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Dans la région du Sahel, le terrorisme djihadiste s’est enraciné, posant un défi sécuritaire immense aux États fragiles de la zone. La nature multiforme de cette menace complique à la fois sa qualification et la définition de stratégies de protection efficaces. Les États sont souvent tentés de dépasser la ligne entre réponses robustes nécessaires et actions illégales violant les droits et libertés. Sur le terrain militaire, de nombreux manquements sont observés, tandis que sur le plan juridique, un arsenal inquiétant viole les libertés fondamentales des suspects. Ce dispositif exceptionnel, censé être temporaire, tend à s’étendre insidieusement à des domaines non terroristes, menaçant davantage l’état de droit déjà fragile avant la crise. Découvrez comment cette situation complexe transforme le Sahel en une zone où la lutte pour la sécurité et les droits humains est plus cruciale que jamais.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Docteur en droit et magistrat,
Maman Aminou A. Koundy a occupé des postes importants dans les institutions judiciaires au Niger. Il est également consultant pour diverses organisations nationales et internationales sur des questions juridiques, en particulier la lutte contre le terrorisme dans le cadre de l’État de droit. Cet ouvrage est basé sur ses expériences et ses responsabilités professionnelles.
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Maman Aminou A. Koundy
Lutte contre le terrorisme au Sahel
Aspects juridiques et judiciaires
Essai
© Lys Bleu Éditions – Maman Aminou A. Koundy
ISBN : 979-10-422-3972-5
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La liberté absolue raille la justice. La justice absolue nie la liberté. Pour être fécondes, les deux notions doivent trouver, l’une dans l’autre, leur limite. Aucun homme n’estime sa condition libre, si elle n’est pas juste en même temps, ni juste si elle ne se trouve pas libre… Les hommes ne sont jamais bien morts que pour la liberté : ils ne croyaient pas alors mourir tout à fait.
Albert Camus, L’homme révolté, Folio essais, p. 36
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S’il y a de nos jours un phénomène qui a, par son écho retentissant (peu importe l’endroit où il se commet dans le monde) et son impact sur les comportements des individus et des sociétés, un caractère planétaire, c’est bien le terrorisme. Le concept est, il est vrai, ambivalent. Il désigne à la fois une technique de combat, un type d’action politique violente, et porte un jugement de valeur à caractère moral.63 Ce qui déteint sur toutes les tentatives de sa définition et les voue à l’échec. En effet, l’une des caractéristiques du phénomène terroriste est qu’il se prête difficilement à l’analyse scientifique en général, juridique en particulier : quelles comparaisons juridiques établir entre l’enlèvement de jeunes filles à Chibok au Nigeria 64 et la tentative d’assassinat du président Egyptien Moubarak à Addis Abeba,65 ou encore avec les cruels attentats de New York ?66A priori, aucun lien n’est à établir, comme il n’en existe pas, entre la conquête territoriale des djihadistes et leurs exactions au nord Mali67 avec les attentats kamikazes commis dans un marché à Kano.68 À ce caractère protéiforme du terrorisme, s’ajoute sa perception sous l’angle politique, pour certains cas ;69 ce qui contribue énormément à l’absence de définition universellement admise. Pourtant, eu égard au consensus autour de la qualification de certaines organisations et des actes qu’elles posent70, il est presque déroutant de constater que, de lege lata, il n’existe à ce jour aucune définition de la notion de terrorisme qui recueille le consensus suffisant71 pour permettre son insertion dans un texte conventionnel de droit international.72 Il faut, toutefois, préciser que la quatrième Convention de Genève du 12 août 1949 est le seul texte de portée internationale, en vigueur, qui prohibe expressément et de façon générale les actes de terrorisme.73 Cependant, ce texte ne vise le phénomène que dans le contexte des conflits armés internationaux. Il ne concerne donc pas le type de terrorisme qui menace la société contemporaine, qui se commet généralement en temps de paix.
La difficulté de la définition du terrorisme tire sa source dans la subjectivité des États, qui se réfèrent à leur agenda politique et/ou diplomatique pour formuler toute qualification.74 Cette attitude rend presque vaine toute tentative de définition du phénomène. L’omniprésente subjectivité liée à la perception politique du terrorisme imbibe, en réalité, toutes les tentatives de définition, quelle que soit la science sous l’angle de laquelle elle est envisagée et rend de ce fait la quête d’une définition consensuelle ardue : « The problem of the definition of terrorism is more than semantic. It is really a cloak for a complexity of problems, psychological, political, legalistic, and practical. »75Aussi bien des sociologues que des philosophes et autres politologues ainsi que des littéraires ont tenté de donner des définitions à ce phénomène sans qu’on aboutisse à un consensus autour de leur proposition.76 Néanmoins, cette difficulté définitionnelle est liée à l’histoire même du phénomène.77 En effet, historiquement, le fait terroriste a préexisté au mot.78 Il a été observé, dans le phénomène terroriste, que la teinte politico-religieuse est « presque systématiquement présente, sous une forme ou une autre, dans la plupart desmouvements faisant usage du terrorisme » et « en général, les organisations terroristesexclusivement politiques sont rares dans l’histoire tout comme les groupes derevendication religieux n’ayant aucun but politique. »79 Cela nous renseigne sur le fait que les mouvements djihadistes qui menacent actuellement le monde et le Sahel en particulier n’ont rien innové.80
Le terrorisme djihadiste est celui, en effet, qui préoccupe le plus le monde contemporain et plus particulièrement le Sahel.81 Antérieurement le terme qui le désignait était plutôt le « terrorisme islamique », qui signifiait en réalité « terrorisme musulman ». Mais il a paru bien réducteur lorsqu’on a réalisé que ce phénomène a causé largement82 plus de victimes chez les musulmans que parmi les peuples d’autres confessions. Le terme de « terrorisme djihadiste » est plus clair, dès que l’on prend acte qu’il s’appuie sur une vision réinventée de l’islam. Les premières manifestations de ce terrorisme sont datées du début des années 80, avec notamment l’assassinat du Président Anouar El Sadate en Égypte par une organisation appelée Al Djihad proche des Frères musulmans, parti politique égyptien.83 Ce terrorisme représente la réponse d’individus qui sont d’autant plus violents dans leur volonté de changement du cadre institutionnel qu’ils sont devenus des nomades, rebelles à l’ère de la mondialisation, et qui ne se ressourcent pas seulement dans des frustrations quelconques. Comme l’a observé, à juste titre, Olivier Roy « […] le débat sur le terrorisme islamique se structure par rapport à deux pôles d’interprétation, même si on rencontre bien sûr des points de vue intermédiaires […] Le premier considère que le terrorisme islamique global puise ses racines dans les conflits du Proche et du Moyen-Orient, et plus précisément dans l’exacerbation des frustrations de la communauté musulmane que ces conflits génèrent. Le second privilégie plutôt l’idée d’un mouvement de révolte générationnel et globalisé. »84 Quoi qu’il en soit, le terrorisme djihadiste, incarné d’abord par la mouvance Al-Qaida, avant de se rependre, a pris ses racines lors de la résistance afghane contre les Soviétiques, soutenu à la fois par le Pakistan et par les États-Unis.
Il en résulte que le phénomène terroriste se développe et s’affirme dans divers contextes : si la démocratie semble le décor dans lequel évolue aujourd’hui le djihadisme contemporain, le terrorisme ne se réduit pas à une guerre entre la démocratie et ses ennemis.85
Sur le plan juridique, spécifiquement en matière pénale, la définition des concepts doit faire l’objet d’une attention particulière pour éviter tout abus. Mais, il apparaît qu’en matière de qualification d’actes de terrorisme, la doctrine souligne unanimement les importantes difficultés qu’il y a à trouver une définition légale universelle du terrorisme.86 Certains auteurs se résignent à conclure à une impossibilité de la définition même du terrorisme,87 ce qui révèle un profond scepticisme au sein de la doctrine.88 D’autres considèrent qu’il n’est pas une notion juridiquement utile.89 D’autres encore considèrent que les difficultés juridiques rencontrées dans les tentatives de définition du terrorisme ne sont, en vérité, que des problèmes politiques et que l’essentiel c’est l’existence d’un arsenal juridique suffisant sur le plan international pour le combattre.90 Il existe, en droit positif, des tentatives de définition, mais le fait qu’aucune ne se soit encore imposée et ait été universellement admise cache mal les enjeux importants liés à la définition de la notion du terrorisme.
S’il y a eu antérieurement de nombreuses tentatives de définition juridique dans un texte international, qui ont échoué,91 le débat sur la définition du terrorisme a plus récemment été rouvert lors des négociations du Statut de Rome sur la Cour Pénale internationale (CPI). Les propositions visaient à inclure le terrorisme dans les infractions délimitant la compétence ratione materiae de la Cour. Mais elles ont été rejetées.92 Il a été soutenu que la CPI est instituée en vue de connaître des « crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale » et que les actes de terrorisme ne répondraient pas à ce critère de gravité.93
Les difficultés d’une définition universelle du terrorisme ont conduit la communauté internationale, en tout cas au moins au niveau des Nations Unies, à opter pour des définitions au niveau régional ou dans des domaines sectoriels parce que ces définitions sont réputées plus opérationnelles. Il existe, en effet, au niveau régional, une tendance à donner une définition générale de l’infraction terroriste. Nous pouvons évoquer, dans un premier temps, la définition donnée par la convention africaine pour la prévention et la répression du terrorisme (dite Convention d’Alger). Elle a privilégié la définition de l’acte terroriste « dont la matérialité des conséquences et l’identité des auteurs sont plus faciles à établir »,94 plutôt que de mettre l’accent sur le contenu et lanature juridique du terrorisme. Elle dispose en son article 1 §3 que « l’acte terroriste » est « tout acte ou menace d’acte en violation des lois pénales de l’État partie susceptible de mettre en danger la vie, l’intégrité physique, les libertés d’une personne ou d’un groupe de personnes, qui occasionne ou peut occasionner des dommages aux biens privés ou publics, aux ressources naturelles, à l’environnement ou au patrimoine culturel, et commis dans l’intention :
D’intimider, de provoquer une situation de terreur, forcer, exercer des pressions ou amener tout gouvernement, organisme, institution, population ou groupe de celle-ci, à engager toute initiative ou à s’en abstenir, à adopter, à renoncer à une position particulière ou à agir selon certains principes ;
De perturber le fonctionnement normal des services publics, la prestation de services essentiels aux populations ou de créer une situation de crise au sein des populations ;
De créer une insurrection générale dans un État partie. »
Toutefois, l’existence de cette convention au niveau régional n’ayant pas résolu le problème de la définition du terrorisme, les États ont dû adopter, sous l’égide des Nations Unies, dix-neuf (19) conventions95 incriminant des infractions terroristes spécifiques.96 Néanmoins, pour des raisons d’efficacité dans la lutte contre le terrorisme et pour un meilleur respect des principes de l’État de droit,97 un consensus international sur une définition précise est nécessaire.98
En effet, les conventions internationales se sont contentées d’incriminer certains actes précis et de prévoir un régime juridique spécifique applicable à ceux-ci sans même se référer parfois au concept de terrorisme ou à l’existence d’une intention terroriste. Cette approche vise un comportement spécifique et ne tente pas de viser l’ensemble des comportements susceptibles d’être considérés comme terroristes.99
Cependant, malgré l’absence de consensus international sur une définition universelle du terrorisme, on peut relever un certain nombre d’éléments essentiels constitutifs du terrorisme. Ces éléments sont utiles pour non seulement mieux le comprendre, mais aussi le définir. Schmid et Jongman ont ainsi identifié vingt-deux (22) éléments définitionnels fondamentaux,100 tandis que Fletcher en a identifié huit (8),101 alors que Renoux se limite à quatre (4) éléments essentiels.102 Tous ces auteurs, certes avec différentes approches, soulignent la présence de quatre (4) éléments incontournables pour toute analyse juridique de la notion. Ils permettent de prendre en compte son caractère multiforme et évolutif sur le plan international.103 Il s’agit de la nature de l’acte terroriste, de sa finalité, de la particularité des victimes et de l’auteur de l’infraction. En considération de ces quatre (4) éléments, nous pouvons définir le terrorisme comme un acte ou une menace d’acte de violences létales ou propres à entraîner des blessures graves, ou de dégâts importants aux infrastructures sociales, commis par un groupe ou un individu, sur toute personne ou bien en période de paix, ou sur toute personne qui ne participe pas directement aux hostilités, ou sur tout bien qui ne constitue pas un objectif militaire, dans une situation de conflit armé, et qui vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque. Cette définition nous semble d’un intérêt particulier puisqu’elle permet de prendre en compte, d’une part, les éléments primaires les 104plus essentiels qui se retrouvent sans conteste dans les propositions de définitions jusqu’ici faites du terrorisme, et s’adapte au contexte sahélien. D’autre part, la définition ainsi retenue peut permettre d’évacuer la plupart des polémiques qui empêchent l’adoption d’une définition du phénomène à ce jour.
Le terrorisme est aujourd’hui une menace stratégique pour la paix et la sécurité collective des États fragiles du Sahel.En effet, si la menace de Boko Haram semble amoindrie en cette fin de l’année 2023, elle a été très élevée et avait secoué la stabilité des pays du bassin du lac Tchad, surtout pendant la période de 2012105 à 2020, 106 les groupes terroristes évoluant dans la zone des trois frontières entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger 107 continuent de commettre des atrocités et menacent l’intégrité des pays affectés.108
Le terrorisme sahélien consacre un nouveau paradigme de la violence suscitant l’idée d’un nécessaire renouvellement des pratiques et des dispositifs de sécurité, notamment le dispositif de répression pénale. Cependant, son caractère multiforme pose de sérieuses difficultés dans la qualification et la définition exacte de la menace d’une part, et des propositions devant être formulées pour s’en protéger, d’autre part. Le phénomène terroriste sahélien, comme d’ailleurs tous les autres terrorismes pseudo-islamistes consacrent, en effet, une pratique de la violence qui ne peut être assimilée à des pratiques ou à des stratégies d’acteur étatique : elle se fait en dehors de tout cadre conventionnel. Elle est asymétrique.109 Aussi, d’une part, les armées des États concernés ne peuvent être engagées dans des formes classiques de la guerre pour combattre ce phénomène et, d’autre part, le système répressif pénal est appelé à s’adapter pour ne pas tomber dans l’inefficacité ou l’illégalité. Alors, comment dès lors concevoir et mettre en œuvre une réponse qui ne soit ni inadaptée ni disproportionnée par rapport à la menace ?
Dans ce contexte les autorités des pays de la zone n’ont qu’une seule alternative alors même que les réponses antiterroristes s’avèrent politiquement très délicates. Elle se décline dans cette assertion soutenue à propos du mécanisme européen de lutte contre le terrorisme et qui se vérifie au Sahel : « les gouvernants se sentent devoir adopter des mesures à la fois fermes et efficaces, au risque sinon d’être accusés de laxisme, et nourrissent par là même la surenchère sécuritaire. L’insécurité ressentie appelle l’intensification du pouvoir coercitif, pénal et répressif. »110Les pratiques de lutte contre le terrorisme (entendues comme politiques publiques, actions coercitives et dispositifs légaux et juridictionnels) y sont conduites avec un potentiel élevé d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés publiques et « posent une série de questions relatives au devenir (…) de l’État de droit. »111Le maintien de l’ordre et la sécurité nationale relève désormais manifestement d’un travail de contrôle social où, la rationalité de la présomption oblige, la moindre délation, juste probable hors de ce contexte, se hisse désormais systématiquement au rang du possible et conduit à des arrestations et/ou, pire, à des bavures meurtrières.112 De plus, comme c’est le cas ailleurs, malgré la faiblesse de leurs moyens, les professionnels de la sécurité de la zone se veulent « être à l’écoute de tout et si possible savoir tout. »113L’ensemble de ces pratiques préventives et proactives constitue un défi de taille aux pratiques démocratiques et aux libertés individuelles. En effet, sous les oripeaux d’un dispositif législatif et institutionnel adapté, se met en œuvre un arsenal, ou tout au moins une pratique inquiétante, qui viole les libertés fondamentales (protection de libertés et respect de la vie privée, traitement équitable, jugement en public par un juge impartial, interdiction de l’arrestation et de la détention arbitraire, égalité devant la protection juridique). On observe, peut-être moins qu’ailleurs dans le monde, du fait de la faiblesse des moyens des États de la zone, que le dispositif sécuritaire est passé d’un système réactif classique à un système proactif fondé sur les techniques de surveillance, de filature, d’identification, de renseignement et donc d’intrusion systématique dans la vie privée des citoyens. La grande particularité de la réponse au terrorisme dans la zone est d’être conduite dans un contexte d’état d’urgence déclaré114, dans un climat où règne la peur et la suspicion.
Confrontés ainsi à un défi existentiel du fait d’une croissante et toujours plus violente menace terroriste avec une tendance à la métastatisationdans le corps social, les États ont cru devoir répondre de manière vigoureuse rognant constamment sur les principes de droit. Une législation particulière de lutte contre le terrorisme, emprunte d’une conception de la lutte contre un ennemi redoutable,115 s’est au fur et à mesure détachée du droit commun et sert de justificatif à des violations de principes du droit pénal. Les législations de lutte contre le terrorisme, alors même exceptionnelles, deviennent un ordinaire admis. Pourtant, « les principes du droit commun, sauf pour la commodité et les arrière-pensées des gouvernants, permettent de faire face à toutes les situations en matière d’atteinte à la sûreté de l’État. »116Certes, des aménagements du droit commun sont inévitablement nécessaires pour une lutte adaptée contre le terrorisme ; mais ceux-ci doivent veiller à l’équilibre protecteur des droits fondamentaux.
Des analyses ont été conduites dans le domaine pour explorer le respect de leurs obligations par les États117 ou analyser le cadre juridique et sa conformité au dispositif international118 ou encore sur le procès terroriste119 ou son équité120 et ont ainsi balisé de nombreux aspects utilement. La présente étude qui aborde aussi bien les aspects juridiques que judiciaires tente d’aller plus en profondeur dans les analyses, en apportant des éléments pratiques tirés de l’expérience de son auteur.121 Elle va alors relever les défis auxquels sont confrontés les systèmes de répression pénale de terrorisme au Sahel, faire part des bonnes pratiques qui se sont développées pour proposer des pistes de leur mitigation. Elle ne manquera pas d’analyser les textes juridiques et la pratique juridictionnelle pour, le cas échéant, proposer des pistes de solutions aux manquements aux principes du procès équitable qui pourront être relevés.
En effet, les pays région tentent, avec différentes fortunes, de mener la lutte contre le phénomène terroriste. Ils sont régulièrement le théâtre des actes terroristes auxquels ils répondent par des mesures juridiques et pratiques souvent dans l’optique de leur efficacité. Cependant, il apparaît d’emblée que le dispositif législatif de répression pénale charrie des manquements graves aux principes directeurs du droit pénal (titre I). De même, les dispositifs et procédures judiciaires sont truffés de défiances au principe du procès équitable (titre II).
La prise en compte du caractère transnational du terrorisme justifie que des textes contraignants aussi bien conventionnels que ceux émanant du Conseil de sécurité des Nations Unies, prescrivent aux États de traduire, dans leurs législations internes, tous leurs engagements pour lutter contre le phénomène terroriste, notamment en incriminant les actes de terrorisme. Ainsi, la résolution 2178 du Conseil de sécurité engage les États à « veiller à ce que la qualification des infractions pénales dans leur législation et leur réglementation internes permette […] d’engager des poursuites et de réprimer les actes terroristes. » De même, la Convention pour la répression et la prévention du terrorisme de l’OUA de 1999 engage les États parties à « […] établir comme crimes, les actes terroristes. »122Pour ce qui est de son protocole additionnel, il invite les États à « prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les droits fondamentaux de leurs populations contre les actes terroristes. »123
Il est vrai que le terrorisme se manifeste de manière extrêmement variable, même s’il se caractérise très souvent par sa violence réalisée ou visée ;124 et l’on ne peut alors que s’attendre à ce que les réponses juridiques des États s’en trouvent affectées et revêtent des variations traduisant leur embarras d’appréhender un phénomène très fluctuant et diversifié. La première problématique qui va surgir est évidemment celle de la conciliation de l’ordre et de la liberté. La réponse des gouvernants pour réprimer le terrorisme et la difficulté qui lui est presque inhérente de trouver une réponse équilibrée contre un ennemi invisible et imprévisible s’avère dès lors délicate. Dans les États sahéliens, qui se veulent démocratiques, où la garantie des droits fondamentaux devrait être d’une importance capitale, les réponses à apporter aux actes terroristes devraient évidemment s’inscrire dans la logique de l’État de droit. Mais, il apparaît que la lutte contre le terrorisme y revêt, pour au moins deux raisons, un aspect pernicieux. D’une part, l’absence d’une définition universelle du terrorisme et sa définition large par le droit régional ne favorisent pas une appréhension uniforme et complète (chapitre II) alors que les États sont, d’autre part, tenus d’introduire dans leur ordonnancement des textes juridiques qui ont des répercussions sur les personnes dans leur vie quotidienne. Les législations pénales sahéliennes sont, par conséquent, sur beaucoup d’aspects, « tropicalisées », ce qui les éloigne de l’objectif prescrit par les textes internationaux (chapitre I).
On entend par incrimination la « norme » ou le « précepte » par lesquels une infraction est définie.125 Il s’agit plus précisément de la définition fournie par le législateur, de l’activité ou de l’abstention répréhensible ; c’est la description d’une certaine conduite humaine, que le législateur interdit ou impose aux individus, parce qu’il estime que la prohibition ou l’obligation d’agir établie par lui est le seul moyen d’assurer la protection de certaines valeurs sociales ou de certains « biens juridiques »,126 elle comprend ainsi inévitablement la définition précise que l’on donne au phénomène que l’on veut rendre illégal. Or, « les conséquences spécifiques qu’engendre le terrorisme révèlent la difficulté des États à appréhender le phénomène et spécialement l’impossibilité d’en donner une définition objective et concise. »127En effet, l’une des plus grandes difficultés des États dans la lutte contre le terrorisme réside dans l’approche définitionnelle du phénomène, ce qui déteint inévitablement sur la légalité de la poursuite pénale et la violation corrélative des droits de l’homme : « Plus les doutes sur l’effectivité de la définition de l’infraction seront élevés, plus l’emprise sur les droits fondamentaux sera importante »,128a-t-on, à juste titre, soutenu.Les législations sahéliennes incriminant le terrorisme n’échappent pas à ce dilemme. Leur analyse révèle leur peu d’égard à des principes directeurs du droit pénal (section 2), mais fait apparaître aussi, en l’absence d’une définition universelle du phénomène, un contexte particulier pesant sur l’incrimination du terrorisme (section 1).
Section 1 : Les particularités du contexte sahélien et ses effets sur l’incrimination du terrorisme
Deux données importantes caractérisent le contexte de l’incrimination du terrorisme et déteignent sur sa définition et sur la lutte.
D’une part, confrontés à l’accroissement continuel du phénomène terroriste, les États sahéliens devraient s’armer du droit pour combattre un phénomène qui ne peut être vaincu par les seules armes de la guerre. Pourtant, malgré l’adoption d’un grand nombre de textes internationaux en matière de lutte contre le terrorisme, il apparaît que leur ratification et leur réception sur le plan interne ne soient pas une grande préoccupation des dirigeants de ces pays, ignorant de fait la nécessité de la mutualisation des efforts avec un grand nombre d’États du monde pour appréhender juridiquement le terrorisme. En effet, les pays objets de notre champ d’étude n’ont pas un taux élevé de ratification des textes conventionnels de lutte contre le terrorisme. Ils mènent la lutte sans ratifier ou internaliser un certain nombre d’instruments juridiques universels jugés indispensables en la matière.129 Le dispositif régional qui devait les aider à suppléer à cette défaillance ne se caractérise pas lui-même par son effectivité et son efficience (paragraphe 1).
D’autre part, la lutte contre le terrorisme est conduite au Sahel, comme ailleurs dans le monde, sans qu’une définition consensuelle du phénomène ne soit trouvée. En effet, le débat aux fins de la définition du terrorisme semble interminable ; ce qui ne fait que mettre en lumière une réalité connue de tous : les enjeux politiques et idéologiques de la définition du terrorisme. Au point où certains n’hésitent pas à considérer l’impasse constatée comme le signe d’une impossibilité fondamentale à définir le terrorisme.130Ainsi, il apparaît clairement au sein de la communauté internationale, et cela a des effets évidents sur l’approche pénale des États sahéliens, que la définition du terrorisme constitue la principale pierre d’achoppement de toute négociation interétatique des instruments de lutte contre le terrorisme. Les États tentent d’inclure dans cette définition les activités de leurs ennemis et d’y exclure leurs propres activités et celles de leurs alliés, au point où un auteur considère que « terrorism […] is not a useful legal concept. »131Le terrorisme fait, en effet, partie des notions juridiques à contenu variable, c’est-à-dire des notions « dont la dénomination, le signifiant, restent constant, mais dont le domaine, le champ, le signifié sont mouvants, évoluent, plus spécialement en fonction de facteurs spatio-temporels »132 ; alors même qu’il est d’une priorité évidente, rien que pour le respect dû aux victimes, de convenir d’une définition du terrorisme. Certes, la parade a consisté à ce que les instruments internationaux traitent du phénomène pour le combattre, sans le définir, juste en le caractérisant.133 Mais, se pose la question de savoir s’il est nécessaire de trouver une définition consensuelle du terrorisme.134 En tout cas, la lutte contre ce phénomène ne pourrait attendre qu’il soit défini et continue à être menée, y compris au Sahel, tout en traînant des tares qui en sont la conséquence (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : L’inefficience et l’ineffectivité dans la lutte contre le terrorisme au Sahel
Pour être véritablement effective et efficace, du fait précisément de la diversité des causes et facteurs qui contribuent à la naissance et au développement de ce fléau, la lutte contre le terrorisme doit s’appuyer sur une pluralité d’initiatives d’aspects divers (politique, militaire, diplomatique, sécuritaire et socio-économique notamment).
La présence d’une multitude d’acteurs qui prétendent tous intervenir dans la lutte contre le terrorisme peut, de ce point de vue, être considérée comme un atout. Mais il y a lieu de relever que ce facteur, mal exploité, est plutôt devenu une véritable faiblesse dans la lutte contre le terrorisme dans les pays sahéliens. En effet, en l’absence d’un cadre global de concertation et d’action garantissant une lisibilité et une visibilité sur les différentes actions engagées et facilitant leur coordination et leur ajustement permanents aux contraintes internes (faiblesses et lacunes du mécanisme) et externes (changements observés sur le terrain), on s’est retrouvé avec une multitude d’initiatives découlant de tel ou tel mécanisme mis en place par différentes institutions sans souci d’efficacité (B) avec un corps d’instruments divers qui se chevauchent (A).
A. L’inefficience liée au chevauchement d’instruments de lutte contre le terrorisme au Sahel
La région sahélienne s’est retrouvée avec plusieurs mécanismes qui ont abouti à des programmes différents poursuivant les mêmes objectifs dans le même domaine d’intervention, se chevauchant ainsi pour contenir une même menace. Ce qui fait dire à une certaine doctrine que « Malheureusement, comme il est de tradition, elle [la lutte contre le terrorisme dans le Sahel] a également pêché par un grand nombre de problèmes relatifs au manque ou la faible cohérence et coordination entre ces différentes initiatives, chaque acteur poursuivant généralement un agenda (politique, diplomatique ou géopolitique) et mettant en œuvre des instruments particuliers, et se focalisant sur un pays ou un groupe de pays. Ce qui a souvent conduit à la duplication des actions. Cette situation est susceptible d’avoir un impact sur l’efficacité même de l’assistance internationale dans son ensemble. »135 L’inflation d’instruments poursuivant tous les mêmes objectifs ne peut que poser d’énormes problèmes de coordination et de financement. C’est connu, chaque mécanisme fonctionne grâce aux contributions des États membres de l’organisation qui l’a généré et aux soutiens des partenaires bilatéraux et multilatéraux. La présence de divers mécanismes alourdit les charges et empêche, d’une part, les États à honorer leurs engagements financiers et, d’autre part, les partenaires internationaux se retrouvent avec une diversité et une multitude de demandes de ressources pour un même objectif, ce qui leur pose énormément de problèmes de choix à faire. Cela aurait pu être remédié par la définition d’une stratégie commune en amont qui pourrait faciliter non seulement la coordination des mécanismes, mais aussi l’allocation des ressources pour une gestion efficiente et efficace des menaces terroristes.
B. L’inefficacité du mécanisme de lutte contre le terrorisme au Sahel
Dans la région du Sahel, on peut relever quelques résultats positifs, militaires notamment, obtenus grâce au renforcement de la coopération entre les services de renseignement et de sécurité136, ce qui s’est traduit par l’arrestation et l’extradition de plusieurs dizaines de présumés terroristes.137 On peut également aisément s’apercevoir de la multiplication d’attaques terroristes dans la région malgré l’importance des mécanismes et des acteurs, notamment occidentaux engagés dans 138 la lutte contre le terrorisme. L’inefficience et l’ineffectivité des mécanismes sahéliens destinés à lutter contre le terrorisme exposent la région à un certain enlisement dans une situation de menace permanente du terrorisme.139 Celle-ci a pris des proportions encore plus grandes, avec des conséquences tragiques au cours des dernières années atteignant des capitales de la sous-région qui semblaient à l’abri il y a peu de temps.140 En fait, la faiblesse des mécanismes est elle-même liée au fait que les instruments adoptés pour prévenir et lutter contre le terrorisme se traduisent difficilement en actes concrets comme l’a reconnu ouvertement le président du Tchad d’alors, Idriss Deby : « nous nous réunissons souvent, nous parlons toujours trop, nous écrivons beaucoup, mais nous n’agissons pas assez et parfois pas du tout. »141 Par exemple, seuls, 43 sur les 53 États membres de l’UA ont ratifié la convention d’Alger pourtant entrée en vigueur depuis le 06 novembre 2002 et seuls 21 États ont ratifié le Protocole additionnel142 adopté en 2004 et entré en vigueur le 26 février 2014, dix ans après son adoption, alors que ces instruments sont censés renforcer la cohérence et la coordination de la lutte. De plus, dans la plupart des instruments, même lorsqu’ils sont ratifiés par les parties, on peut remarquer une absence de mécanismes d’application robustes, qui obligeraient notamment les États membres à produire des rapports périodiques de mise en œuvre. Ces mécanismes manquent, en effet, de dispositifs contraignants pour amener les États membres à respecter les engagements pris. La mise en œuvre des instruments ne repose que sur la seule volonté des dirigeants politiques des États parties. Dans ce contexte, il est logique que la lutte sahélienne contre le terrorisme n’ait pas jusque-là donné les fruits escomptés, et tende vers un échec très préjudiciable pour toutes les couches sociales.143 L’apport normatif des textes sahéliens sur le terrorisme dans le développement du droit international ne se limite presque qu’à la quantité, la qualité qui est attendue d’eux, notamment par l’adaptation aux réalités locales, et qui devait conduire à combattre efficacement le terrorisme est peu présente. De plus, l’absence de définition universelle du terrorisme n’est pas pour remédier à ces défaillances.
Paragraphe 2 : Les effets pernicieux de l’absence de définition universelle du terrorisme au Sahel
Il est unanimement admis que « le terrorisme ne peut être vaincu, conformément à la Charte des Nations Unies et au droit international, que grâce à une démarche suivie et globale fondée sur la participation et la collaboration actives de tous les États et de toutes les organisations internationales et régionales, et grâce à un redoublement des efforts au niveau national. »144Il faudra alors non seulement une incrimination commune des actes terroristes, mais aussi une coopération particulièrement fluide et volontariste sur le plan international, les terroristes étant connus pour leur indifférence des frontières étatiques. Malheureusement, le constat est qu’avant les attentats du 11 septembre 2001, la communauté internationale était peu décidée à faire davantage que qualifier le terrorisme d’infraction contre le droit international. Au lendemain de cette date, cependant, il est devenu évident que l’on devait plus que déclarer simplement le terrorisme comme un acte illégal. Pourtant, il est évident que jusqu’ici l’importance de la définition commune n’ait pas été prise en compte, ce qui rend difficile la gestation d’une convention unique, plus englobante de ce phénomène. Cette attitude « tend à minimiser l’importance du terroriste, à l’assimiler à un criminel de droit commun, créant ainsi un mur d’illégitimité entre, d’une part, l’acte et son auteur et, d’autre part, le grand élan psychologique qui pousse le terroriste à poursuivre ses objectifs politiques. Une imputation et une poursuite efficaces isolent encore davantage le terroriste, mettent en valeur l’ensemble des efforts punitifs et augmentent également la confiance (tout en dissipant le sentiment de peur) au sein de la population cible. »145Conséquemment, le fait que la communauté internationale n’ait pas mis en place un régime juridique disposant de tous les instruments judiciaires nécessaires pour s’attaquer à ce fléau contribue nécessairement, bien que de manière passive, non seulement au développement du terrorisme, puisque la coopération pour le réprimer s’en trouve rendue problématique (B), mais aussi laisse intact le potentiel pour un détournement de la lutte contre le terrorisme à des fins politiques (A).
A. La difficile coopération internationale en l’absence de définition universelle du terrorisme
La coopération internationale est un outil indispensable pour la lutte contre le terrorisme contemporain. Cela est rappelé d’ailleurs par les instruments juridiques universels de lutte contre le terrorisme146. Cependant, l’absence de définition universelle du terrorisme rend particulièrement problématique cette coopération non seulement entre les États, mais aussi entre ceux-ci et les juridictions internationales.
La position du droit international actuel de laisser aux États la possibilité de définir dans leur législation le terrorisme crée des disparités de qualification. Ainsi, chacun des États sahéliens, objets de notre champ d’étude, a sa propre définition d’actes constitutifs du terrorisme. Or, on le sait, une des règles premières de la coopération internationale est le principe de la double incrimination. Ce principe exige des États de ne coopérer que lorsque l’infraction pour laquelle leur collaboration est demandée est prévue et punie par leurs dispositions légales nationales. Ainsi, avec la disparité des définitions au Sahel, il est évident que des difficultés peuvent apparaître surtout lorsque les États ne font pas preuve de bonne volonté. En outre, cette diversité de définitions entraîne celle de qualification qui peut, à son tour, faire en sorte qu’une même personne fasse l’objet de poursuites sur la base de diverses infractions dans différents pays.147 Cette hypothèse nous laisse entrevoir l’inacceptable incertitude quant à la possibilité de nouvelles poursuites pour la même infraction auxquelles les personnes accusées (acquittées ou condamnées) sont exposées. L’Avocat général de la Cour de justice des Communautés européennes disait à ce propos dans l’affaire Gözütok et Brügge : « l’idée même de justice s’oppose à ce que l’on nie toute efficacité aux décisions pénales étrangères, ce qui compromettrait à la fois la lutte contre la criminalité et les droits de la personne condamnée. »148 On voit aussi apparaître une autre possibilité, celle du refus d’exécuter un mandat d’arrêt contre une personne condamnée pour des faits terroristes.
La meilleure manière d’assurer une coopération non problématique en matière de terrorisme, au Sahel comme ailleurs, est de trouver une définition juridique unique au terrorisme et de prévoir un mécanisme permettant de prévenir et de régler les conflits de compétence entre les juridictions des différents États. Le risque, en effet, qu’une personne soit poursuivie pénalement pour les mêmes faits dans deux États serait moindre s’il existait une définition unique de l’acte terroriste et s’il existait en amont un mécanisme permettant aux dits États de s’accorder entre eux sur le choix de celui qui exercera les poursuites. Le risque serait aussi moins élevé s’il existait un organe au niveau international chargé de régler ce type de différends ; ce qui n’est pas le cas aujourd’hui au Sahel. À titre illustratif, un ressortissant sénégalais, considéré comme l’émir d’un groupe terroriste en gestation au Sénégal, et qui a séjourné au sein du groupe Boko Haram au Nigeria, y conduisant une vingtaine de Sénégalais pour participer au Djihad mené par Boko Haram, et apprendre les techniques de combat, a été arrêté au Niger et y a fait l’objet de poursuites pour association de malfaiteurs terroristes entre autres. Il a fait l’objet de poursuites sur les mêmes bases factuelles au Sénégal et, à la demande des autorités de son pays, il y a été extradé. En l’absence d’une coopération clarifiée, il a été condamné à 8 ans d’emprisonnement par le pôle spécialisé en matière de lutte contre le terrorisme du Niger,149 alors qu’il n’a commis aucun acte de lésion physique ou matériel sur le territoire de ce pays. Il a fait l’objet d’une procédure et condamné à 20 ans de prison pour les mêmes faits devant les juridictions sénégalaises.150
Comme on peut s’en apercevoir à partir de ce cas, l’absence de définition universelle du terrorisme a provoqué l’extension progressive de la compétence des juridictions nationales aux crimes ayant une dimension transnationale ou internationale, par le biais du principe de la compétence universelle. De plus, l’établissement des Tribunaux pénaux internationaux ad hoc 151et, plus tard, de la Cour pénale internationale (CPI)152 compétents pour connaître des violations graves du droit international humanitaire, a fait resurgir le risque de « concurrence verticale »153 c’est-à-dire de conflit de compétence entre des juridictions nationales et supranationales.154Ce qui, en l’absence d’une définition commune du terrorisme et de règles claires de coopération, rend encore plus difficile la coopération entre les États et ces institutions. En effet, il y a lieu de se demander quel sera le sort des poursuites engagées dans les pays du bassin du Lac Tchad lorsque l’enquête en cours concernant les crimes commis par Boko Haram conduite par la CPI aura aboutie à la poursuite des mêmes personnes déjà objets de poursuite dans ces pays. Ces zones d’ombre sont loin de se dissiper quand on sait que le défaut d’une définition universellement acceptée peut-être une porte ouverte à un usage politique de la notion.
B. Le défaut d’une définition universelle du terrorisme, porte ouverte à l’usage politique de la notion
Même si certains auteurs, optimistes, considèrent que le terrorisme est bien « juridiquement défini » dès lors que « les actes de terrorisme sont prévus, définis, et incriminés, »155il est manifeste qu’aucun texte international ne donne une définition générale du terrorisme. D’évidence, cela ouvre la voie à des abus par certains États. De plus, la définition des actes terroristes étant laissée à leur gré, les États n’ont pas manqué d’user, et même d’en abuser. Des critiques relatives au caractère vague et imprécis des définitions qui ouvrent la porte de l’unilatéralisme des États sont très fréquentes. Ben Saul observe que « while flexibility in implementation is warranted due to variations in domestic legal systems, this effectively means that each state unilaterally defines terrorism without any outer legal boundaries seen by the international community. »156On en arrive à constater que les définitions sont teintées de ce type de raisonnement : comme tous les terroristes prétendent vouloir subvertir l’ordre établi, tous ceux qui veulent porter gravement atteinte ou détruire les structures politiques, économiques ou sociales d’un pays seront des terroristes.157 Et pourtant, ce n’est pas vrai. Selon Johan Soufi, « ladésignation de l’ennemi comme “terroriste” est une arme politique redoutable. Elle a pourobjet de disqualifier l’adversaire : celui-ci, traité de “terroriste”, n’a plus le droit à lamoindre considération ; il est ravalé à un niveau infrapolitique d’où sont exclues toutes les règles du jeu politique »,158d’une part, la notion « d’acte terroriste » est laissée à l’appréciation politique, stratégique et diplomatique des États avec toute leur subjectivité, considérant comme terroristes des actes politiques légitimes. Même si le groupe de travail de l’ONU sur la mise en place d’une convention universelle de lutte contre le terrorisme affirme que la définition du terrorisme « n’est pas tant une question juridique, mais politique » et que « d’un point de vue juridique, la quasi-totalité des formes de terrorisme est interdite par l’une des […] conventions internationales contre le terrorisme, le droit coutumier international, les Conventions de Genève ou le Statut de Rome (…) »159 il est évident qu’une définition universelle et opérationnelle aurait pour effet bénéfique d’empêcher l’utilisation de la notion à des fins politiques.160 Cette situation amène à une extension du champ d’application des mesures de lutte antiterroriste au-delà de leur domaine d’origine. La qualification de terroriste des mouvements autonomistes au Mali 161 et au Sud-ouest camerounais et des activités manifestement professionnelles d’un journaliste illustrent bien les dérives auxquelles une absence de définition commune du terrorisme peut conduire.162
De plus, eu égard à la nature particulière du phénomène, en l’absence d’une définition commune acceptée, les États prennent des mesures dérogatoires ou exceptionnelles, telles que la fermeture de marchés ou l’interdiction de faire du commerce de produits censés alimenter les groupes terroristes. Or, adoptées en raison de circonstances exceptionnelles, ces mesures devraient cesser d’exister dès que leur application n’est plus justifiée. En effet, comme le démontrent Ben Golder et George Williams, il est nécessaire de réanalyser les définitions et les législations antiterroristes dans le contexte particulier qui consacre la sécurité nationale des États : « In several of the statutes, the definition of terrorism should be redrafted. This reflects the fact that legislating against terrorism is an exercise involving constant negotiation and renegotiation of law in a climate where national security is seen as a pressing political imperative. »163Mais le constat est que les États ne révisent guère, aussi longtemps qu’ils le veulent, les législations censées avoir été prises pour un contexte particulier même si celui-ci vient à disparaître. Et ce ne sont là que quelques-uns des abus auxquels conduit la lutte contre le terrorisme au Sahel parce qu’il n’existe pas de définition universelle du terrorisme.
De plus, à l’analyse, des principes directeurs du droit pénal ont été ignorés dans l’appréhension pénale du terrorisme au Sahel.
Section 2 : Le dévoiement de principes directeurs du droit pénal dans l’appréhension pénale du terrorisme
Dans un État de droit, les principes de respect des droits fondamentaux font l’objet d’une protection juridique et judiciaire particulière qui consacre et aménage leur inviolabilité, y compris dans la lutte contre le terrorisme. Il est vrai que l’État détient l’autorité, mais il se soumet à un ensemble de normes juridiques qui lui imposent des limites dans l’exercice de ses prérogatives. C’est le respect de ces limites qui définit la démocratie tout en fondant la légitimité du pouvoir et donc de ses actions. C’est en fin de compte, la recherche constante par l’État d’un équilibre entre sécurité et liberté, lui-même garant du bon fonctionnement de l’État de droit qui est, à titre de rappel, la base du contrat social.164 Toute l’architecture de la protection des libertés publiques dans un État de droit doit alors être préservée par les États y compris dans la mise en place et la conduite de la politique criminelle entendue comme « l’ensemble des procédés par lesquels la société organise des réponses au phénomène criminel. »165 Mis en balance avec l’obligation qu’ont les États de protéger leurs citoyens contre le terrorisme dans le cadre général de leur obligation de sécurisation de toutes les personnes sous leur juridiction, la tentation est grande de penser qu’à criminalité d’exception, telle que l’est le terrorisme au Sahel, procédure d’exception. Alors même que « Ce n’est pas par des lois et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis. Ce serait là un piège que l’histoire a déjà tendu aux démocraties. Celles qui y ont cédé n’ont rien gagné en efficacité répressive, mais beaucoup perdu en termes de liberté et parfois d’honneur » ;166
conséquemment, l’incrimination, entendue comme la « norme » ou le « précepte » par lesquels une infraction est définie, 167 doit en la matière être conduite avec délicatesse.168
Les législations sahéliennes incriminant le terrorisme reflètent le dilemme de la recherche d’équilibre entre la nécessité de la répression et le maintien de l’équilibre du respect des principes juridiques. Leur analyse révèle certes des éléments de définition communs (paragraphe II), mais l’appréhension pénale semble faite en violation de principes cardinaux du droit pénal (paragraphe I).
Paragraphe 1 : L’insuffisant respect du principe de légalité des délits et des peines
Le principe de légalité des délits et des peines – nullum crimen, nulla poena sine lege en latin – est contenu dans la plupart des instruments internationaux des droits de l’homme.169 Il signifie qu’il ne peut y avoir de crime sans loi, de peine sans loi, ni d’application rétroactive de la loi pénale. Pour être conforme à ce principe, un crime doit être défini avec suffisamment de précision pour avertir au préalable les personnes qu’une conduite particulière est qualifiée de crime. Les États sont tenus de respecter ce principe, y compris dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Ainsi que l’indique le Rapport de l’expert indépendant sur la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste soumis à la Commission des droits de l’homme de l’ONU : « Quelle que soit leur approche, les États devraient être guidés par le principe de la légalité, aussi appelé nullum crimen sine lege, lorsqu’ils élaborent des lois et des traités antiterroristes. Ce principe du droit international général est consacré expressément, en tant que droit auquel il ne peut être dérogé, à l’article 15 du Pacte et aux dispositions des traités régionaux relatifs aux droits de l’homme. Non seulement, il interdit l’application rétroactive des lois, mais il exige également que la conduite incriminée soit décrite en termes précis et démunis d’ambiguïté, définisse précisément les infractions punissables, en les distinguant d’un comportement qui n’est pas punissable ou est passible d’autres peines. Une définition imprécise des infractions peut également donner lieu à une interprétation large de la conduite proscrite par le juge. Le principe de légalité entraîne donc aussi le principe de certitude, c’est-à-dire que l’application et les conséquences de la loi peuvent être raisonnablement prévues. »170Le principe a, comme on peut le relever de cette citation, des exigences particulières (A) qui ne sont pas suffisamment prises en compte par les États sahéliens dans leurs législations pénales antiterroristes (B).
A. Les exigences particulières du principe de légalité des délits et des peines dans la lutte contre le terrorisme
Le principe de la légalité des délits et des peines représente un élément essentiel de l’État de droit en matière pénale : l’infraction doit être définie avec la plus grande précision afin que des sanctionspuissent être appliquées.171 Il ne peut y être dérogé 172 et, « ainsi qu’il découle de son objet et de son but [on doit l’] interpréter et [l’] appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et les sanctions arbitraires. »173
Cependant, le constat est que les législations pénales antiterroristes de plusieurs pays interdisent une série d’actes sans donner dedéfinition générale du terrorisme.174 Les infractions sont bien souvent définies de manière vagueou très générale et évoquent un lien avec le terrorisme ou une appartenance à uneorganisation terroriste.175 Pire, certains textes internationaux, comme la Convention africaine de prévention et de répression du terrorisme, 176 à laquelle le législateur interne doit se référer, dans la zone sahélienne notamment, donnent une définition parfois étenduedu terrorisme qui 177 englobe un large éventail d’actes dont la gravité est très variable : certainscrimes ou délits qui, par nature, ne relèvent pas de la catégorie des actes terroristes risquentpar conséquent d’y être intégrés, tandis qu’un crime ou un délit commis dans un contextepolitique peut être considéré comme un acte terroriste.178
Toutefois, eu égard au scepticisme auquel conduit le constat de la difficulté à disposer d’une définition acceptée par tous du terrorisme, certains auteurs se demandent si toute définition de l’infraction terroriste n’est pas condamnée à l’incompatibilité avec le principe de légalité 179 et répondent aussitôt par l’affirmative.180 Cette position impliquerait que toute la lutte actuelle contre le terrorisme serait alors faite en violation dudit principe et serait illégale. Pourtant, il n’en est pas ainsi. En effet, « il s’agit là d’une conception pouvant être définie [à mon sens], de fondamentalement incorrecte, puisqu’elle se base sur une mauvaise compréhension de la signification exacte du principe en question. »181Ce principe« n’implique nullement qu’en l’absence d’une disposition détaillée de droit international […] la répression ne pourrait pas être légitimement exercée, que ce soit par un tribunal international ou par le juge national. »182Dans ce sens, une infraction n’a pas besoin d’être définie avec toute la précision exigée par le principe de légalité, pour qu’une répression légitime soit engagée. Il suffira que « l’auteur de l’acte en question [soit] bien soumis, lors du “tempus commissi delicti”, à des normes juridiques claires et accessibles – qu’elles soient internes et/ou internationales – établissant “ante factum” une telle définition. »183En effet « It is not necessary to have an exact legal definition if terrorism is dealt with as a common crime. Concentration on the elements of the ‘actus reus’ may be all that is needed by way of definition, for murder, arson, kidnapping, serious bodily harm, and the infliction of severe mental distress are criminal acts in themselves and need only be proved as such. Thus, a precise legal formulation needs not to be required in order to confront the terrorist menace for the preservation of societal and world order. »184