Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Paris, 2038. Après la chute des villes, Paul vit avec son père dans un Montmartre déserté par les émeutes et l’oppression d’un gouvernement totalitaire. Son existence est bien monotone, ponctuée par l’incertitude installée par la précarité qui asphyxie une partie de la population. Seulement, à la suite de sa rencontre avec un scientifique, sa vie va prendre un tournant inattendu…
À PROPOS DE L'AUTEUR
L’art et le nature occupent une place importante dans la vie de
Patrick Nguyen. Intrigué par l’état des sociétés humaines et de la planète, il retrace, dans
Les métamorphoses, quelques idées personnelles.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 351
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Patrick Nguyen
Les métamorphoses
Roman
© Lys Bleu Éditions – Patrick Nguyen
ISBN : 979-10-377-9207-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Prologue
2034
C’était un matin froid de décembre, dans une plaine d’Europe de l’Est. Les premiers flocons de neige commençaient à s’agripper à une terre froide et dure comme de la pierre. Quelques corbeaux volaient au loin dans une brume glacée au milieu des silhouettes fantomatiques des arbres déplumés. Seul le grincement continu des chenillettes brisait le silence de ce champ de bataille. Quelques fantassins marchaient en éclaireurs dans cette plaine opaque. Les réjouissances de la fête n’allaient pas tarder à commencer.
Les chars, engins de guerre métalliques piquants et glaçants comme la froidure de l’hiver, s’arrêtèrent brusquement, on en comptait des centaines. Dans un fracas d’enfer, les obus commençaient leur course vers la mort, dans un feu d’artifices, d’éclairs et de fureur. Les fantassins couraient de crevasses en bosquets, tirant roquettes, grenades et sautant sur des mines. Des cratères se formaient de part et d’autre, des chars touchés se tordaient dans un bruit de métal hurlant. La plaine ressemblait peu à peu à un chaos général. Les chenillettes qui avançaient laissaient des cris de douleur derrière elles, des chairs déchirées, des os broyés, le sang mêlé à la terre.
Un sifflement aigu, venu de très loin, se rapprochait à vive allure. La terre trembla, le ciel s’enflamma, un chaos sans nom se déchaîna, laissant aucune chance de survie à quiconque. La plaine redevint calme, apaisée, sans un bruit, sans une vie. Ça ne sentait pas la victoire, mais la triste équation de deux monstres qui s’affrontent.
L’Europe faisait face à des guerres dont elle ignorait le pourquoi du commencement ni les aboutissements. Il suffisait d’un mot, d’un geste incompris, d’un incident mineur, et la mèche de l’incompréhension mettait le feu aux poudres. Les canicules à répétition et les ouragans monstrueux poussaient les peuples à migrer de plus en plus. Les gens se dressaient les uns contre les autres, pas pour une idéologie mais plus pour un bout de pain, un bout de toit, un bout de sécurité. Les Amériques avaient affronté une horde de tornades, plus puissantes de mois en mois, dévorant tout sur leur passage. En Afrique, les fortes chaleurs et les inondations réduisaient les peuples à l’affrontement, la famine et la mort. La disparition de nombreuses espèces sauvages de la surface du globe avait sonné une alerte mondiale. En Asie, face à la fureur des fleuves débordant, on construisait toujours plus haut, plus riche, les peuples d’en bas n’attendaient que la mort dans une indifférence générale.
Depuis plus d’une décennie, le temps était devenu imprévisible, les saisons se suivaient sans être vraiment des saisons, des vents violents tourbillonnaient sans cesse pendant des heures, des pluies torrentielles s’abattaient sans prévenir, le soleil était là, pâle, chaud, caniculaire… De temps en temps, le froid et la neige s’invitaient à cette folie météorologique. La sédentarisation prospère et fertile d’autrefois avait cessé, les gens fuyaient, se regroupaient en campements précaires, en bandes armées, c’étaient les nomades des temps modernes.
Les relations internationales étaient passées de médiocres à exécrables. Des murs, des barbelés, des camps de transit poussaient à tout-va aux frontières, souvent les groupes ethniques ou religieux plongeaient dans la radicalisation.
En France, Paris avait chuté comme de nombreuses capitales à travers l’Europe. Les grandes villes françaises avaient suivi Paris dans l’effondrement général. Le vase social avait été détruit, laissant la famine, la maladie, l’insécurité gangréner les zones urbaines et populeuses. La loi martiale avait été décrétée, les gens vivaient ou survivaient comme ils pouvaient. Les petits boulots, les services en guise de troc étaient monnaie courante, rien n’était stable, ni sous contrat. Les soins médicaux étaient devenus inexistants, le paracétamol, pour les plus chanceux, était le remède contre tout.
Après le début de la grande dépression, les gouvernements provisoires qui se succédaient comme les saisons avaient transféré les centres administratifs. La défense était un centre militaire hautement gardé, la tour Montparnasse était le centre des intelligences humaines et surtout artificielles, La Villette était devenue le ministère des Sciences et de la Recherche spatiale. Le gouvernement avait quitté l’Élysée, partiellement détruit et ravagé un soir d’émeutes, il s’était installé du Trocadéro jusqu’à l’école militaire. La tour Eiffel servait de puissant émetteur.
Après la chute, on distinguait deux sortes de citoyens, les gens de la « Cuvette », ceux qui n’avaient pas la chance de faire partie du deuxième groupe « le Haut », les gens du Haut partageaient quelques lieux résidentiels, sous haute surveillance militaire et numérique, loin des miasmes morbides de la rue.
L’argent avait quasiment disparu, il était présent chez les gens du Haut, mais un sujet de trafic dans la Cuvette. Les véhicules à moteur thermique avaient disparu, seuls quelques taxis aériens et électriques survolaient la capitale. Le métro avait totalement cessé de fonctionner. En 2032, de terribles inondations avaient entraîné la mort de plusieurs milliers de personnes, seuls quelques charognards humains y survivaient comme des bêtes fauves, on parlait souvent de cannibalisme dans les entrailles de Paris. Quelques trains reliaient les grandes villes, une fois par mois, bondés, ils ressemblaient à ces embarcations peuplées de désespérés fuyant la mort. Le trafic aérien de tourisme avait disparu, quelques avions cargo assuraient le fret commercial ou miliaire entre pays.
Le plus effrayant, c’était qu’il n’y avait plus d’enfants ni de bruits d’enfants, l’innocence, la joie avaient quitté les rues, les squares. Tous les jeunes sous la barre des treize ans avaient été déportés dans des camps de réadaptation sociale loin des villes.
Le quartier chic de Montmartre, comme de nombreux quartiers, avait été abandonné face à la grogne sociale, les attentats à répétition, les violences de toutes sortes en avaient fait une zone de non-droit. Le Sacré Cœur était devenu un sanctuaire pour les sans-abri, les miséreux. Par beau temps, ils se rassemblaient sur les marches de la basilique. Les espaces verts, autrefois de rutilants jardins, étaient devenus une jungle de cartons mouillés, de planches rafistolées ici et là, d’abris de fortune où survivaient humains et animaux de toutes sortes.
À vingt heures, tous les soirs, une puissante sirène sonnait le couvre-feu, les rues étaient désertes jusqu’à six heures du matin. La ville était plongée dans un noir absolu, seule la milice d’intervention nocturne (MIN) patrouillait dans le noir, jamais personne ne la voyait ou sinon…
1
22 mars 2038
Le jour se levait sur la colline de Montmartre. Un voile de brume polluée enveloppait les bâtiments, les rues, les pavés, l’horizon.
Sur le mur de la cuisine, une vieille pendule à balancier afficha sept heures. Paul sortit un morceau de pain de plusieurs jours emballé dans un torchon puis dans un sac en plastique hermétique afin de le préserver des cafards. Il réchauffa un fond de café de la veille sur la cuisinière à bois encore chaude. Sur une table vermoulue, cisaillée d’entailles et d’éclats de vernis, il prit son petit déjeuner avant de partir comme chaque matin. À cette heure-ci, François, son père, dormait profondément.
Avant de sortir, Paul lui laissa un petit pain sur la table de la cuisine. François aimait se régaler, quand l’occasion se présentait, de ces petits plaisirs qui rassemblaient les hommes le matin, donnaient du cœur au travail et du croustillant dans la vie.
Bientôt centenaire, c’était un homme fatigué, usé par la vie, de petite taille, les cheveux hirsutes et blanchis, le regard noir et mélancolique. Il était arrivé ici avec son fils et une petite chienne borgne, peut-être une trentaine d’années auparavant. Voyageur, il avait vu le monde avant de faire halte à Marseille où il avait exercé plusieurs métiers, ouvrier, zingueur, cuisinier, coiffeur ; pour finalement se lancer dans l’imprimerie. Il aimait passionnément ce métier, aligner des lettres magiques pour en faire des mots qui eux devenaient des phrases et des idées, partager de superbes photographies, sa grande fierté était de travailler sur une Heidelberg, il l’appelait : sa chérie.
Le crime et la corruption qui gangrenaient la cité phocéenne l’avaient forcé à partir au nord, toujours plus au nord. Lyon puis Paris l’avaient accueilli. Le temps commençait à dissoudre ses souvenirs, comme une aquarelle sous la pluie, les lieux, les visages, les faits, les dates se mélangent pour devenir comme une odeur évanescente : l’odeur du passé.
Paul et son père vivaient dans un modeste appartement, divisé en deux chambres, une cuisine, une pièce principale et un mini couloir. Il était dans un vieil immeuble étroit jouxtant un célèbre cabaret qui autrefois avait fait la gloire du quartier et le renom de nombreux artistes. L’agencement y était très sommaire, deux lits, une cuisinière ancienne, un évier en céramique écaillée, une table et deux chaises paillées à moitié dépaillées, des bricoles usées, quelques planches en guise d’étagères étaient posées sur les murs de plâtre couvert d’un torchis chaux et peinture effacée par le temps. Dans les sous-sols, Paul utilisait un bout de cave à demi enterrée, le sol en terre battue y apportait de la fraîcheur et les fenestrons en position haute, une douce lumière.
Dans un vieux fauteuil de rotin usé jusqu’à la sève, son père passait son temps à lire et à regarder de vieux journaux périmés, des photos dont le papier jauni accusait le poids des ans. Souvent, ajustant ses lunettes sur son nez, il frottait le carreau de la fenêtre avec un mouchoir, comme pour apercevoir quelqu’un arriver. Un bout de vigne séchée, des pavés parsemés de mousse et d’herbes folles, des grilles en fer forgé rouillé à souhait, un ciel jaunâtre chargé de poussières sahariennes ; voilà ce que l’on voyait dans la solitude de cette rue. De temps en temps, d’une voix tremblante et presque éteinte, il récitait ces vers :
Un jour pourtant, un jour viendra couleur d’orange
Un jour de palme, un jour de feuillages au front
Un jour d’épaule nue où les gens s’aimeront
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche.
Hélas, il n’y avait plus d’oiseau, ni d’épaule nue, ni de palme.
Personne n’arrivait, plus jamais personne n’arriverait dans cette vie. François se sentait comme le monde autour de lui, vieux et fatigué, sans avenir, enfin il en avait l’air, pourtant dans son œil, un petit éclat de vie était là comme ces boutures ou ces graines qu’on croit condamnées mais qui repartent à la floraison avec des soins et beaucoup d’amour.
Père et Fils vivaient quasiment seuls dans ce bâtiment abandonné depuis longtemps. Il y avait une dame au premier étage, qui vivait comme eux dans une profonde solitude, Paul ne connaissait ni son nom ni son âge, elle avait toujours un chapeau vissé sur la tête, il l’appelait « Madame Chapeau ». Il la croisait de temps en temps, elle lui faisait un salut presque militaire en tenant le bord de son chapeau, il lui répondait par un hochement de la tête.
La rue était calme et déserte. Paul partait toujours tôt le matin. Ce jour-ci, malgré un mois de mars assez pluvieux, le soleil était présent et invitait à la balade. Paul remontait la Rue des Saules. Quelques bâtiments étiraient leurs ombres sur les pavés encore frais de la nuit, des gouttes de rosée scintillaient sur de jeunes pousses d’herbe sauvage tendre vert, le temps était devenu dur avec la nature et les hommes, ceux qui survivaient, résistaient avec vigueur et force dans un espoir aveugle. Paul pensait à son père dans cet univers sordide empli de solitude.
François, qui était né pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui avait traversé ces merveilleuses années où tout était possible, se posait toujours la même question : pourquoi ? Après des millions de morts et des années de souffrance, les hommes avaient décidé de devenir sages… peut-être. Sur son Heidelberg, il avait suivi l’évolution du monde malgré lui, par des tracts politiques, des romans d’amour, des livres de vulgarisation scientifique, des polars, des récits d’aventures, des calendriers, des pétitions, il avait tout imprimé sur sa machine. Les tumultes, les crimes, les guerres lointaines, les virus encore mal domestiqués, les soucis mineurs, tout ça n’entachait pas le regard bienveillant qu’il avait sur le monde qu’il trouvait beau et stable. Les hommes étaient devenus bons et les femmes encore plus belles, les hommes achetaient des voitures et les femmes se faisaient belles pour les accompagner. Les bulles de champagne marquaient les temps forts de l’année, on voyageait de plus en plus, de plus en loin, de plus en plus nombreux, et même jusqu’à la lune…
Paul arriva rue Norvins. Quelques personnes commençaient à s’égrener dans la rue. Ce n’était plus des touristes ou des commerçants comme autrefois, mais des survivants comme Paul, l’appareil photo et les tenues vestimentaires colorées avaient laissé place aux baluchons, casquettes trouées, pantalons usés et chaussures de récup. Les façades des maisons, aussi, avaient perdu de leur éclat, vitres éclatées, peintures délavées, certains bâtiments étaient partiellement détruits, seuls les pavés semblaient étroitement rivés au sol du quartier et amoureux du ciel de Paris.
Paul allait voir le régisseur. Depuis la chute des villes, le gouvernement avait mis en place, dans certains secteurs, un fil conducteur entre les gens du Haut et ceux de la Cuvette, régulé par un chef de quartier : le régisseur. Il écoutait les gens et obéissait aux ordres du Haut. Paul quitta la rue Norvins pour la place du Tertre, à quelques dizaines de mètres se trouvait le bureau du régisseur. Il occupait les locaux d’une ancienne galerie d’art, dont la façade rouge vif avait pâli sous le poids des ans et l’agression des pluies acides. En contrebas, on apercevait quelques bâtiments hauts de Paris baignant dans une brume polluée et opaque.
Paul frappa à la porte. Après quelques instants, la porte s’ouvrit, laissant apparaître un homme assez grand, un corps fort et noueux comme un cep de vigne, cheveux blancs, l’œil vif, c’était Charles le régisseur.
— Bonjour, comment tu vas ? lui dit-il, Charles tutoyait Paul, d’ailleurs il le faisait avec tous ceux qui lui semblaient proches par leurs manières et leur âge.
— Ça va Charles, je me demandais si tu avais quelques affaires à me proposer ces jours-ci ?
— Dans l’immédiat non, mais repasse dans deux jours, il se peut qu’avec l’arrivée du printemps… enfin bref, on verra.
Charles entretenait un relationnel assez fragile entre la Cuvette et le Haut. Il s’occupait de la réception des marchandises, alimentaires ou autres, planifiait les arrivées d’eau, d’électricité, les requêtes des uns et des autres et surtout les demandes du Haut. Médecin avant la chute des villes, il aurait pu vivre avec ceux du Haut, mais prétextant le besoin de se rendre utile, il avait choisi de rester dans la Cuvette. Certaines personnes aisées avaient décidé de vivre encore ici avec beaucoup de dignité.
— Un petit café, Paul ? demanda Charles, il est frais d’hier !
— Oui volontiers, on manque tellement de tout que je ne peux refuser, d’ailleurs je t’ai apporté un petit pain encore frais de deux jours.
Il sortit de sa poche un petit pain enveloppé dans un papier aluminium et le tendit à Charles. Il avait été artisan boulanger dans ses jeunes années. Il aimait pétrir, lever, diviser, écouter le souffle de ces pâtes quand elles libèrent sous la main le gaz de fermentation. Il admirait cette alchimie magique qui prend tout son sens à la rencontre du feu, comme un semeur qui attend la germination, lui attendait avec ferveur, la fermentation du levain et sa destination finale au contact du four. Sa passion pour le pain s’arrêta net à la suite d’un drame épouvantable dans sa vie.
Les deux hommes burent silencieusement le café en se regardant avec une bienveillance et un respect mutuel.
— Encore un peu de café ? demanda Charles.
— Non, tu es gentil mais je dois y aller, je fais mon tour comme d’hab. en passant par la basilique.
Paul quitta Charles. La place du Tertre commençait à s’animer. Autrefois, c’était un endroit bondé de touristes et de peintres en tous genres, maintenant elle servait de lieu d’échange, de troc, de réunion, les gens y venaient pour trouver de quoi survivre. Souvent, quelques notables du Haut traversaient le quartier en quête de bonnes affaires. Plusieurs fois par semaine, on pouvait y trouver des objets anciens et oubliés, verrerie, bijoux, tissus, petits objets d’art, on achetait, on troquait souvent pour pas grand-chose.
On apercevait le dôme de la basilique depuis le poste de garde dans l’angle nord de la place. La force militaire avait remplacé la gendarmerie, elle s’appelait La Brigade de Jour (BJ), c’était des hommes forts, ultra entraînés, hyper équipés. Ils étaient Cinq ici, casques, gilets par balles, armes de poing, armes blanches, bottes à clous, trois portaient le bouclier antiémeute, les deux autres, des fusils lance-roquette, tout était prévu pour en faire des gladiateurs ! Dans leur action, le mot d’ordre était : VICTOIRE.
Paul emprunta la rue Azaïs pour se rendre au Sacré-Cœur. Il était toujours admiratif de ces chemins, de ces pavés luisants, de ces lieus chargés d’histoires, de larmes, de rires, d’humanité. Chaque arbre, chaque pierre, chaque bout de trottoir, chaque vitre cassée lui racontaient une histoire, insolite, souvent sans intérêt, un fragment d’éternité entre le passé et le futur.
La basilique était là, blanche, belle et fière. Elle avait résisté aux émeutes populaires, quelques pierres et pavés avaient été bougés, mais l’ensemble semblait éternel. Des abris de fortune étaient installés dans les jardins annexes. Des poutres usées, des toiles de jute, des cartons, des tôles ondulées rouillées, toute récupération faisait office de toit pour les plus démunis. Saint Louis et Jeanne d’Arc, Sainteté et Justice plongées dans le granit, gardaient silencieusement l’entrée de la basilique fermement verrouillée par des chaînes et des cadenas. Pour les grandes occasions, un grand religieux de Paris venait faire son office dominical. La brigade de jour verrouillait le périmètre, aidée par les DRS (drone ressource Security). Seuls les notables du Haut étaient admis dans l’enceinte religieuse, le sermon sacré était retransmis à l’extérieur par de puissants haut-parleurs.
Paul contourna le bâtiment par la gauche, pour rejoindre le Père Hassan, dans une aile d’accueil de la basilique. Après avoir toqué, la porte s’ouvrit, le religieux était là, veste et pantalon en jean rapiécé, sandales spartiates aux pieds. C’était un homme de petite taille, le visage taillé à la serpe, le crâne dégarni, des touffes folles de cheveux blancs lui poussaient sur les tempes, il ressemblait plus à un artiste qu’à un religieux.
— Comment ça va aujourd’hui ? demanda Hassan.
— Ça peut aller, le soleil est là, on ne va pas se plaindre.
— Et ton père ?
— Trop vieux ! J’essaie de l’accompagner tous les jours, d’être là attentif… mais il reste là, bloqué sur sa fenêtre dans cette solitude effrayante…
— Tu devrais le sortir, qu’il prenne le soleil !
— J’y ai pensé, mais trop vieux, ses guiboles ne suivraient pas… et puis, est-ce que ça ne lui foutrait pas un coup au moral ? … trop compliqué, j’ai les boules de tout ça !
Père Hassan était un juif irlandais reconverti au catholicisme. Pendant des années, il avait cherché ses origines, le pourquoi du comment de toutes ces guerres intestines, le sang des martyrs le révoltait… Un jour, dans une église de Paris, peut-être à Saint-Sulpice, il avait rencontré Jésus… sur sa croix. La précipitation du monde dans un ailleurs incertain avait usé, racorni, desséché sa foi. Il n’était pas un théologien confirmé, les pieds sur terre, mais l’âme dans les nuages, partageant des rêves communs avec d’autres, il rêvait du meilleur pour tous.
— Un petit verre, Paul ? demanda Hassan. Ça te remontera le moral.
De sa vie antérieure, il avait gardé quelques flacons de whisky irlandais, précieusement tenus secrets dans sa chambre.
— Si tu veux, j’ai encore du temps devant moi, et toi, quoi de neuf ?
Le visage d’Hassan se ferma, il servit deux godets de scotch irlandais et en donna un à Paul.
— J’ai eu deux décès hier, un couple de vieux, je ne sais pas si c’était un suicide… enfin bref, j’ai fait mon office.
Il s’occupait des alentours de la basilique et de l’aile d’accueil, les gens venaient le voir, il les réconfortait, certains pouvaient prendre logis auprès de lui, enfin pour une brève période. Les morts quant à eux étaient acheminés sur une charrette en bois à la fosse commune, un énorme trou d’oubli creusé à proximité du cimetière Saint-Vincent. Tous étaient étroitement surveillés, répertoriés par la BJ et les DRS.
Paul et Père Hassan étaient amis. Souvent, ils passaient du temps ensemble à bavarder et réinventer un monde meilleur, plus juste. Ils restaient souvent à l’intérieur, rideau tiré, à l’abri des yeux et des oreilles des DRS.
— Bon, je vais y aller, profiter de cette belle journée, s’exclama Paul.
— OK, l’ami, passe quand tu veux, tu es toujours le bienvenu.
— Au fait, si tu entends parler de boulot, fais-moi signe.
Il plongea sa main dans sa poche et tendit un petit pain à Hassan.
— Waouh, c’est le corps du christ ?
— Non, c’est du pain azyme… mais non, c’est pour toi, idiot !
Les amis se quittèrent. Après la rue de la Bonne, Paul poursuivait rue Saint-Vincent, jusque chez lui. En chemin, il s’était arrêté à observer un petit escadron de fourmis dévorant une grosse mouche grise, il aimait ces scènes qui lui rappelaient l’enfance, la nature, ou simplement des souvenirs de son père.
Il n’était pas loin de midi, il rentra retrouver ce dernier.
— J’ai vu quelqu’un dans la rue, s’écria son père – sans doute un étranger…
— P’pa c’est moi que tu as vu, tu as faim ?
François se caressa le menton et récita à voix basse :
Ah je désespérais de mes frères sauvages
Je voyais, je voyais l’avenir à genoux
La Bête triomphante et la pierre sur nous
Et le feu des soldats porte sur nos rivages
— OK P’pa, super, bon je prépare le repas.
Paul prit un panier et descendit dans la cave. Il avait installé, dans celle-ci, un mini garde-manger composé d’étagères pour légumes et boîtes de conserve, d’un frigo vieux comme le monde qu’il ouvrait très peu en raison des nombreuses coupures électriques. La température de la cave permettait de garder les légumes de saison, poireaux, patates, carottes… Le frigo servait aux œufs, lard, beurre, eau, et des fois à la viande, mais celle-ci était rare. Les boîtes de conserve étaient échangées au troc ou achetées à la FAF (fabrique alimentaire française), boîtes à modèle unique, rehaussées d’un badge tricolore signé FAF Prestige.
Paul et François mangeaient en silence, entre eux le repas était un instant solennel, très frugal mais solennel. Paul pensait à son après-midi…
2
22 mars 2038
Après le repas, il laissa son père à sa sieste quotidienne. Dans la rue, il se dirigeait vers l’atelier.
Paul, le boulanger d’autrefois, était aussi un artiste. Il avait rencontré lors de ses trocs un vieux monsieur, lui aussi artiste. De discussions en échanges passionnés, l’homme l’avait invité à le suivre dans un endroit magique. En face du cimetière Saint-Vincent, un atelier avait été abandonné pendant la grande dépression des années 2030. Le vieux monsieur en avait récupéré la clé grâce à un ami artiste qui avait fui la capitale. Malgré les violences de la rue et les émeutes, l’endroit était resté intact et bien fourni. Situé au premier étage d’une maison ancienne, l’atelier était une très grande pièce dont le parquet en chêne était couvert de mille éclats de peinture. La verrière, tout du long, offrait une lumière incroyable, même sans électricité. Des niches en bois abritaient papiers, fusains, pastels, crayons. Au centre de la pièce trônait une grande table sur laquelle on trouvait des pots en terre cuite remplis de pinceaux, couteaux et tubes de couleurs. Quelques chevalets complétaient le mobilier de l’atelier, ainsi qu’une grande femme à la beauté incroyable. À moitié nue, elle portait un drapé romain ; elle aurait pu rougir face au regard des autres, mais non elle en restait de marbre.
Paul monta à l’atelier, la porte était ouverte.
— Salut les amis, comment va aujourd’hui ? lança Paul.
— Ma foi, tout va pour le mieux dans le pire des mondes, répondit Jacques. Lui c’était le vieux monsieur rencontré dans la rue.
— Ô toi, tu m’as manqué, dit une voix tendrement féminine. Deux bras enserrèrent Paul, il sentit un doux baiser sur sa joue. C’était Rose, une amie de Jacques. Tous trois venaient librement dans l’atelier exprimer leur créativité, leurs mots, leurs envies. La clé d’entrée était glissée sous une pierre dans la muraille en bas des escaliers.
Jacques, de petite taille, le sourcil épais, la barbiche soigneusement taillée, portait avec élégance son âge. Il avait été professeur de collège dans le quartier, lequel l’avait vu naître et grandir. Profondément passionné des choses de la nature, il était spécialisé graphiquement dans les insectes. On aurait pu croire qu’il était entomologiste ; il en parlait et les reproduisait avec une précision diabolique, quasi macrophotographique. Bien sûr, il avait ses chouchous. Il racontait comment, gosse, il s’était fait une collection de courtilières dans un vivarium. Toujours enfant, avec ses parents, la promenade dominicale à Saint-Cucufa devenait chasse aux trésors, ou plutôt chasse à la libellule : des vertes, des bleues, des rouges le ravissaient dans un divin ballet aérien. L’excitation d’en attraper une, souvent, le faisait choir dans l’étang. Il en ressortait couvert de lentilles et de cresson d’eau. Il avait aussi un immense respect pour la mante religieuse, il en admirait la beauté et son incroyable complexité.
Rose, qui avait rejoint les deux amis un peu plus tard, était originaire d’Alsace. Installée à Paris depuis de nombreuses années, elle avait travaillé dans la mode et la confection. Un soir, son mari avait disparu pendant les émeutes de 2028.
Le regard bleu enfantin, les cheveux blonds souvent noués par un turban bleu turquoise, elle était simplement une belle femme. Le grain de sa peau se mariait à la perfection avec son prénom. Elle était amoureuse des oiseaux, elle en reproduisait fidèlement les postures, le regard, le plumage, mais ce qui la fascinait le plus, c’était l’envol. Le mouvement devenait grâce, puissance, élégance, quintessence abstraite de plumes et de couleurs.
Paul était passé du gâteau décoré, de la brioche rosace, du pain couvert de fleurs et feuilles de vigne à la reproduction florale. Il travaillait essentiellement à l’aquarelle, des couleurs fortement nuancées, qu’il contourait à l’encre de Chine pour en renforcer l’ombre et la lumière.
Dans l’atelier, une étagère accueillait des livres de botanique, des photos animalières, des revues de biologie, c’était leur puits, leur source de travail.
Les trois amis aimaient se retrouver là, dans une franche camaraderie, évoquant des choses du passé comme un bon restaurant, une soirée au théâtre, une bonne toile au ciné ou simplement une barque au bois avec monsieur ou madame, il leur semblait qu’être réunis ici avait un goût de paradis aux portes de l’enfer.
Jacques le minutieux disait à l’approche de la fin de son illustration : « bon, et quoi d’autre… »
Rose s’envolait avec ses oiseaux dans un lyrisme convaincant, on pouvait lire le bonheur sur son visage, elle avait aussi, dans son jardin secret, beaucoup d’amour pour Paul, qu’elle gardait en silence.
Paul, jardinier et fleuriste de sa toile, peut-être le moins doué des trois, développait une sensibilité particulière dans son art. Il semblait aspiré, absorbé par le pistil, la corolle, le pétale. Sa concentration le plongeait dans un mutisme total. Il partageait secrètement le même sentiment que Rose, mais des faits tragiques dans sa vie lui en interdisaient l’accès.
3
25 mars 2038
Le temps était pluvieux, Paul était parti faire son tour à travers les rues grises. Les pavés humides dégageaient une forte odeur musquée d’herbes coupées. Un vol d’oies sauvages traversa le ciel. Il aurait voulu que ses pieds soient sur ces ailes, pour, après, sauter de nuage en nuage jusqu’au firmament.
Il arriva place du Tertre, il toqua à la porte du régisseur.
— Oh, Paul, comment va ?
— Bien, bien, Charles, je me demandais si tu avais un job pour ces jours ? Je suis un peu à sec, là tout de suite.
— Un petit café ?
— Oui, bien sûr !
Charles servit deux tasses de café noir, il avait un sourire en coin en regardant Paul.
— Du boulot, de la manutention ? Mon petit Paul, j’ai mieux que ça. Hier, un homme est venu me questionner, savoir si je connaissais quelque artiste pour un ouvrage décoratif.
— Quel travail ? quel homme ? où ? comment ?
— J’ai pris des notes… Attends voir.
Il fouilla sur son bureau, puis dans ses poches.
— Ah, voici, alors c’est Monsieur Vatrin, il travaille au ministère des Sciences et habite pas loin, j’ai toutes les coordonnées ici, si tu es intéressé.
— Intéressé, bien sûr, c’est pour quand ?
— Quand tu veux, l’homme est chez lui tous les midis, tu y vas, tu te présentes de ma part… attention, du tact, de la délicatesse, c’est un homme du Haut !
— Je te remercie Charles, cette nouvelle me remplit de bonheur.
— T’emballe pas, voici les coordonnées du gars et ça c’est un laissez-passer ; n’oublie pas que tu quittes Montmartre, ici c’est l’enfer tranquille mais en bas c’est peut-être l’enfer tout court.
— Je te remercie encore, franchement…
Charles saisit la main de Paul amicalement…
— Fais gaffe à toi, sois hyper prudent et tout ira bien.
— J’irai demain si le temps le veut.
Les deux hommes se séparèrent, Paul continua son tour avec une ferveur immense dans le cœur. La pluie avait totalement cessé, le soleil commençait à pousser les nuages du coude pour se frayer un chemin jusqu’aux pavés luisants.
26 mars 2038
Paul se leva tôt, après un grand café et un brin de toilette, il prépara une casserole pour son père, il prit sa musette et y fourra un morceau de pain, une tranche de lard fumé, une pomme, et une bouteille d’eau. Dans la poche de sa vieille veste, il y glissa un couteau à cran d’arrêt, la lame était émoussée et légèrement rouillée, c’était pour une solution finale et irréversible.
Dehors le soleil commençait à sortir de son sommeil en embrasant le ciel d’un rouge brûlant à un jaune or, des moutons de nuages gris et blancs dessinaient des faisceaux sur fond bleu nuit. La journée allait être belle.
Paul tourna à droite, avant le Sacré-Cœur. Il prit une rue étroite qui débouchait sur une enfilade de marches bordée d’arbres plongeant jusqu’à la place Saint-Pierre. Au fil de la descente, le soleil commençait à se voiler. Arrivé sur le plat, Paul sentit l’air plus épais, plus sale. Quelques groupes d’individus disparates attendaient là, des casquettes, des capuches, des besaces, des manteaux rapiécés, des souliers ficelés avec de la corde, des poussettes, des chariots remplis de vieilles couvertures, cartons, bouteilles, plastiques en tous genres ; le fantôme du passé semblait regarder la basilique, baignée de brume, comme une lueur d’espoir.
Paul quitta Montmartre et emprunta le boulevard Rochechouart. L’endroit était relativement calme, quelques badauds traînaient par-ci par-là, certaines boutiques portaient les traces de saccage, d’autres affichaient, sur leur façade, le noir des incendies. Paul marchait d’un pas régulier dans ces vastes allées aux rangées d’arbres symétriques. Des voitures, des camions, des bus, tous abandonnés sur les bas-côtés, témoignaient des grandes perturbations qui avaient secoué la ville depuis trois ans. Il n’y avait pas de bruits, c’était presque la campagne en ville. De temps en temps, un bourdonnement lui caressait les oreilles, c’était le vol de surveillance des DRS.
Il était sous le métro aérien, au carrefour Barbès-Rochechouart, dans un coin de rue, une brasserie avait été totalement détruite par des émeutiers. Une vision apocalyptique du passé lui revint en mémoire. Paul ferma les yeux, c’était aux Batignolles, il y a longtemps…
« Chloé était une femme au visage clair parsemé de taches de rousseur, les cheveux blond roux, un cou allongé comme une déesse mythique, des mains fines et élégantes, elle semblait fragile mais sûre d’elle. Il l’avait rencontrée lors d’une démonstration de fleurs décoratives sur pains. Elle était fleuriste et lui amoureux de fleurs ; leurs mains se rejoignirent pour ne plus se quitter. Il l’aimait. Pour l’anniversaire de leur rencontre, il lui avait donné rendez-vous dans une grande brasserie du quartier.
Il avait traversé une bonne partie de la ville en scooter pour la rejoindre. La terrasse était bondée, il aperçut Chloé lui faire un signe pendant qu’il rangeait son engin, son cœur battant résonnait dans ses tempes, il l’aimait tant. En un instant, dans un souffle titanesque, il vit la terre rejoindre le ciel, le feu devenir une pluie de mille éclats de verre brisé… des gens couraient de partout, affolés, meurtris, condamnés… Une bombe venait d’éclater. Terrassé par l’onde de choc, les oreilles à moitié bouchées, Paul se releva lentement. Dans l’horreur alentour, il cherchait, titubant au milieu de sang, de chair, d’os, de verre, de bois, de lambeaux de tissus ; il cherchait celle qui n’existait plus. Chloé était morte, morte, morte. Il la criait, son nom déchirait ce silence sanglant, il l’aimait. Bon Dieu, il l’AIMAIT. »
Il essuya ses yeux, continua la gorge nouée sur boulevard de la Chapelle jusqu’à Stalingrad.
Arrivé au boulevard de la Villette, il se sentit oppressé. Une grande palissade métallique se dressait devant lui, des hommes en armes en surveillaient l’endroit ; c’est là qu’il avait rendez-vous. Il s’arrêta, sortit le couteau de sa veste et le glissa dans la musette avec son casse-croûte.
Il s’avança vers le poste de contrôle.
Un garde lourdement équipé l’arrêta :
— Carte d’identification et laissez-passer !
Paul sortit ses papiers et les tendit au garde :
— Bonjour, je suis attendu par Monsieur Vatrin.
Papiers en main, le garde alla au poste de contrôle prendre des renseignements par l’interphone.
— C’est OK, je dois d’abord vous fouiller.
Le garde inspecta les vêtements de Paul, puis la musette, il en sortit le couteau.
— C’est quoi ça ?
— Pour le pain et le lard, répondit Paul.
— OK, c’est bon, allez-y, Monsieur Vatrin, rez-de-chaussée, numéro cinq.
Paul pénétra dans l’enceinte, un bâtiment énorme, style renaissance italienne, trônait là, entouré de massifs d’arbustes odorants, tout était propre et bien rangé, en face le canal invitait à la balade.
Monsieur Vatrin, numéro cinq, voici la sonnette.
— C’est pour quoi ? Un homme assez grand, lunettes sur le nez, les cheveux mi-longs mais soignés, ouvrit la porte sur Paul.
— Bonjour, excusez-moi, je suis l’artiste… Et Paul tendit ses papiers à l’homme.
— Ah oui, bonjour, suivez-moi l’ami. Paul suivit l’homme dans un long couloir aux murs en glacis gris clair, un éclairage ombre et lumière tapissait le plafond, une myriade de points lumineux constellait la partie sombre. Les deux hommes pénétrèrent dans une immense pièce. Un piano à queue accordait ses violons avec un appareil ressemblant à une oreillette d’or diffusant de la musique, quelques chaises aussi biscornues qu’esthétiques entouraient une table basse en marqueterie précieuse, un bar globe était posé à côté d’un secrétaire en bois de rose, mais le plus étonnant était ce vivarium immense dans un coin de la pièce. Des branches, des plantes, un petit bassin en faisaient un habitat idéal pour une colonie de grenouilles. Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les tailles, un régulateur de température et d’humidité complétait l’ensemble, une vraie forêt tropicale magnifiée par un éclairage adéquat. Le regard de Paul passa longuement du piano au vivarium.
— Êtes-vous musicien ? demanda-t-il.
— J’aurai pu, mais non, je suis généticien.
— Ah…
— Oui, je m’occupe principalement de séquençage ADN et de greffe, je coupe et je colle. Vous savez l’ami, on a perdu soixante-cinq pour cent de ces petites bêtes… cinquante pour cent des insectes !!! et à peu près quarante pour cent des oiseaux ! et la race humaine est à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, stérile !!! Et je ne vous parle pas du reste…
— Vous voulez sauver les espèces ?
— Sauver les espèces et par association d’idées, sauver la planète et les hommes… ou du moins avoir une dernière chance.
— Dieu vous entende, Monsieur.
— Dieu n’a rien à voir avec tout ça, c’est la science qui s’en occupe, nous, nous voulons séquencer, mélanger, fusionner, greffer, cloner, aller au fond du problème : l’ADN. Nous voulons devenir plus forts, plus résistants, plus intelligents, rendre quelques maillons manquants à l’écosystème, et surtout redonner des rires et des sourires d’enfants à l’humanité. Quand la maison brûle, le feu vient souvent de l’intérieur. Nous devons fortement nous questionner sur nous-mêmes. Tiens, d’ailleurs j’ai rendez-vous dans deux jours, dans les Alpes, avec un ami suisse, petite randonnée pédestre pour trouver des grenouilles et des salamandres. Ces petites bêtes alpines nous donneront peut-être des secrets de longévité.
Monsieur Vatrin eut un petit rire étouffé en regardant les grenouilles.
— C’est vraiment super, Monsieur ! lança Paul.
— Oh pardon ! je parle, je parle… l’artiste, mais bien sûr ! Venez.
Paul et Monsieur Vatrin retournèrent dans le couloir.
— Voyez-vous, j’aimerais dix aquarelles, des fleurs sur fond de construction humaine, brique, métal, et surtout une qualité de papier irréprochable. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Oui, là, je vois, il faut du papier coton trois cent cinquante grammes et des sous-verres plexiglas, et pour les attaches ?
— Allons l’ami, touchez !
Paul toucha un endroit du mur que Vatrin lui avait indiqué.
— Ah oui, je sens.
Sous la peinture étaient installés un point d’encrage et une mini connexion pour un rétroéclairage.
— Pour moi, c’est OK, il me manque juste le papier et les sous-verres.
— Pas d’inquiétudes, je vous fais parvenir ces choses au plus vite chez votre régisseur… Charles, c’est ça !
— Bon, je vais y aller, dites-moi pour quand le travail doit être fait ?
— Disons, dans, c’est jeudi aujourd’hui… dans pile deux semaines, le neuf avril même heure, un aéro-taxi vous attendra sur le parvis de la basilique à 11 h 30, voulez-vous que je vous fasse raccompagner.
— Non merci, je marche.
— Attendez… Monsieur Vatrin glissa dans la main de Paul quelques billets… L’autre moitié à la livraison.
— Merci, Monsieur, vous êtes super, je ferai de mon mieux !
Paul quitta l’homme, émerveillé par la magnificence du lieu et du personnage, il passa le poste de garde pour reprendre le boulevard.
Il remonta les boulevards, il était content de son entrevue. La faim commençait à le tenailler, il s’arrêta dans un parc, boulevard de la Chapelle. Après avoir mangé le pain et le lard, il croqua la pomme en guise de dessert. Les voies étaient désertes, de l’autre côté de la chaussée, une femme sortit d’une ancienne bouche de métro. Elle se dirigea bizarrement vers Paul. Elle était très sale et d’un âge incertain.
— T’as quèque chose pour moi beau gosse ? lança-t-elle.
Paul vit qu’elle n’avait presque plus de dents et que sa bouche était un enfer de puanteur.
— Non merci, répondit-il en se relevant pour partir. Il pressa le pas pour éviter tout contact.
— Eh, touriste, qu’est-ce’tas ? j’te plais pas, t’es trop fier ? Une tite gâtrie p’têtre ?
Un homme sortit à son tour de la bouche du métro, il rejoignit la femme qui vociféra en direction de Paul : « Va te faire foute pédé » !!!!
La main sur son cran d’arrêt, Paul marchait d’un pas rapide, s’assurant de mettre de la distance entre lui et ces charognards du métro.
Arrivé à Montmartre, il récupéra une petite rue pour remonter à la basilique. En reprenant les marches qu’il avait empruntées pour venir, il découvrit peu à peu le ciel bleu de Paris.
Place du Tertre, il frappa à la porte du régisseur, Charles apparut derrière celle-ci.
— Alors, cette virée ?
— Surprenant, répondit Paul, on a presque le regret de ne pas vivre dans cette caste.
— Oh, tu sais, il y a le pour et le contre, bien sûr c’est plus confortable de vivre plus libre, avec des laissez-passer, des passe-droits, des véhicules.
— Oui, mais quand même, ça a du bon.
— Toi, t’es un bon gars, je pense que tu ne te sentirais jamais chez toi dans ce milieu.
— Sans doute Charles, mais regarde autour de nous, quand même désolant !
— Oui, c’est comme ça pour l’instant, faut patienter, les choses sont toujours évolutives. Chacun doit trouver son salut au fond de lui-même.
Charles posa amicalement une main sur l’épaule de son ami.
— Un petit café, avant de partir ?
— Non merci, je dois y aller, j’ai plein de choses qui tournent dans ma tête, et je dois peindre des fleurs… en tout cas, je te remercie une fois de plus.
Paul quitta Charles et reprit son trajet habituel.
Le soleil était parti, Paul retrouva son père, ensemble ils prirent le dîner. Un vol de cormorans anima le ciel, la sirène du couvre-feu n’allait pas tarder à hurler.
4
27 mars 2038