Octave et Philomène - Danielle Lebée - E-Book

Octave et Philomène E-Book

Danielle Lebée

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Beschreibung

Que se passe-t-il à Marignac, paisible village du Gers ? Le bedeau est retrouvé mort, la tête fracassée, dans la chapelle des Sources. Peu après, un Anglais bien intégré dans la communauté est découvert sans vie dans un buffet. Octave et Philomène Lacaze, figures respectées du village, se trouvent mêlés dans ces affaires troublantes. Alors qu’ils mènent leurs propres enquêtes, ils découvrent des liens inattendus entre ces meurtres. Mais comment ces événements sont-ils connectés ? Pourquoi ces crimes ont-ils eu lieu ?

 À PROPOS DE L'AUTRICE

Pour Danielle Lebée, l’amour est le moteur de la vie. Après l’avoir exploré sous un angle romantique dans "L’enfant d’à côté", elle le revisite dans "Octave et Philomène", un thriller policier où ambitions, amitiés, opportunisme, secrets et trahisons se mêlent.

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Couverture

Page de titre

Danielle Lebée

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Octave et Philomène

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Danielle Lebée

ISBN : 979-10-422-4060-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

Octave et Philomène

 

 

 

 

 

Sept heures du matin, le village s’éveillait. Gaétan installait les tables et les chaises sur la terrasse du bistrot. C’était jour de marché à Marignac. La journée s’annonçait belle, le ciel était limpide, d’un bleu azur, l’air était encore doux, mais cette journée de mi-juin s’annonçait chaude. Il entendait déjà le bruit des commerçants ambulants qui installaient leurs étals, ça riait et ça s’interpellait. La 2 CV déboucha au coin de la rue des Écoles et stoppa pile devant le bistrot.

Philomène au volant descendit alertement de sa torpédo hors d’âge. Elle contourna le véhicule, ouvrit la portière côté passager et tendit la main à Octave.

Gaétan s’avança au-devant du couple.

— Bouge pas Philo j’arrive…
— Installe-le bien à l’ombre surtout.
— Comme d’habitude et je lui sers son expresso.
— Décaféiné n’oublie pas… avec son cœur…

Gaétan tendit son bras à Octave et à petits pas ils gagnèrent le coin de la terrasse le plus ombragé.

 

Depuis qu’Octave avait eu son accident cardiaque, c’était toujours le même cérémonial, chaque vendredi le couple Lacaze venait faire son marché. Plus exactement, Philomène venait faire son marché en confiant son Octave aux bons soins de Gaétan, le garçon de café du bistrot « À la belle Époque ».

 

 

Octave était à peine assis que déjà la 2CV avait disparu de leur vue. Le jeune homme fit un clin d’œil complice à son premier client. Il passa derrière le bar, prépara un expresso bien tassé comme l’aimait Octave et y versa une grande rasade d’armagnac. C’était leur secret.

 

Le couple Lacaze était connu de tout le village, ils étaient à peu près aussi mal assortis qu’aurait pu être le mariage d’un chat et d’un canard. Elle toutes griffes dehors et maigre comme un coucou, tout en raideur et en angle droit. Lui tout en rondeur, épicurien, philosophe à ses heures.

 

Mais la renommée du couple était surtout due à l’atelier de ferronnerie d’art « Les fers de d’Artagnan ». Octave était un maître dans l’art de tordre l’acier, le bronze, l’alu. Les clients venaient de loin. Qui n’avait pas à Marignac ou dans les villages avoisinants, dans sa demeure ou son jardin, une création d’Octave ? Qui, un portail, des chenets, un salon d’été, une rampe d’escalier, un lampadaire, sortis de l’atelier du maître ferronnier.

 

À l’époque où l’atelier tournait à plein régime, Octave employait deux ouvriers. Il les avait formés et modelés selon sa vision du travail bien fait, du respect de la matière et du respect des clients. Il avait su inculquer un esprit d’équipe, leur laissant la bride sur le cou quant à la création, sachant les motiver ou les valoriser. Cerise sur le gâteau, ils étaient bien payés. Il avait dû se montrer ferme auprès de sa comptable qui n’était autre que la rigide Philomène.

 

Il avait instauré outre la prime de fin d’année, une prime exceptionnelle pour la réalisation d’une œuvre d’art laissée à l’inspiration de ses deux compagnons, œuvre qui ensuite était vendue lors de la foire artisanale qui se déroulait tous les ans début juillet, au moment où les touristes arrivaient de tous les coins de France et de Navarre.

 

Philomène avait failli s’étrangler quand Octave avait décidé que le bénéfice de la vente des pièces réalisées par « ses petits gars » comme il aimait les appeler leur reviendrait jusqu’au dernier centime, sachant qu’ils effectuaient leurs réalisations sur leur temps libre.

 

Ce jour-là, la pâle figure de Philomène était couleur de tomate bien mûre.

 

— Passe encore pour la réalisation, mais la matière première c’est moi qui la paie…

 

La porte du bureau était grande ouverte sur l’atelier et malgré le fracas des coups de marteau sur la matière, Pascal Lamberet et Michel Soulivane, les deux compagnons avaient tout entendu. Ils avaient échangé un signe de tête, retiré leurs lunettes, posé leurs gants et sans se parler s’étaient avancés jusque sur le pas de la porte du bureau de la femme du patron, qui pour eux n’était pas la patronne, nuance !

 

— Justement Madame Lacaze, Pascal et moi avons fait le détail de ce dont nous allons avoir besoin pour cette année pour faire notre pièce.

 

Il tendit une feuille de papier à Philomène tout en ajoutant :

 

— Merci de nous faire une facture en bonne et due forme.

 

Il sortit une enveloppe de la poche de son tablier de cuir.

 

— C’est une avance !

 

Alors que Philomène redevenait couleur navet, Octave avait traversé la rue en se frottant les mains, pour aller se rafraîchir « À la Belle Époque » où il conta l’anecdote au patron du café.

 

Octave avait abandonné à son épouse toute la partie administrative de son entreprise, ainsi que les finances tant celles professionnelles que celles du foyer. Mais il régnait en maître dans son atelier et n’entendait pas qu’elle discute la moindre de ses décisions. Pour le reste en fait il s’en fichait.

 

Puis il y eut ce jour fatal où il avait d’abord ressenti une violente douleur dans la poitrine et une faiblesse dans son bras gauche pour enfin s’écrouler au pied de l’enclume.

 

L’ambulance, l’hôpital. Le diagnostic était tombé : crise cardiaque. Du repos, encore du repos et toujours du repos avait dit et répété à Philomène le grand cardiologue, du grand hôpital d’Auch.

 

Mais bien qu’affaibli physiquement, il était encore en pleine possession de ses moyens intellectuels. Dès son retour il avait demandé à ses deux ouvriers de ne surtout pas laisser sa femme mettre son nez dans l’organisation de l’atelier.

 

Michel étant à la fois le plus ancien et le plus âgé, il lui avait délégué ses pouvoirs. Quant à lui, il entendait bien reprendre ses prérogatives commerciales. Il avait toujours aimé sa relation avec ses clients, soumettre des plans et discuter d’un projet.

 

Pour vendre les produits déjà créés, il pouvait compter sur Pascal le plus jeune. Pourtant le plus timide, mais quand il s’agissait de mettre en valeur une pièce tout droit sortie de leur forge, il savait trouver les mots.

 

Octave était gascon, courageux et ferrailleur. Il jouait de sa nouvelle situation de convalescent au gré des évènements. Il ne trompait que sa femme et c’était là le plus jouissif.

 

Pour l’heure, elle était partie faire le marché. Elle allait mettre à rude épreuve la patience de quelques maraîchers et autres producteurs de fromage et de charcuterie. Elle discutait tout, les prix, la qualité, elle faisait fi de la queue des acheteurs et passait sans vergogne derrière l’étal pour se faire servir en priorité. Comme elle était une bonne et fidèle cliente et qu’Octave était un chic type, connu de la plupart des commerçants ambulants, on la laissait faire.

 

Ce fut un éclat de rire qui lui fit relever la tête de son journal. D’elle, il ne vit d’abord que deux épaules nues et dorées piquetées de taches de rousseur. Une cascade de cheveux cuivrés qui lui tombait jusqu’au milieu du dos. Elle occupait une table à deux pas de la sienne. Puis elle se retourna et se leva. Il avala sa salive. Il la regarda louvoyer à travers la terrasse pour disparaître dans la brasserie. Elle revint quelques minutes plus tard accompagnée de Gaétan qui se dirigea droit vers lui.

 

— Octave, cette dame est de passage dans la région, elle loge au gîte « des colchiques », Elle aurait besoin d’un guide, elle t’expliquera pourquoi.

 

Octave se leva sans l’aide de sa canne et serra la main tendue de la belle touriste. Il lui fit signe de s’asseoir en face de lui. Gaétan retourna derrière son comptoir.

 

 

Les cloches de ce lundi sonnaient matines, comme tous les jours du calendrier. Philomène avait déjà quitté la maison pour faire ses dévotions à son Dieu. Cette bigoterie avait été pendant longtemps un sujet de querelles dans le couple. Octave n’avait rien contre la religion, il avait été baptisé, avait fait son catéchisme et sa communion. Il avait, en cela, fait plaisir à ses parents, rempli sa mission en quelque sorte. Il ne franchissait les portes de l’église du village que pour quelques enterrements, mariages de copains puis bien évidemment pour le sien de mariage. Il ne se souvenait plus à quel moment ou en raison de quel phénomène sa femme s’était mise à flirter avec le Bon Dieu et tous ses saints. Ou plutôt si, son désir d’enfant. Au début c’était la messe du dimanche, puis le temps passant elle allait brûler un cierge. Mais que peuvent faire Dieu, tous les saints du paradis, les cierges et les prières quand la terre est stérile et qu’il n’y aura pas de moisson à récolter ? Quand Octave avait parlé d’adoption, elle était entrée dans une colère noire. C’était admettre à la face du monde qu’elle n’était pas capable d’enfanter. Ils s’étaient alors entendus pour dire qu’ils avaient le temps, qu’il fallait d’abord penser à bien asseoir les bases de l’entreprise, après qu’il commençait à être un peu tard, ça ferait un enfant de vieux. Octave ne l’avait jamais trahie, mais la paternité lui avait manqué. Lui s’était jeté à corps perdu dans son métier et elle dans la religion. Elle était catéchumène, bedeau, l’église était sa deuxième maison. Elle nettoyait, fleurissait, supervisait, veillait à ce que tout soit en ordre, autant les chasubles du prêtre, que les nappes d’autel qui se devaient d’être aussi blanches que fleurs de lys et disposées dans le bon ordre.

Donc en ce lundi matin, dès qu’Octave entendit le portail se refermer, il sauta du lit. Il prit un soin particulier à sa toilette et se choisit des vêtements légers et confortables. Il avait rendez-vous.

Tout guilleret et sans canne, il traversa la rue pour se rendre à « La belle Époque ».

Elle était là, installée à une table de la terrasse. Elle lui fit signe de s’asseoir et commanda à Gaétan un autre expresso.

Lorsque le serveur les vit monter à bord de la voiture de location de la belle touriste, il ne put s’empêcher de siffler d’étonnement. Octave avait rajeuni de dix ans.

 

 

Léon, le patron du bar était perplexe :

— Tu peux m’expliquer ?

— Vendredi, cette cliente m’a demandé si je connaissais quelqu’un qui pourrait lui servir de guide afin de sillonner la région. À Londres elle est antiquaire et elle recherche des meubles anciens.

— Et tu as pensé à Octave pour lui servir de guide ?

— Pas du tout, je pensais qu’Octave, compte tenu de sa position au Syndicat d’Initiative aurait pu lui trouver ça.

— Tu as vu, le bougre. Hier il était encore là à siroter son déca, attendant sagement que sa Philomène le récupère, tout éteint. Aujourd’hui il est métamorphosé. Tu veux que je te dise, ça ne me dit rien de bon.

— Ne vous inquiétez pas patron, Octave est plus en forme qu’il n’y paraît. Je crois qu’il en rajoute un peu devant sa moitié.

— Et pourquoi il ferait ça ?

— Comme vous patron avec votre petit verre d’armagnac caché sous le bar derrière les bouteilles et votre verre d’eau minérale bien en vue sur le comptoir.

— De quoi tu te mêles toi ?

Léon balança son torchon à la figure d’un Gaétan hilare.

Léon et Octave se connaissaient bien. Ils avaient usé leurs fonds de culotte sur les bancs de l’école primaire, puis s’étaient retrouvés au collège de jésuites à Auch. Après chacun avait suivi sa route pour finalement se retrouver dans leur village. L’un devant sa forge, l’autre derrière son comptoir. Dire qu’ils étaient amis c’était peu. À ceci près que Léon avait trouvé sa moitié de pomme, sans pépin et qu’avec Annette ils avaient fait deux beaux enfants. Des jumeaux, un garçon et une fille. Les femmes n’avaient jamais vraiment fait amie-amie. Autant Annette adorait Octave, autant elle exécrait sa brindille de femme, qu’elle trouvait sèche, revêche, cassante, autoritaire et sans grâce. De son côté Philomène n’aimait pas la plantureuse Annette, qui trônait au bar derrière sa caisse, avec ses décolletés provoquants, ses cheveux teints en blond platine, ses ongles vernis trop longs, sa bouche vermillon trop pulpeuse. Elle n’aimait pas sa gouaille, elle n’aimait pas la façon dont elle regardait son Octave, mais par-dessus tout elle ne supportait pas de l’entendre parler de ses enfants. Elle disait à Octave : « des gosses pourris, gâtés, leur offrir une voiture pour leur Bac, tu ne crois pas que c’est un peu exagéré ? » Octave avait répondu en souriant « Pas une voiture chacun, une voiture pour deux, d’occasion et qu’ils devront se partager. Mais vu qu’ils ne se quittent pas ces deux-là ça ne devrait pas poser de problème ». En effet, Charles et Charline étaient de vrais jumeaux, inséparables.

— Moi je te dis que ça va faire du grabuge. Quand Philomène va revenir de ses bondieuseries et qu’elle ne va pas trouver Octave, je te parie qu’elle va traverser la rue et venir enquêter chez nous !

— Alors on lui dit quoi ?

— On ne lui dit rien ! T’entends petit… Rien !

 

 

Tess puisque tel était son prénom, se gara brusquement sur le bas-côté de la route.

— Un problème s’étonna Octave ?

— Je ne suis pas très à l’aise avec la conduite à droite. Comment vous dites déjà… ah oui… je flippe.

Octave éclata de rire.

— Vous voulez que je prenne le volant ?

— Si cela ne vous dérange pas ?

Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils échangèrent leur place et Octave se délecta de retrouver la sensation de la conduite.

Il avait l’impression de redécouvrir le paysage, avec ces étendues de vignes, ces champs moissonnés où quelques ballots de paille attendaient que l’on vienne les ramasser, par-ci, par-là une petite touche bleue laissant apparaître un lac miniature, plus loin quelques canards qui se dandinaient en liberté. Une ferme isolée au bout d’une allée bordée de chênes centenaires. La route vallonnée offrait une palette de couleur, et la diversité des cultures faisait qu’elle n’était jamais monotone.

Tess avait expliqué à Octave le but de son séjour dans leur belle région. Elle était propriétaire à Londres d’un magasin d’antiquités. Elle s’était spécialisée dans les meubles en provenance de toutes les régions de France, ainsi que des objets de décoration, que cela soit un miroir, un banc, une horloge, de la vaisselle, d’autres objets hétéroclites qu’elle détournait pour peu qu’ils viennent du passé et que ce soit français. Elle traversait la Manche pour écumer les différentes régions où elle savait dénicher quelques trésors oubliés dans les greniers, les granges, les caves, ou même à l’intérieur de vieilles bâtisses, comme des châteaux, des manoirs, des maisons de maître un peu abandonnées ou pas. Parfois certains propriétaires se séparaient à contrecœur de quelques pièces pour subvenir à l’entretien de leurs belles demeures. Comme Octave lui avait fait remarquer qu’elle maîtrisait parfaitement notre belle langue, elle lui avait expliqué que ses parents étaient séparés, son père anglais, sa mère française qu’elle avait fait toute sa scolarité en France, à Paris et qu’elle rejoignait son père à Londres pour les vacances scolaires.

Octave ne s’expliquait toujours pas ce qui l’avait poussé à servir de guide à cette belle antiquaire. Son franc sourire ? Ses cheveux roux qui lui caressaient les épaules ? Son assurance sans prétention ? Sa vitalité ? Ou simplement le besoin de se sentir utile, de sortir de son apathie, de vivre. Oui, de vivre et de respirer.

Le GPS indiquait Marsolan à 1 km, il approchait du lieu. D’après Tess c’était une vieille demeure récemment rénovée. Le propriétaire avait opté pour un design dernier cri, tout en verre, en bois flotté et en métal. Il voulait se débarrasser d’un tas de vieilleries remisées dans une grange en particulier d’un buffet bas ancien datant du XVIIIe siècle comportant deux portes avec le dessus en marbre rouge royal. Il lui avait envoyé la photo par mail. Dans ce domaine-là, Octave était un peu largué. Il avait un portable qui ne lui servait qu’à téléphoner et qu’il essayait d’oublier à la maison le plus souvent possible afin que Philomène lui fiche la paix.

Un petit panneau de bois planté sur le talus indiquait « Domaine des charmes » 100 mètres à droite. Il engagea la voiture dans une allée goudronnée bordée de magnifiques charmes pyramidaux, verts et touffus, roula environ 300 mètres. Au bout de l’allée, une pelouse circulaire, Octave la contourna sur la droite et stoppa devant une magnifique demeure de maître. C’était une belle bâtisse, avec un large perron où une flopée de marches en pierre donnait accès à une terrasse. Un homme, sans doute le propriétaire des lieux, dégringola l’escalier pour venir les saluer. Il paraissait la soixantaine, une silhouette de jeune homme que lui envia aussitôt Octave. Il vint ouvrir la portière avant même que la passagère n’ait eu le temps de descendre de voiture et très élégamment lui tendit la main.

 

— Madame Davies, bienvenue dans notre belle région et dans mon humble demeure.

Humble ! Octave crut s’étrangler. Il resta assis au volant avec la ferme intention de n’en pas bouger.

— Monsieur Saint-Martin permettez que je vous présente un ami, monsieur Octave Lacaze. Vous venez, Octave ?

Il n’en croyait pas ses oreilles, mais il obtempéra. Tess passa délibérément son bras sous celui d’Octave et ils grimpèrent le monumental escalier à la suite du propriétaire.

Il les fit entrer dans un salon de la superficie d’une salle de jeux. Le contraste était saisissant entre l’architecture de la demeure style hôtel particulier du XVIIIe ou XIXe siècle et la décoration intérieure. Effectivement on ne voyait pas trôner dans la pièce faite de verre et d’acier, tout en angles droits, aux murs peints en gris, aux canapés qui ne donnaient pas vraiment envie de s’y allonger tant les formes rectilignes étaient rébarbatives et n’incitaient pas au farniente, un buffet du XVIIIe en marbre et acajou. Incongru.

Monsieur Saint-Martin était un homme du monde, il en avait les manières et le parler. Quand il les avait invités à s’asseoir, elle avait pris place sur le canapé en tapotant à côté d’elle faisant comprendre à Octave qu’elle désirait qu’il prenne place à ses côtés. Comme il était encore tôt dans la matinée, il leur proposa un café ou un thé, supposant que son acheteuse anglaise n’allait pas manquer d’apprécier l’attention.

— J’aimerais mieux quelque chose de fort si vous avez ! Figurez-vous que je suis tombée amoureuse d’une boisson spécifique à votre région, je ne me souviens pas du nom, c’est fait avec de l’alcool et de l’orange amère, c’est délicieux !

Octave osa :

— Pousse rapière ?

— Voilà pousse rapière… J’adore.

L’homme du monde n’en revenait pas.

— N’est-ce pas un peu tôt pour l’apéritif ?

— Vous avez raison, un thé ce sera plus raisonnable.

Octave prit un café en se promettant que sur le chemin du retour il ferait une halte chez un ami à lui et que Tess pourrait savourer sous la tonnelle un pousse rapière bien frais.

Puis ils quittèrent le salon, descendirent à nouveau la volée de marches et se dirigèrent vers un bâtiment bas et tout en longueur qui avait dû être des dépendances agricoles au siècle dernier. Un homme les attendait devant la porte. Une silhouette trapue, habillée d’un pantalon de velours et d’une chemise de flanelle ouverte sur un large torse poilu. Mais il avait une bonne tête, sympathique sous son chapeau informe qu’il ôta pour saluer les arrivants montrant une tête chenue. Le jardinier ? L’intendant ? Il avait une grosse clé à la main. Monsieur Saint-Martin ne prit pas la peine de le présenter et se contenta d’ordonner :

— C’est bon Paul, tu peux ouvrir !

Ce que fit le dénommé Paul. Deux tours de clé plus tard, il s’éclipsa.

Saint-Martin appuya sur un interrupteur et se tournant vers Tess et Octave, il crut bon de préciser :

— Paul est un ami d’enfance, il est sourd et muet de naissance. C’est lui qui gère toute l’intendance. Mais son handicap le rend un peu sauvage.

Sauvage ! Tiens ça ne se lisait pas vraiment dans son regard qu’il avait plutôt franc, pensa Octave.

C’était une remise toute en longueur. La porte se trouvait au milieu. À gauche un établi sur lequel était entassé un bric-à-brac d’outils de toute sorte. Au sol une tondeuse électrique et une autre avec un siège genre tracteur miniature. Accrochés au mur au-dessus de l’établi des outils de menuiserie, de jardinerie. Des jarres de terre cuite et diverses poteries de toutes les grandeurs étaient alignées sur le mur d’en face. Contre le mur en partant du centre en face de la porte restée ouverte jusqu’au fond, des meubles tous protégés par des housses ou des couvertures.

Saint-Martin se dirigea vers le fond de la pièce, déplaça ce qui semblait être des fauteuils à en juger par la forme dessinée par les draps qui les recouvraient donnant ainsi accès au buffet convoité. Il ôta deux couvertures qu’il replia soigneusement et le meuble apparut enfin aux yeux de la potentielle acheteuse. Pour qui s’y connaissait, c’était de la belle ouvrage. Tess s’en approcha, caressa le marbre, l’arrondi du plateau, recula, évalua. Puis s’adressant à son propriétaire :

— Pouvez-vous l’ouvrir ?

— Bien sûr.

Le meuble était composé de deux portes dotées chacune de clés ouvragées en bronze. Il les ouvrit simultanément.

Tess hurla… Oh, MY GOD…et se jeta dans les bras d’Octave, Saint-Martin fit un bond en arrière.

Un homme ou plutôt un cadavre gisait là allongé au fond du buffet Louis XVIII qui du coup avait perdu de sa superbe.

Octave restait figé. Dans un autre temps et dans un autre lieu il aurait sûrement apprécié le contact physique de la belle antiquaire, il aurait respiré son parfum et apprécié la caresse de ses cheveux dans son cou.

Ils étaient tous les trois sans voix. C’est alors qu’apparut l’intendant, qui à son tour se figea, retira son chapeau informe et se signa.

Octave reprit ses esprits le premier, tandis que Tess se détacha de lui en passant une main tremblante sur son visage, il s’adressa à Saint-Martin :

— Il faut appeler la police.

L’autre le regarda sans le voir, hébété, la bouche ouverte. Le dénommé Paul s’approcha et lui posa une main sur l’épaule, ce qui le fit réagir. Il lui extirpa de la poche poitrine de sa chemise un téléphone portable et lui fit signe d’appeler.

 

 

— Mon Dieu Octave, quelle histoire !

Ils se remettaient doucement du choc, assis confortablement calés dans les fauteuils en rotin recouverts de coussins à grosses fleurs bleues sous la tonnelle du troquet « l’Amandier » que tenait un ami d’Octave. Sur la table devant eux deux verres embués de glace remplis de cet apéritif qui plaisait tant à Tess. Comme il était midi largement passé, Octave avait commandé derechef une assiette de foie gras avec une salade et une croustade en dessert.

— C’est un dessert typique de notre région. C’est délicieux et très léger.

— Je vous fais confiance.

Elle but une longue gorgée du breuvage coloré et odorant et soupira d’aise en reposant son verre.

— Il m’en est arrivé des histoires cocasses tout au long de mes pérégrinations à la recherche de la perle rare, des disputes familiales, des bagarres, des pleurs, même des refus de céder au moment où l’objet allait être embarqué, mais un cadavre, j’avoue que celle-là c’est de l’inédit ! Je vous le demande un peu, un cadavre dans le buffet…

Elle partit d’un rire nerveux qui secouait ses jolies épaules rondes qu’un généreux décolleté mettait en valeur et qu’Octave ne se privait pas d’admirer.

Saint-Martin avait appelé la gendarmerie d’une voix atone. Puis accompagné de Paul, l’ami d’enfance – intendant, ils avaient tous regagné le salon en attendant la cavalerie. Tess et Octave avaient repris leur place sur le canapé.

Saint-Martin s’était dirigé droit vers le bar et s’était servi un armagnac bien tassé, que Tess et Octave avaient refusé. D’autorité il en avait servi un à son ami qui avait fait cul sec.

Lorsque la gendarmerie avait débarqué, le maître des lieux avait retrouvé son assurance.

À nouveau ils reprirent tous le chemin de la remise, accompagnés cette fois du commandant de gendarmerie Jussieux et d’un jeune adjoint.

Quand ils approchèrent du buffet, Tess avait cramponné le bras d’Octave qui cette fois-ci était en état d’apprécier.

L’homme puisqu’il s’agissait bien d’un homme ne devait pas être là depuis longtemps. Il semblait dormir, ne portait pas de blessure apparente. Il était raide, mais loin d’être en état de décomposition.

 

Quand Saint-Martin eut expliqué aux gendarmes que la dame et le monsieur qui l’accompagnait étaient des acheteurs et n’étaient là que de passage, les gendarmes les avaient laissés partir non sans avoir malgré tout relevé leurs identités et leurs adresses respectives. Ils avaient quand même eu le temps d’apprendre que le cadavre n’était connu ni du propriétaire ni de l’intendant et qu’en dehors d’eux personne ne détenait de doubles des clés de la remise.

Saint-Martin avait demandé au commandant de raccompagner ses visiteurs. Puis s’était inquiété auprès de Tess :

— Vous êtes toujours acheteuse n’est-ce pas ?

Ce fut Octave qui répondit :

— Votre buffet est désormais une pièce à conviction, Monsieur Saint-Martin, je doute fort que vous puissiez en disposer pendant un moment.

— Vous croyez ? C’est embêtant. Je comptais sur cette vente pour un investissement.

Alors Tess outrée :

— Je crois qu’il y a un temps pour tout. Un homme est mort et pour l’instant je n’ai pas la tête à une tractation financière. Je vais rester encore un moment dans la région. Vous savez comment me joindre. Bon courage.

Les assiettes de foie gras étaient arrivées sur la table amenées par le truculent patron de « l’Amandier ». Veste blanche à liseré bleu comme un chef 3 étoiles. Grand gaillard, boule de billard cachée sous un large béret blanc légèrement penché sur le côté, yeux bleus pétillants et un sourire doux d’enfant sage, détonant avec l’allure de déménageur de Gilbert Lacassagne. Lui aussi un copain de la première heure.

Dès que Gilbert eut posé l’assiette odorante devant Tess, Octave fut pris d’un remords et se maudit de son manque d’élégance :

— Mon Dieu Tess, j’espère que vous aimez le foie gras. Voyez comme je suis… J’aurais pu vous consulter avant de passer commande de manière aussi cavalière.

Elle rit :

— Rassurez-vous… je vous aurais aussitôt arrêté… si je ne l’ai pas fait, c’est que cela me convient tout à fait.

Gilbert serra l’épaule d’Octave :

— Tu veux quoi pour accompagner ?

— Pour moi de l’eau, je conduis, mais vous Tess ? Que nous conseilles-tu toi Grand Maître, pour mon invitée ?

Puis se tournant vers Tess en cassant son grand corps en deux :

— Un floc blanc ou rouge conviendrait à Madame ?

— Va pour un floc blanc et bien frais.

Puis se tournant vers Octave :

— Voilà une dame qui sait vivre !

Le patron s’éloigna en balançant son torchon par-dessus son épaule et en criant au serveur derrière le bar :

— Sylvestre ! Un verre de floc blanc bien frais pour la belle dame de la tonnelle.

Tess promenait un regard connaisseur sur le décor.

— Voilà un endroit comme je les aime, vivant, avec une âme et j’adore la décoration.

De la tonnelle elle apercevait l’intérieur de la salle avec ses tommettes rouges, ses tables recouvertes de nappes aux grandes fleurs bleues, les chaises en paille. Au mur de pierres apparentes était accroché un râtelier en bois, comme on en trouvait dans les étables pour nourrir les vaches, duquel débordaient des plantes vertes luxuriantes. Accrochés au mur opposé, des cadres contenant des photos couleurs sépia représentant un couple, elle assise le dos bien droit qui ne s’appuyait pas sur le dossier de la chaise, chignon tiré, col en dentelle et lui debout en tenue de cuisinier d’un autre siècle, puis des tableaux champêtres.

Elle planta son regard dans celui d’Octave :

— Et si vous me parliez de vous ?

— Grand Dieu il y a des sujets plus intéressants.

— C’est à moi d’en juger, jeune homme.

— Merci pour le jeune homme, mais je confirme et je signe, rien d’intéressant.

Elle avait posé sa main sur la sienne. Une main douce, dépourvue de bague, aux ongles courts, légèrement vernis. Une main qui ressemblait à toute sa personne. Rien de sophistiqué tout en charme naturel. Une belle plante éclatante de santé et de vie.

Il avait à son tour posé sa main sur la sienne, la gauche, celle où à l’annulaire un fin jonc d’or rentrait un peu dans la chair de son doigt légèrement boudiné, Il l’avait retirée aussitôt puis il parla… peu de lui et beaucoup de son métier, de ses « garçons » comme il appelait ses ouvriers.

Après le café, il se leva pour aller régler l’addition. Gilbert Lacassagne était assis derrière la caisse. Il soufflait un peu après le coup de feu.

— Tu es joliment accompagné, dis-moi ! Une amie ?

— Non, une cliente…

Il n’avait pas envie de parler ni de Tess ni de l’incident de la matinée et son ami Gilbert n’insista pas. Si Octave avait eu envie de se confier, il l’aurait fait. Eux aussi se connaissaient bien. Il formait avec Léon un fameux trio de copains au temps de leur jeunesse. Tous amoureux de leur métier, de leur terroir, ancrés dans leurs traditions, mais les deux pieds dans le présent. Chacun avait fait sa vie, tracé sa route. Si Octave n’avait jamais quitté le sol natal, Léon lui avait vécu une dizaine d’années à Paris pour revenir dans sa région de cœur, Gilbert lui s’était engagé dans la marine. Il aimait la mer et après avoir bourlingué sur de magnifiques bateaux de croisière en qualité de serveur il avait décidé de revenir sur la terre ferme. Il avait repris la petite guinguette que tenaient ses parents et s’était marié à la douce et jolie Edwige. Ils avaient eu Sylvestre. Octave était le seul sans enfant.

Il inséra sa carte bleue dans le boîtier, tapa son code, récupéra son ticket, rangea le tout posément dans son portefeuille.

— Comment va Philo ?

— Égale à elle-même.

— Et toi ? Tu as l’air en pleine forme et rajeuni, ça me fait rudement plaisir.

Gilbert s’extirpa de son tabouret, contourna le bar pour lui faire une accolade.

Il les regarda quitter la tonnelle, la belle rousse lui avait pris le bras. Elle était tout ce que n’était pas Philomène. Malgré tout il ressentit comme un petit pincement au cœur. Un coup de soleil à l’âge d’Octave, ça n’était pas bon pour le cœur.

 

 

Il était près de 18 heures quand il rentra chez lui. Du vestibule il appela :

— Philo, c’est moi !

Aucune réponse. Il se rendit directement dans le salon, pas de Philomène. Dans la cuisine le mot qu’il lui avait laissé le matin bien en évidence sur la table, posé contre sa tasse de thé, était toujours là. Le petit déjeuner qu’il lui avait préparé pour son retour de l’église qu’elle avait l’habitude de prendre avant de se rendre à l’atelier était intact. Il sortit, traversa le jardin pour se rendre au garage. Pas de 2CV. Il l’appela sur son portable et tomba directement sur la messagerie.

Bon, pas de panique. Il se changea. Déposa sur un cintre le pantalon en lin, la chemisette blanche et la veste en toile. Enfila un tee-shirt, sa cote de jardinier et ses vieux tennis. Puis décida de l’attendre dans son transat sous l’ombre de la pergola. Mais il ne savoura ni le confort de son siège ni l’odeur des roses qui pourtant embaumaient l’air. Vraiment ça ne ressemblait pas à Philomène, mais alors pas du tout.

Il commençait à devenir nerveux. Il se leva pour gagner la cuisine où là il décida de ranger le plateau du petit déjeuner. Jeta dans la poubelle les deux tartines beurre confiture. Vida la théière de son contenu et la passa sous le robinet d’eau chaude, rangea la tasse dans le buffet puis fit des confettis avec le petit mot qu’il avait laissé à son attention.

Il avait ouvert le lourd portail et la porte du garage. Il avait à peine repoussé le tiroir des couverts où il avait rangé la petite cuillère et le couteau à beurre, que la 2CV surgit et s’immobilisa en plein milieu de l’allée cimentée bordée de rosiers nains. C’est une Philomène échevelée et rouge comme une écrevisse qui en sortit. Elle se laissa tomber sur une chaise dans la cuisine.

— Bon sang Philo qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Donne-moi un verre d’eau tu veux bien ?

Elle était tout en sueur et sa robe de toile bayadère sans manche était collée contre son corps maigre laissant voir de grandes auréoles sous les aisselles, le tissu plaqué contre une poitrine quasi inexistante. Une Philomène s’en dessus-dessous comme il ne l’avait jamais vue.

Il lui tendit un grand verre d’eau minérale pétillante de sa marque préférée et s’assit à côté d’elle en lui posant la main sur le bras qu’elle avait tout humide.

Elle but sans respirer la moitié de son verre tout embué, puis se le passa sur le visage pour se rafraîchir.

— Alors, dis-moi, tu es dans tous tes états !

— Figure-toi que Victor a disparu ! Introuvable, père Bastien et moi l’avons cherché toute la journée.

Octave se détendit. Un moment il avait presque cru que sa femme l’avait filé. Ce qui était tout à fait irrationnel et qui provenait du simple phénomène d’une conscience pas tout à fait tranquille.

— Raconte-moi… sans compter que je me suis fait un sang d’encre. Tu aurais pu me prévenir, moi je t’ai laissé des messages.

— Zut… mon portable… Il est resté dans la sacristie.

Il jubilait.

— Alors comme ça depuis ce matin tu cherches Victor ?

Victor était mi-sacristain, mi-bedeau. Il s’occupait lui aussi des deux autres paroisses en plus de Marignac, que le diocèse avait affectées au père Bastien. Célibataire, la quarantaine bien dépassée, plutôt beau garçon, sans passé connu, sans histoire. Il vivait dans une petite maison en dehors du village et conduisait une vieille Clio qu’il bichonnait comme une jeune mariée.

— Dès que je suis arrivée ce matin j’ai su que quelque chose clochait, la porte de l’église était encore fermée à clé et quelques fidèles attendaient sur les marches. Je suis donc rentrée par la sacristie avec ma clé et j’ai ouvert. Puis je me suis aperçue qu’il n’avait rien préparé, ni la chasuble du père Bastien ni le missel d’autel, ni les ustensiles liturgiques, les fleurs de la veille étaient fanées et les cierges n’étaient pas allumés.

— Je présume que c’est toi qui as pallié cette absence ?

— Oui bien sûr. Mais le père Bastien était inquiet. Il a bâclé la messe et m’a demandé de le conduire chez Victor. On a frappé à la porte, aux volets qui étaient fermés. Finalement on est entrés avec le double des clés que Victor laisse en permanence au presbytère au cas où… heureusement que le père Bastien a eu l’idée de les prendre avec lui. Personne. Tout semblait à sa place, le lit pas même défait et pire, son portable en charge dans l’entrée.

— Il faudrait peut-être prévenir la police ?

— C’est ce que l’on a fait figure-toi. Mais avant on a fait le tour des deux autres paroisses dont il a la charge au cas où il y aurait eu un problème nécessitant son intervention. On a même pris son portable avec nous en espérant le trouver soit à la chapelle des Sources, soit à l’église Saint-Paul.

— Et sa voiture ?

— Ben justement pas de voiture, d’où notre supposition d’un déplacement imprévu.

— Et Fifi ?

— Ben… oui… tu as raison… J’y pense… Pas de Fifi non plus.

Fifi s’appelait en réalité Phileas, c’était un fox-terrier vieux d’une dizaine d’années. On ne savait pas bien d’où il venait, Il était quasiment venu mourir devant la porte de Victor qui l’avait soigné et remis sur pied. Il n’avait ni collier ni laisse, quand le sacristain l’avait trouvé. Il allait et venait à sa guise, dans sa maison, dans son jardin et même dans le village, tout le monde le connaissait. Si le cœur lui disait, il grimpait dans la Clio. Victor le laissait libre comme l’air, bien nourri, avec son lot de caresses quand il en avait envie. Un chien heureux en quelque sorte.

— Que vous ont dit les gendarmes ?

— On a eu de la chance le Lieutenant Florentin était là. Il connaît bien Victor. Il nous a dit d’attendre encore un peu avant d’ouvrir une enquête pour disparition inquiétante. Après tout, chez lui tout est en ordre, son chien et sa voiture ne sont plus là, ça peut laisser supposer qu’il est parti pour une raison urgente et personnelle. Après ça j’ai ramené le père Bastien au presbytère et me voilà.

Il lui prit le verre vide qu’elle tenait toujours dans sa main, ramena délicatement une mèche grise échappée de son chignon.

Elle se leva vivement et se dirigea vers l’escalier pour monter à l’étage où se trouvaient les chambres et la salle de bain. À moitié d’escalier, elle cria :

— Je vais prendre une douche et préparer le dîner. Et toi ? Ta journée ? Tu as bien pris tes médicaments ?

— Tu m’avais tout préparé je n’ai pas pu oublier. Va te doucher, je m’occupe du dîner.

Il n’était pas mauvais en cuisine, épicurien et gourmet. Il se débrouillait plutôt bien.

Il prépara une salade composée avec tomates, œufs durs, quelques lamelles de jambon cru, quelques copeaux de parmesan, des olives noires et vertes, un filet d’huile d’olive, un trait de vinaigre de xérès et du basilique ciselé pour la décoration. Il sortit une bouteille de vin blanc, elle lui octroyait un verre par jour. Mais cette permissivité de sa part n’était due qu’à légitimer son petit penchant à elle, pour le délicieux petit vin blanc de leur ami Jérôme, viticulteur, producteur du domaine de la Courbe.

Décidément cette journée ne ressemblait à nulle autre. Philomène avait mis la table dans le jardin sous la pergola parfumée. Elle n’avait pas attaché ses cheveux qu’elle avait shampooinés et laissés flotter sur ses maigres épaules. Il se souvenait avoir adoré sa longue chevelure blonde qui cascadait sur ses épaules d’adolescente, c’était si loin. Elle avait passé une espèce de djellaba sans manche dans laquelle elle flottait. Sa maigreur aurait pu faire peur si elle n’avait cette énergie folle. Il n’y avait pas de douceur chez elle, ni dans ses gestes, ni dans son regard, ni dans sa personne. On aurait dit une pile électrique en survoltage permanent. Mais ce soir quelque chose semblait différent. Son regard d’aigle moins perçant, ses lèvres moins serrées et les traits de son visage aux joues plus creusées que jamais semblaient plus doux. Elle renifla le breuvage et en but une grande lampée.

— J’ai faim, avec tout ça je n’ai rien mangé à midi.

Il lui avait servi une copieuse assiette de salade qu’elle engloutit.

— Tu veux que je te prépare une coupe de glace ?

— Si tu m’accompagnes, je veux bien.

Puis ils s’étaient installés dans les transats, sous le frêne qui leur faisait comme un grand parasol naturel. C’est seulement là qu’elle lui posa la question qu’il attendait depuis son retour :

— Et toi ? À quoi as-tu occupé ta journée aujourd’hui ?

 

 

Ils faisaient chambre à part depuis longtemps. Il ronflait trop fort, ça la réveillait, mais pas que… l’hiver il n’aimait pas que la chambre soit trop chauffée, elle si. Puis il étouffait sous la couette qu’elle se remontait jusqu’aux yeux. L’été il aimait dormir au frais et avait fait installer la climatisation. Elle préférait dormir dans la chaleur de la nuit, la fenêtre ouverte. Lui aimait se coucher tôt, elle aimait regarder la télévision jusqu’à pas d’heure, il se levait tôt, elle n’était pas du matin.

À l’étage, outre la chambre conjugale, il y avait une chambre d’amis et une troisième plus petite qui était destinée à l’enfant qu’ils n’avaient jamais eu.

Finalement ils en avaient fait un petit bureau-bibliothèque où il aimait bien se réfugier de temps en temps le dimanche où il fuyait le salon et l’écran plat allumé en permanence.

Il s’était donc approprié la chambre d’amis.

Pourtant après son attaque cardiaque il avait réintégré un temps le lit conjugal afin qu’elle puisse veiller sur lui, mais dès qu’il eut repris du poil de la bête, recommencé à se lever tôt, à baisser la température, elle l’avait prié de retourner dormir dans la chambre d’amis.

Il était là ce soir, volets fermés, bien au frais, calé sur son oreiller. Il laissait vagabonder son esprit. Décidément, une journée particulière. Le mensonge n’était pas son fort, il n’y avait recours que contraint et forcé et en général pour avoir la paix. Pourtant, Il avait éprouvé le besoin de lui parler de l’Anglaise, c’était un petit village et s’il était certain que ni Gaétan ni Léon n’allaient bavarder, il n’était pas sûr que quelqu’un ne les ait pas vus ensemble, sans compter ses « garçons ».

Sur le chemin du retour, Tess lui avait demandé :

— Ce serait possible de visiter votre atelier ?

Il avait hésité. Puis s’était dit qu’il la ferait passer pour une acheteuse éventuelle, au cas où Philomène serait au bureau. Mais en général elle travaillait essentiellement le matin après la messe de 7 heures. C’est elle qui ouvrait l’atelier. Elle vaquait à ses occupations administratives jusqu’à midi. Faisait la comptabilité, passait les commandes, houspillait les livreurs qui passaient prendre les pièces vendues que les clients ne pouvaient pas mettre dans le coffre de leurs voitures parce que trop encombrantes. L’après-midi elle aidait la vieille Firmine à tenir la bibliothèque municipale de Marignac. C’était d’ailleurs son bébé. Elle s’était battue contre la municipalité entière qui n’en voyait pas la nécessité. Elle les avait traités d’ignares, d’incultes, de paysans mal dégrossis et à marche forcée elle avait fait voter les travaux de rénovation et d’agrandissement en conseil municipal. Ils avaient abdiqué pour Octave. Cela faisait maintenant une bonne dizaine d’années et c’était justice de reconnaître que ça tournait rond. Donc, Il y avait peu de chance qu’elle soit présente. Par précaution il se gara quand même bien en amont de l’entrée « Des fers de d’Artagnan ».

Michel et Pascal les avaient vus entrer dans l’atelier et étaient restés bouche bée. Voilà bien longtemps qu’ils n’avaient vu leur patron aussi élégant et aussi élégamment accompagné.

Il lui présenta « ses garçons ». Lui fit visiter l’atelier. Elle s’émerveilla devant la création d’un cerf destiné à décorer le parc d’un château racheté récemment par un Anglais qui l’avait sauvé de la ruine. Il avait même dit avec malice :

— Ils sont fous ces Anglais, vous ne croyez pas ?

— Mais c’est ce qui fait leur charme cher Octave.

— Humour british ?

— Entente cordiale ?

Et ils avaient éclaté de rire. Elle tournait autour du cerf, admirant en connaisseuse ses proportions, les détails de la posture, le fin travail des bois. Elle demanda enfin :

— Qui de vous deux est le créateur de cette œuvre ?

Michel donna un coup de coude à Pascal qui osa :

— Moi madame.

— Vous êtes un artiste. C’est une pure merveille.

Elle fit une visite complète avec un intérêt croissant et prodigua une admiration sincère aux deux compagnons qui trouvaient la belle Anglaise de plus en plus sympathique.

Donc, il lui raconta sa journée à lui, à savoir qu’en prenant son café « À la Belle Époque », Léon lui avait présenté cette dame anglaise, antiquaire, qui était à la recherche d’œuvres d’art, qu’il lui avait fait visiter l’atelier et qu’elle avait paru impressionnée et accessoirement intéressée. Bien évidemment il avait tu l’escapade et ses péripéties.

Tout de même, drôle de journée, un cadavre inconnu dans un buffet du XVIIIe et un bedeau en cavale.

Une Philomène qui joue les détectives et lui qui tombe sous le charme d’une beauté d’outre-Manche.

Ils vivaient tous les deux dans un monde dont chaque jour était coulé dans le même moule. Tout y était ordonné. Ils avaient un seul intérêt commun qui était la bonne marche de l’atelier et pour ça on pouvait dire que ça tournait rond. En dehors de cette entente professionnelle, chacun vaquait à ses occupations. Elle, son église, sa bibliothèque et ses bonnes œuvres, lui, sa confrérie du foie gras où il était un membre très actif et surtout sa musique. Qui eût cru que ces doigts épais durcis par le travail du fer puissent être aussi légers sur les touches d’un piano ? Il était un mélomane averti et un fin gourmet. Elle mangeait un radis quand il se délectait d’une saucisse grillée juteuse à point. À quel moment leur amour était devenu déhiscent ? Quand le fruit s’était-il ouvert, s’était vidé de sa substance, devenu un fruit sec ? À l’extérieur ils offraient l’image d’un couple traditionnel. Elle l’accompagnait aux concerts, dans ses tailleurs stricts, mais de bon goût, son chignon impeccable. Elle arborait ses rangs de perles et les boucles d’oreilles assorties. Elle donnait de sa personne quand il le fallait pour des manifestations commerciales, aidant à l’installation d’une salle, à l’organisation d’un dîner ou d’une soirée de gala. On appréciait son sens de l’organisation. Elle remplissait à la perfection son rôle d’hôtesse lorsqu’il recevait chez eux, avec un art consommé de la bienséance, respectant les goûts de chacun dans l’élaboration de son menu, sachant avec tact reprendre la main sur une discussion qui dérapait. Ce qu’elle n’aurait jamais avoué, ce qui la faisait se rengorger c’est lorsqu’Octave se mettait au piano. Ce n’était pas tant la musique qui la comblait, mais la fierté qu’elle ressentait devant ses invités. Ces soirs-là elle était madame Lacaze jusqu’au bout des ongles. Il avait bien compris que ce n’était pas son talent qui la rendait fière, c’était la position qui la plaçait une note au-dessus des autres.

 

 

Octave déplia son journal, installé à sa table habituelle à la terrasse de « La Belle Époque ». Gaétan lui avait servi son café noir avec une coulée d’Armagnac puis il s’était autorisé une entorse au régime prescrit par la faculté de médecine et s’était offert le luxe extrême de manger un croissant au beurre. C’était bon comme le péché.

L’article lui sauta aux yeux, page 2 dans les faits divers régionaux. Le titre se voulait accrocheur :

 

UN CADAVRE DANS LE BUFFET – MACABRE DÉCOUVERTE « AU DOMAINE DES CHARMES »

La gendarmerie d’Auch est intervenue hier dans la matinée à l’appel de monsieur Saint-Martin, propriétaire du domaine des Charmes, situé sur la commune de Marsolan. Monsieur Saint-Martin, désireux de se débarrasser d’un buffet ancien d’une grande valeur remisé dans une grange fermée à clé a eu le choc de sa vie. Lorsqu’il a ouvert les portes du meuble, il y a trouvé un homme allongé qui semblait endormi à ceci près qu’il dormait pour l’éternité. Le commandant Jussieux de la gendarmerie d’Auch arrivé sur les lieux a fait les premières constatations. Il a fait appel au procureur de la République qui est arrivé sur les lieux accompagné d’un médecin légiste. L’identité de la victime n’est pas encore connue. Il s’agirait d’un homme âgé d’environ 50 ans, vêtu d’un costume clair griffé, d’une chemise blanche, chaussé de mocassins de marque et portant une alliance. D’après le légiste la victime serait morte par asphyxie. Mais selon la formule consacrée, il faut attendre l’autopsie pour déterminer la cause exacte du décès. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un meurtre. Une enquête a été diligentée par le parquet et confiée à la brigade de gendarmerie d’Auch.

 

Une ombre passa sur son journal que le soleil éclairait généreusement. Il leva les yeux. Elle était là. Il se leva et serra la main qu’elle lui tendait.

— Je vous en prie. Asseyez-vous. Je vous offre un café ?

Il lui désigna la chaise en face de lui. Elle était éclatante. Elle portait un pantalon léger en lin d’un jaune lumineux, des espadrilles en toile bayadère à talons légèrement compensés et une tunique blanche avec un décolleté laissant voir ses épaules rondes et dorées. Le mouvement qu’elle fit pour s’asseoir lui envoya dans les narines un parfum léger comme une brise marine.

— Vous avez pris votre petit déjeuner ?

— Oui, mais je veux bien un café pour vous accompagner.

Puis, désignant le journal du menton, elle demanda :

— Les nouvelles sont bonnes ?

Il lui présenta le journal à la page de l’article.

Elle reposa sa tasse de café, fouilla dans son sac à main duquel elle extirpa une paire de lunettes de vue qu’elle chaussa avec un geste gracieux. Octave trouva que ça lui allait bien.

— C’est bizarre que nous ne soyons pas mentionnés comme témoins, vous ne trouvez pas ?

— En effet, mais personnellement j’aime autant ne pas faire la une du journal local. Ce n’est pas bon pour les affaires. Alors, dites-moi, qu’avez-vous prévu aujourd’hui ?

Derrière son comptoir Léon vit Octave quitter la terrasse au bras de la belle Anglaise. Gaétan qui avait débarrassé la table posa son plateau sur le bar et ne put s’empêcher de plaisanter :

— Il a rajeuni notre maître des forges. Si ça continue, ça va faire jaser dans le patelin.

Le patron constata en souriant malicieusement :

— J’avoue qu’elle est bien avenante cette antiquaire et il semblerait que notre Octave ne soit pas insensible à son charme.

— Faut dire que ça le change de son adjudant de service.

— Ne crois pas ce que tu vois mon gamin, je le connais bien Octave, c’est un filou qui sait mener sa barque, il sait très bien naviguer à la godille et embrumer sa Philomène.

— Oh… Octave des aventures ?

— Mais non idiot, ce que j’essaie de te dire c’est qu’il a compris que pour avoir la paix c’était de lui laisser croire qu’elle commandait le navire. Or le capitaine c’est lui.

Gaétan se dit qu’à « La belle Époque » c’était, madame Annette, le capitaine et qu’au fond ça lui plaisait bien à monsieur Léon.

Tess était une femme d’affaires. Son temps était précieux et elle avait pris d’autres contacts dans la région. Compte tenu des circonstances elle devait renoncer pour l’instant à l’acquisition du magnifique buffet du XVIIIe siècle. Ils avaient donc pris la route en direction de Lectoure. Sur le chemin ils avaient fait halte dans un tout petit village où elle avait rendez-vous avec le maire. Ce dernier, instituteur à la retraite les avait conduits jusqu’à un bâtiment qui jouxtait l’école et dans lequel s’entassaient de vieux pupitres avec leurs encriers en porcelaine, des tableaux noirs avec leurs pieds en bois, une carte de France dans un cadre sous verre, une mappemonde, une armoire vitrée en bois avec encore sur les étagères quelques livres de grammaire. Octave se serait cru 60 ans en arrière quand il avait usé ses fonds de culotte sur les mêmes bancs attachés au pupitre avec le casier pour y déposer livres et cahiers.

L’antiquaire avait jeté son dévolu sur le bureau du maître d’école avec son estrade, une mappemonde dont elle comptait faire une lampe de bureau, ainsi qu’un vieux poêle à bois, rond, en fonte noire, avec une porte dont le verre était tout noirci et qui ne fermait plus, mais elle avait eu un coup de cœur pour cette antiquité, c’était le cas de le dire. Ayant fait une estimation qui semblait très acceptable à monsieur le maire qui lui avait soufflé que la somme récoltée était destinée à une association caritative pour emmener des enfants handicapés visiter la capitale, elle n’avait pas été trop âpre dans la négociation. Elle précisa à monsieur le maire qu’un camion passerait dans l’après-midi récupérer ses acquisitions.

Ils reprirent le chemin de retour vers Marignac où Octave avait un rendez-vous avec un client qui lui avait passé commande d’une structure en fer forgé pour recevoir une rotonde qu’il voulait installer dans son jardin. Les affaires sont les affaires et malgré tout le plaisir qu’il avait d’être en compagnie de la rousse anglaise, il ne voulait pas faire attendre son client. Aussi ce fut elle qui le déposa à l’atelier, non sans lui avoir précisé qu’elle serait demain matin vers 9 heures à « La Belle Époque. »

Octave entra dans l’atelier par la petite porte extérieure qui donnait dans la ruelle à l’angle de l’église et du presbytère, il poussa la lourde porte en acier qui donnait accès à une réserve, puis pénétra dans l’atelier, salua de loin les garçons tous les deux activés devant la forge qui se trouvait à l’extrémité du bâtiment et prit place derrière le bureau que venait de quitter Philomène, puisqu’il était déjà midi, elle avait dû comme à son habitude regagner la maison pour y préparer le déjeuner. Du moins c’était ce qu’il croyait, quand Michel se hasarda sur le pas de la porte.

— Elle va bien, madame Philomène ?

— Pourquoi n’irait-elle pas mon petit Michel ?

— Ben… parce qu’elle n’est pas venue à l’atelier ce matin. Ce n’est pas dans ses habitudes.

Ça non, pensa Octave qui ressentit une légère inquiétude. Il avisa le téléphone sans fil posé sur le coin du bureau et appela chez lui. Il tomba sur le répondeur. Il ne laissa pas de message. Il l’appela sur son téléphone portable, fit le numéro de mémoire et se trompa, recommença à nouveau, encore la messagerie. Cette fois il laissa un message :

— Philo c’est moi, juste pour te rappeler que j’ai rendez-vous à midi avec ce fameux client qui veut installer une rotonde dans son parc. Tu lui as fait un devis, tu te souviens ? Mais dis-moi, tout va bien ? Michel me dit que tu n’es pas venue à l’atelier ce matin. Bon je te laisse, il ne va pas tarder et toi appelle-moi si tu as un problème.

Les garçons avaient tour à tour quitté l’atelier pour aller déjeuner tranquillement à la terrasse de « La Belle Époque ». C’était un rituel, institué par Octave. Une fois par semaine, en général le vendredi, ils déjeunaient tous les trois et nous étions vendredi. Ils en profitaient pour faire le point sur la semaine écoulée, sur le travail fini et celui à faire, sur les commandes en cours, sur les problèmes rencontrés dans la réalisation d’une pièce puis aussi et surtout pour passer un bon moment convivial et gourmand. Cerise sur le gâteau, aux frais du maître ferronnier même, que Philomène n’avait jamais rien eu à y redire. Du moment que tout roulait, que les commandes étaient prêtes à temps et que les clients étaient satisfaits, d’autant qu’Octave le lui avait laissé croire que chacun payait son écot.

Octave commençait à se morfondre. Non seulement son client avait du retard, mais pire encore, Philomène ne le rappelait pas. Il en était à son deuxième message. Il patienta jusqu’à une heure de l’après-midi puis se décida à rappeler ce client un peu désinvolte. Ce n’était décidément pas son jour, là encore il n’eut que le répondeur du numéro de portable que lui avait laissé monsieur Jammes Turner. Lors de leur première prise de contact qui s’était déroulée dans le bureau de l’atelier, il avait eu l’impression d’avoir à faire à un homme sérieux, précis et méthodique. Il se rappelait vaguement son visage, mais il avait surtout été frappé par sa tenue vestimentaire du plus chic, tel qu’il s’imaginait les lords anglais. Il en était une vraie gravure.