Les Oeuvres complètes - Alfred de Vigny - E-Book

Les Oeuvres complètes E-Book

Alfred de Vigny

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Beschreibung

Le tome I de cette édition des Oeuvres complètes de Vigny réunit l'ensemble de sa poésie et de son théâtre. A côté des textes majeurs, il recueille des fragments dispersés, jusqu'ici difficiles à trouver, et des pages inédites désormais accessibles. Le tome 1 des oeuvres complètes de Vigny présente son oeuvre poétique, constituée de deux recueils : Poèmes Antiques et Modernes (1826), et regroupe en trois chapitres (Livre mystique, Livre antique, Livre moderne) des poèmes déjà publiés entre 1823 et 1826. En dépit de leur facture classique et de leur hommage à l'antiquité, ces poèmes, où l'auteur exprime un pessimisme profond, sont d'une inspiration nettement romantique.

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Sommaire

Livre mystique

Moïse

POÈME

Éloa ou la sœur des anges

MYSTÈRE

CHANT PREMIER

CHANT DEUXIÈME

CHANT TROISIEME

Le déluge

MYSTÈRE

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Livre antique

Antiquité biblique

La Fille de Jephté

POÈME

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Le Bain

Antiquité homérique

Le Somnambule

La Dryade

Symétha

Le Bain d’une dame romaine

Livre moderne

Dolorida

POÈME

Le Malheur

La Prison

POÈME

Madame de Soubise

POÈME DU XVIe SIÈCLE

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

La Neige

POÈME

Chapitre I

Chapitre II

Le Cor

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Le Bal

POÈME

Le Trappiste

POÈME

La Frégate La Sérieuse ou la plainte du capitaine

POÈME

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

Les Amants de Montmorency

ÉLÉVATION

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Paris

ÉLÉVATION

Les Destinées

Les Destinées

La Maison du berger

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Les Oracles

Destinée d’un roi

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Post-scriptum

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

La Sauvage

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

La Colère de Samson

La Mort du loup

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

La Flûte

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Le Mont des Oliviers

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Le Silence

La Bouteille à la mer

CONSEIL

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

Chapitre XVIII

Chapitre XIX

Chapitre XX

Chapitre XXI

Chapitre XXII

Chapitre XXIII

Chapitre XXIV

Chapitre XXV

Chapitre XXVI

Wanda

HISTOIRE RUSSE

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

Chapitre XVIII

Chapitre XIX

Chapitre XX

Chapitre XXI

Chapitre XXII

Chapitre XXIII

Chapitre XXIV

Un billet de Wanda

Second billet de Wanda

L’Esprit pur

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Livre mystique

Moïse

POÈME

Le soleil prolongeait sur la cime des tentes

Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,

Ces larges traces d’or qu’il laisse dans les airs,

Lorsqu’en un lit de sable il se couche aux déserts.

La pourpre et l’or semblaient revêtir la campagne.

Du stérile Nébo gravissant la montagne,

Moïse, homme de Dieu, s’arrête, et, sans orgueil,

Sur le vaste horizon promène un long coup d’œil.

Il voit d’abord Phasga, que des figuiers entourent ;

Puis, au-delà des monts que ses regards parcourent,

S’étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé,

Dont le pays fertile à sa droite est placé ;

Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale

Ses sables où s’endort la mer occidentale ;

Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli,

Couronné d’oliviers, se montre Nephtali ;

Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes,

Jéricho s’aperçoit : c’est la ville des palmes ;

Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor,

Le lentisque touffu s’étend jusqu’à Ségor.

Il voit tout Chanaan, et la terre promise,

Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.

Il voit ; sur les Hébreux étend sa grande main,

Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.

Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,

Pressés au large pied de la montagne sainte,

Les enfants d’Israël s’agitaient au vallon

Comme les blés épais qu’agite l’aquilon.

Dès l’heure où la rosée humecte l’or des sables

Et balance sa perle au sommet des érables,

Prophète centenaire, environné d’honneur,

Moïse était parti pour trouver le Seigneur.

On le suivait des yeux aux flammes de sa tête,

Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,

Lorsque son front perça le nuage de Dieu

Qui couronnait d’éclairs la cime du haut lieu,

L’encens brûla partout sur des autels de pierre,

Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,

À l’ombre du parfum par le soleil doré,

Chantèrent d’une voix le cantique sacré,

Et les fils de Lévi, s’élevant sur la foule,

Tels qu’un bois de cyprès sur le sable qui roule,

Du peuple avec la harpe accompagnant les voix,

Dirigeaient vers le ciel l’hymne du Roi des rois.

Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,

Dans le nuage obscur lui parlait face à face.

Il disait au Seigneur : « Ne finirai-je pas ?

Où voulez-vous encore que je porte mes pas ?

Je vivrai donc toujours puissant et solitaire ?

Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.

Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?

J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu.

Voilà que son pied touche à la terre promise.

De vous à lui qu’un autre accepte l’entremise,

Au coursier d’Israël qu’il attache le frein ;

Je lui lègue mon livre et la verge d’airain.

« Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,

Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,

Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo

Je n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ?

Hélas ! vous m’avez fait sage parmi les sages !

Mon doigt du peuple errant a guidé les passages.

J’ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois ;

L’avenir à genoux adorera mes lois ;

Des tombes des humains j’ouvre la plus antique,

La mort trouve à ma voix une voix prophétique,

Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations,

Ma main fait et défait les générations. –

Hélas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,

Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre !

« Hélas ! je sais aussi tous les secrets des cieux,

Et vous m’avez prêté la force de vos yeux.

Je commande à la nuit de déchirer ses voiles ;

Ma bouche par leur nom a compté les étoiles,

Et, dès qu’au firmament mon geste l’appela,

Chacune s’est hâtée en disant : « Me voilà. »

J’impose mes deux mains sur le front des nuages

Pour tarir dans leurs flancs la source des orages ;

J’engloutis les cités sous les sables mouvants ;

Je renverse les monts sous les ailes des vents ;

Mon pied infatigable est plus fort que l’espace ;

Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,

Et la voix de la mer se tait devant ma voix.

Lorsque mon peuple souffre, ou qu’il lui faut des lois,

J’élève mes regards, votre esprit me visite ;

La terre alors chancelle et le soleil hésite.

Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux.

Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux ;

Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire,

Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.

« Sitôt que votre souffle a rempli le berger,

Les hommes se sont dit : « Il nous est étranger ; »

Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,

Car ils venaient, hélas ! d’y voir plus que mon âme.

J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir ;

Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.

M’enveloppant alors de la colonne noire,

J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,

Et j’ai dit dans mon cœur : « Que vouloir à présent ? »

Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,

Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,

L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche ;

Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,

Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux.

Ô Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire,

Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre ! »

Or, le peuple attendait, et, craignant son courroux,

Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux ;

Car, s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage

Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage,

Et le feu des éclairs, aveuglant les regards,

Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.

Bientôt le haut du Mont reparut sans Moïse.

– Il fut pleuré. – Marchant vers la terre promise,

Josué s’avançait pensif, et pâlissant,

Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant.

Écrit en 1822.

Éloa ou la sœur des anges

MYSTÈRE

« C’est le serpent, dit-elle ; je l’ai écouté, et il m’a trompée. » Genèse.

CHANT PREMIER Naissance

Il naquit sur la terre un ange, dans le temps

Où le Médiateur sauvait ses habitants.

Avec sa suite obscure et comme lui bannie,

Jésus avait quitté les murs de Béthanie ;

À travers la campagne il fuyait d’un pas lent,

Quelquefois s’arrêtait, priant et consolant,

Assis au bord d’un champ le prenait pour symbole,

Ou du Samaritain disait la parabole,

La brebis égarée, ou le mauvais pasteur,

Ou le sépulcre blanc pareil à l’imposteur ;

Et, de là, poursuivant sa paisible conquête,

De la Chananéenne écoutait la requête,

À sa fille sans guide enseignait ses chemins,

Puis aux petits enfants il imposait les mains.

L’aveugle-né voyait, sans pouvoir le comprendre,

Le lépreux et le sourd se toucher et s’entendre,

Et tous, lui consacrant des larmes pour adieu,

Ils quittaient le désert où l’on exilait Dieu.

Fils de l’homme et sujet aux maux de la naissance,

Il les commençait tous par le plus grand, l’absence,

Abandonnant sa ville et subissant l’édit,

Pour accomplir en tout ce qu’on avait prédit.

Or, pendant ces temps-là, ses amis en Judée

Voyaient venir leur fin qu’il avait retardée :

Lazare, qu’il aimait et ne visitait plus,

Vint à mourir ; ses jours étaient tous révolus.

Mais l’amitié de Dieu n’est-elle pas la vie ?

Il partit dans la nuit ; sa marche était suivie

Par les deux jeunes sœurs du malade expiré,

Chez qui dans ses périls il s’était retiré.

C’étaient Marthe et Marie ; or, Marie était celle

Qui versa les parfums et fit blâmer son zèle.

Tous s’afflige Jésus disait en vain : « Il dort. »

Et lui-même, en voyant le linceul et le mort,

Il pleura. – Larme sainte à l’amitié donnée,

Oh ! vous ne fûtes point aux vents abandonnée !

Des séraphins penchés l’urne de diamant,

Invisible aux mortels, vous reçut mollement,

Et, comme une merveille au Ciel même étonnante,

Aux pieds de l’Éternel vous porta rayonnante.

De l’œil toujours ouvert un regard complaisant

Émut et fit briller l’ineffable présent ;

Et l’Esprit-Saint, sur elle épanchant sa puissance,

Donna l’âme et la vie à la divine essence.

Comme l’encens qui brûle aux rayons du soleil

Se change en un feu pur, éclatant et vermeil,

On vit alors, du sein de l’urne éblouissante,

S’élever une forme et blanche et grandissante ;

Une voix s’entendit qui disait : « Éloa ! »

Et l’Ange, apparaissant, répondit : « Me voilà. »

Toute parée, aux yeux du Ciel qui la contemple,

Elle marche vers Dieu comme une épouse au temple ;

Son beau front est serein et pur comme un beau lis,

Et d’un voile d’azur il soulève les plis ;

Ses cheveux, partagés comme des gerbes blondes,

Dans les vapeurs de l’air perdent leurs molles ondes,

Comme on voit la comète errante dans les cieux

Fondre au sein de la nuit ses rayons glorieux ;

Une rose aux lueurs de l’aube matinale

N’a pas de son teint frais la rougeur virginale ;

Et la lune, des bois éclairant l’épaisseur,

D’un de ses doux regards n’atteint pas la douceur.

Ses ailes sont d’argent ; sous une pâle robe,

Son pied blanc tour à tour se montre et se dérobe,

Et son sein agité, mais à peine aperçu,

Soulève les contours du céleste tissu.

C’est une femme aussi, c’est une ange charmante ;

Car ce peuple d’esprits, cette famille aimante,

Qui, pour nous, près de nous, prie et veille toujours,

Unit sa pure essence en de saintes amours :

L’archange Raphaël, lorsqu’il vint sur la terre,

Sous le berceau d’Éden conta ce doux mystère.

Mais nulle de ces sœurs que Dieu créa pour eux

N’apporta plus de joie au ciel des bienheureux.

Les Chérubins brûlants qu’enveloppent six ailes,

Les tendres Séraphins, dieux des amours fidèles,

Les Trônes, les Vertus, les Princes, les Ardeurs,

Les Dominations, les Gardiens, les Splendeurs,

Et les Rêves pieux, et les saintes Louanges,

Et tous les Anges purs, et tous les grands Archanges

Et tout ce que le Ciel renferme d’habitants,

Tous, de leurs ailes d’or voilés en même temps,

Abaissèrent leur front jusqu’à ses pieds de neige,

Et les vierges ses sœurs, s’unissant en cortège,

Comme autour de la lune on voit les feux du soir,

Se tenant par la main, coururent pour la voir.

Des harpes d’or pendaient à leur chaste ceinture ;

Et des fleurs qu’au Ciel seul fit germer la nature,

Des fleurs qu’on ne voit pas dans l’été des humains,

Comme une large pluie abondaient sous leurs mains.

« Heureux, chantaient alors des voix incomparables,

Heureux le monde offert à ses pas secourables !

Quand elle aura passé parmi les malheureux,

L’esprit consolateur se répandra sur eux.

Quel globe attend ses pas ? Quel siècle la demande ?

Naîtra-t-il d’autres cieux afin qu’elle y commande ? »

Un jour… (Comment oser nommer du nom de jour

Ce qui n’a pas de fuite et n’a pas de retour ?

Des langages humains défiant l’indigence,

L’éternité se voile à notre intelligence,

Et, pour nous faire entendre un de ces courts instants,

Il faut chercher pour eux un nom parmi les temps.)

Un jour, les habitants de l’immortel empire,

Imprudents une fois, s’unissaient pour l’instruire.

« Éloa, disaient-ils, oh ! veillez bien sur vous :

Un Ange peut tomber ; le plus beau de nous tous

N’est plus ici : pourtant dans sa vertu première

On le nommait celui qui porte la lumière ;

Car il portait l’amour et la vie en tout lieu,

Aux astres il portait tous les ordres de Dieu ;

La terre consacrait sa beauté sans égale,

Appelant Lucifer l’étoile matinale,

Diamant radieux, que sur son front vermeil,

Parmi ses cheveux d’or a posé le soleil.

Mais on dit qu’à présent il est sans diadème,

Qu’il gémit, qu’il est seul, que personne ne l’aime,

Que la noirceur d’un crime appesantit ses yeux,

Qu’il ne sait plus parler le langage des Cieux ;

La mort est dans les mots que prononce sa bouche ;

Il brûle ce qu’il voit, il flétrit ce qu’il touche ;

Il ne peut plus sentir le mal ni les bienfaits ;

Il est même sans joie aux malheurs qu’il a faits.

Le Ciel qu’il habita se trouble à sa mémoire,

Nul ange n’oserait vous conter son histoire,

Nul ange n’oserait dire une fois son nom. »

Et l’on crut qu’Éloa le maudirait ; mais non,

L’effroi n’altéra point son paisible visage,

Et ce fut pour le Ciel un alarmant présage.

Son premier mouvement ne fut pas de frémir,

Mais plutôt d’approcher comme pour secourir ;

La tristesse apparut sur sa lèvre glacée

Aussitôt qu’un malheur s’offrit à sa pensée ;

Elle apprit à rêver, et son front innocent

De ce trouble inconnu rougit en s’abaissant ;

Une larme brillait auprès de sa paupière.

Heureux ceux dont le cœur verse ainsi la première !

Un ange eut ces ennuis qui troublent tant nos jours,

Et poursuivent les grands dans la pompe des cours ;

Mais, au sein des banquets, parmi la multitude,

Un homme qui gémit trouve la solitude ;

Le bruit des nations, le bruit que font les rois,

Rien n’éteint dans son cœur une plus forte voix.

Harpes du Paradis, vous étiez sans prodiges !

Chars vivants dont les yeux ont d’éclatants prestiges !

Armures du Seigneur, pavillons du saint lieu,

Étoiles des bergers tombant des doigts de Dieu,

Saphirs des encensoirs, or du céleste dôme,

Délices du nebel, senteurs du cinnamome,

Vos bruits harmonieux, vos splendeurs, vos parfums

Pour un ange attristé devenaient importuns ;

Les cantiques sacrés troublaient sa rêverie,

Car rien n’y répondait à son âme attendrie

Et soit lorsque Dieu même, appelant les esprits,

Dévoilait sa grandeur à leurs regards surpris,

Et montrait dans les cieux, foyer de la naissance,

Les profondeurs sans nom de sa triple puissance,

Soit quand les chérubins représentaient entre eux

Ou les actes du Christ ou ceux des bienheureux,

Et répétaient au Ciel chaque nouveau mystère

Qui, dans les mêmes temps, se passait sur la terre,

La crèche offerte aux yeux des mages étrangers,

La famille au désert, le salut des bergers,

Éloa, s’écartant de ce divin spectacle,

Loin de leur foule et loin du brillant tabernacle,

Cherchait quelque nuage où dans l’obscurité

Elle pourrait du moins rêver en liberté.

Les anges ont des nuits comme la nuit humaine.

Il est dans le Ciel même une pure fontaine ;

Une eau brillante y court sur un sable vermeil ;

Quand un ange la puise, il dort, mais d’un sommeil

Tel que le plus aimé des amants de la terre

N’en voudrait pas quitter le charme solitaire,

Pas même pour revoir dormant auprès de lui

La beauté dont la tête a son bras pour appui.

Mais en vain Éloa s’abreuvait dans son onde,

Sa douleur inquiète en était plus profonde ;

Et toujours dans la nuit un rêve lui montrait

Un ange malheureux qui de loin l’implorait.

Les vierges quelquefois, pour connaître sa peine,

Formant une prière inentendue et vaine,

L’entouraient, et, prenant ces soins qui font souffrir,

Demandaient quels trésors il lui fallait offrir,

Et de quel prix serait son éternelle vie,

Si le bonheur du Ciel flattait peu son envie ;

Et pourquoi son regard ne cherchait pas enfin

Les regards d’un archange ou ceux d’un séraphin.

Éloa répondait une seule parole :

« Aucun d’eux n’a besoin de celle qui console.

On dit qu’il en est un… » Mais détournant leurs pas,

Les vierges s’enfuyaient et ne le nommaient pas.

Cependant, seule, un jour, leur timide compagne,

Regarde autour de soi la céleste campagne,

Étend l’aile et sourit, s’envole, et dans les airs

Cherche sa terre amie ou des astres déserts.

Ainsi dans les forêts de la Louisiane,

Bercé sous les bambous et la longue liane,

Ayant rompu l’œuf d’or par le soleil mûri,

Sort de son lit de fleurs l’éclatant colibri ;

Une verte émeraude a couronné sa tête,

Des ailes sur son dos la pourpre est déjà prête,

La cuirasse d’azur garnit son jeune cœur,

Pour les luttes de l’air l’oiseau part en vainqueur…

promène en des lieux voisins de la lumière

Ses plumes de corail qui craignent la poussière ;

Sous son abri sauvage étonnant le ramier,

Le hardi voyageur visite le palmier.

La plaine des parfums est d’abord délaissée ;

Il passe, ambitieux, de l’érable à l’alcée,

Et de tous ses festins croit trouver les apprêts

Sur le front du palmiste ou les bras du cyprès ;

Mais les bois sont trop grands pour ses ailes naissantes,

Et les fleurs du berceau de ces lieux sont absentes ;

Sur la verte savane il descend les chercher ;

Les serpents-oiseleurs qu’elles pourraient cacher

L’effarouchent bien moins que les forêts arides.

Il poursuit près des eaux le jasmin des Florides,

La nonpareille au fond de ses chastes prisons,

Et la fraise embaumée au milieu des gazons.

C’est ainsi qu’Éloa, forte dès sa naissance,

De son aile argentée essayant la puissance,

Passant la blanche voie où des feux immortels

Brûlent aux pieds de Dieu comme un amas d’autels,

Tantôt se balançant sur deux jeunes planètes,

Tantôt posant ses pieds sur le front des comètes

Afin de découvrir les êtres nés ailleurs,

Arriva seule au fond des Cieux inférieurs.

L’Éther a ses degrés, d’une grandeur immense,

Jusqu’à l’ombre éternelle où le chaos commence.

Sitôt qu’un ange a fui l’azur illimité,

Coupole de saphirs qu’emplit la Trinité,

Il trouve un air moins pur ; là passent des nuages,

Là tournent des vapeurs, serpentent des orages,

Comme une garde agile, et dont la profondeur

De l’air que Dieu respire éteint pour nous l’ardeur.

Mais, après nos soleils et sous les atmosphères

Où, dans leur cercle étroit, se balancent nos sphères,

L’espace est désert, triste, obscur, et sillonné

Par un noir tourbillon lentement entraîné.

Un jour douteux et pâle éclaire en vain la nue,

Sous elle est le chaos et la nuit inconnue ;

Et, lorsqu’un vent de feu brise son sein profond,

On devine le vide impalpable et sans fond.

Jamais les purs esprits, enfants de la lumière,

De ces trois régions n’atteignent la dernière ;

Et jamais ne s’égare aucun beau séraphin

Sur ces degrés confus dont l’Enfer est la fin.

Même les chérubins, si forts et si fidèles,

Craignent que l’air impur ne manque sous leurs ailes,

Et qu’ils ne soient forcés, dans ce vol dangereux,

De tomber jusqu’au fond du chaos ténébreux.

Que deviendrait alors l’exilé sans défense ?

Du rire des démons l’inextinguible offense,

Leurs mots, leurs jeux railleurs, lent et cruel affront,

Feraient baisser ses yeux, feraient rougir son front.

Péril plus grand ! peut-être il lui faudrait entendre

Quelque chant d’abandon voluptueux et tendre,

Quelque regret du Ciel, un récit douloureux

Dit par la douce voix d’un ange malheureux.

Et même, en lui prêtant une oreille attendrie,

Il pourrait oublier la céleste patrie,

Se plaire sous la nuit et dans une amitié

Qu’auraient nouée entre eux les chants et la pitié.

Et comment remonter à la voûte azurée,

Offrant à la lumière éclatante et dorée

Des cheveux dont les flots sont épars et ternis,

Des ailes sans couleurs, des bras, un col brunis,

Un front plus pâle, empreint de traces inconnues

Parmi les fronts sereins des habitants des nues,

Des yeux dont la rougeur montre qu’ils ont pleuré,

Et des pieds noirs encore d’un feu pestiféré ?

Voilà pourquoi, toujours prudents et toujours sages,

Les anges de ces lieux redoutent les passages.

C’était là cependant, sur la sombre vapeur,

Que la vierge Éloa se reposait sans peur :

Elle ne se troubla qu’en voyant sa puissance,

Et les bienfaits nouveaux causés par sa présence.

Quelques mondes punis semblaient se consoler ;

Les globes s’arrêtaient pour l’entendre voler.

S’il arrivait aussi qu’en ces routes nouvelles

Elle touchât l’un d’eux des plumes de ses ailes,

Alors tous les chagrins s’y taisaient un moment,

Les rivaux s’embrassaient avec étonnement ;

Tous les poignards tombaient oubliés par la haine ;

Le captif souriant marchait seul et sans chaîne ;

Le criminel rentrait au temple de la loi ;

Le proscrit s’asseyait au palais de son roi ;

L’inquiète insomnie abandonnait sa proie ;

Les pleurs cessaient partout, hors les pleurs de la joie ;

Et, surpris d’un bonheur rare chez les mortels,

Les amants séparés s’unissaient aux autels.

CHANT DEUXIÈME Séduction

Souvent parmi les monts qui dominent la terre

S’ouvre un puits naturel, profond et solitaire ;

L’eau qui tombe du ciel s’y garde, obscur miroir

Où, dans le jour, on voit les étoiles du soir.

Là, quand la villageoise a, sous la corde agile,

De l’urne, au fond des eaux, plongé la frêle argile,

Elle y demeure oisive, et contemple longtemps

Ce magique tableau des astres éclatants,

Qui semble orner son front, dans l’onde souterraine,

D’un bandeau qu’envîraient les cheveux d’une reine.

Telle, au fond du chaos qu’observaient ses beaux yeux,

La vierge, en se penchant, croyait voir d’autres Cieux.

Ses regards, éblouis par les soleils sans nombre,

N’apercevaient d’abord qu’un abîme et que l’ombre.

Mais elle y vit bientôt des feux errants et bleus

Tels que des froids marais les éclairs onduleux ;

Ils fuyaient, revenaient, puis échappaient encore ;

Chaque étoile semblait poursuivre un météore ;

Et l’ange, en souriant au spectacle étranger,

Suivait des yeux leur vol circulaire et léger.

Bientôt il lui sembla qu’une pure harmonie

Sortait de chaque flamme à l’autre flamme unie :

Tel est le choc plaintif et le son vague et clair

Des cristaux suspendus au passage de l’air,

Pour que, dans son palais, la jeune Italienne

S’endorme en écoutant la harpe éolienne.

Ce bruit lointain devint un chant surnaturel

Qui parut s’approcher de la fille du Ciel ;

Et ces feux réunis furent comme l’aurore

D’un jour inespéré qui semblait près d’éclore.

À sa lueur de rose un nuage embaumé

Montait en longs détours dans un air enflammé,

Puis lentement forma sa couche d’ambroisie,

Pareille à ces divans où dort la molle Asie.

Là, comme un ange assis, jeune, triste et charmant,

Une forme céleste apparut vaguement.

Quelquefois un enfant de la Clyde écumeuse,

En bondissant parcourt sa montagne brumeuse,

Et chasse un daim léger que son cor étonna,

Des glaciers de l’Arven aux brouillards du Crona,

Franchit les rocs mousseux, dans les gouffres s’élance,

Pour passer le torrent aux arbres se balance,

Tombe avec un pied sûr, et s’ouvre des chemins

Jusqu’à la neige encore vierge de pas humains ;

Mais bientôt, s’égarant au milieu des nuages,

Il cherche les sentiers voilés par les orages ;

Là, sous un arc-en-ciel qui couronne les eaux,

S’il a vu, dans la nue et ses vagues réseaux,

Passer le plaid léger d’une Écossaise errante,

Et s’il entend sa voix dans les échos mourante,