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Les États du Sahel ont réagi aux défis posés par les groupes terroristes en adoptant des mesures d’urgence, entraînant un recul de l’État de droit. Dans la lutte contre le terrorisme, des compromis ont été faits au détriment des droits fondamentaux, menaçant ainsi les principes démocratiques. Au nom de la sécurisation, l’État de droit est mis à rude épreuve, conduisant à sa mise en berne et sa supplantation par le droit à la sécurité. À travers une approche globale, cet essai propose une analyse des multiples atteintes faites aux règles de l’État de droit par les groupes terroristes et les acteurs étatiques.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Docteur en droit et magistrat,
Maman Aminou A. Koundy a occupé des postes importants dans les institutions judiciaires au Niger. Il est également consultant pour diverses organisations nationales et internationales sur des questions juridiques, en particulier la lutte contre le terrorisme dans le cadre de l’État de droit. Ce livre est basé sur ses expériences et ses responsabilités professionnelles.
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Maman Aminou A. Koundy
Les vicissitudes de l’État de droit à l’épreuve de la lutte contre
le terrorisme au Sahel
Essai
© Lys Bleu Éditions – Maman Aminou A. Koundy
ISBN : 979-10-422-2840-8
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La liberté absolue raille la justice. La justice absolue nie la liberté. Pour être fécondes, les deux notions doivent trouver, l’une dans l’autre, leur limite. Aucun homme n’estime sa condition libre, si elle n’est pas juste en même temps, ni juste si elle ne se trouve pas libre… Les hommes ne sont jamais bien morts que pour la liberté : ils ne croyaient pas alors mourir tout à fait.
Albert Camus, L’homme révolté, Folio essais, p. 36
Le paradoxe du Sahel1 est qu’il est la zone la plus islamisée, l’une des plus pauvres d’Afrique, en même temps qu’il souffre le plus de l’insécurité liée au terrorisme djihadiste. En effet, il est aujourd’hui unanimement admis que la déliquescence de l’État libyen, la guerre asymétrique que mènent les djihadistes dans la zone des trois frontières entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger et les attaques armées de la secte Boko Haram dans le bassin du lac Tchad sont autant des facteurs qui ont des influences négatives sur toute la zone sahélienne. Ce qui représente un défi colossal pour les États de cette sous-région.
Bien avant la déliquescence de l’État libyen, mais encore plus après celle-ci, du fait de la chute du régime Kadhafi et du chaos qui s’y est installé2, on assiste à une implantation, au Sahel, de nombreux mouvements terroristes qui entendent faire de cette zone un bastion du terrorisme international.3 Ainsi, les effets prévisibles de l’intervention occidentale en Lybie ont accentué l’émergence de groupes terroristes au Sahel.4 Ils se sont, tirant profit de cette situation, considérablement renforcés en armes et surtout en hommes aguerris aux métiers de maniement des armes. Les plus connus de ces groupes sont le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM) né en mars 2017 de la fusion de groupes djihadistes parmi les plus prolifiques de la région : Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), al-Mourabitoun, Ansar Dine et Katiba Macina5 ; L’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), faction dissidente d’al-Mourabitoun, affilié à l’État islamique d’Irak et de Syrie (ISIS)6 ; Jama’at ahl al-sunna li’lda‘wa wa’l-jiha–d (plus connu sous le nom de Boko Haram) né au Nigeria avant d’étendre ses actions au nord du Cameroun, au Niger et au Tchad.7 Ce groupe est actuellement divisé entre les partisans du défunt Abubakar Shekau, leader de longue date, et ceux d’Abu Musab al-Barnawi, aligné sur l’État Islamique (EI).8 Chacun de ces groupes et tous, ensemble, compte tenu des liens et dynamiques de collaboration qui se mettent en place et se renforcent, représente le visage de l’islamisme radical et du terrorisme au Sahel. Les liens avérés entre eux se renforcent progressivement, ce qui constitue une menace particulièrement dangereuse et difficile à combattre.9 La crise au nord du Mali et le vide institutionnel et sécuritaire qui l’a caractérisé suite au coup d’État du 22 mars 2012 et à l’occupation de la moitié nord du pays par les groupes djihadistes, pendant plus d’un an,10 suivie du laissez-faire qui a régné au Nord Nigeria sous le règne du président Goodluck Jonathan,11 ainsi que leurs conséquences, continuent à constituer un facteur aggravant la situation sociohumanitaire dramatique qui y sévit. Mais le terrorisme sahélien a trouvé en réalité un terrain favorable à son implantation du fait de facteurs sociaux endogènes.12 En effet il est alimenté par l’association de circonstances complexes, dont, des conflits de société, des tensions entre les communautés, un sens insuffisant de la citoyenneté et de la loyauté, de l’identité nationale, le crime organisé, l’illettrisme, et d’autres défis liés à la faiblesse de la gouvernance,13 à des systèmes de justice inadaptés, et à des services sociaux insuffisants, voire inexistants.14 Les extrémistes violents organisés en divers groupes exploitent ces circonstances et créent ce que les membres du Conseil de Sécurité des Nations Unies ont appelé un « arc d’instabilité » couvrant le Sahara et le Sahel, constituant ainsi une menace stratégique pour la paix et la sécurité collective des États fragiles du Sahel.En effet, si la menace de Boko Haram semble amoindrie en cette fin de l’année 2023, elle a été très élevée et avait secoué la stabilité des pays du bassin du lac Tchad, surtout pendant la période de 201215 à 202016. Les groupes terroristes évoluant dans la zone des trois frontières entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger17 continuent, quant à eux, de commettre des atrocités et menacent l’intégrité des pays affectés.18
Les défis posés par la lutte contre le terrorisme aux pays sahéliens sont énormes en termes de mesures sécuritaires et d’impacts socio-économiques. Sur ce dernier aspect, il faut rappeler que les pays sahéliens font partie des plus pauvres de la planète,19 et que les populations qui y vivent sont particulièrement vulnérables à toutes les contingences naturelles ou humaines. La déstabilisation de cette zone par les groupes terroristes n’a fait qu’empirer la situation socio-économique. Leur présence a paralysé les échanges économiques intra régionaux et régionaux et a contribué à une plus grande paupérisation des populations. Par exemple, la région de Diffa, au Niger, frontalière de la zone d’influence de Boko Haram au Nigeria, qui a elle-même subi plusieurs attaques de Boko Haram,20 a vu son économie complètement désarticulée, du fait de l’impossibilité de la production et de la commercialisation du poivron et de l’impossibilité de l’activité de pêche qui sont les principales sources de revenus d’un très grand nombre de personnes riveraines de la rivière Komadougou Yobe et celles vivant autour et sur les îles du lac Tchad.21 De plus, du fait de l’effort de guerre qui engloutit une grande part du revenu des pays sahéliens, le défi du terrorisme a freiné la mise en œuvre de projets de développement dans la sous-région. La construction des infrastructures, notamment routières, nécessaires au développement, a dû être à l’arrêt. Sur le plan social, les principales victimes du terrorisme sahélien sont les femmes et les enfants. Ceux-ci ne fréquentent plus les écoles qui sont fermées ou détruites dans les zones d’influence des groupes terroristes.22 Les conséquences de ces perturbations sur le système éducatif à court et à long terme sont particulièrement préoccupantes et impacteront sur le développement de la région.23 Quant au bilan humain, il est tout simplement dramatique avec le très grand nombre de déplacés et de morts aussi bien du fait de la situation au Sahel centrale24 que du fait de la situation liée à Boko Haram.25
De tout ce qui précède, il y a lieu de retenir que le terrorisme sahélien n’est en réalité, comme d’ailleurs tout terrorisme pseudo-islamiste26 qui ensanglante le monde, qu’un catalyseur de facteurs politiques, sociaux et économiques fragiles et inégalitaires.27 Il fonde son action sur l’exclusion de la mondialisation et son corollaire de paupérisation d’un grand pan des composantes des sociétés concernées et rend responsables de l’ensemble des maux et de la crise du monde musulman, les démocraties occidentales et les gouvernants locaux qui seraient à leur solde. Le retour à un Islam des origines, à la pureté de la religion telle que prétendument enseignée par le Prophète de l’Islam (SAW), apparaît alors comme la seule alternative à même de pallier la crise que traverse la communauté des croyants, la Oumma. Ce terrorisme, alors même qu’il n’a que très peu de religieux, se teinte d’un penchant spirituel où l’idéologie dépasse et transcende désormais les seuls objectifs sociopolitiques. De ce point de vue, il semblerait que le terrorisme sahélien puisse finalement apparaître comme la cristallisation de frustrations sociales et politiques autour du facteur religieux. En effet, il a été démontré qu’il y a principalement sept (7) facteurs qui favorisent l’extrémisme violent28 qui dérive sur le terrorisme : il s’agit du déni des droits politiques fondamentaux et des libertés civiques, de l’abus sérieux des droits de la personne et de la répression par l’État de ses citoyens, d’une corruption répandue et d’une perception que les élites bénéficient de l’impunité, des espaces mal gouvernés, des conflits violents et de longue durée, de la perception des gouvernements comme n’étant pas légitimes et du soutien précédent d’un gouvernement à des groupes extrémistes au service des intérêts stratégiques nationaux. Ces conditions peuvent être considérées comme des facteurs qui « poussent » les individus à soutenir l’extrémisme violent. Il existe, en outre, d’autres facteurs qui eux « attirent » vers les groupes extrémistes dans la zone ; ceux-ci rendent les idées et groupes extrémistes attrayants. Parmi ces derniers figurent les médias et les réseaux sociaux, les relations personnelles, les bénéfices sociaux et matériels qui découlent de l’appartenance à un groupe extrémiste violent, le charisme des chefs de groupe, ou des idées et des causes attrayantes.29 Ce terreau étant favorable, il suffit aux leaders des groupes terroristes de procéder à l’endoctrinement idéologique des recrus pour les faire adhérer à la cause qu’ils déclinent comme étant celle du Transcendant au point de les convaincre que le sacrifice ultime de leur vie n’est qu’un examen de passage pour atteindre une félicité promise. Et c’est pour cette raison que toute la stratégie opérationnelle des États sahéliens à combattre le terrorisme a le succès difficile. En effet, la principale différence d’approche qu’il convient de souligner et qui concède de facto une supériorité, ne serait-ce que psychologique, aux djihadistes, est sans nul doute la différence de perception face à la mort. À ce propos, Freud ne disait-il pas que « l’indéniable tendance est chez nous à écarter la mort, l’éliminer de la vie. Nous avons tenté de l’annihiler en la taisant ».30En effet, il y a une tendance sociétale à considérer la mort presque comme un échec et une injustice, elle effraie les civilisations sahéliennes calquées sur les valeurs occidentales et elle choque la conscience populaire ; et ainsi se forme une tendance à vouloir gagner les guerres sans perte.31 À l’inverse, les groupes terroristes postulent pour une instrumentalisation de la violence comme ciment de la solidarité entre les membres du groupe. Mourir en martyr n’est pas qu’un simple moyen, mais l’objectif ultime perçu comme une fin glorieuse et héroïque, comme l’expression d’une religiosité de très haut niveau. Ainsi, Ben Laden disait que chez les djihadistes « mourir sur la voie de Dieu est un honneur souhaité par ceux de [sa] communauté qui luttent ; nous aimons la mort sur la voie de Dieu autant que vous aimez la vie, nous ne craignons rien, nous espérons une telle mort ».32En d’autres termes, on peut dire que la funeste brutalité des groupes djihadistes est fédératrice du terrorisme et que cette idéologie « décline toutes les variantes du meurtre et de la violence : se tuer, se faire tuer, tuer, tuer en se tuant ou en se faisant tuer ».33
Il apparaît ainsi que le terrorisme sahélien consacre un nouveau paradigme de la violence suscitant l’idée d’un nécessaire renouvellement des pratiques et des dispositifs de sécurité, y compris les cadres juridiques et de politiques opérationnelles. Cependant, son caractère multiforme pose de sérieuses difficultés dans la qualification et la définition exacte de la menace d’une part, et des propositions devant être formulées pour s’en protéger, d’autre part. Le phénomène consacre, en effet, une pratique de la violence qui ne peut être assimilée à des pratiques ou à des stratégies d’acteur étatique : elle se fait en dehors de tout cadre conventionnel. Elle est asymétrique.34 Aussi, d’une part, les armées des États concernés ne peuvent être engagées dans des formes classiques de la guerre pour combattre ce phénomène et, d’autre part, le système répressif pénal et tous les autres cadres normatifs y relatifs sont appelés à s’adapter pour ne pas tomber dans le travers de l’inefficacité ou celui de l’illégalité. Alors, comment dès lors concevoir et mettre en œuvre une réponse qui ne soit ni inadaptée ni disproportionnée par rapport à la menace ?
Dans ce contexte les autorités des pays de la zone n’ont qu’une seule alternative alors même que les réponses antiterroristes s’avèrent politiquement très délicates. Elle se décline dans cette assertion soutenue à propos du mécanisme européen de lutte contre le terrorisme et qui se vérifie au Sahel : « Les gouvernants se sentent devoir adopter des mesures à la fois fermes et efficaces, au risque sinon d’être accusés de laxisme, et nourrissent par là même la surenchère sécuritaire. L’insécurité ressentie appelle l’intensification du pouvoir coercitif, pénal et répressif. »35 Les pratiques de lutte contre le terrorisme (entendues comme politiques publiques, actions coercitives et dispositifs légaux et juridictionnels) y sont conduites avec un potentiel élevé d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés publiques et « posent une série de questions relatives au devenir (…) de l’État de droit ».36 Le maintien de l’ordre et la sécurité nationale relèvent désormais manifestement d’un travail de contrôle social où, rationalité de la présomption oblige, la moindre délation, juste probable hors de ce contexte, se hisse désormais systématiquement au rang du possible et conduit à des arrestations et/ou, pire, à des bavures meurtrières.37 De plus, comme c’est le cas ailleurs, malgré la faiblesse de leurs moyens, les professionnels de la sécurité de la zone se veulent « être à l’écoute de tout et si possible savoir tout ».38L’ensemble de ces pratiques préventives et proactives constitue un défi de taille aux pratiques démocratiques et aux libertés individuelles et donc à l’État de droit.
En termes définitionnels, il faut tout de suite préciser que nous n’allons pas nous attarder sur le débat relatif aux difficultés de la définition du terrorisme.39 Nous relevons simplement qu’il doit être entendu « comme un acte ou une menace d’acte de violences létales ou propres à entraîner des blessures graves, ou de dégâts importants aux infrastructures sociales, commis par un groupe ou un individu, sur toute personne ou bien en période de paix, ou sur toute personne qui ne participe pas directement aux hostilités, ou sur tout bien qui ne constitue pas un objectif militaire, dans une situation de conflit armé, et qui vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque »40. Quant à l’État de droit, il est « un principe de gouvernance en vertu duquel toutes les personnes, institutions et entités, publiques et privées, y compris l’État lui-même, sont responsables devant des lois qui sont promulguées officiellement, appliquées de façon égale pour tous et administrées de manière indépendante, et qui sont conformes aux normes et aux règles internationales relatives aux droits de l’homme »41 ; « Ce n’est pas l’État de police qui permet aux gouvernants de concentrer entre leurs mains le pouvoir de faire la loi, le pouvoir de faire exécuter la loi, et le pouvoir de juger de son application selon leur seul bon vouloir et sans contrôle possible. Il n’est pas suffisant d’avoir une constitution pour être qualifié d’État de droit, des dictatures peuvent avoir une constitution. »42Il doit être entendu finalement comme « un État démocratique, respectueux de la séparation des pouvoirs, respectueux des libertés et des droits fondamentaux, respectueux du droit à la sûreté. »43
Confrontés ainsi à un défi existentiel du fait d’une croissante et toujours plus violente menace terroriste avec une tendance à la métastatisation dans le corps social, les États sahéliens ont cru devoir répondre de manière vigoureuse rognant constamment sur les principes de l’État de droit. Une législation particulière de lutte contre le terrorisme, emprunte d’une conception de la lutte contre un ennemi redoutable,44 s’est au fur et à mesure détachée du droit commun et sert de justificatif à des violations de principes du droit. Les législations de lutte contre le terrorisme, alors même exceptionnelles, deviennent un ordinaire admis. Pourtant, « les principes du droit commun, sauf pour la commodité et les arrière-pensées des gouvernants, permettent de faire face à toutes les situations en matière d’atteinte à la sûreté de l’État. »45Certes, des aménagements du droit commun sont inévitablement nécessaires pour une lutte adaptée contre le terrorisme ; mais ceux-ci doivent veiller à l’équilibre protecteur des droits fondamentaux.
D’une manière générale, le prisme sous lequel sont perçus les actes des terroristes, comme étant d’une particulière cruauté, conduisent presque naturellement à avoir la tentation, et certains n’hésitent pas à le faire,46 de nier tout droit aux personnes qui se retrouveraient impliquées dans une telle entreprise. Ce serait une erreur fatale pour une lutte qui vise une réussite durable. Seule une lutte respectueuse des règles de l’État de droit peut être efficace contre le terrorisme. En effet, il est plus que nécessaire d’assurer « la compatibilité deslégislations anti-terroristes avec les droits de l’Homme et les principes démocratiques, pour le succès même de la luttecontre les auteurs d’actes terroristes ».47 Loin de constituer un obstacle48, la revendication d’une lutte anti-terroriste respectueuse des principes de l’État de droit participe en effet tant de la légitimité que d’une plus grande efficacité de celle-ci. En effet, quelle que soit son origine, le terrorisme a pour effet et parfois comme objectif ultime d’annihiler les principes de démocratie, de liberté et d’humanité. Déroger à ces valeurs pour combattre ceux qui cherchent précisément à les détruire reviendrait à leur prêter main-forte et à les conforter dans leur aversion des normes démocratiques : « accepter un abaissement du niveau des libertés accordéesau citoyen ne revient-il pas à donner une victoire inespérée à ceux-là mêmes qui veulentdétruire l’État de droit ? »49 Cette idée est confortée par le Conseil de sécurité des Nations Unies qui indique que « lorsqu’ils prennent des mesures quelconques pour combattre le terrorisme, les États doivent veiller au respect de toutes les obligations qui leur incombent en vertu du droit international, les mesures adoptées devant être conformes au droit international, en particulier aux instruments relatifs aux droits de l’homme et aux réfugiés ainsi qu’au droit humanitaire. »50En effet, selon l’ancien secrétaire général de l’ONU, Koffi Annan « chacun d’entre nous devrait être pleinement conscient que la protection des droits de l’Homme ne doit pas céder le pas devant l’efficacité de l’action anti-terroriste. À l’inverse, si l’on se place sur le long terme, on voit que les droits de l’Homme, la démocratie et la justice sociale forment l’un des meilleurs remèdes contre le terrorisme. »51
Si l’émergence puis l’accroissement du phénomène terroriste sont relativement récents dans la région du Sahel, les États se sont progressivement organisés pour y faire face. Dans ce cadre, ils ont ratifié les principaux instruments juridiques universels de lutte contre le terrorisme et ont adopté, à travers divers organismes régionaux, des conventions spécifiques. En outre, étant membres des Nations Unies (NU), ils sont liés par diverses résolutions du Conseil de Sécurité 52 et, dans une moindre mesure, 53 par les déclarations de l’Assemblée générale des Nations Unies. Pour la mise en œuvre de ces divers textes qui, il faut le souligner, recommandent tous la conduite de la lutte dans le cadre l’État de droit, en particulier la justice pénale et le respect des droits de l’homme, les États sahéliens ont adopté des législations pénales ou d’autres mesures, et ont créé des institutions dédiées à la lutte contre le terrorisme. De plus, en parallèle, ils ont conduit des opérations militaires contre les groupes terroristes, y compris à travers des coalitions sous régional 54 ou même internationales.55 La meilleure réponse pour les États sahéliens aurait pu être celle de concilier deux impératifs : celui d’assurer la sécurité avec celui du respect des obligations internationales découlant des instruments juridiques internationaux, régionaux et de leurs législations internes, en droite ligne avec les règles de l’État de droit.
Pourtant, sous les oripeaux d’un dispositif législatif et institutionnel adapté, se met en œuvre dans les pays sahéliens un arsenal ou tout au moins une pratique inquiétante, qui viole les libertés fondamentales (protection de libertés et respect de la vie privée, traitement équitable, jugement en public par un juge impartial, interdiction de l’arrestation et de la détention arbitraire, égalité devant la protection juridique). La grande particularité de la réponse au terrorisme dans la zone est d’être conduite dans un contexte d’état d’urgence déclaré56, dans un climat où règne la peur et la suspicion.
En réalité, abstraction faite du contexte de défis sécuritaire lié au terrorisme, le respect de l’état de droit reste un défi majeur au Sahel. Il s’est encore accru dans ce contexte. Il est lié à divers facteurs tels que les lignes de fracture constitutionnelles, la faiblesse des institutions étatiques, la corruption, l’obsolescence des législations et l’incapacité de faire respecter la loi, les difficultés des pays d’exercer leur autorité sur l’étendue de leur territoire, le rôle des militaires dans le processus de gouvernance et l’impact des relations ethniques et les affiliations religieuses sur les acteurs politiques.57
Sur le plan de la justice pénale, des mécanismes institutionnels spéciaux sont mis en place au Sahel, couplés d’un droit pénal spécial terroriste qui comporte de nombreux relents de défis à l’État de droit. Nous nous sommes appesantis sur cet aspect dans un précédent livre auquel on peut se référer utilement.58 Sur le plan de la conduite opérationnelle et des politiques publiques, de nombreuses violations de droits fondamentaux sont observées, consacrant la supplantation du droit à la sécurité sur l’État de droit (titre II) dans un contexte où les restrictions et limitations de droit prétendument conformes consacrent déjà une reculade de l’État de droit (titre I).
L’un des plus grands dilemmes des démocraties contemporaines, y compris au Sahel, est de trouver le juste équilibre entre la préservation de la sécurité et le respect des droits tels que le droit à la vie, à l’intégrité physique et l’exercice d’autres libertés, telles que celle de conscience, celle d’aller et venir, etc. Ainsi que la préservation des biens. Au terrorisme répond un contre-terrorisme qui entraîne de nombreux défis aux droits de l’homme ; ce qui soulève une question majeure : comment lutter contre un adversaire sans foi ni loi tout en demeurant dans le cadre de la légalité ?
Dans le cadre de son analyse de l’activité concernant la lutte antiterroriste menée par la Troisième et la Sixième Commission de l’Assemblée générale de l’ONU en 2001, la professeure Kalliopi Koufa, rapporteur spécial de la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, constatait « qu’il n’est donc pas évident de déceler une évolution permettant de consolider la réglementation internationale contre le terrorisme, ni de dégager une tendance vers l’affaiblissement, au nom de la lutte antiterroriste, des garanties en matière de respect des droits de l’homme. »59Cette affirmation est difficilement défendable si la situation actuelle des droits de l’homme s’analyse à la lumière des mesures étatiques dans la lutte contre le terrorisme au Sahel.
En effet, la dialectique Wébérienne selon laquelle « l’État a le monopole de la violence physique légitime » 60se trouve aujourd’hui, au Sahel, confrontée à la dynamique terroriste qui s’approprie ce monopole qu’elle estime légitime. Dans ces conditions, les États de la zone ne sauraient se résoudre à laisser faire au risque de se voir dissoudre totalement ou au mieux perdre définitivement toute légitimité s’ils ne parviennent pas à mettre un terme à ce phénomène. Mais, leur réaction est elle-même ambiguë en ce qu’elle témoigne d’une certaine violence illégitime.
À l’origine, la relation organique qui existe entre l’État et la violence est soutenue par une idéologie qui permet à l’État d’asseoir sa légitimité. Alors que dans le cadre de l’antiterrorisme, se pose la question du caractère démocratique de l’État dans la mesure où il doit choisir entre le respect des principes fondamentaux (concernant les droits de la personne et la Justice) applicables à tous, y compris les terroristes, et le déni de ces droits à ceux-ci en considérant la nature grave de leurs actes, qui affectent tout le corps social. Dans cette perspective la raison d’État va faire ignorer les raisons de la démocratie et de l’État de droit. Toute la construction étatique de la démocratie, y compris la séparation des pouvoirs, va s’en trouver remise en cause inaugurant ainsi de nouveaux liens qui n’ont rien de démocratique. Les droits de l’homme se trouveront à être les premières victimes et vont être érodés par les politiques de contre-terrorisme mises en place sur la base de tels postulats.
Selon Emmanuel Mounier, « le cancer de l’État se forme au sein même de nos démocraties (…), l’étatisme démocratique glisse à l’État totalitaire comme le fleuve à la mer »61. Il ressort de cela que tout glissement vers une lutte antiterroriste qui ignore les raisons de la démocratie et de l’État de droit ne peut que conduire irrémédiablement à la totalitarisation de l’État62. En effet, même si le terrorisme djihadiste revêt un caractère odieux du fait de ses innombrables victimes, il doit être régi et jugé en conformité avec les principes de droit pénal et du droit international. En agissant autrement, l’État deviendrait condamnable à son tour pour le non-respect des principes fondamentaux applicables à toute personne, sans aucune distinction. L’État de droit ne peut s’entendre autrement que respectueux des droits et devoirs de tous ses citoyens et/ou justiciables, terroristes y compris.
Cependant, les politiques nationales de répression du terrorisme au Sahel ont démontré à de nombreuses reprises un certain mépris du droit international, notamment des droits de l’homme, et particulièrement de certains principes comme celui de la légalité des délits et des peines. En effet, la définition du terrorisme international n’étant pas encore consacrée, il est apparu au Sahel des incriminations critiquables ayant un haut potentiel d’atteinte aux droits et libertés. De plus, les législations nationales antiterroristes, adoptées par les pays retenus, portent souvent atteinte à des principes essentiels tels que l’indépendance de la justice, les règles standards de procédure, la non-discrimination ou encore le droit au respect de la vie privée.63L’une des premières victoires du terrorisme sur les sociétés contemporaines est de faire sortir les États démocratiques du cadre du respect de la primauté du droit. Les États sahéliens n’échappent pas à cette règle. On constate partout le peu de respect de leurs obligations pratiques dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (Chapitre 1), alors qu’ils doivent veiller à rester dans le cadre du respect strict des droits et libertés fondamentales, surtout qu’en la matière la flexibilité des droits de l’homme reconnue est une véritable opportunité (Chapitre 2).
La notion d’obligations positives, d’origine prétorienne,64 désigne les prescriptions qui pèsent sur l’État de prendre des mesures afin de garantir l’effectivité des droits fondamentaux des personnes sous sa juridiction. Il ne s’agit plus ici d’une abstention pour l’État d’interférer dans les droits et libertés, mais d’agir dans tel sens pour garantir leur exercice. Il est attendu de l’État dans ce cadre, la prise de mesures nécessaires à la sauvegarde des droits et l’adoption de mesures raisonnables et adéquates pour la protection des droits individuels.65 Il ne s’agit pas d’adapter sa législation aux normes prescrites par le droit international, mais de prendre des mesures consacrant « des droits concrets et pratiques et non théoriques et illusoires ».66Toutefois, il convient ici de préciser que cette notion n’épouse pas la distinction classique entre les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux : les premiers appelant des devoirs négatifs et les seconds exigeant des actions positives de l’État.67 Par exemple, s’agissant du Pacte International sur les Droits Civils et Politiques, le manuel des Nations Unies relatif à l’établissement des rapports sur les Droits de l’Homme considère que l’article 6, régissant le droit à la vie, doit être compris comme requérant des obligations positives à la charge des États,68 y compris alors celle de le protéger du terrorisme.
« Il y a manifestement un lien étroit entre le terrorisme et l’exerce des droits et libertés de l’individu. Ce lien est directement perceptible lorsque des groupes ou des individus se livrent à des activités terroristes et, ce faisant, tuent ou blessent des gens, les privent de leur liberté, détruisent leurs biens ou sèment la terreur par la menace et l’intimidation. Il l’est indirectement lorsqu’un État réagit au terrorisme en adoptant une politique et des pratiques qui dépassent les limites de ce qui peut être admis en droit international et se soldent par une violation des droits de l’homme, comme les exécutions extrajudiciaires, la torture, les procès iniques et autres mesures de répression illicites qui portent atteinte aux droits de l’homme non seulement des terroristes, mais aussi des civils innocents. »69Il s’agit d’un effet à titre principal pour le premier aspect et à titre incident pour le second, mais qui n’en demeure pas moins pernicieux. Eu égard à ses effets destructeurs sur les individus et leurs biens et l’émoi qu’il suscite, ainsi que l’angoisse et la crainte qu’il ne survienne de nouveau, le terrorisme entraîne une riposte de l’État qui peut être attentatoire aux droits humains, axes dorsaux de l’État de droit. Pourtant, si la protection des personnes sous la juridiction de tout État est une obligation pour lui, notamment contre les actes odieux du terrorisme, les mesures à prendre doivent l’être dans le cadre strict du respect des droits et libertés individuels. Il s’agit là d’une obligation positive, c’est-à-dire une obligation d’agir. L’État doit faire face aux défis posés par l’insécurité liée au terrorisme en veillant au respect strict des droits de tous, y compris les auteurs des actes de terrorisme. Il n’y a pas d’alternative pour la préservation de la sécurité de tous qu’une stratégie basée sur le respect des droits de tous : « Certains ont suggéré qu’il n’est pas possible d’éradiquer efficacement le terrorisme tout en respectant les droits de l’homme. Or, cette suggestion est fondamentalement erronée. À long terme, la seule garantie de sécurité réside dans le respect des droits. »70
De fait, il y a des obligations positives qui pèsent sur les États et paraissent a priori contradictoires, mais dont aucune d’elles ne saurait souffrir de manquement dans l’objectif d’une lutte efficace contre le terrorisme. Cependant, le constat est que les États sahéliens se sont illustrés par le manquement à deux types d’obligations : d’une part, celles d’agir (section 1) et, d’autre part, celles de s’abstenir de violations des droits et libertés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (section 2).
Le sentiment d’indignation suscité par les drames, humains notamment, provoqués par les actes terroristes et ses conséquences, a conduit les citoyens à attendre des autorités qu’elles prennent des mesures préventives, efficaces pour la sécurité collective et individuelle et a, en même temps, déterminé les pouvoirs publics d’agir dans ce sens. La prévention des actes terroristes incombe, de ce point de vue, avant tout, aux services de police et aux forces de défense et de sécurité, qui ont tendance à souhaiter disposer de pouvoirs élargis pour ne pas risquer de se voir taxer d’incompétence. Pour y aboutir, certains gouvernements ont adopté de nouvelles dispositions et procédures de droit interne ou modifié l’interprétation et l’application des procédures en vigueur pour favoriser, selon eux, l’efficacité de la prévention et de la lutte contre le terrorisme.71De nouvelles normes internationales ont également été adoptées, obligeant ainsi les États à modifier le droit pénal et la procédure pénale.72 Bon nombre de ces modifications ont eu pour effet de fragiliser l’État de droit et les droits de l’homme. S’il est tout à fait légitime que l’État veille à assurer le droit à la sécurité à ses citoyens, il a aussi l’obligation de protéger le premier des droits de l’homme, le droit à la vie. La protection de celui-ci met inévitablement « à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui. »73 Dans ce cadre, les obligations que le droit international fait peser sur les États sont de nature positive, lui assignant de prendre des mesures appropriées pour cette fin. Mais le constat est que dans la région sahélienne, les États semblent presque incapables d’assurer la sécurité des personnes sous leur juridiction (paragraphe 1) dans un contexte d’asymétrie du conflit, ce qui conduit à des atteintes régulières au droit à la vie (paragraphe 2).
Il est généralement admis que la création de l’État se justifie par le fait que dans l’état de nature la sécurité des personnes n’était pas assurée.74 Il est considéré que la sécurité qui libère du risque, qui écarte les menaces est la condition d’un exercice paisible des libertés. Elle consiste alors dans la protection accordée par l’État à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. Apparaît déjà la délicate relation qu’entretient le couple liberté-sécurité. La première a besoin de la seconde pour survivre alors même que celle-là tend toujours vers son érosion pour exister. Pire, la sécurité qui était considérée au départ comme une condition de l’exercice des libertés est désormais présentée comme « la première des libertés ».75Cette relation presque conflictuelle est présente dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Dans cette région, le droit à la sécurité semble insuffisamment respecté (B), favorisé sans doute par l’asymétrie du conflit (A).
Le droit international humanitaire spécifie que dans un conflit armé, seule l’action qui vise à affaiblir le potentiel militaire de l’ennemi est acceptable. Mais, il apparaît à l’analyse qu’aucun égard n’est fait à ce principe par les groupes armés de la région sahélienne. Le principe est remis en question par la réalité du terrain, en particulier par la civilianisation 76flagrante du conflit armé qui y sévit, du fait exclusif des groupes armés terroristes. Si toute personne qui n’est pas un combattant (légal) est un civil, les insurgés sont exclusivement de civils dans les conflits sahéliens, asymétriques. En effet, il est clairement établi que les groupes armés qui y sévissent ne portent, très souvent, aucun signe distinctif permettant de les identifier.77 Il est très difficile, dans la pratique, de les distinguer de la population civile. Alors, quelle attitude devrait avoir les armées régulières pour y faire face sinon celle de combattre toute personne qui participe vraisemblablement aux hostilités, au risque, malheureusement, de s’en prendre à des civils ? Cependant, comme dans les conflits armés non internationaux, les membres d’un groupe armé ayant une fonction combattante ne doivent pas être considérés comme des civils, 78 leur ciblage par les armées régulières ne peut être considéré comme illégal. Cette difficulté majeure est sans aucun doute à l’origine des nombreuses bavures reprochées aux armées étatiques. En effet, l’ennemi étant non identifié et usant de la perfidie pour commettre ses forfaits, y compris sur des cibles sans aucun aspect militaire, la riposte se trouve privée d’éléments qui pouvaient la rendre plus appropriée et respectueuse du droit humanitaire et des droits humains.
Ce contexte a lourdement pesé dans la situation ambiante d’insécurité dans laquelle vivent les populations sahéliennes. Les membres de groupes terroristes peuvent surgir à tout moment ou apparaître subitement, ayant hiberné au sein des communautés et commettre leurs forfaits, rendant extrêmement difficile la mission de sécurisation de l’État.
Il a été défendu, depuis Thomas Hobbes jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, en passant par John Locke que « la sécurité est […] l’objet même de l’engagement en société. »79D’où la nécessité pour l’État de garantir la sécurité de tous. C’est d’ailleurs bien ce que consacre la Constitution nigérienne en disposant que chacun a droit à la sécurité.80 En cette matière, l’obligation qui pèse sur l’État est celle d’être vigilant pour assurer la protection des droits des personnes vivant sur son territoire, indépendamment de leur nationalité. En d’autres termes, l’État doit veiller à ce que des particuliers ne puissent, en raison d’un défaut de vigilance de la part des autorités étatiques, porter atteinte aux droits et libertés d’autres particuliers. Cette obligation est évidemment de mise en matière de lutte contre le terrorisme.
L’obligation des États, en vue de garantir la pleine jouissance des droits fondamentaux à leurs habitants, a été rappelée par les Nations unies, après les attentats du 11 septembre 2001.81 Dans son avis consultatif rendu dans l’affaire des Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, la Cour internationale de justice (CIJ) a abondé dans le même sens en affirmant qu’« Israël doit faire face à des actes de violence indiscriminés, nombreux et meurtriers, visant sa population civile. Il a le droit, et même le devoir, d’y répondre en vue de protéger la vie de ses citoyens. Les mesures prises n’en doivent pas moins demeurer conformes au droit international public. »82Ce principe est bien valable pour tous les États.
La garantie du droit à la sécurité des citoyens par l’État présuppose, par conséquent, l’existence de mesures pratiques et juridiques visant à mettre fin aux préparatifs d’actes de violence terroristes et à les empêcher, et non pas seulement à identifier les auteurs de tels actes et à les châtier après un incident fatal.
Cela dit, au regard des actes terroristes recensés très régulièrement dans la zone sahélienne, il apparaît que ce droit n’est pas particulièrement mis en œuvre par les États, pour diverses raisons, liées notamment à la faiblesse de l’État, ou à l’insuffisance des mesures prises.83 L’ONU constatait par exemple qu’« au Mali, les groupes terroristes ont multiplié les attaques asymétriques dans le nord et étendu leur champ d’action vers le sud en menant des assauts dans le centre du pays, y compris à Bamako et à la frontière avec le Burkina Faso et la Mauritanie, et dans le sud dans la région frontière de la Côte d’Ivoire. Un nouveau groupe extrémiste violent, le Front de libération du Macina, a revendiqué une attaque armée contre la préfecture de Tenenkou, dans la région de Mopti, en janvier 2015, et on le soupçonne également d’être derrière d’autres attaques perpétrées dans le centre du Mali. Au cours de la période considérée, des groupes basés dans le nord du pays ont aussi revendiqué des attentats terroristes commis dans des États voisins, notamment l’Algérie, le Burkina Faso et le Niger.
En ce qui concerne la région du bassin du lac Tchad, le groupe terroriste Boko Haram a intensifié ses opérations au Cameroun, au Niger, dans le nord-est du Nigeria et au Tchad, entraînant le déplacement de plus de 2,1 millions de personnes au Nigeria et l’afflux de 200 000 réfugiés au Cameroun, au Niger et au Tchad. Il se livre à des violations systématiques et généralisées des droits de l’homme – meurtres, enlèvements, viols, utilisation d’enfants dans les hostilités, notamment en commettant des attentats-suicides et en procédant à la destruction de biens. L’insurrection de Boko Haram a séparé au moins 23 000 enfants de leur famille dans le seul nord-est du Nigeria. »84Dans le même ordre d’idées, l’ONG Amnesty International constatait que « les États de la région du Sahel ont été confrontés à de gros problèmes de sécurité en 2014. Des dizaines de milliers de civils sont morts, des centaines ont été enlevés et un nombre incalculable vit dans un climat de peur et d’insécurité. Face à cela, beaucoup de gouvernements ont réagi de manière tout aussi brutale et aveugle, par des arrestations et des placements en détention arbitraires et massifs, ainsi que par des exécutions extrajudiciaires » 85ajoutant au climat d’insécurité déjà ambiant. Il ressort de ce dernier constat que la difficulté inhérente à la lutte contre le terrorisme, la conciliation des mesures de sécurisation avec le respect des libertés, est bien présente au Sahel. En effet « If there is a question of dilemmas in combating terrorism, these dilemmas can be phrased in terms of the application of various human rights. »86Il est essentiel que les mesures prises par les États pour préserver les citoyens des effets destructeurs du terrorisme soient respectueuses de tous les droits et libertés comme le prescrit le droit international. Cet impératif est encore plus de mise lorsqu’il s’agit du droit à la vie. Pourtant, celui-ci fait l’objet d’atteintes lorsqu’il s’agit de lutter contre le terrorisme ou de prendre des mesures de lutte anti-terroriste dans la région sahélienne.
De prime abord, il convient de rappeler que le droit à la vie induit aussi bien une obligation positive pour le protéger des atteintes dont il pourrait faire l’objet de la part des terroristes qu’une obligation négative, dans la mesure où l’État ne doit pas, en principe, y porter atteinte dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Aussi, même si seul le premier aspect cadre bien avec nos développements en cours, relatif à la sécurisation des citoyens, les deux facettes du droit à la vie sont indissociables et nécessitent, pour une approche globale, qu’elles soient traitées toutes les deux. Il apparaît, en effet, à l’analyse des nombreuses atteintes au droit à la vie aussi bien du fait des acteurs étatiques que des groupes terroristes sont constatés (A), sans doute favorisé par la tendance à la communautarisation du conflit (B).
Le droit à la vie 87 est reconnu par les textes internationaux relatifs à la protection des droits de l’homme et constitue un droit fondamental qui doit être protégé dans toutes les circonstances.88 Il a une « valeur suprême dans l’échelle desdroits de l’homme au plan international »89, et sans ce droit « la jouissance de l’unquelconque des autres droits et libertés […] seraitillusoire. »90 Il s’agit d’un droit dont nul ne peut être privé arbitrairement.91 Pourtant, on constate des atteintes graves à ce droit aussi bien dans le cadre de la protection des personnes contre les attaques terroristes que dans la lutte contre le phénomène lui-même.
Pour ce qu’il est des atteintes observées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, elles relèvent du manquement des États à leurs obligations de sécurisation comme cela a déjà été relevé plus haut.92 En réalité, le véritable débat sur la question du droit à la vie, relativement à la lutte contre le terrorisme, porte sur des mesures que les États ont adoptées pour protéger les personnes sous leur juridiction des actes de terrorisme et qui font peser elles-mêmes de graves menaces sur le droit à la vie. Ces mesures sont notamment les assassinats « délibérés » ou « ciblés » qui visent à éliminer certains individus plutôt que de les arrêter et de les traduire en justice.93 Le Comité des droits de l’homme a ainsi déclaré que les opérations meurtrières ciblées ne devraient pas être utilisées comme mesure de dissuasion ou de sanction et qu’il fallait veiller à ce que la plus haute importance soit accordée au principe de proportionnalité. La politique de l’État en la matière devrait être clairement énoncée dans des directives adressées aux commandements militaires et toutes les plaintes relatives à un usage excessif de la force devraient donner rapidement lieu à une enquête effectuée par un organe indépendant. Dans cette perspective, avant de recourir à l’emploi d’une force meurtrière, tous les moyens permettant d’arrêter une personne soupçonnée d’être impliquée dans la commission d’acte de terrorisme devraient être épuisés.94 Pourtant de nombreuses personnes ont été tuées par les forces de l’ordre dans le cadre de la lutte contre le terrorisme au Sahel sans aucune précaution, alors même qu’elles n’opposaient ou n’étaient pas susceptibles d’opposer de résistance.95