noir et son costume, et plia et déposa tout ça sur la table bancale. Il mit ensuite les effets et les chaussures de Vuadens, se posa la fausse moustache et la lissa au mieux. Il termina sa transformation en se posant les lunettes sur le museau et la casquette en dernier. Faire tout cela sans quitter ses gants en cuir ça lui demandait forcément de la patience et une certaine habileté des mains !

Il resta une bonne minute à respirer et expirer l’air à fond après avoir vérifié son arme de poing et la bonne fixation du silencieux. La sacoche du facteur fut rapidement fouillée par sa main nerveuse qui en retira un pli au bout de quelques secondes, celui qu’il avait destiné au locataire de l’appartement vingt-sept. Il accrocha le sac à son épaule et redescendit au septième étage.

Il y avait un silence pas ordinaire, lourd de sens et prêt à exploser et à se confondre à la fureur en suspens, avec comme unique obstacle la porte blindée, sorte de frontière de métal inexpugnable et fragile en même temps. Il suffirait d’un ou deux tours de clé pour la voir devenir vulnérable.

L’homme se plaça devant la porte en face du judas, et sonna. Il perçut un bruit d’eau qui coulait dans la douche, puis des mouvements discrets de pas qui s’arrêtèrent devant la porte. Un chien se mit à aboyer. L’homme recula d’un pas. L’œil de judas changea de couleur. Quelqu’un l’observait. Les secondes qui passaient lui semblèrent durer une éternité. Le son d’une voix de femme traversa la porte.

— Oh mais…, ce que je vois ressemble à un grand et beau facteur dans sa jolie tenue !

— Bonjour madame ! Oui, je suis le facteur ! J’ai un recommandé pour monsieur Gérard. Ouvrez, vous serez bien aimable !

— Je ne peux pas ouvrir bel homme ! Je suis en petite tenue. Je ne suis pas seule, monsieur Gérard est bien là ! Dommage !

Le chien aboya à nouveau. L’homme l’identifia facilement. Il s’agissait d’un berger allemand.

Le faux facteur marqua un temps d’arrêt pour réfléchir. « Ce fils de pute a pris une call-girl pour la journée chez lui. La voix de cette femme, il me semble la connaître… Ce connard a aussi un chien chez lui. C’est ennuyeux mais je continue. »

— Je répète ! J’ai un pli pour monsieur Gérard !

— Bien mon lapin. Chéri, c’est pour toi ! Tu ouvres au facteur, moi je vais à la douche !

Une voix d’homme, forte et sèche, résonna dans l’appartement.

— Gluck ! Arrête !

Les aboiements du chien s’arrêtèrent. L’homme se signala et souffla à la jeune femme :

— Ça va ! J’arrive ! Toi tu prends ta douche, tu te fringues et tu te casses ! Je t’ai laissé l’argent sur la table du salon !

Rebelote pour le judas et quelques secondes d’hésitation. L’homme à l’extérieur entendit le bruit de la culasse d’une arme. Son cerveau géra l’instant comme il put : « Ça chauffe ! Ce tordu se méfie. Il y a cette femme aussi. Il va falloir improviser ! »

La voix forte et sèche posa deux questions.

— Vous êtes le facteur ? Où est Vuadens ?

— Il est couché avec quarante de fièvre !

— C’est pas possible, je l’ai vu hier matin et il allait très bien !

Avant de répondre, le faux facteur eut le temps d’entendre des bruissements et la call-girl qui revenait à la porte d’entrée chuchoter à son client :

— Je peux rester encore un peu si tu veux mais avec un supplément ! J’ai une de ces envies !

— Non ! Dégage, va prendre ta douche ! Eh le facteur ! Vuadens est malade ?

— Oui. Je suis son remplaçant. Si vous ne voulez pas ouvrir, ça m’est égal, mais vous aurez votre recommandé urgent avec du retard !

— Un recommandé urgent ?

— Oui, et il y a aussi un mandat pour vous. Bon, je n’ai pas de temps à perdre. Je m’en vais, je vous laisse un avis de passage dans votre boîte aux lettres !

— Attendez ! Je vous ouvre la porte ! Donnez-moi tout ça, le recommandé et l’oseille !

La porte blindée s’ouvrit. Le locataire fit signe au faux facteur de s’avancer dans le hall. La frontière inexpugnable se brisait. Le silence lui, avait fui depuis belle lurette, depuis le bruit de la sonnette.

Les deux hommes se trouvèrent face à face, ils avaient la même stature et les mêmes visages émaciés et graves. Le faux facteur eut le temps d’apercevoir la call-girl en petite culotte filer dans le couloir, se retourner, lui faire un signe en lui souriant et tourner à droite où se trouvait la salle de bain, mais le plus important à ses yeux était le revolver qui était posé sur la commode de l’entrée. Sa conscience lui dit : « C’est OK, tu y es, ça marche. Zut, tu viens de voir Sandra Lecha ta call-girl préférée. Cette jolie garce est dans le pétrin. Et le chien, il est où ? »

— Alors ? Vous avez quoi d’intéressant pour moi ? lui demanda le locataire de l’appartement vingt-sept en regardant la sacoche en cuir marron. Il fit aussi une remarque simpliste.

— Tiens ! Cette sacoche ressemble à celle de Vuadens !

— C’est normal tous les facteurs ont les mêmes ! lui répondit le faux facteur en fouillant dans la sacoche avec la fermeture relevée afin de cacher l’intérieur.

— C’est vrai. Je n’y avais pas pensé.

— Vous avez un chien, Vuadens m’en a pas parlé…

— Il est sur le balcon.

— Voilà. Le recommandé en premier. Vous signez ici.

Gérard signa et ouvrit l’enveloppe. Le faux facteur se saisit de son colt caché au fond de la sacoche de la main droite et du revolver posé sur la commode de la main gauche. Il le fit à une telle rapidité qu’il n’y eut aucune réaction de la part du locataire occupé à lire le recommandé, une carte sur laquelle il y avait une phrase écrite en gros et en caractères gras sur fond blanc que même un aveugle pouvait lire. Gérard blêmit en lisant le message. Il leva son regard vers l’homme qui pointait son arme sur lui.

— C’est quoi ce message sur cette carte ? Eh, tu fais quoi ? Tu n’es pas facteur !

— Ben non ! Claude Gérard, désolé, tu en as fini avec ta putain de vie.

Le tueur appuya une fois sur la détente de son arme de poing.

— Tump !

Le chien se remit à aboyer.

Gérard vacilla et tomba à genoux en lâchant la carte. La balle qu’il venait de recevoir dans l’abdomen était sans doute mortelle. En effet, son sang apparemment mêlé à son urine commençait à se répandre sur le carrelage. La balle lui avait traversé sa vessie de part en part puis était ressortie de l’autre côté de l’hypogastre en causant de sérieux dégâts. Le locataire gémit une première fois. La blessure qu’il venait de subir lui laissa guère de temps pour s’exprimer.

— Je te… reconnais, tu es Berlan. Tu m’as eu salopard…

— Eh oui Gérard, toi et moi nous sommes de la race des tueurs, et tu étais dans le mauvais camp. Guérin se passera de ta protection rapprochée sur le bateau, ce sera plus facile pour moi de le liquider.

Le chien aboya de plus belle, il avait senti l’odeur du sang.

Sous la douche, Sandra cria :

— Qu’est-ce qui se passe ? J’ai entendu des bruits bizarres !

— Rien de grave madame, ma sacoche est tombée ! Ça ira ! Restez où vous êtes !

Cette réponse ne convainquit pas Sandra qui se saisit d’un peignoir de bain en répondant :

— Eh ! Cette voix me dit quelque chose ! J’arrive !

Son envie de venir voir ce qui se passait dans le hall et dire qu’elle connaissait la voix du faux facteur étaient deux erreurs que Sandra commettait.

Le tueur ne traîna pas. Il prit le journal qui était sur la commode, l’ouvrit et le plaça à vingt centimètres de crâne de sa victime, il n’avait pas du tout envie de le lui faire lire. Claude Gérard, qui avait ses deux mains appuyées sur le ventre, observait les gestes de son bourreau, il réalisait ce qui l’attendait. Cela lui était égal, il n’ignorait pas que sa blessure était mortelle et qu’en l’exécutant le tueur abrégerait ses souffrances.

— Ha… vas-y, tire, qu’on en finisse… On se reverra en enfer !

— Adieu ! Tu salueras le diable de ma part ! lui dit le tueur avec un sang-froid effroyable.

— Tump !

Le bruit émis par le silencieux ne refléta en aucune manière le pouvoir de destruction de la balle qui sortait du canon de l’arme de poing. Le tir fusa de haut en bas et fit éclater la boîte crânienne du supplicié à deux endroits, à l’entrée et à la sortie de la balle près de l’œil gauche. Du sang et des morceaux de cervelle atterrirent sur le bas de la cloison du hall faite de matériau anti-feu. Encouragés par la surface plastifiée très lisse, ils glissèrent lentement vers le bas, le rouge et le blanc s’unissant dans un sursaut de vie abstrait et dérisoire. Le corps du supplicié se coucha lentement sur le carrelage en prenant naturellement une pose fœtale en raison de sa position à genoux. Il y eut un râle, puis pratiquement plus rien. Le tueur lâcha le journal tapissé de sang, lequel chuta sur les jambes recroquevillées de sa victime. Il se pencha ensuite, ramassa la carte et la renifla, puis murmura en esquissant un sourire de satisfaction :

— Cette jolie carte sent le sapin. Il l’a reçue avec ma bénédiction.

Que pouvait-il bien y avoir d’écrit sur cette carte ?

Sandra surgit à l’angle du couloir. Elle découvrit un tableau digne des films d’horreur. Il y avait le corps de Gérard couché dans une position bizarre, agité par de légers frémissements et du sang partout, le tout entouré d’un silence morbide ; tout était figé, y compris le tueur qui regardait la prostituée en lui souriant l’arme à la main. Il lâcha la carte qui retomba à côté de la sacoche. Sandra portait un peignoir de bain blanc comme la neige et marchait pieds nus. Elle reconnut celui qui venait d’exécuter son client. Elle garda curieusement son calme devant l’horreur. Ce n’était qu’une impression. Son esprit était empli d’une peur monstrueuse qui la paralysait. Elle balbutia quelques mots empreints d’affolement.

— C’est toi… C’est toi ! Qu’est-ce que… tu as fait ? Non ! Tu as tué mon client ! Tu as tué mon client ! Tu ne vas pas…

— Je t’avais demandé de rester dans la douche ! J’espérais aussi que tu ne me reconnaîtrais pas ! Eh bien non, il a fallu que tu te réappliques ! Tu es au mauvais endroit au mauvais moment.

Le Berger allemand faisait un raffut sur le balcon.

Le tueur saisit Sandra par le col du peignoir. Elle tenta de lui résister en essayant de reculer, ce qui eut pour effet de voir le peignoir de bain glisser entre les gants du tueur et chuter à terre. Elle était nue dessous, belle et si fragile…

— Si c’est pas dommage de tuer une nana comme toi ! Je n’ai pas le choix. Je t’imagine en train de baver sur mon dos aux flics qui t’entendraient.

— Je ne dirai rien, je te le jure !

— Je ne veux pas prendre le risque.

Sandra se retourna et se mit à courir vers la salle à manger légèrement éclairée par une porte-fenêtre qui donnait sur le balcon.

— Tump ! Tump !

Elle poussa un cri et tomba devant la porte-fenêtre pendant que le chien de Gérard essuyait avec rage la vitre avec ses pattes avant. Le bras droit de la call-girl se déplaça légèrement vers sa tête, puis s’immobilisa. Une large tache de sang s’étala sur le carrelage. Le tueur s’avança, se pencha et posa deux doigts sur le cou de Sandra. Il mit du temps à constater son décès. Il voulait s’en assurer. Elle était bien morte. Il se leva et soupira en observant son regard. Celui-ci eut une soudaine réaction à laquelle il ne s’attendait pas. Des larmes inondaient les yeux vitreux de Sandra. Cette vision transperça son cœur sec comme un désert écrasé par le soleil, il lui semblait que ce fut le reproche et le regret que Sandra lui adressait avec le seul moyen qui lui restait, une dernière et vive pensée partie de son âme, transportée jusqu’à son regard dirigé vers l’éternel.

Il était un assassin implacable mais tuer une femme lui laissait toujours un peu de regret.

— Je suis désolé, Sandra. Je paierai tes obsèques, c’est promis.

Il alla dans le salon, prit l’oseille qui était sur la table basse et confirma ses dires.

— Pour les obsèques de Sandra…

Le tueur était en plus de déplaire d’une froideur extrême. Il ne ressentait aucune émotion et avait une générosité mortifère ! Il ne toucha à rien d’autre dans l’appartement, il voulait faire croire à un crime passionnel, l’œuvre d’un amant jaloux afin de balader les enquêteurs ! C’était une couleuvre difficile à avaler vu la technique très élaborée du tueur professionnel qu’il était.

Il alla dans le hall et aperçut sur le carrelage la carte qu’il avait lui-même expédiée au locataire. Il se baissa et la saisit en s’exclamant :

— Ouais ! C’est bien grâce à toi que je n’ai pas loupé mon rendez-vous avec ce chacal !

Il était écrit sur la carte : « Vous avez droit aujourd’hui à un passeport pour un corbillard ». Drôle de référence pour partir en enfer. Son réflexe fut de la déchirer, puis non, il la jeta sur le sol sans réfléchir. Exit le mobile du crime passionnel !

Il sortit de l’appartement après avoir évité les endroits où il y avait du sang et poussa la porte qui se ferma en mode sécurité. Le chien qui avait senti l’odeur du sang et celle de la mort aboyait à tout rompre. C’était hallucinant. L’homme s’affola :

— Je vais le buter ce clébard, je ne le supporte plus.

Il poussa la porte de l’appartement, en vain.

— Merde ! Elle s’est verrouillée. Il me faut partir au plus vite.

Il remonta sur le toit de l’immeuble, se débarrassa de son déguisement et remit ses habits, reprenant ainsi son apparence antérieure. Il dévissa ensuite le silencieux et le plaça dans la poche supérieure de son manteau, son arme de poing retrouvant elle, sa place dans la poche droite de son manteau. Il s’assura que Vuadens n’était pas gêné pour respirer avec le ruban adhésif collé sur sa bouche. Cela paraissait étrange de voir un tueur agir de la sorte, de s’inquiéter de la vie d’un homme. Avait-il de la sympathie envers les postiers ? Il murmura :

— Vuadens, je tiens à ce que tu t’en sortes sans dommages. Mon oncle et mon père, qui étaient facteurs, peuvent être fiers de moi, je t’ai épargné.

Le tueur voulut mettre un point d’honneur en quittant les lieux par où il était venu. Il prit l’ascenseur et appuya sur le bouton « Rez-de-chaussée ». Arrivé en bas, il ouvrit la porte vitrée de l’ascenseur, se dirigea vers l’appartement du gardien et appuya sur la sonnette.

Gibert apparut devant lui.

— Ah, c’est vous ?

— Oui. Je tenais à vous remercier pour votre accueil. Vous m’avez facilité les choses, vous savez !

— C’est mon travail monsieur. Ça s’est passé comme vous le vouliez ?

— Oui. Le contrat a bien été exécuté.

— Je n’ai pas vu le facteur. Le chien de monsieur Gérard aboie depuis un moment.

— Le facteur ? Je viens de le quitter. Monsieur Gérard a mis son chien sur le balcon, c’est pour ça qu’il aboie.

— Ah, oui, il aboie quand il est sur le balcon ! Je n’ai pas vu sortir Vuadens. J’avais quelque chose à lui demander.

— Cela se fera, demain ou après-demain !

— Oui, ce n’est pas urgent ! répondit le gardien d’immeuble à une galaxie de la vérité.

— Encore merci et au revoir, monsieur !

— Aurevoir inspecteur, tout le plaisir a été pour moi.

Une fois dans l’allée bordée de marronniers, le tueur passa devant le bar pour rejoindre sa Frégate. Deux hommes sortirent d’une traction noire et l’interpellèrent.

— Eh, vous le petit malin, d’où vous sortez ? Venez ici !

Blanchard et Morel, de retour au bar, avaient entretemps vérifié la crédibilité de la carte d’inspecteur de la poste que le petit malin leur avait présentée, laquelle s’avérait être fausse.

Le réflexe d’un tueur aux abois est d’utiliser son arme de poing avant de discuter. Ce qu’il fit en visant Blanchard.

— Restez où vous êtes ! Ne jouez pas aux justiciers ! Laissez-moi partir et tout ira bien !

Morel se saisit de son arme en s’abritant derrière un marronnier. Il avait senti le danger, mais pas son collègue planté au milieu de la chaussée, lequel apparemment pas habitué à ce genre de situation interpellait le tueur.

— Lâche ton arme ! Lève les bras et mets-toi à genoux !

— Blanchard, il ne plaisante pas, abritez-vous ! cria Morel.

Un coup de feu partit. Il claqua et résonna jusque dans les rues voisines, dans les rues Saint-Amand, Labrousse, Rosenwald, Santos Dumont…

L’inspecteur Blanchard s’écroula sur le bitume en criant.

— Ah…, ce salaud m’a touché !

Morel tira deux fois en l’air pour impressionner le tueur. Il ne pouvait l’ajuster sans risquer de toucher l’un des passants qui se trouvaient sur le trottoir d’en face et ceux qui étaient pris par leurs occupations professionnelles ; il y avait trois cheminots et deux postiers qui discutaient, un garçon boucher qui nettoyait la vitrine de la boucherie, le boulanger qui chargeait des paniers de pain dans une Renault Juvaquatre Fourgonnette et un vendeur de journaux à la criée. Paralysées par la peur, ces huit personnes étaient restées sur place. Les passants eux, emportés par leur élan allaient dans tous les sens en hésitant et sans réfléchir, c’était l’incompréhension et les questionnements qui leur faisaient faire n’importe quoi : d’où provenaient les tirs et qui était visé ? Pour Morel, ce n’était pas le moment de commettre une bavure en touchant l’un d’eux !

Le tueur tira deux nouvelles balles au jugé. La première ricocha sur le goudron et se ficha dans le tronc d’un marronnier, mais la seconde traversa la jambe du livreur de journaux qui hurla de douleur en s’écroulant sur le trottoir. La rue fut presque entièrement désertée après les deux derniers coups de feu, il ne restait que les personnes qui s’étaient allongées sur le sol.

Le tireur fou n’avait cure du bordel qu’il avait foutu. Il regagna sa voiture en courant, s’y engouffra dedans et après avoir desserré le frein à main situé à la gauche du volant la lança à vive allure. La Frégate version Luxe Amiral traversa à tombeau ouvert le feu rouge qui séparait l’allée de la rue de Vouillé, à un croisement particulièrement dangereux ; ce fut d’ailleurs pour cette raison que son conducteur alluma les phares et actionna à plusieurs reprises son cerclo-avertisseur. Les quatre feux tricolores qui s’y trouvaient étaient de la nouvelle génération et avaient été choisis pour leur conspicuité et auxquels s’ajoutaient les flèches directionnelles et les figurines piétons. La voiture folle disparut ensuite en évitant de très peu une Citroën Déesse 19.

Morel porta secours à son collègue. Le vendeur de journaux touché semblait mort. Blanchard avait reçu un projectile à l’épaule gauche. Il gémissait et perdait beaucoup de sang. Le jeune inspecteur sortit un mouchoir de sa poche et fit une compression sur l’entrée de la balle. Il cria à la jeune Barmaid qui était sortie pour porter secours au passant couché sur le sol.

— C’en est où ? Il est comment le vendeur de journaux ?

— Il est blessé à une jambe !

Morel cria au patron du bar qui le regardait :

— Allez téléphoner aux pompiers, c’est urgent ! Mon collègue est blessé ! Bougez-vous !

Le patron du bar obtempéra.

Une demi-heure plus tard, bien après l’arrivée d’une dizaine de gardiens de la paix et de deux inspecteurs pour marquer le secteur et interroger les riverains, Blanchard et le livreur de journaux étaient brancardés et installés dans une ambulance. Le médecin rassura Morel concernant son collègue.

— Celui qui a été blessé à la jambe va s’en tirer. Votre collègue aussi mais il ne reprendra son service que dans environ deux mois.

— Deux mois ? Mais c’est long ! Il reprendra sans doute son service dans son commissariat d’origine!

— Nous devons l’opérer en urgence, après ça une convalescence d’environ deux mois sera nécessaire.

— Je passerai le voir demain à l’hôpital. Vous et votre équipe de soins, nous vous remercions pour votre rapide intervention.

— Cela fait partie de notre métier, inspecteur ! Vous allez avoir beaucoup à faire avec cette sale histoire de coups de feu !

— Je pense la même chose que vous.

— Bon courage à vous et à vos collègues ! À demain peut-être !

Le médecin monta dans l’ambulance qui démarra aussitôt.

Les gardiens de la paix finissaient de placer des barrières et marquaient le lieu où s’étaient produits les coups de feu. L’un d’eux s’approcha de Morel et lui rendit compte des renseignements demandés auprès des riverains.

— Désolé, inspecteur ! Personne n’a rien vu et rien entendu dans le quartier, ni dans le bar, et personne n’a vu d’où sortait l’individu à la gâchette facile.

— Ne soyez pas désolé, je m’en doutais un peu. C’est fou ce que les gens sont sourds et aveugles ! Nous irons voir le patron du bar demain, nous en tirerons peut-être quelque chose en insistant !

Pendant ce temps, dans le parking souterrain d’un immeuble près du Quai Louis Blériot dans le seizième arrondissement de Paris, le tueur finissait d’abaisser le portail de son garage. Il y eut ce grincement de métal rouillé avec lequel il avait du mal à s’habituer, tout comme l’incurable faiblesse de la lumière de l’ampoule qui éclairait la surface réduite occupée en majeure partie par la Frégate. Il ouvrit le coffre et observa la mallette noire qui était fixée avec deux tendeurs à gauche à côté de la roue de secours. Il s’installa ensuite sur le rebord du coffre assez vaste et très facile d’accès. Il ressentait apparemment le besoin de récupérer de ses actions abominables. Il posa une Camel au bord de ses lèvres, l’alluma et ouvrit une cannette de bière. Il prit le temps de fumer et de boire, après quoi il ouvrit la mallette, sortit son pistoletSmith & Wesson et son silencieux de son manteau et les rangea à leur place dans le fond de la mallette qui contenait tout un arsenal. Il y avait le Smith & Wesson et son silencieux qu’il venait d’y déposer, une boîte de munitions et une autre d’entretien, un pistolet d’abattage, une grenade offensive, une dague à lame effilée, un poing américain dentelé « Oreilles de chat », un Rampuri avec sa lame tranchante de neuf pouces de type « Switchblade », et une perruque châtain clair dans un sachet plastique. Il recouvrit tout ça avec la mousse de calage, découvrant le côté supérieur également bien achalandé : il y avait deux flacons, l’un contenant un produit anesthésiant puissant et l’autre un poison, deux seringues et quatre aiguilles, trois capsules grises contenant probablement du poison, une fausse barbe, une fausse moustache, une seconde perruque, brune celle-ci, deux paires de gants très fins et deux paires de lunettes.

Il referma la mallette et passa la chaînette de sécurité autour de son poignet gauche. Il se releva, referma le coffre et rejoignit l’ascenseur qui était à quelques mètres de lui.

Blanchard et Morel, qui étaient revenus uniquement pour tenter de l’identifier en obtenant des témoignages, ignoraient qu’il venait de procéder à deux exécutions dans l’immeuble de la rue de Vouillé. Quand ces homicides allaient-ils être découverts ? Après l’alerte de la disparition du facteur ? Grâce aux témoignages du gardien de l’immeuble qui a eu à faire au tueur ? Par le patron du bar qui l’a reçu et lui a servi son café ? Les deux inspecteurs du commissariat du quinzième arrondissement de Paris auraient eu la bonne inspiration s’ils avaient fouillé de fond en comble l’immeuble en question, encore fallait-il qu’ils aient eu un témoignage crédible sur l’entrée et la sortie du tireur fou dudit immeuble. L’enquête elle, venait à peine de commencer. Il était onze heures ce 23 novembre, l’heure d’embarquement pour le lendemain 24 de Jaspar et d’Élisabeth sur le France pour une croisière de tous les dangers.