Les fils de l'homme au coeur de pierre - Mór Jókai - E-Book
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Les fils de l'homme au coeur de pierre E-Book

Mór Jókai

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Beschreibung

Dans 'Les fils de l'homme au cœur de pierre', Mór Jókai dépeint avec une plume lyrique et évocatrice des aventures passionnantes au cœur de la Hongrie du XIXe siècle, entrelaçant romantisme et réalisme social. Le récit suit la vie de protagonistes confrontés à des dilemmes moraux et à la cruauté du destin. À travers des descriptions vivantes, Jókai explore les tensions entre l'individu, l'amour et la société, tout en dépeignant des paysages pittoresques et une riche culture hongroise. Son style, empreint de digressions philosophiques, offre au lecteur une réflexion sur la condition humaine, tout en le plongeant dans un contexte historique tumultueux, marqué par les luttes nationales. Mór Jókai, figure emblématique de la littérature hongroise, a été un fervent nationalist et un acteur de la vie politique de son temps, ce qui a profondément influencé son œuvre. Les thèmes de l'identité nationale et de l'amour, souvent mêlés à des références à la mythologie hongroise, témoignent de son engagement. Son vécu et son activisme social lui ont permis d'explorer les failles de la société, et 'Les fils de l'homme au cœur de pierre' se veut une critique de la dureté des cœurs humains dans un monde impitoyable. Je recommande vivement ce roman à tout lecteur avide de récits riches en émotions et en réflexions. La profondeur des personnages et la beauté de l'écriture font de cette œuvre un incontournable pour ceux qui s'intéressent à la littérature hongroise et aux explorations psychologiques des âmes humaines, défiant ainsi le lecteur à interroger ses propres valeurs.

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Mór Jókai

Les fils de l'homme au coeur de pierre

Publié par Good Press, 2022
EAN 4064066319700

Table des matières

AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
LES FILS DE L’HOMME AU CŒUR DE PIERRE
I SOIXANTE MINUTES!
II LA PRIÈRE DES FUNÉRAILLES.
III ZÉBULON TALLÉROSSY.
IV DEUX BONS AMIS.
V LES DEUX AUTRES.
VI NOUVELLES FIGURES.
VII LE BACKFISCH.
VIII LE MARCHAND DE BRIC-A-BRAC.
IX DEUX CŒURS DE FEMME.
X LES MOTS SOULIGNÉS.
XI LE JOUR DES FIANÇAILLES.
XII LE PREMIER DEGRÉ QUI CONDUIT A CETTE HAUTEUR.
XII LES JOURNÉES DE MARS.
XIV LE REVERS DE LA MÉDAILLE.
XV CELLES QUI SAVENT AIMER.
XVI LE COUCHER DU SOLEIL COULEUR DE SANG.
XVII LE TROISIÈME.
XVIII L’EAU DEVANT, LE FEU DERRIÈRE.
DEUXIÈME PARTIE
I UNE ARMÉE NATIONALE.
II LE COMMISSAIRE DES PAILLES.
III CE QUE COUTA LA PREMIERE LEÇON.
IV LE BETYAR.
V DANS LA FORÊT DU ROI.
VI L’HÉRITAGE DE L’ENNEMI MOURANT.
VII UNE IDYLLE AU MILIEU DES BATAILLES. LA SCÈNE CHANGE.
VIII CLAIR DE LUNE.
IX TÉNÈBRES.
X ADAM MINDENVARO.
XI NUL NE PEUT ÉCHAPPER A SON SORT.
XII UN CAVALIER SOLITAIRE.
XIII COMBAT DE GÉANTS.
XIV LE ZÉNITH.
XV UN ÊTRE ABANDONNÉ.
XVI EPHIALTÈS.
XVII DE BONS VIEUX AMIS.
XVIII NADIR.
XIX UNE LETTRE QU’ON NE MONTRE PAS.
XX CELUI QUE LE LECTEUR NE CONNAISSAIT PAS ENCORE.
XXI UNE MISSIVE D’OUTRE-TOMBE.
XXII DEVANT L’HOMME AU CŒUR DE PIERRE.
XXIII LE TÉLÉGRAPHE DES PRISONS.
XXIV LE PREMIER COUP DE POIGNARD.
XXV LE JOUR DES NÉVRALGIES.
XXVI LE POIGNARD ÉMOUSSÉ.
XXVII LA RÉPONSE DE «L’HOMME AU CŒUR DE PIERRE.»
XXVIII LA DEMANDE EN MARIAGE.
XXIX L’ORIGINE DU MAL.
XXX VINGT ANS PLUS TARD.

AVANT-PROPOSDU TRADUCTEUR

Table des matières

Il y a, dans l’histoire des peuples, de ces moments suprêmes où toutes les facultés de la nation sont réveillées et mises en jeu de ces moments où le génie national s’affirme avec éclat, en revendiquant pour le peuple son droit à la vie. Telle est, pour les Magyars, l’année1848.

La Hongrie avait montré son héroïsme à l’Europe lorsque, de concert avec la Pologne, elle avait sauvé, il y a plusieurs siècles, le monde civilisé de l’invasion des Tartares et des Turcs. Mais ensuite le pays, affaibli par cette lutte gigantesque, tomba en1526dans les filets de l’Autriche, et son développement fut comme arrêté.

Il y eut des soulèvements partiels sous les Bocskay, les Rakoczy, les Bethlen, d’immortelle mémoire, mais ils n’eurent aucun résultat: les empereurs d’Autriche, pressés par le danger, accordaient quelques réformes qu’ils s’empressaient de retirer dès que la paix était rétablie.–Le dernier soulèvement eut lieu en .1825: les. Hongrois réclamèrent, de tous les côtés à la fois, leurs lois et leurs libertés que, depuis1526, tous les empereurs avaient juré de respecter et qu’ils avaient tous violés. Enfin, vers1847, lorsque l’Europe commença à s’agiter, la nation tout entière voulut obtenir des réformes. Les propriétaires, entraînés par la parole ardente de Louis Kossuth, cet éloquent Washington de la Hongrie, et gagnés par un généreux enthousiasme révolutionnaire, comme la noblesse française dans la nuit du4août, abolirent d’eux-mêmes les corvées, et, non contents de libérer les paysans, leur distribuèrent gratuitement la terre.

L’Autriche continua cependant à résister aux vœux du pays, et la population de Pesth, poussée à bout, se souleva le15mars1848, deux jours après la révolution de Vienne. L’empereur, pressé de toutes parts, accorda enfin une constitution à la Hongrie, et l’on nomma un ministère national. Mais, aussitôt, la Cour souleva secrètement, à force d’or et d’intrigues, neuf nationalités différentes établies en Hongrie: les Raciens, les Croates, les Serbes, les Valaques, les Esclavons, les Saxons, etc. Alors la nation, menacée de périr, se leva tout entière. Le 14avril1849, l’indépendance de la Hongrie fut solennellement proclamée. L’Autriche, aux abois, appela la Russie à son aide. La Hongrie résista encore héroïquement, et, pour tomber, il fallut qu’elle eut un traître dans son sein. Elle fut vaincue, mais elle avait gagné la foi en elle-même.

Pendant la courte durée de son indépendance, le pays, malgré ces luttes surhumaines, s’était transformé: des fabriques avaient été élevées de tous côtés, des écoles s’étaient ouvertes. Des poëtes immortels avaient surgi tout à coup: les Petofi, les Arany, les Vörosmarty, les Tompa, et tant d’autres. Toute une littérature nouvelle et patriotique avait pris naissance.

Maurice Jokaï, conteur plein de verve, appartient à cette génération des écrivains de la révolution. C’est lui qui consola le peuple Hongrois pendant les longues années de deuil, de1850à1867! Ses nombreux romans et son théâtre rappelaient à la nation, et rappelaient avec l’autorité du talent, ses anciennes gloires, ses héroïsmes, sa grandeur. La popularité de l’écrivain fut immense. Nous avons choisi, parmi ses romans, celui où Maurice Jokaï retrace avec âme quelques épisodes de cette mémorable révolution à laquelle il a pris part.

L’action s’ouvre peu de temps avant1848. Le château et le village imaginaires où commence ce récit sont situés au milieu d’une plaine que terminent, à l’est, les montagnes de la Transylvanie, et, à l’ouest, celles de Bude.

Cette plaine riche et fertile est arrosée par le Danube et la Tisza. C’est cette Puszta magyare où le vent fait onduler, dans des champs à perte de vue, les épis dorés du blé et du maïs. Là aussi paissent, dans des prairies sans fin, de grands troupeaux de bœufs aux cornes gigantesques. C’est le pays des mirages!.

Nous nous sommes efforcé de laisser à ce remarquable ouvrage toute son originalité et sa couleur locale.

Palfalva (Hongrie), ce15septembre1879.

A MADAME COLOMAN DE TISZA

NÉE COMTESSE DEGENFELD,

A la personnification vivante de la véritable hongroise, au type idéal qui a inspiré l’auteur de ce roman,

A la patriote, qui est aussi la poésie et la providence du foyer,

CETTE TRADUCTION EST DÉDIÉE EN TÉMOIGNAGE

D’AFFECTUEUSE ADMIRATION.

A. DE G.-T.

LES FILSDEL’HOMME AU CŒUR DE PIERRE

Table des matières

ISOIXANTE MINUTES!

Table des matières

Le noble convive portait un toast. Il en était au milieu de son discours et élevait sa coupe remplie de champagne; l’enthousiasme se peignait sur son visage un peu trop échauffé. Les autres invités, qui formaient la plus brillante réunion qu’on puisse imaginer, attendaient le moment de saisir leur verre pour le vider en l’honneur de leur hôte. Les laquais empressés versaient le «vin généreux.» Un peu en arrière, les czigany (tziganes) fixaient leurs yeux ardents sur l’orateur, afin d’attaquer la note au moment où il cesserait de parler et de couvrir par leurs accords bruyants le joyeux cliquetis des verres. Tout à coup, le médecin de la famille, qui était entré sans bruit dans la salle, s’approcha de la maîtresse de la maison, et lui dit quelques mots à l’oreille. Elle se leva aussitôt et quitta précipitamment la salle, sans même songer à s’excuser auprès de ses voisins de cette brusque sortie.

Cependant le toast commencé s’achevait:

«A la gloire de ce grand patriote, de notre maître à tous!–notre lumière, notre orgueil,–qui, quoique absent, est présent dans tous les cœurs!–Que Dieu lui accorde de nombreuses années!»

La fanfare éclata, les verres se heurtaient avec enthousiasme.

–. Vivat! Vivat! criait-on de toutes parts. Puisse-t-il vivre cent ans!

A qui souhaitait-on une si longue vie?–A l’illustrissime seigneur Kazimir, baron de Baradlay, chevalier de l’ordre de la Clef et de l’Eperon d’or, possesseur d’immenses domaines, de villages, de villes, directeur général de l’opinion publique de toute la contrée, en un mot, au véritable Grand-Lama.

C’est lui qui, depuis quelques jours, avait rassemblé dans son château tous ces hommes plus ou moins influents, pour débattre en commun le programme à suivre, l’attitude à prendre dans les affaires publiques, et ce festin était le couronnement d’une œuvre menée à bonne fin.

Malheureusement, le roi de la fête était absent, et sa femme, la baronne de Baradlay, présidait seule au joyeux banquet.

Le toast achevé, on s’aperçut que celle à qui il était adressé avait disparu. Les laquais, interrogés, répondirent que le médecin était venu parler à leur maîtresse et que celle-ci avait immédiatement quitté la table.

–Que peut donc avoir notre ami Baradlay? hasardèrent quelques-uns.

–Notre illustre seigneur et maître, s’empressa de dire Bencze de Rideghvary, qui remplissait l’office d’administrateur, est en proie à ses douleurs accoutumées.

Les plus intimes se tournèrent alors vers ceux qui n’étaient pas au courant, et leur confièrent tout bas que le baron de Baradlay était atteint, depuis longtemps, d’une ossification du cœur, qui parfois lui occasionnait d’atroces souffrances, mais que, néanmoins, il pourrait bien vivre encore une dizaine d’années.

Sur ce, la gaîté reprit de plus belle.

Or, voici les quelques mots que le docteur avait dits à l’oreille de la châtelaine:

«Il n’a plus que soixante minutes à vivre!»

La baronne était devenue plus pâle que de coutume, mais personne ne s’en était aperçu.

Dès qu’elle eut quitté la salle, elle saisit les mains du docteur:

–Est-ce vrai? lui dit-elle.

Le docteur fit un signe affirmatif, et, arrivé dansa troisième salle, où le bruit du festin ne parvenait pas, il répéta:

–Il n’a plus que soixante minutes à vivre, et il désire vous parler. Il a fait éloigner tout le monde. Veuillez entrer chez lui. Mes soins lui sont désormais inutiles.

Puis il s’éloigna lentement et laissa la pauvre femme continuer seule son chemin.

Elle entra vivement dans la quatrième salle: on y voyait, accrochés au mur et superbement encadrés, les portraits de grandeur naturelle du maître et de la maîtresse de la maison, dans leurs riches habits de mariés. En passant devant ces portraits, la pauvre femme aux joues pâles cacha sa tête dans ses mains. Les sanglots la suffoquaient,–et il lui était défendu de pleurer! Il lui fallut une demi-minute pour se vaincre, c’était une demi-minute volée aux soixante dernières minutes du mourant: elle aurait à en répondre!

Elle s’arma donc de courage, passa par la bibliothèque et entra dans la chambre où le malade comptait, les derniers instants de sa dernière heure.

Là se trouvait cet homme, dont le cœur s’était changé en pierre, au moral comme au physique. Il était sur son séant, soutenu par une innombrable quantité de coussins, les traits calmes et dignes comme s’il avait voulu poser résolûment en face de ce grand artiste: la Mort.

Sa femme s’avança vers lui rapidement.

–Je vous ai attendue! dit-il d’un ton de reproche.

–Je suis venue aussitôt, répondit la pauvre femme en s’excusant.

–Vous vous êtes arrêtée pour pleurer, et vous savez pourtant que mon temps est compté!

La malheureuse femme se mordit les lèvres.

–Allons, Marie, point de faiblesse! continua le malade de plus en plus froidement. C’est l’arrêt de la nature. Dans soixante minutes je serai une masse inerte. Le docteur l’a annoncé.–Nos convives se divertissent-ils bien?

Elle répondit en inclinant la tête.

–Qu’ils continuent! Ne permettez pas qu’ils se dispersent. Ils sont venus à la Conférence: qu’ils restent pour mes funérailles. Il y a longtemps que j’en ai réglé toute la pompe. Des deux cercueils, vous choisirez pour moi celui qui est en marbre noir. On y posera mon sabre à ornements de platine. Ce sont les élèves de l’école de Debreczin qui chanteront les chants funèbres, point de musique d’opéra, nos vieux cantiques seulement. Le doyen prononcera son discours ici, dans la maison mortuaire, et l’évêque fera le sien à l’église. Le pasteur du village se contentera d’une simple prière devant mon tombeau. M’avez-vous compris?

Elle regardait fixement devant elle.

–Je vous en prie, Marie, continua-t-il. Jamais je ne pourrai répéter ce que je vous dis en ce moment. Veuillez vous asseoir à cette petite table, près de mon lit; écrivez ce que je viens de dire et ce que je vais dire encore.

Elle obéit silencieusement. Il continua:

–Vous avez toujours été une épouse soumise et fidèle. Vous avez toujours accompli toutes mes volontés. Pendant une heure encore je suis votre maître. Mais ce que je vais vous dire pendant cette heure, toute votre vie il faudra vous le rappeler!–Je veux rester votre maître, même après ma mort. Un maître inexorable. Ah! j’étouffe; donnez-moi quelques gouttes de ce cordial.

La pauvre femme lui versa les gouttes dans une petite cuiller d’or.

Il put parler plus facilement.

–Ecrivez mes dernières volontés. et que nul autre que vous ne les connaisse. J’ai accompli une grande œuvre qui ne doit pas périr avec moi. Quand même tout changerait autour de nous, je veux que ce coin de terre, qui est à nous, reste immuable. Quelques-uns sont capables de me comprendre, mais bien peu savent agir, et presque personne ne l’ose. Écrivez bien chacune de mes paroles.

Elle écrivait eu silence.

–J’ai trois fils, qui doivent continuer mon œuvre. Mais ils sont encore trop jeunes; il leur faut d’abord recevoir les leçons de la vie. Jusque-là il vous sera défendu de les voir. Ne soupirez pas. Ils sont assez grands pour savoir marcher seuls. Mon fils aîné, Odon, doit rester à la cour de Saint-Pétersbourg. Il n’est encore que secrétaire d’ambassade, mais il est appelé à une haute destinée. La Russie est une bonne école pour lui. La nature l’a gratifié de trop d’enthousiasme. Cela ne vaut rien, il en guérira là-bas. Il apprendra à connaître la valeur réelle des hommes, son cœur s’endurcira, et, lorsqu’il reviendra, il pourra saisir d’une main ferme le gouvernail que je suis forcé d’abandonner. Ayez soin de lui envoyer assez d’argent pour qu’il puisse toujours rivaliser de luxe avec les jeunes gens les plus à la mode. Laissez-le boire jusqu’à la lie la coupe des voluptés: rien ne rend sceptique et indifférent comme l’abus des plaisirs.

Le malade regarda l’heure, il devait se hâter, il avait tant à dire encore!

–Cette jeune fille, continua-t-il plus bas, cette jeune fille pour laquelle j’ai dû l’expatrier, tâchez de la marier; ne reculez devant aucun sacrifice. Il ne manque pas d’hommes qui soient dignes d’elle: quant à la fortune, vous y pourvoirez. Si la jeune fille refuse et s’obstine, il faut faire en sorte que son père soit déplacé et nommé en Transylvanie. Nos amis vous y aideront. Jusque-là Odon ne doit pas revenir, à moins qu’il ne se marie. Il n’y a rien à craindre pour lui en Russie. Une seule fois, un Czar a épousé la fille d’un pope; mais c’était un Czar.

Mon second fils, Richard, restera encore un mois dans la garde impériale; mais ce n’est pas une carrière, ce n’est qu’un début. Il faudra qu’il entre dans la cavalerie, il y servira un an et tâchera de se faire recevoir dans l’état-major. L’habileté, la fidélité et le courage sont les trois degrés par lesquels on arrive à toutes les dignités. Que mon fils se fraye son chemin lui-même, et qu’il jette de l’éclat sur toute la famille. Il ne doit jamais se marier. Une femme ne serait qu’un empêchement dans sa carrière. Sa tâche est de pousser ses frères. Quelle admirable recommandation qu’un frère «mort au champ de bataille!.»–Marie, vous n’écrivez plus? Vous pleurez? Ne soyez pas faible en ce moment, je vous en conjure. Je n’ai plus que quarante minutes, et j’ai tant à dire.

Marie se remit à écrire.

–Mon troisième fils, le plus jeune, Jeno, qui est mon préféré,–quoiqu’il n’en sache rien et que je l’aie traité aussi rudement que les autres,–doit rester à Vienne et continuer à servir dans son administration. Qu’il s’élève peu à peu, par ses propres efforts. Cette lutte avec la fortune le rendra souple, intelligent et adroit. Qu’il apprenne à se faire aimer de ceux qu’il doit employer un jour à sa propre élévation. Il ne faut lui venir en aide en rien, il doit apprendre à se servir d’autrui; c’est ainsi qu’il finira par connaître la valeur individuelle des autres. Il faut attiser en lui l’ambition, il faut le pousser à se lier avec des hommes puissants ou de naissance illustre, et à renoncer à toute rêverie poétique.

L’altération excessive des traits du moribond montrait combien il devait souffrir pendant qu’il parlait. Il se tut un instant, puis, domptant la douleur, il poursuivit:

–Trois colonnes de cette force suffiront pour soutenir l’édifice que j’ai commencé: un diplomate, un soldat, un haut fonctionnaire. Ah! que n’ai-je pu la continuer, cette œuvre, jusqu’à ce qu’ils aient été assez forts pour venir prendre leurs places!. Marie, ma femme, Madame de Baradlay! je vous prie, je vous ordonne, je vous adjure, de remplir fidèlement la tâche que je vous laisse! Chaque atome de mon être lutte contre la mort; mais, à ce moment suprême, il m’importe peu que ce qui, en moi, n’est que poussière, redevienne poussière. Ce n’est pas la peur de la mort qui fait perler cette sueur froide sur mon front, c’est la crainte d’avoir travaillé en vain. L’ouvrage d’un quart de siècle serait anéanti! Des rêveurs enthousiastes jettent le diamant dans le feu, sans réfléchir qu’il s’y décomposera en ses vils éléments et perdra toute sa valeur. Ce diamant, c’est notre noblesse hongroise de huit cents ans, qui seule vivifie toute la nation, étant le talisman secret de notre existence nationale! Voilà ce qu’on veut anéantir, emporté par des rêves insensés. Ah! Marie, si vous saviez ce que souffre mon cœur, mon cœur de pierre. Non, ne me donnez pas de remède, c’est inutile. Mais placez-là, devant moi, les portraits de mes fils; leur vue me soulagera.

Mme de Baradlay mit les trois miniatures, encadrées ensemble, devant son mari, qui les regarda longuement l’une après l’autre, et semblait, en les regardant, oublier ses souffrances. Il posa sa main décharnée sur le portrait de l’aîné de ses fils et murmura:

–Je crois que c’est celui-ci qui me ressemble le plus.

Puis, repoussant les miniatures, il ajouta froidement:

–Point d’attendrissement: le temps est court. Dans quelques instants, j’aurai abandonné à mes fils ce que j’ai reçu de mes aïeux. Que Nemesdomb reste toujours le foyer de mes principes. Vous ne quitterez pas ce château après ma mort.

Marie cessa d’écrire et regarda le malade avec étonnement.

–Vous paraissez interdite, continua celui-ci. Vous vous demandez en quoi une faible femme, une veuve, peut aider à une œuvre sous laquelle l’homme le plus fort succomberait? Je vais vous le dire. Six semaines après ma mort, vous vous remarierez.

La pauvre femme laissa échapper sa plume.

–Je le veux! continua-t il sévèrement. J’ai même choisi d’avance celui que vous épouserez. C’est Bencze de Rideghvary.

A ces mots, la malheureuse, impuissante à se contenir davantage, quitta la table, et, se jetant à genoux près du lit de son mari, lui saisit la main qu’elle arrosa de ses larmes.

L’homme au cœur de pierre ferma les yeux et demanda conseil aux ténèbres; puis, raffermi de nouveau, il reprit:

–Cessez, Marie, le temps manque pour les pleurs. J’arrive à la fin. Ce que j’ai dit doit être! Vous êtes jeune encore, vous n’avez que quarante ans; vous êtes belle, et vous le serez toujours. Il y a vingt-cinq ans, lorsque je vous ai épousée, vous ne me paraissiez pas plus belle qu’en ce moment. Vous êtes belle comme vous êtes douce et bonne; je vous ai beaucoup aimée, vous le savez bien. Dans la première année de notre union, mon fils Odon est venu au monde; dans la seconde année nous avons eu mon second lils, Richard, et enfin, dans la troisième, le dernier de mes fils, Jeno, nous est né. Alors Dieu m’envoya cette cruelle maladie, et les médecins me déclarèrent que j’étais fiancé à la mort. Un seul baiser de vous m’aurait tué. Et je meurs lentement à vos côtés depuis vingt ans.

Depuis vingt ans vous avez été la garde-malade d’un mourant. Et j’ai eu le courage de traîner cette existence déplorable, car une idée me soutenait, qui me donnait une force surnaturelle. J’ai vécu, sachant me priver de tout bonheur, de toute jouissance. J’ai renoncé à tout ce qui fait battre le cœur de l’homme. J’ai dit adieu aux rêves, à la poésie, à tout ce qu’aime la jeunesse; je suis devenu froid, calculateur, impénétrable. Je n’ai vécu que pour l’avenir,–pour un avenir qui doit être l’éternité du passé. C’est dans cet esprit que j’ai élevé mes trois fils. C’est par là que j’immortalise mon nom. Ce nom est maudit dans le présent, mais il sera béni un jour! C’est pour ce nom que vous avez tant souffert.–Vous devez être heureuse encore.

La pauvre femme, sanglotant, voulut protester.

–Je le veux! dit aussitôt le malade en retirant sa main. Retournez à votre table et écrivez encore ma volonté suprême.–Ma femme épousera, six semaines après ma mort, Bencze de Rideghvary, qui est le plus digne de me succéder. Ainsi, je meurs tranquille. Avez-vous tout écrit, Marie?

Celle-ci gardait un morne silence.

–L’heure touche à sa fin, dit le malade, d’une voix saccadée, mais je ne mourrai pas tout entier! Posez votre main sur la mienne, et restez ainsi jusqu’à ce que vous sentiez le froid do la mort. Point d’attendrissement,–point de larmes,–encore un peu de fermeté. Nous ne nous dirons pas adieu, car mon âme restera près de vous et ne vous quittera jamais. Tous les soirs elle viendra vous demander compte de la manière dont vous aurez rempli mes dernières volontés.

Mme de Baradlay était toute tremblante, tandis que son mari, prenant tranquillement sa main et la posant sur la sienne, ajouta d’une voix entrecoupée:

–Tout est fini. le docteur avait raison, je ne souffre plus. Tout devient obscur, je ne vois plus que les portraits de mes fils. Tu t’approches déjà, ombre noire. Arrête! Encore quelques instants!. J’ai un dernier mot à dire!.

Mais la mort n’attend point:–elle ne permit pas à «l’homme au cœur de pierre» d’achever, et, l’étreignant avec force, elle lui fit sentir sa toute-puissance. Alors le baron de Baradlay ferma les yeux, et, n’essayant plus de lutter, il expira sans proférer une plainte.

Sa femme, voyant que tout était fini, se jeta à genoux près de la table, et, saisissant le papier sur lequel elle venait d’écrire, elle s’écria avec ferveur:

–Ecoute-moi, grand Dieu! Reçois cette âme égarée avec autant de miséricorde et de bonté que je mettrai d’énergie et de volonté à ne pas accomplir un seul de ces ordres impies! Je jure ici, devant toi, de faire en toute chose le contraire de ce qui vient de m’être imposé! Viens à mon aide, Dieu puissant!

Un cri effroyable, un cri surhumain, fit tressaillir Mme de Baradlay. Elle jeta les yeux avec épouvante vers e lit, et elle vit les lèvres du mort entr’ouvertes, sa main droite étendue, ses yeux fixes.

Peut-être, avant de quitter ce séjour, cette âme de fer avait-elle entendu le terrible serment de révolte de la pauvre femme, et ce cri était-il une protestation suprême?

IILA PRIÈRE DES FUNÉRAILLES.

Table des matières

Les funérailles n’eurent lieu que huit jours après. Pendant ce temps, l’homme au cœur de pierre fut embaumé et exposé aux regards des curieux. Il fallait bien accorder quelques jours à tous les amis qui devaient arriver des environs, puis aux ecclésiastiques qui avaient à préparer leurs pompeux discours.

Je ne décrirai pas le service funèbre. Toutes ces cérémonies se ressemblent plus ou moins. Je dirai seulement que les discours furent fort longs et que la baronne de Baradlay pleura tout le temps, comme une pauvre veuve qui vient de perdre son soutien.

–Elle peut au moins laisser couler ses larmes en liberté, dit un des invités à l’oreille de son voisin. Pendant qu’il vivait, cela ne lui était pas permis.

–Il est vrai, le défunt n’a pas été tendre, répliqua l’autre. Il ne souffrait pas une larme, même d’une femme.

–Elle a dû être bien malheureuse!

–Je suis payé pour le savoir.

–Vous avez été l’ami intime de la famille?

–Le plus intime, répondit celui-ci, haut fonctionnaire très influent.

–Mais voyez donc, Mme de Baradlay est encore fort belle.

–Elle a été conservée dans de la glace.

–Je ne crois pas qu’elle reste veuve plus d’une année.

Le haut fonctionnaire se contenta de friser sa moustache et dit:

–Écoutons le discours il est fort beau.

En effet, l’évêque excellait dans les oraisons funèbres.

Quelque beau que fût ce discours, il eut pourtant une fin. On entonna alors les cantiques. L’église du village possédait un orgue, présent du défunt. On y exécuta, avec accompagnement de voix, un chant funèbre tiré de l’opéra de Nabuchodonosor; les paroles avaient été appropriées à la circonstance.

–Ah! si mon ami entendait ce morceau d’opéra, dans quelle fureur il serait, dit tout bas le haut fonctionnaire Rideghvary, à son voisin.

–Il n’aimait peut-être pas la musique de théâtre?

–Il ne l’aimait pas dans les églises. Et même, dans son testament, il a expressément défendu qu’on en chantât à ses funérailles.

–Vous connaissez le testament du défunt?

Le haut fonctionnaire cligna des yeux, voulant faire entendre que c’était son secret, mais qu’il permettait qu’on le devinât.

Le chant terminé, la cérémonie ne l’était pas encore. Trois ecclésiastiques étaient assis dans le premier banc et ils n’étaient pas là pour rien.

Ce fut un second évêque qui monta en chaire.

–Mon Dieu, est-ce que le troisième prêtre parlera aussi? dit un des invités en s’agitant.

–Oh! non, ce n’est que le pasteur du village, il ne fera qu’une courte prière devant le caveau.

–Est-ce que cette jeune fille serait?. demanda le premier interlocuteur; mais la fin de la phrase fut chuchotée si bas que personne ne put l’entendre.

–Non, mais je cherche des yeux depuis longtemps celle que vous voulez dire.

Le haut fontionnaire finit par la découvrir, car il ajouta:

–Elle est là bas, dans le coin, appuyée contre le mur. Elle porte son mouchoir à sa bouche. Vous ne voyez pas? Attendez un peu, quand le heiduque qui tient la torche se posera de nouveau sur sa jambe gauche, vous l’apercevrez juste derrière lui.

–Ah! je la vois, oui., là-bas, avec une robe qui n’est ni brune ni grise?

–Oui, c’est cela.

–Quelle charmante enfant! Ce n’est pas étonnant, si.

Le reste fut inintelligible.

Et pourtant c’était dommage de ne pas écouter ce deuxième discours, car si le premier avait été un chef-d’œuvre de dialectique et d’éloquence, celui-ci brillait par la poésie, les images saisissantes et les comparaisons. A chaque instant arrivait une citation des auteurs profanes.

Après cette superbe introduction, l’évêque prit congé, au nom du défunt, de tous les parents, amis et connaissances. C’est à cette cérémonie, accomplie à la clarté des torches, qu’il fit preuve d’une rare perspicacité. Il sut nommer les «Excellences,» les «Grâces,» les «Grandeurs,» chacun à sa place et selon son rang, sans oublier personne, sans commettre la moindre erreur.

Lorsque l’évêque en vint à celui qui: «loin de sa patrie, errant parmi les champs de glace du Nord, ignorait encore son malheur,» et lorsqu’il lui adressa le dernier adieu au nom d’un père «aimant,» la jeune fille, remarquée quelques instants auparavant, cacha sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

Ce qui fit dire aux deux interlocuteurs:

–Pauvre petite! Elle peut être bien sûre de ne jamais le revoir!

Enfin, la cérémonie s’acheva. Douze heiduques, vêtus de leurs plus beaux costumes de gala, enlevèrent le cercueil et le placèrent sur leurs épaules; les amis les plus intimes de la maison saisirent les glands du drap mortuaire; le haut fonctionnaire offrit la main à la veuve, et tout le cortège quitta l’église pour se rendre au tombeau de famille.

Alors le pasteur du village se découvrit et vint se placer en face du cercueil, à la porte du tombeau.

Beaucoup étaient curieux d’entendre le bouillant Barthélemi Langhy, qui, malgré son âge avancé, était vif comme la poudre; on l’avait surnommé le vieux Kurucz.

Des boucles de cheveux, blancs comme la neige, encadraient son large front. Ses sourcils épais, ses yeux pleins de feu, donnaient à son visage une expression frappante de hardiesse.

Il joignit les mains et commença ainsi:

«Dieu puissant, juge équitable de tout ce qui vit ici-«bas!

«Écoute notre prière! Voici un de tes serviteurs: son corps est là, couvert d’or et de richesses étincelantes, attendant qu’on le descende dans son palais de marbre, pendant que son âme, tremblante et nue à la clarté des étoiles, demande une place au ciel.

«Que sommes-nous pour quitter cette vie avec une telle pompe, tandis que les vers de terre sont nos frères, et que la poussière est notre mère!

«Le souvenir d’une seule bonne action laisse plus de clarté après nous que la flamme de mille torches, et la bénédiction muette des concitoyens pare mieux un «cercueil que les dorures, les croix et les décorations.

«Seigneur! sois miséricordieux envers celui qui n’a jamais connu la miséricorde.

«Ne demande pas avec trop de sévérité à cette âme tremblante: Qu’as-tu fait? Est-ce la bénédiction ou la malédiction qui monte au ciel derrière toi?

«Car qui pourrait la défendre, sinon ta bonté inépuisable, lorsque, dépouillée de toute pompe périssable, elle sera forcée de répondre à tes sévères questions:

«Es-tu venu en aide à ceux qui souffraient?» « Non!»

«As-tu été le protecteur des opprimés?» «Non!»

«As-tu écouté les plaintes des désespérés?» «Non!»

«As-tu essuyé les larmes des malheureux?» «Non!»

«As-tu fait grâce aux vaincus?» «Non!»

«As-tu aimé ceux qui t’aimaient?»

«Non! non, et toujours non!»

«Et, si tu lui demandes ce qu’il a fait du pouvoir que tu lui as confié?–Quel bien il a procuré à ceux qui dépendaient de lui?–S’il a servi sa patrie, ou bien s’il l’a vendue?–Qui appellera-t-il à son secours! Avec laquelle de ses décorations se couvrira-t-il! Quel «roi ou quel empereur viendra le protéger là-haut1»

Les joues du prêtre s’enflammèrent, sa taille se redressa; l’assistance était haletante.

«Grand Dieu! continua-t-il, exerce la miséricorde au lieu de la justice, ne regarde pas à ce qu’a fait le défunt, mais songe qu’il était aveugle et qu’il ne connaissait pas la vérité!

«Pardonne-lui dans le ciel, et efface la trace de ses œuvres ici-bas! Qu’il ne reste de lui aucun souvenir! Permets que ses fils ne lui ressemblent point et que tout ce qui a été crime dans le père devienne vertu «et gloire dans les fils!.

«Ecoute, grand Dieu, la prière de ton serviteur! «Amen!.»

La porte de fer roula sur ses gonds: tout était terminé. Le public,–qu’il eût compris ou non les paroles du ministre,–se montra satisfait, et se dirigea vers le château où des tables étaient dressées pour les maîtres et les serviteurs, dans des salles différentes. Maintenant qu’on était en règle avec le défunt, chacun se hâtait de satisfaire aux exigences de la nature.

Le vieux prêtre resta le dernier, et, lorsque tous se furent éloignés, il saisit la main de la jeune fille à la robe brune et disparut dans une autre direction.

On l’attendit en vain au château.

IIIZÉBULON TALLÉROSSY.

Table des matières

Les banquets funèbres ressemblent à tous les autres repas, seulement on n’y porte point de toasts.

La maîtresse de la maison, la veuve, s’enferma dans les appartements les plus retirés, et les invités prirent place à la triple rangée de tables, dans la salle d’honneur. Ils pouvaient être cent cinquante. Le cuisinier avait travaillé dé son mieux. Comme d’habitude, le sommelier faisait servir toutes sortes de vins, les uns après les autres; et les invités firent honneur au festin comme à un repas de noces.

Vers la fin, lorsqu’on commençait à offrir les glaces dans de petites soucoupes de porcelaine de Sèvres, un convive attardé entra tout à coup avec un grand fracas.

En l’apercevant, toute la compagnie fit entendre un «ah!» joyeux, et les valets de service eux-mêmes se mirent à sourire. Pourtant la physionomie du nouvel arrivé ne portait aucune trace de gaité; au contraire, il avait l’air désolé.

–C’est Zébulon! dit-on de tous côtés, notre brave Allemand magyarisé!

Oui, Zébulon, mais plein de colère et de désespoir, le front couvert de sueur, la moustache et la barbe pleines de givre; il fronce démesurément les sourcils, mais en vain: personne n’a peur de lui.

–Je n’ai pas trouve de relais, à la ternière poste! s’écrie-t-il pour excuser son retard.

Les jeunes gens se lèvent aussitôt devant lui avec empressement; les hommes plus âgés lui font des signes d’amitié; les laquais s’empressent autour de lui, lui prenant son bonnet fourré, ses gants d’hiver; ils auraient bien voulu lui ôter aussi son habit garni de fourrure, mais c’était chose impossible, attendu qu’il n’en avait point d’autre en dessous. Quand il déboutonnait son habit, il était en tenue de salon; quand il le boutonnait, au contraire, il lui servait de vêtement pour sortir; et le même habit, bien brossé, devenait encore son costume de parade.

–Venez ici! A côté de moi! A ma place! lui cria-t-on de toutes parts.

Mais Zébulon n’y fit aucune attention. Il avait aperçu une chaise vide auprès du haut fonctionnaire qui l’appelait, et, tenant à lui faire les honneurs de son givre tout frais, il se précipita vers lui pour l’embrasser le premier.

Alors, se souvenant de la solennité du moment, il poussa un profond soupir, et, saisissant les deux mains du haut fonctionnaire, il dit en gémissant:

–Est-ce ainsi que nous tefions nous rengondrer? Qui l’eût gru!

Trois heures plus tôt, cette expression de tristesse eût parfaitement convenu; mais les vins de Chênes et de Bude avaient un peu dissipé la mélancolie. Le haut fonctionnaire lui répondit donc avec calme:

–Assieds-toi, Zébulon, voici une chaise vide.

Zébulon aurait bien voulu distribuer encore quelques embrassades au givre autour de lui, mais on le fit asseoir de force.

–Mais ch’oggube la blace de guelgu’un?

–Ne t’inquiète de rien, reste tranquille, c’est la place du ministre.

–Du ministre! s’écria Zébulon, appuyant ses deux mains sur la table pour se relever (car ses pieds engourdis refusaient le service). Ah! che ne m’azieds pas tans une chaisse à ministre.

–Ne bouge pas! lui dit le fonctionnaire, et il lui parla tout bas.

Son autre voisin lui donna aussi quelques explications.

–Ah! ah! alors c’est pien, dit Zébulon avec satisfaction. Et il s’enfonça dans sa chaise, pendant que les laquais s’empressaient d’apporter tout ce qui restait du festin: un superbe fogas, du faisan, de la salade, des mets sucrés, etc.

Zébulon goûtait de tout, à tort et à travers, mélangeant ce qu’il avait devant lui, la crème fouettée avec le faisan, les beignets avec le poisson. Qu’importe? tout ne devait-il pas se réunir dans le même estomac! Tout en mangeant, il raconta à l’assemblée les péripéties de son voyage.

–Che suis en route depuis trois chournées. Ch’étais heureusement arrivé jusqu’à la ternière poste. Che temante tes relais. Rien! Tous geval partis depuis la veille pour l’enderrement. Che crie, che tis gui che suis, che menace; en fain! Alors ch’avisse un brafe homme et lui offre une pelle somme d’archent pour me tirer d’emparras, n’importe gomment, et le coquin attèle à ma pelle galèche quatre affreux puffles, et ainsi ch’ai été draîné!

Zébulon avait une expression si tragique, en racontant comment les quatre buffles l’avaient amené, que les assistants purent à peine s’empêcher de rire, d’autant plus qu’il était en train de manger des choux-fleurs avec une compote de fraises, ce qui était de l’effet le plus grotesque.

–Encore s’ils m’avaient draîné honnêtement, reprit Zébulon; mais, en passant devant un étang, les malheureux troufèrent qu’il faisait chaud quoiqu’il chelât, et les foilà tetans, et la galèche après, et nous restons au beau milieu, teux heures, chusqu’à ce que la fantaisie des puffles fut bassée. Et alors che suis arrivé en retard: che n’ai eu ni oraison funèbre, ni brédication, ni atieu, pas même une betite brière!

–Oh! pour cela, vous n’avez pas perdu beaucoup, interrompit le haut fonctionnaire.

Ceci fit réfléchir Zébulon. La chaise était vide, la prière avait déplu, il devait y avoir quelque chose là-dessous.

Cependant il tâchait de rattraper ses amis, en mettant les morceaux doubles, et il arriva enfin au café. Alors il demanda au fonctionnaire l’explication de l’énigme.

Tous ses cheveux se dressèrent sur sa tête quand il apprit ce qui était arrivé.

–Mais c’est inouï!

Personne ne défendit le ministre. Zébulon continua donc, tout en buvant son café par petites gorgées:

–Che le ferais jasser tu derritoire, moi! Che le ferais citer defant le consistoire! Che lui tonnerais des goups de ganne!

Puis, à chaque phrase, il jetait en souriant un coup d’œil sur l’assemblée pour obtenir une approbation.

–Pourvu qu’il ne lui arrive pas de plus grand malheur! dit Rideghvary, pendant que Zébulon ramassait le sucre au fond de sa tasse. Il pourrait être appelé ad audiendum verbum.

–C’est ce qu’il lui faut! c’est ce qu’il lui faut! cria Zébulon. C’est ce que che foulais tire. Il lui faut un beu de brison, dix ans de Kufstein, réfolutionnaire, perturpateur!

Le haut fonctionnaire, voyant que la séance se prolongeait un peu trop et que le jour baissait, interrompit le discours de Zébulon, et, donnant le signal, il se leva de table.

Il fallait songer au départ. Il n’est pas d’usage que les invités passent la nuit dans la maison mortuaire. Il s’agissait donc d’élire la députation de dix membres qui devait prendre congé de la maîtresse de la maison et lui présenter encore une fois les condoléances de toute l’assemblée.

Pendant ce temps, le majordome donnait des ordres pour que chaque invité trouvât son équipage tout prêt, et Zébulon ses quatres buffles.

Il va sans dire que Zébulon ne manqua pas de se déléguer lui-même et de se joindre à la députation. Il passa deux ou trois fois la main sur les manches de son habit, puis, se croyant suffisamment brossé, il monta avec ses compagnons à l’étage supérieur où les attendait Mme de Baradlav.

Elle était prête à les recevoir, très pâle, et se tenait immobile, comme une statue de marbre, près de son bureau. La chambre, toute tendue de soie gros bleu, était obscurcie par d’épais rideaux de la même étoffe.

Ce fut l’évêque de l’oraison funèbre qui parla le premier à la veuve. Il versa sur sa douleur le baume de quelques phrases bibliques.

Le second évêque lui fit ensuite quelques citations, toujours empruntées à différents auteurs profanes.

Enfin le haut fonctionnaire s’approcha d’elle, lui prit familièrement la main, et l’assura que sijamais sa douleur augmentait de façon à devenir insupportable, elle eût à se souvenir de lui, son ami le plus fidèle et qui partageait toutes ses angoisses.

Sur ce, la députation aurait dû prendre congé. Mais la maison se serait écroulée sur lui, que Zébulon aurait encore trouvé le moyen de dire ce qui lui tenait au cœur, et ce que les autres avaient, selon lui, oublié de dire.

–Je suis au tésespoir, commença-t-il, de n’afoir bas eu le plaisir d’assister à l’enterrement.

–Ce n’est pas un plaisir, Zébulon, lui dit son voisin à l’oreille.

–J’ai été embêché, continua-t-il sans se troubler, et che regrette de ne bas afoir bayé le tribut de mes larmes à ce crand homme. Ah! si ch’avais été ici guand cet infâme ministre a tit cette brière plasphémadoire, il n’aurait bu agever!.

Le voisin tira violemment l’habit de Zébulon, qui, croyant avoir fait une faute de grammaire, s’empressa de reprendre:

–Agever. elle! Mais, n’ayez bas beur, il sera puni, renvoyé. Ce n’est pas assez, il sera abbelé, «ad audiendum verbum,» il coûtera de la brison. Là il aura le temps d’abbrendre à tire les brières. Nous le bunirons nous teux, M. de Rideghvary et moi, gonsolez-vous

La belle femme pâle tourna alors ses yeux expressifs non sur Zébulon, mais sur le fonctionnaire, et elle le regarda si longuement et si fixement qu’il ne put soutenir ce regard.

Heureusement le voisin officieux tira si fort l’habit de Zébulon que celui-ci en fut étranglé un instant, ce qui l’empêcha de pérorer plus longtemps. Alors la veuve salua avec dignité et se retira. Zébulon promena des regards triomphants sur l’assemblée: c’était lui qui avait parlé le plus longtemps.

Une demi-heure plus tard, des nuées de poussière accompagnaient les différents équipages qui quittaient le château de Nemesdomb, et, quand la nuit vint, tout était redevenu calme dans la maison du baron de Baradlay.

IVDEUX BONS AMIS.

Table des matières

Nous sommes dans une immense salle de malachite. De gracieuses colonnes élancées, taillées d’une seule pièce, soutiennent le plafond. A l’entour des colonnes on aperçoit des plantes rares, groupées avec art, entre autres, de superbes agaves portant fièrement leurs bouquets de fleurs attendus pendant cent ans, et le palmier d’Amérique, dont les feuilles immenses couvrent une partie de la salle.

Des milliers de prismes gigantesques descendent du plafond, entourant des lampes brillantes qui renvoient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Au milieu de la salle est un immense aquarium, un grand bassin de cristal de quatre mètres de diamètre, rempli d’eau de mer, et dans lequel on a réuni les poissons les plus fantastiques et les coquillages les plus curieux que l’on ait pu trouver au fond des eaux. Du milieu de ce bassin s’élève un Triton en albâtre, qui lance d’une conque recourbée un jet d’eau de Cologne, la plus fine que l’on puisse imaginer, et qui, en retombant, parfume l’atmosphère d’une façon enivrante.

Ce bassin est éclairé d’en bas par une lumière électrique, et cette lumière, traversant l’eau, donne à toute la salle un aspect féerique. Et les fées n’y manquent pas, en effet: on en voit qui se cherchent, qui se parlent, qui se regardent, et dont les yeux expressifs ont un langage que les fées seules comprennent. De cette salle on aperçoit une autre salle, puis une troisième, puis cinq, six, dix autres. Toutes ruissellent d’une lumière éblouissante, toutes sont en marbre de différentes couleurs, resplendissantes d’or, d’argent, de soie et de velours.

Ce palais féerique, avec ses grottes sous-marines, ses plantes odoriférantes, cette atmosphère tiède et parfumée, était le «Palais de marbre de Saint-Pétersbourg,» et au dehors il y avait vingt-deux degrés de froid!

Partout circulent des femmes d’une rare beauté, couvertes de pierreries et d’étoffes précieuses. Elles sont si belles qu’on a peine à croire que leurs âmes puissent être aussi belles que leurs corps.

Partout aussi des uniformes chargés d’or; puis les habits brodés des diplomates, et, aussi des boyards indépendants, avec leurs superbes costumes nationaux. Et quand, de loin en loin, on aperçoit le frac noir, le gilet traditionnel et la cravate blanche, on sait que ceux qui les portent sont des secrétaires d’ambassade.

Cependant il arrive parfois que les femmes regardent avec plus de complaisance les propriétaires de ces simples fracs que les grands seigneurs chamarrés de croix et de pierreries.

L’un d’entre eux, surtout, se faisait remarquer. Il était dans tout l’éclat de la jeunesse, le visage sérieux et plein de noblesse, de grands yeux bleus d’une douceur incomparable, ombragés de longs cils noirs, le profil admirablement pur: en un mot, d’une beauté dont une jeune fille aurait pu être jalouse, si un air grave et réfléchi au-dessus de son âge n’avait dénoté en lui les qualités les plus viriles. Sa taille était fine, flexible, pleine de grâce.

Ce beau jeune homme ne resta pas longtemps inaperçu.

Un personnage vêtu d’un superbe uniforme militaire, couvert de décorations en diamants, et portant une large écharpe de couleur, l’aborda, lui serra la main avec amitié et l’emmena.

Il s’était lié autrefois à la cour d’Autriche avec le père de ce jeune homme, qu’il avait en grande estime, et prédisait à son fils un avenir encore plus brillant que le sien. Il l’emmenait pour le présenter à la grande-duchesse, et ce n’était pas une petite affaire que cette présentation. Se trouver face à face avec la plus belle et la plus puissante femme d’un immense empire, répondre à ses questions imprévues, recevoir ses gracieuses avances avec le respect dû à une souveraine, tout cela était diflicile pour un jeune homme étranger. Mais il s’en tira à son honneur.

Bien d’autres épreuves l’attendaient.

Les danses commencèrent. De charmantes femmes, des fées pleines de grâce, s’appuyèrent à son bras. La belle princesse Alexandra, fille unique d’un des plus grands seigneurs de Moscou, une beauté parfaite, avait déjà fait deux fois le tour de la grande salle avec le jeune inconnu, et, au moment où il la reconduisait à sa place, elle lui faisait comprendre, par une légère pression de main, qu’elle voulait faire un troisième tour. Ils dansèrent donc encore une fois: ce qui est très fatigant, et ce qu’on ne fait ordinairement que par gageure ou. par amour.

Le jeune homme salua sa danseuse et s’éloigna; il n’était ni troublé, ni étourdi.

Cela tenait du prodige.

Ce prodige était rendu plus étonnant encore par l’air calme de notre héros. Rien ne semblait le surprendre ou l’émouvoir, ni cette pompe féerique, ni les distinctions dont il était l’objet. Les beaux yeux, les pressions de main, ne l’enivraient pas. Il restait insensible, comme si rien ne l’avait intéressé de ce qui se passait autour de lui.

Cet état de l’âme prête parfois un charme inexprimable.

Lorsqu’après minuit tous les orchestres se mirent à jouer l’hymne national, pour annoncer que la grande-duchesse se retirait dans ses appartements, le jeune homme au frac se dirigea vers la salle de malachite. Il saisit un verre rempli d’une liqueur blanche sur le plateau que portait un domestique en livrée rouge; mais, au moment où il allait le porter à ses lèvres, quelqu’un lui frappa sur l’épaule et lui dit:

–Eh! ne bois pas cela.

Le jeune homme se retourna et, pour la première fois de la soirée, un sourire effleura ses lèvres.

–Ah! c’est toi, Léonin?

Léonin était un jeune officier de la garde impériale, ayant de belles moustaches blondes et des yeux gris pleins de feu.

–J’ai cru que tu étais enterré dans cette salle de danse! dit-il d’un ton de reproche amical.

–J’ai dansé avec ta fiancée. Ne l’as-tu pas vue? Elle est admirablement belle, ce soir.

–Belle, belle!. Cela ne m’avance guère, puisque je ne puis l’épouser qu’à ma majorité, quand j’aurai des épaulettes, et qu’il me faut attendre encore deux ans. On ne vit pas seulement de regards. Partons! Veux-tu?

L’étranger semblait indécis.

–Est-il convenable de se retirer si tôt?

–Tu entends bien qu’on joue l’hymne! Nous sortirons par la porte de derrière, c’est là que nous attend mon traîneau avec les pelisses. Tu n’es plus engagé, j’espère, avec personne?

–Je crois que si. avec la princesse de F..., à laquelle le grand-sénéchal m’a présenté; je lui dois un quadrille.

–Laisse-la tranquille, elle se moquera de toi, comme de tant d’autres. Ici, vois-tu, toutes ces femmes qui nous font admirer leurs épaules veulent que, si l’on regarde deux fois une jeune fille, on l’épouse immédiatement; ou que, si l’on jette les yeux sur une femme mariée, on devienne son esclave. Allons dans un endroit moins dangereux.

–Où veux-tu me conduire?

–Où? En enfer! As-tu peur de m’y suivre?

–Ma foi! non.

–Et au paradis? veux-tu y venir avec moi?

–Comme tu voudras.

–Eh bien, je vais te mener dans le cabaret borgne de l’île d’Ostrov, où les matelots donnent un bal aujourd’hui; viens-tu?

–Cela m’est égal.

–Bravo! je t’aime de tout mon cœur.

Léonin embrassa le jeune étrangeret le conduisit hors du palais de marbre par des escaliers de service. Alors, n’ayant que leurs légers costumes de bal, ils se mirent à courir de toutes leurs forces jusqu’au traîneau qui stationnait au bord de la Neva. Là, ils s’enveloppèrent de leurs pelisses, et, tout aussitôt, les deux magnifiques étalons de Volhynie, lancés au galop, faisaient jaillir des éclairs avec leurs sabots.

Ces deux jeunes gens étaient: l’un, Léonin Ramiroff, jeune noble russe, et l’autre, Odon, le fils aîné du baron de Baradlay.

Pendant que le traîneau volait sur la glace devant les palais, par un beau clair de lune, Odon dit à son ami:

–Dis-moi, Léonin, il me semble que nous n’allons pas vers ce cabaret?

–Nous n’y allons pas non plus.

–Alors, pourquoi m’as-tu dit?.

–Pour dérouter les oreilles indiscrètes des murs de malachite.

–Parfait! mais, à ce compte, où allons-nous?

–A l’île de Petrowsko.

–Bah! On n’y trouve que des filatures et des raffineries de sucre.

–Tu as raison. Nous allons visiter une de ces raffineries.

–Volontiers, dit Odon, en s’enveloppant de sa pelisse et en se renversant en arrière.

Une demi-heure se passa. Enfin le traîneau franchit la Néva et s’arrêta au milieu d’un parc, devant un grand édifice en briques. Léonin secoua son ami:

–Nous voici arrivés.

Toutes les fenêtres de l’édifice étaient éclairées. Dès que nos voyageurs entrèrent dans la première galerie, une odeur âcre les saisit à la gorge, odeur propre aux raffineries, et qui ressemble à tout excepté à l’odeur du sucre.

Un monsieur, fort bien mis et fraîchement rasé, leur demanda en français ce qu’ils désiraient.

–Voir la fabrique, répondit Léonin.

–Seulement la fabrique, ou bien aussi la raffinerie?

–Rien que la raffinerie, dit tout bas Léonin, en lui glissant dans la main un billet de banque. C’était un billet de cent roubles.

–Bien, fit le Français. Est-ce que monsieur y va aussi?

–Sans doute, répondit Léonin. Donne-lui cent roubles, Odon, c’est le prix d’entrée. Tu ne t’en repentiras pas.

Odon ne fit pas d’objections et paya.

Ils furent introduits dans une longue galerie. On voyait quelques portes entr’ouvertes et, au-delà, des foyers incandescents. On entendait le bruitetle sifflement des machines.

Ils arrivèrent ainsi à l’extrémité de la galerie, fermée par une porte de fer. Le cicerone poussa un ressort et fit entrer les jeunes gens dans un corridor à demi éclairé, puis il les laissa seuls. Léonin, saisissant le bras de son ami, le conduisit vers un escalier en spirale, qu’il lui fit descendre. Odon crut s’apercevoir que le bruit des machines était peu à peu remplacé par une musique douce, mêlée au son du tambour.

Au bas de l’escalier, une vieille femme endimanchée était assise près d’une table.

–Est-ce que ma loge est ouverte? lui demanda Léonin.

Celle-ci sourit. Alors Léonin se dirigea vers une des portes en tapisserie, l’ouvrit, et fit entrer Odon dans une véritable loge grillée. Cette fois, on entendait distinctement la musique.

–C’est donc un théâtre ou un cirque, demanda-t-il à Léonin, ou bien encore un. bain russe?

Celui-ci se mit à rire:

–Comme tu voudras! et il se jeta sur un divan, saisit le programme qui s’y trouvait, et se mit à lire:

No1. Don Juan au sérail. C’est une bien bonne plaisanterie, malheureusement nous sommes arrivés trop tard. No2. Tableaux vivants, c’est ennuyeux.–Les Bayadères du Khan Almollah. Charmant! je l’ai déjà vu.–La Lutte des Amazones.–Le Rêve d’Ariane. Bravo! c’est superbe, pourvu que Persida soit en train, comme la dernière fois.

Un garçon de café entr’ouvrit discrètement la porte de la loge.

–Mets-nous le couvert pour trois, lui dit Léonin.

–Pour trois? Qui sera le troisième? demanda Odon.

–Tu verras.

Le garçon dressa la table, la couvritde viandes froides, de gâteaux, apporta des bouteilles de vin de Champagne frappé, et se retira. Léonin ferma la porte.

–Voilà une singulière raffinerie de sucre! s’écria Odon.

–Tu t’imaginais que nous ne savions que chanter des cantiques?

–Mais, ici! dans la propriété même du gouvernement, un pareil établissement!

Léonin lui fit signe qu’il fallait se taire sur ce sujet.

–Vous ne craignez pas qu’on vous découvre?

–En ce cas, nous serions sûrs d’aller tous en Sibérie!

–Et les musiciens ne peuvent-ils pas vous trahir?

–Ils sont aveugles. Nous avons un orchestre de musiciens aveugles. Au surplus, laissons cela. Tu ne sais pas ce qui nous attend?

Léonin frappa deux coups au mur de la loge voisine. On lui répondit de même, et, peu d’instants après, le mur s’entr’ouvrit et donna passage à une adorable créature.

C’était une jeune fille plus belle que les héroïnes des Mille et une Nuits. Elle était vêtue d’un cafetan persan qui lui descendait jusqu’aux chevilles et était serré à la taille par une ceinture d’or. Les larges manches de ce vêtement étaient fendues en deux et attachées seulement aux épaules. On apercevait deux bras d’une forme parfaite, tels que les statuaires en peuvent voir en rêve. Elle avait des yeux noirs qui lançaient des éclairs, un nez fin, légèrement aquilin, des sourcils arqués, en-un mot un vrai type caucasien dans sa primitive noblesse. Aucun bijou n’ornait sa tête, mais deux magnifiques tresses, qui descendaient jusqu’aux talons, lui faisaient une parure royale.

Au moment d’entrer, elle s’arrêta interdite sur le seuil.

–Tu n’es pas seul?

–Entre, Jéza, ne crains rien, répondit Léonin. Cet enfant que voilà est la moitié de mon âme, toi, tu en es l’autre moitié.

Puis il ouvrit les bras, et réunit dans une même étreinte Odon et la belle jeune fille; après quoi il les fit asseoir l’un à côté de l’autre, et prit place en face d’eux en riant.

–Eh bien, Odon, regarde un peu, ne vaut-elle pas mille fois mieux que toutes ces froides beautés? Ne fait-il pas meilleur ici que là-bas?

Jéza jetait des regards craintifs sur le jeune étranger, qui contemplait sa beauté avec indifférence.

–As-tu jamais vu des yeux pareils? Une bouche aussi adorable, qui sait rendre mille expressions, qui fait mille petites moues, plus charmantes les unes que les autres?

–Est-ce que tu veux me vendre? demanda la jeune Circassienne.

–Celui qui voudrait t’acheter payerait de sa vie une telle insolence! Mais si jamais tu aimes mon ami, mon frère, que voilà, je suis prêt à te donner à lui.

Jéza baissa les yeux et laissa tomber ses mains sur ses genoux.

–Par ma foi! il faut avouer que tu es un vrai dompteur de lion, mon cher Odon, dit Léonin. Cette jeune sauvagesse est ordinairement indomptable, capricieuse, tu n’as eu qu’à la regarder avec ton «malocchio,» la voilà douce devant toi, comme les novices au couvent de Szmolna! Tu es perdue, Jéza! Vois-tu, ces belles bêtes fauves, qu’on appelle des femmes, deviennent muettes comme toi lorsqu’un pareil vainqueur les regarde.

La Circassienne releva fièrement la tête et regarda Odon en face, comme par défi, puis elle rougit.

C’était peut-être la première fois qu’elle rougissait, depuis qu’on l’avait achetée au marché de Jekaterinograde.

–Allons! à table, mes enfants! s’écria Léonin, en faisant sauter le bouchon d’une bouteille de vin de Champagne.

Le vin délia la langue de la belle Jéza; elle se mit à chanter des airs de son pays. Odon lui rendit un grand hommage en tournant le dos à la scène, sans jeter un seul coup d’œil au dehors, tandis que Léonin, à chaque nouvelle pièce, regardait tous les acteurs et faisait toutes sortes de remarques malicieuses.

–Est-ce que tu n’as pas de rôle aujourd’hui? demanda-t-il tout à coup à Jéza.

–Non, je suis libre.

–Mais, vois-tu, tu devrais bien jouer quelque chose pour me faire plaisir.

–S’il le désire, lui! dit la jeune fille en jetant à la dérobée un regard sur Odon.

–Si je désire quoi? demanda celui-ci.

–Ah! c’est que tu ne sais pas? Jéza est une artiste incomparable sur son cheval. C’est la première écuyère, la plus renommée; ordinairement c’est elle qui joue la dernière. Choisis l’un de ses rôles.

–Mais je ne connais pas le répertoire de mademoiselle.

–Barbare! Ne pas connaître le répertoire de Jéza! Et voilà six mois que tu habites un pays civilisé! Eh bien, je vais t’énumérer ses plus beaux rôles: «La reine Amalasunthe!»–«La diablesse!»–«L’étoile qui file!»–«La bayadère!»–«Lanymphe triomphante!» –«Diane surprise par Actéon!» –«Mazeppa!»

–Ce rôle n’en est pas, il n’en est pas! s’écria la Circassienne.

Léonin se mit à rire.

–Odon, ne te laisse pas tromper. Choisis.

Jéza s’élança de sa place, mit sa main devant la bouche de Léonin et l’empêcha d’achever.

Léonin voulut lui faire ôter sa main par force, mais Odon mit fin à la lutte en s’écriant:

–Mazeppa!

Jéza les regarda tous deux d’un air boudeur. Léonin triomphait. «Tu ne l’as jamais voulu faire pour moi. Je t’ai bien dit que je saurais t’y forcer un jour.» La jeune fille jeta un regard ardent sur Odon, et murmura: «C’est bien, cela sera!»

Puis, elle s’élança hors de la loge.

Au dehors la musique avait cessé, un tableau venait de finir.

Odon examina alors la scène. C’était une grotte d’environ quarante-cinq mètres de diamètre. Les loges étaient rangées en demi-cercle, mais elles étaient grillées et l’on ne voyait pas les spectateurs. Seulement, la fumée des cigares, qui sortait de ces loges, montrait qu’elles étaient occupées.

Ce grand amphithéàtre avait été construit par le gouvernement pour servir de réservoir à la mélasse, mais un ingénieux aventurier français en avait fait un Elysée, où il donnait des représentations sans autorisation du gouvernement, attirant à lui toute la jeunesse dorée, et même la vieillesse dorée du pays, moyennant cent roubles d’entrée.

Il est probable que la police en avait eu vent; mais l’impressario savait sans doute comment on ferme en Russie les yeux de cet argus. Ou bien craignait-on de voir brûler la raffinerie tout entière, au moment où la police aurait voulu montrer quelque sévérité. D’ailleurs, on ne faisait là ni politique, ni fausse monnaie: ces amusements pouvaient donc être tolérés.

Quelques instants après que Jéza eût quitté la loge, deux négresses, habillées à la turque, s’avancèrent sur la scène et se mirent à égaliser le sable, ce qui signifiait qu’on allait avoir une représentation équestre.

On frappa à la porte de la loge. Léonin ouvrit.

Le garçon apportait une lettre sur un plateau d’argent.

–Qu’apportes-tu là?

–Une lettre pour l’autre seigneur.

–Comment est-elle parvenue jusqu’ici?

–Une estafette l’a apportée; on lui a recommandé de retrouver ce seigneur à tout prix.

–Paye l’estafette et dis-lui de s’éloigner.

Léonin prit la lettre et l’examina. L’écriture était celle d’une femme, le cachet était noir.

–Tiens, voici un billet doux, dit-il à Odon en la lui tendant. C’est la princesse de F. qui te déclare qu’elle vientde prendre de l’arsenic, parce que tu n’as pas voulu danser le quadrille avec elle.

Puis il se tourna du côté de la scène, prépara sa lorgnette pour ne rien perdre de la représentation de Jéza, et continua sa causerie en tournant le dos à son ami.

–Vois-tu, malgré tous nos mystères, on a su nous découvrir. Les femmes ont des espions qui voient tout. On ne peut leur échapper.

L’ouverture commença. Les musiciens aveugles jouèrent le galop de Mazeppa. On entendait au loin les aboiements des chiens qui devaient poursuivre le cheval de Mazeppa en guise de loups; puis les terribles coups de fouet qui affolaient le bel animal; Léonin était tout oreilles. Bientôt la terre trembla sous le sabot du cheval, et un immense hourra s’éleva dans les airs.

–Ah! admirable! belle, d’une beauté infernale! s’écria Léonin. Regarde, Odon, la vois-tu?

Il se tourna vers son ami, et que vit-il!

Odon, la tête appuyée sur sa main droite, pleurait, ayant la lettre ouverte sur ses genoux.

–Eh bien, que fais-tu donc là? demanda Léonin effrayé.

Odon lui tendit la lettre en silence. Léonin lut ce qui suit, écrit en français:

«Ton père est mort. Reviens aussitôt. Ta mère affec-«tionnée,

«MARIE.»

Le premier sentiment de Léonin fut la colère.

–Je voudrais casser la tête à ce courrier de malheur, qui est venu t’apporter cette lettre jusqu’ici! Ne pouvait-il attendre jusqu’à demain matin?

Mais Odon se leva sans mot dire et quitta la loge. Léonin courut après lui.

–Pauvreami! dit-il. en lui saisissant lamain, comme cette lettre est venue mal à propos!

–Laisse-moi, dit Odon. Je retourne chez moi.

–Je te suis. Admire Mazeppa qui voudra! Nous avons juré d’aller ensemble en enfer ou en paradis, voire chez toi. Je vais avec toi.

–Mais je veux retourner dans mon pays, en Hongrie.