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Un petit village perdu dans la campagne, un jeune Malien fugitif et sans papier, un brave artisan menuisier-ébéniste et élu municipal. Quel est le lien véritable entre ces trois composantes ?
Félix et Samba font connaissance dans le seul café du village où le jeune homme, la peur au ventre, trouve refuge afin de se réchauffer et prendre une boisson chaude. Dès lors naît une amitié immédiate et solide entre les deux hommes.
Afin de l’aider, Félix cache Samba dans un manoir abandonné où il a passé toute son enfance. Toutefois, ayant décidé de lui donner un coup de neuf, Samba va réveiller les murs de la vieille demeure. S’instaure alors un dialogue entre le jeune squatter et les anciens occupants de cette maison, tous décédés d’une mort tragique et mystérieuse…
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Seitenzahl: 550
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Danielle Lebée
Les souffles du manoir
Roman
© Lys Bleu Éditions – Danielle Lebée
ISBN :979-10-377-4719-8
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Je dédie ce livre à mon mari et à ma fille,
mes deux amours, pour leur soutien indéfectible.
De loin, le manoir avait encore fière allure, avec ses deux tours octogonales encadrant la façade en granit, et sa porte cochère en bois de hêtre, renforcée par des barres de fer cloutées mais qui ne tenait plus que par quelques gonds rouillés. Le toit aux tuiles vernissées s’affaissait par endroits, les murs s’écroulaient çà et là, mais le printemps revenu, la vigne vierge et quelques rosiers grimpants cachaient encore les plaies.
Félix pédalait, son visage buriné offert au crachin.
Il était sept heures du matin, le jour se levait, offrant un ciel blanchâtre et rendant les contours environnants fantasmagoriques. Les bosquets avaient des allures de monstres placides, les talus ne faisaient qu’un avec les fossés, et la route cabossée donnait du fil à retordre au cycliste matinal.
Comme tous les jours, il mit pied à terre, adossa sa bicyclette à l’un des deux tilleuls qui marquaient le début de l’allée menant au Manoir, et se remplit les yeux du paysage.
Au bout de l’allée de massifs soigneusement entretenus, on voyait poindre les premières primevères et les narcisses. Suivront les jonquilles, les tulipes, les roses, les hortensias.
Il contourna la bâtisse et s’approcha du lac où une famille de canards vint à sa rencontre. Il sortit des morceaux de pain, de sa musette, qu’il jeta dans le lac. Tous les matins, par tous les temps, il venait nourrir ses copains anatidés. Il aimait regarder évoluer la tribu. Le père, la mère, suivis des trois petits. Il aimait le coin-coin de bienvenue quand ils s’approchaient. Une fois la famille rassasiée, le père donnait le signal du départ et ils regagnaient l’autre rive.
Il respira l’air frais, jeta un dernier regard aux parterres en fleurs, reprit sa bicyclette et parcourut en pédalant à vive allure les trois derniers kilomètres qui le séparaient de la menuiserie où il travaillait.
Il s’installa devant son établi et se mit en demeure de terminer la bibliothèque, commande de la belle madame Bréval, la femme du notaire.
Quelques minutes plus tard, il fut rejoint par Joseph Lagrange, son patron associé et néanmoins ami.
— Salut, Félix ! On se boit un café ?
Joseph Lagrange avait repris la menuiserie de son père qui la tenait déjà du sien. Il était la troisième génération et n’était pas allé chercher ailleurs ce qui lui semblait une évidence. Il avait grandi dans les copeaux et dans la sciure. À cinq ans, il tenait déjà un rabot et à dix il avait fabriqué un coffre à rangement pour sa mère. Depuis, il n’avait pas cessé de travailler le bois. Il avait une solide réputation qui dépassait largement le département. Il avait fait son compagnonnage, comme l’avaient fait son père et son grand-père avant lui. C’est au cours de son tour de France qu’il avait connu Félix et qu’était née leur amitié.
Le bruit du camion poubelle les fit se retourner. De la porte de l’atelier grande ouverte, Joseph fit de grands signes en montrant sa tasse de café à l’homme qui balançait le sac dans la benne.
Samba souriait de toutes ses dents. Il traversa la rue et s’engouffra dans l’atelier.
« Pas chaud ce matin, les amis ! »
Il se frottait les mains l’une contre l’autre pour les réchauffer.
Joseph lui tendit une tasse de café fumante et alla taper à la vitre du camion.
— Alban, viens prendre un café !
— On va perdre la cadence, prendre du retard et se faire engueuler par le chef.
Samba et Félix rigolaient. Tout le monde savait qu’Alban redoutait les foudres du chef. D’ailleurs, Alban avait peur de tout. Samba l’appelait le béni-oui-oui. C’était dire la considération qu’il avait pour son collègue. Mais voilà, dans l’échelle de la hiérarchie propre à Alban, il était bien supérieur à Samba.
Lui conduisait le camion-benne, l’autre courait derrière et soulevait les containers. Lui était blanc, français de souche, Samba était noir comme du charbon, déraciné de son Mali natal. Alban n’avait même pas son brevet des collèges, Samba avait un bac plus cinq et fait des études d’ingénieur. Alban mêlait le patois normand à un français approximatif, Samba s’exprimait dans un français châtié, digne d’un académicien. Alban passait son temps à râler après tout : les gens, les bêtes, la politique, le temps. Samba riait de tout.
C’était chez « Pierrot », au bistrot du village, que Félix avait fait la connaissance de Samba. Il était entré là, la peur au ventre, mais il avait si froid et son statut de fugitif n’était pas inscrit sur son front. Le sourire chaleureux de la dame derrière le comptoir l’avait rassuré. Il avait commandé un café. Elle lui posa la tasse et la coupelle de sucre sur le zinc, lorsqu’il voulut saisir un sucre il eut du mal à retenir sa main qui tremblait de froid. Alors, elle lui avait posé doucement sa main sur la sienne et l’avait servi. Puis elle avait placé à côté de sa tasse un croissant tout frais, en lui précisant avant qu’il ne refuse pour cause de manque d’argent :
— C’est le dernier qui me reste et il sera perdu. Profitez-en, cadeau de la maison.
— Alors je vais le manger avec plaisir. Un cadeau ça ne se refuse pas.
Puis il lui avait souri de toutes ses dents.
Alors qu’il sirotait son café et savourait le croissant avec délice, Félix était entré en saluant la compagnie. Il avait fait la bise à la patronne et était passé de l’autre côté du comptoir.
Il s’était éclipsé un moment et lorsqu’il réapparut, il constata que le jeune homme se faisait charrier par quelques gros balourds qui voulaient à tout prix lui faire boire du cidre. Noémie, la patronne du café, commençait à s’énerver après ses clients, ce qui n’était pas bon pour le commerce, mais à son âge, elle s’en foutait.
— Laissez-le tranquille, les gars, chacun sa religion. Vous pouvez comprendre ça au moins !
— Je ne bois pas d’alcool, pas parce que je n’aime pas ça, madame, pas en raison de ma religion. D’ailleurs, je suis catholique. Comme vous, ajouta-t-il à l’intention de la patronne.
— Ah ! Non ! Moi je suis athée. Je crois en mes semblables de temps en temps. Quant à Dieu, quel que soit son nom ! Il y en a-t-il un ?
D’une voix douce, Samba précisa à la Vieille Noémie :
— Vous êtes agnostique, madame, et c’est peut-être vous la plus sage.
Elle rit :
— Il faudra revenir m’expliquer ça, jeune homme.
Félix lui avait tapé sur l’épaule.
— Fais pas attention à eux, ce sont de bons gars mais un peu bas de plafonds. Moi non plus je ne bois pas d’alcool, mais pas en raison de ma religion. J’ai renoncé à la bouteille il y a longtemps, même si parfois elle me fait encore de l’œil. Allez, l’ami, je t’offre un café ?
— Va pour un café, ça me va bien au teint.
Ils rirent en chœur. Une fois dehors, Félix lui avait demandé :
— Tu es nouveau dans le village ?
— De passage, je le crains. Je cherche du travail, n’importe quoi. Casser les cailloux, vider les poubelles. Juste de quoi subvenir à mes besoins les plus élémentaires. Une chambre et un repas.
— Tu as une famille ?
Samba avait cessé de sourire, le regard perdu au loin il avait simplement répondu :
— J’avais, l’ami ! J’avais…
— Ah, je vois… tu l’as laissé au pays ?
— Massacrée. Éradiquée, ma famille.
— Oh !
— J’étais en France, à Paris, pour faire des études d’ingénieur et retourner dans mon pays. Je ne me débrouillais pas trop mal. Je faisais des petits boulots pour manger. J’arrivais à suivre mes cours et j’espérais bien rentrer au Mali, bardé de diplômes et fonder une famille. Je rêvais de mettre en pratique ce que j’avais appris et j’étais sûr de pouvoir amener de l’eau sur nos terres pour les bêtes et les cultures. J’en rêvais la nuit. J’avais réussi à m’inscrire à la Fac, grâce à ma carte de séjour. Je vivais avec deux autres gars maliens comme moi dans un taudis, certes, mais c’était toujours un toit.
Un jour on a frappé à la porte, des types en uniforme sont entrés et manu militari nous ont reconduits à l’aéroport, retour au pays, ma carte de séjour n’avait pas été renouvelée. Les deux autres étaient sans papiers. Là-bas, plus personne ne m’attendait. J’ai réussi à m’échapper. Comme tu me vois là, mon frère, je cours encore.
— Sans papiers ?
— Sans papiers. Sans argent, sans toit. Mais libre !
En disant cela, il sauta en l’air les deux bras levés vers le ciel comme s’il allait s’envoler.
Félix avait ôté sa casquette et se grattait la tête sur laquelle quelques rares cheveux gris en brosse se dressaient sur un crâne tout rose. Puis il replaça son couvre-chef informe d’un air décidé.
— Suis-moi.
Ils quittèrent la place du village et coupèrent à travers champs et bois. Au bout de quelques kilomètres, Samba plaisanta :
— Tu veux me perdre comme le Petit Poucet ?
— Tu connais le petit Poucet, toi ?
— Ça t’étonne ?
— Non ! Je crois que j’ai affaire à un érudit.
Ils arrivèrent en vue du Manoir. Félix se plia en deux et se glissa dans une trouée de buis. Il fit signe à Samba d’en faire autant. Félix longea le mur qui donnait sur l’arrière de la bâtisse et avisa une des petites portes en bois, fermée par un cadenas dont il avait la clé qu’il extirpa de la poche de son blouson. Ils entrèrent dans une immense pièce qui avait dû être la cuisine et qui gardait encore quelques vestiges de sa splendeur passée. Une immense cheminée, une grande table recouverte d’une couche de poussière, un vieux banc tout aussi tapissé de gris. Aux murs, au-dessus d’un évier en pierre brute, étaient encore suspendues des casseroles en cuivre désormais vert-de-gris.
Ils traversèrent la pièce, empruntèrent un long couloir et débouchèrent dans un immense corridor d’où partait un monumental escalier de marbre. Ils arrivèrent en haut des marches dont aucune n’était intacte, un long couloir desservait une multitude de portes que Félix ouvrit les unes après les autres. Certaines laissaient supposer une bibliothèque, d’autres un salon, d’autres encore des chambres. Parfois quelques vestiges de meubles permettaient de deviner l’usage qu’avaient pu en faire les derniers occupants.
Félix expliqua à Samba qui roulait des yeux ahuris :
— Ce manoir est abandonné depuis plus de trente ans. Les derniers occupants je les ai bien connus. Il y a une histoire d’héritage qui m’échappe. Quand les derniers propriétaires sont morts, le manoir était déjà fatigué, mais entièrement meublé. Le dernier héritier connu, qui apparemment ne peut pas vendre la propriété, a fait venir un antiquaire pour se débarrasser de tout ce qui avait encore de la valeur. C’est pourquoi tu vois encore quelques meubles par-ci par-là. Si tu es discret, tu peux t’installer dans une des chambres qui donne sur le parc. Avec les beaux jours qui arrivent, tu n’auras pas besoin de te chauffer longtemps. En attendant, je vais t’apporter un chauffage au gaz, un réchaud, un lit de camp et des couvertures. Tu l’as posé où ton baluchon ?
— Dans une vieille bergerie à la sortie du village.
— Attends la nuit tombée et installe-toi. Tiens, je te donne un double des clés du cadenas.
— Pourquoi tu fais ça, l’ami ? Tu ne me connais pas.
— J’ai l’habitude de faire ce que je veux. Ici, c’est un peu chez moi. Je te raconterai un jour… et puis tu me plais avec ton allure de Bédouin et ton phrasé de professeur. Je ne me trompe jamais sur les hommes, jamais… on te le dira dans le village.
֍
Félix Cabanel était l’âme de ce village de quatre cents habitants. Il était, outre l’associé de Joseph dans la menuiserie, le premier adjoint et le secrétaire de mairie. Léonce Delaunay, horticulteur et accessoirement maire de Bazeville, déléguait tous ses pouvoirs à Félix. C’était la figure locale, le gars sur qui on peut compter. Il se battait pour maintenir l’école ouverte. Il cherchait un remplaçant à la Vieille Noémie qui s’essoufflait à tenir encore le bar-épicerie « Chez Pierrot », Pierrot avait été le mari de Noémie. Elle commençait à se plaindre de ses rhumatismes. Elle préparait encore quelques repas pour les gars du chantier de l’autoroute qui, par chance, n’avait pas coupé le village en deux comme les ingénieurs des ponts et chaussées l’avaient tracée sur les plans. Le manoir avait failli être rasé et quelques fermes expropriées. Mais rien de tout cela n’était arrivé.
Il habitait une maison dans le pur style normand, avec les murs en torchis et des poutres en bois apparentes, un toit de chaume un peu fatigué et une grande prairie où quelques pommiers centenaires donnaient des pommes à cidre dont se délectait la famille une fois le brasseur passé.
Mais le normand pur beurre avait fait un détour outre-mer dans le cadre de son compagnonnage, et il était revenu au bras d’une superbe créature à la peau dorée et aux cheveux crépus. Elle s’appelait Naomi. Mais tout le monde l’appelait Nao. Elle était réunionnaise. Il y avait eu quelques âmes chagrines pour critiquer le choix de Félix, mais il les avait fait taire sur un ton sans appel un soir de conseil municipal, aidé en cela par Joseph qui n’entendait pas que l’on glousse dans le dos de son associé sur les origines de son épouse.
De cette union étaient nés trois petits métis plus beaux les uns que les autres. Salamé sa fille aînée, déjà 15 ans et belle comme les roses trémières qui grimpent le long du mur de la maison, les épines avec. Puis avait suivi Raphaël, 12 ans, passionné de football, et enfin, sa petite dernière, 4 ans, Loma la douce.
Ce jour-là, Félix avait embarqué Samba avec lui dans sa vieille camionnette Peugeot d’un autre âge où à l’arrière se trouvait un arsenal de jardinier indescriptible. Il se gara dans la cour devant la remise. Nao, qui avait entendu son mari rentrer, s’avança dans l’allée. Lorsqu’elle vit sortir Samba du véhicule, elle ralentit son pas puis s’arrêta net.
Félix l’appela :
— Viens, chérie, que je te présente mon nouvel ami !
Il poussa Samba dans le dos :
— N’aie pas peur, c’est ma femme.
Samba n’avait pas peur, juste surpris par ce couple si bizarrement assorti. Lui, petit bonhomme rondouillard, court sur pattes, dégarni, presque la cinquantaine et elle encore jeune, grande, sa coiffe en madras qui lui faisait un port de reine, presque sculpturale. Mais quand il les vit s’embrasser, il comprit que ces deux-là avaient depuis longtemps fait fi de leur différence. Ce n’était pas peu dire et il le découvrit au cours des jours et des mois qui suivirent.
En quelques mots entrecoupés de bécots, il expliqua à sa femme le pourquoi de la présence de Samba.
— Va l’installer et ramène-le pour dîner avec nous. Je vais préparer un poulet à la crème et un gâteau coco, et n’oublie pas, on dîne à 8 heures et pas plus tard, monsieur mon mari !
— Tu vois, l’ami ! Grâce à toi, toute la famille va se régaler ce soir !
Elle leur tourna le dos en riant et Samba la vit disparaître à l’intérieur de la maison.
Il aida Félix à charger la camionnette. Il entassa tout ce dont pouvait avoir besoin son protégé, du moins, tout ce dont un homme pouvait supposer être le strict nécessaire : le petit réchaud de camping, le chauffage au gaz, le lit de camp et quelques vieilles couvertures. C’était sans compter sur la perspicacité d’une maîtresse de maison digne de ce nom. Nao arriva au pied de la camionnette avec un carton rempli de vaisselle, de gamelles, de linge et de quelques victuailles. Elle avait déposé aussi un petit transistor et le vieux lecteur de CD de Salamé qui depuis était accro à son MP3, puis quelques CD de jazz.
Samba les regarda tour à tour sans trouver les mots pour exprimer sa reconnaissance. Presque inquiet de tant de sollicitude. Depuis qu’il était en France, on ne l’avait pas habitué à lui porter autant d’intérêt et même parfois l’indifférence lui semblait préférable et presque sécurisante.
— Ne vous donnez pas tout ce mal et surtout ne vous mettez pas dans l’embarras pour moi. Je suis un clandestin et vous savez que vous risquez gros.
— D’abord ! précisa Félix je ne t’héberge pas dans ma maison. Je t’installe au Manoir où personne ne viendra te chercher. Ensuite, j’ai le droit d’ouvrir ma porte et de donner le couvert à qui je veux ! Ne t’inquiète pas, je sais ce que je fais.
Nao s’approcha de son mari glissa son bras autour de sa taille et posa sa tête sur l’épaule robuste de Félix elle planta son regard plein de douceur dans les yeux de Samba :
— C’est juste une main tendue. Rien de plus, rien de moins. Félix n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il rend service à ses semblables.
Ils étaient partis chacun de leur côté. Félix avec la camionnette en direction du manoir, et Samba, à travers la campagne, récupérer son baluchon.
Ils se retrouvèrent autour de la grande table en bois, les assiettes pleines et fumantes, Nao avait allumé un feu dans la cheminée car la journée avait été fraîche et humide. Les enfants avaient reçu ordre de ne pas poser de question à leur hôte. Samba les regardait tour à tour, un grand sourire aux lèvres et c’est lui qui les bombardait de questions. Il avait parlé foot avec Raphaël et s’était fait un copain en dix minutes. Il avait taquiné Loma qui ne voulait pas lui prêter sa poupée Barbie. Salamé l’intimidait. Il lui avait juste demandé ce qu’elle voulait faire plus tard et l’adolescente lui avait répondu d’une voix grave et déjà mature :
« Je veux être ébéniste, comme mon père. Seulement lui ne veut pas. Il dit que ce n’est pas un métier pour une femme et moi je dis que nous sommes au XXIème siècle, que les femmes sont libres et que je serai ébéniste, point barre. »
Samba, embarrassé, regarda Félix et Nao qui riaient sous cape.
— Qu’est-ce qui te plaît donc tant dans le travail de ton père, l’odeur du bois, le plaisir de la création ?
— Moi je veux sculpter le bois, en faire des œuvres d’art. Je sais que je suis douée pour ça et je sais que ce sera ça ou rien.
D’une voix calme et pleine d’indulgence, Félix déclara :
— C’est vrai que tu es douée, Sala, mais tu dois faire des études, choisir une filière qui te plaît, avoir un métier. Rien ne t’empêche de continuer à travailler ton don, mais il te faut avoir en main quelque chose de solide. Nous en avons parlé cent fois, chérie. Maman et moi sommes d’accord.
— C’est ça, je connais le refrain, passe ton bac d’abord !
Nao tapa dans ses mains.
— Suffit ! Notre hôte n’est pas là pour écouter nos petites querelles familiales. J’apporte le dessert.
Salamé avait éclaté de rire, ce qui la faisait ressembler à sa mère. Puis se tournant vers Samba, elle avait simplement dit :
— Pardon, monsieur !
Soulagé, il avait simplement répondu :
— Ni pardon ni monsieur ! Samba, c’est mon nom et moi je voulais garder les troupeaux de chèvres ! Tu vois… chacun ses rêves !
֍
Cette nuit-là, Samba avait été réveillé par le froid. Il était tombé de son lit de camp et s’était empêtré dans son duvet. Surtout, il avait fait un drôle de rêve. Il se fit chauffer un peu d’eau sur le petit réchaud qu’il versa dans un mug, y ajouta un sachet de thé et deux sucres. Il se couvrit les épaules avec le duvet et pieds nus se hasarda hors de sa chambre.
Le sol était glacé. Il fit demi-tour pour aller enfiler ses vieilles baskets et se munir d’une lampe électrique.
Il commença à ouvrir des portes au hasard de sa déambulation. Partout, les araignées avaient tissé leurs toiles. Le manoir était devenu leur domaine. Après avoir poussé quelques portes sur des pièces délabrées aux tapisseries arrachées, il arriva dans une pièce qui avait dû être une bibliothèque. Il y avait à même le sol, sur un tapis poussiéreux, quelques vieux bouquins recouverts d’une épaisse couche de poussière. Accolé au mur en face de la porte quelques étagères qui ressemblaient à un reste de bibliothèque si l’on considérait le châssis en bois qui pendait avec encore quelques éclats de verre, comme le reste d’une porte. Sous la fenêtre, qui n’était fermée que par un volet de bois en piteux état, se trouvait un fauteuil. En l’observant de plus près et en balayant le siège de sa lampe électrique, il en déduisit qu’il s’agissait d’un fauteuil Louis XV, en raison du galbe des pieds et de la tapisserie qui apparaissait encore par endroit. En s’approchant du volet qui laissait passer les rayons de lune au travers des lattes manquantes, il aperçut le haut des cyprès, fins, élancés et qui élevaient leurs cimes vers le ciel constellé d’étoiles. Sur le manteau de la cheminée, où un vieux candélabre dont le métal oscillait entre l’argent ou le bronze complètement piqué de vert-de-gris et recouvert en partie de la cire qui avait dû couler, brillait un petit carré métallique qui attira son attention. Il commença par pousser délicatement la chose avec son ongle, répugnant à la toucher. Il braqua le faisceau lumineux de sa lampe sur l’objet. Un petit carré de métal entourait une sorte de carton avec un minuscule crochet. Cela ressemblait au dos d’un cadre. Il se saisit de l’objet et le retourna. La saleté ne lui permit pas de voir si ce cadre contenait une photo. Il le glissa dans la poche de son jean puis continua son inspection. Décidément, cet endroit lui plaisait. Il se dit qu’il allait y faire un ménage d’enfer dès demain. Il allait demander à Félix de lui procurer des balais, des brosses, des seaux, du savon, des chiffons. En riant il donna une petite tape au fauteuil : « Toi aussi je vais te faire une beauté. »
— Merci ! Ce fut un souffle, rien qu’un souffle.
Samba se dit qu’il était fatigué et qu’il lui fallait aller dormir. Il entendait des voix et ce n’était pas bon ça !
Lorsque Félix passa le lendemain chez Noémie pour prendre son second café du matin, le premier étant celui de son petit déjeuner en compagnie de la famille au grand complet et le troisième avec Joseph, il aperçut Samba en train d’installer l’étal de légumes devant l’épicerie. Il soulevait les cageots et les installait sur les présentoirs en métal. Noémie était affairée dans la cuisine d’où s’échappaient des odeurs alléchantes d’échalotes qui croustillent. Il passa donc derrière le comptoir et se prépara lui-même son petit expresso. Il le dégusta accoudé au comptoir. Quelques minutes plus tard Samba vint se joindre à lui.
— Dis-moi, l’ami, ce serait trop te demander que de me passer un balai, des chiffons, un seau. Je veux juste donner un petit coup de propre dans la chambre du manoir.
— Sans problème, je vais voir ça avec ma femme, elle saura mieux que moi ce dont tu as besoin. Alors, tu te plais dans ta nouvelle demeure ?
— Une vie de château tu veux dire !
Et il partit de son grand rire. La vieille Noémie, mise dans la confidence avait entendu.
— T’inquiètes Félix, il va prendre tout ça chez moi. Je lui dois bien ça au petit, il m’a proposé de venir tous les matins installer mon étal et me charrier les bouteilles de la cave jusqu’au bar. C’est un bon gars tu sais ! Je veux lui donner la pièce mais il ne veut pas !
Ils avaient entassé dans la camionnette de quoi faire le ménage du château de Versailles. Noémie avait même ajouté de la cire et du produit pour astiquer les bronzes. Félix lui fit remarquer que Samba n’avait pas l’intention de nettoyer tout le manoir, mais simplement la pièce dans laquelle il campait.
Chaque jour après avoir aidé la vieille Noémie il revenait dans sa cachette au manoir. Il prenait grand soin de ne jamais ouvrir les volets du côté du village. Après avoir donné un bon coup de balai dans la pièce octroyée par Félix il s’était mis en tête de nettoyer ce qu’il appelait « sa bibliothèque ». Il avait tiré des seaux d’eau d’un vieux puits. La chaîne rouillée lui donnait du fil à retordre. Il avait trouvé le moyen de boucher la vieille baignoire, non sans l’avoir préalablement récurée du mieux qu’il avait pu. Puis il avait fait des allers-retours au puits et avait réussi à remplir la baignoire.
D’abord il avait poussé les vieux volets et laissé ouvertes grand les fenêtres pour laisser l’air frais envahir la pièce. Puis il avait commencé par chasser les araignées. Il avait délicatement transporté les vieux livres dehors et il les avait dépoussiérés délicatement un par un puis il les avait posés sur le manteau de la cheminée qu’il avait également nettoyé. Il avait roulé le tapis et s’était mis en devoir de lessiver le sol. Après deux brossages énergiques il s’aperçut que les dalles que le tapis recouvrait étaient en marbre. Au troisième passage il se mit à genoux avec une brosse à main il récura les dalles une à une. En attendant que le sol sèche il s’attaqua au fauteuil. Il le brossa avec d’infinies précautions. La poussière qui s’en échappait à chaque coup de brosse le faisait tousser comme un tuberculeux. Il se noua un chiffon propre sur le nez. Il finit par découvrir sous la poussière des pans d’un tissu moiré à motifs d’arabesques. Il lui fallut des heures pour en venir à bout. Il entreprit ensuite de nettoyer les moulures du dossier et les pieds du fauteuil avec la cire que lui avait donnée Noémie. Son œuvre achevée, il recula puis, content de lui, il se tapa sur les cuisses : « Je suis fier de moi, regarde-toi, t’as rajeuni mon pote. »
Il passa le reste de la journée à ranger. Il avait réussi à remettre en place tant bien que mal les portes disloquées de la bibliothèque en prenant soin de retirer tous les éclats de verre qu’il avait déposés dans de vieux journaux. Il irait jeter ça demain dans la grande poubelle qui se trouvait dans l’arrière-cour du café de Noémie.
Il avait replacé le tapis. Celui-là aussi lui avait coûté de la sueur. Il l’avait déroulé dans l’herbe, balayé, secoué, tapé, puis quand le plus gros de la poussière fut chassé, pieds nus il l’avait brossé et ravivé les couleurs à l’aide d’une grosse éponge humide.
Enfin, il avait délicatement reposé le fauteuil devant la fenêtre, là où il l’avait trouvé. Il était éreinté, mais heureux. Il admirait son œuvre debout dans l’encadrement de la porte. Ses yeux se portèrent sur le manteau de la cheminée. Le marbre noir brillait, certes il était tout fendillé mais Samba décida que ça lui donnait du charme. Brusquement il se souvint de l’objet bizarre qu’il avait récupéré là il y avait quelques jours et il fouilla dans le fond de sa poche d’où il sortit cette chose. Ça ressemblait bien à un cadre miniature. Il entreprit de nettoyer le verre noirci. Ce n’était pas chose facile plus il frottait et plus s’étalait une sorte de matière collante. Il s’assit par terre devant la porte et patiemment avec une vieille brosse à dents qu’il avait dénichée chez Noémie et un peu de poudre à récurer il parvint à ôter ce magma. Une image apparut enfin, le cadre était à l’envers, il le retourna à l’endroit et retint sa respiration. Puis il balbutia :
« Bonjour madame, que vous êtes belle ! »
Dans le creux de sa main lui souriait une jeune femme magnifique au teint légèrement pâle à la longue chevelure d’un noir de jais dans laquelle flottaient des rubans de velours rouges. Elle avait un profil de médaille et des yeux noirs immenses.
Samba déglutit. Il resta un long moment à contempler ce visage. Puis se levant d’un coup il courut remettre le cadre sur le manteau de la cheminée.
Il fila dans sa chambre, attrapa un pantalon et un tee-shirt à manches longues. Il courut au puits remonta deux grands seaux d’eau, se débarrassa de ses vêtements sales et poussiéreux puis se jeta un premier seau d’eau sur la tête et après s’être frictionné avec du savon de Marseille, se renversa le deuxième seau d’eau. Il grelottait. Il se frictionna vivement avec la grande serviette que lui avait donnée la femme de Félix et enfila ses vêtements propres. Il enroula ses vêtements sales dans la serviette et pieds nus regagna sa chambre. Le crépuscule tombait. Il retourna dans la bibliothèque fermer les volets quand la nuit fut tombée.
Il se prépara un thé bien chaud, s’enroula dans son duvet, il prit une bougie, un cendrier et sa lampe torche puis regagna la bibliothèque. Il posa le cendrier sur le tapis, alluma la bougie en faisant couler un peu de cire et colla la bougie dans le cendrier. Puis il dirigea la lampe vers les vieux grimoires qu’il avait replacés sur les étagères et se saisit d’un volume au hasard.
Il revint pour s’asseoir dans le fauteuil, puis se ravisa et s’installa en tailleur sur le tapis, le dos appuyé au dos du fauteuil.
Il prit le livre sur ses genoux et caressa du bout des doigts le titre en relief doré « La Comédie Humaine » de Balzac, la couverture était en cuir tout raidi avec des taches de moisissures. Les coins des pages en haut et en bas étaient un peu rongés.
Il sentit comme un courant d’air. Les volets étaient certes fermés, mais les fenêtres aux multiples carreaux cassés laissaient entrer l’air frais de ce début de nuit d’avril. Un volet grinça. Il entendit vaguement une chouette hululer quelque part dans le fond du parc. Puis une ombre se profila sur le mur. Il entendit comme un murmure : « Sam…ba ».
Il ressentit un embryon d’angoisse, il prit le partit d’en rire. « Bon… Les fantômes… dodo… Samba est fatigué et il veut lire tranquille, vous permettez ? »
Il sentit comme une présence et se leva d’un bond.
— Bonjour jeune homme !
— Ben merde alors, j’ai la berlue. Qui êtes-vous ?
— Le Maître des lieux ! Hippolyte de Valençon ! Vous êtes ici chez moi. Soyez le bienvenu !
Un noble vieillard, barbe blanche, haut de forme et redingote, assis dans le fauteuil, regardait Samba.
— Vous êtes venu me faire la lecture ?
Il ressentit d’abord le froid du carrelage. Puis une crampe dans le mollet lui arracha un cri. Il se réveilla tout à fait. Il attrapa son pied avec ses deux mains et tira sa jambe autant qu’il put pour faire passer la crampe. Il était encore tombé de ce foutu lit de camp. Il décida de demander à Félix s’il n’avait pas un vieux matelas qui traînait quelque part. Car décidément il était trop grand pour dormir sur ce bidule instable. Il est vrai qu’il avait encore rêvé. Ah oui c’était quoi déjà ? Quelques fragments d’images lui revinrent en mémoire. Le fauteuil, un vieil homme en habit d’époque. Il se souvint avoir laissé le livre par terre et ne se revoyait pas souffler la bougie. Il fila en courant à la bibliothèque. Il ouvrit la porte et resta interdit. Le livre était rangé là où il l’avait pris et la bougie éteinte. « Samba tu bats la breloque mon pote ». Il ouvrit les volets sur le petit jour qui pointait. Une légère odeur de cire et de savon flottait dans la pièce. Il était l’heure pour lui d’aller donner un coup de main à Noémie pendant que le café était encore fermé.
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Ils regardaient danser les flammes qui léchaient la bûche que Félix venait de déposer dans la cheminée. La journée avait été rude pour tous les deux et les enfants avaient compris qu’il fallait les laisser tranquilles. Salamé s’était enfermée dans l’atelier où elle avait décidé de fabriquer un petit lit à baldaquin pour la poupée de sa petite sœur Loma qui, elle, dormait déjà comme un bébé qu’elle était encore un peu, même si elle était entrée à l’école maternelle du village. Raphaël s’était réfugié dans sa chambre où il avait entrepris de s’attaquer à la maquette du stade de France que lui avaient offerte ses parents pour son douzième anniversaire et son passage en Cinquième.
— Alors ma douce ? Tu as l’air crevée, interrogea Félix en caressant la chevelure noire de son épouse qu’elle avait réussi à lisser en un carré qui lui encadrait le visage et lui donnait un air presque sévère. Il préférait lorsqu’elle laissait ses cheveux naturellement crépus qui lui donnaient ce petit air exotique ou mieux encore lorsqu’elle arborait sa coiffe en madras. Mais aujourd’hui elle avait dû se rendre chez quelques-unes de ses patientes et avait préféré afficher un look plus civilisé. Jean, pull, parka et tennis et sa coiffure de « métro » comme elle disait en riant.
— Jeanne souffrait beaucoup de ses jambes aujourd’hui, il m’a fallu beaucoup de temps et d’énergie pour lui faire passer son mal. Mais quand je l’ai quittée elle m’a raccompagnée jusqu’à la porte sur ses deux jambes. Ensuite je suis allée chez Lucie pour ses migraines et j’ai fini chez Baptiste pour l’aider à sa toilette et il m’a sollicitée pour soulager ses rhumatismes articulaires. Alors que j’allais partir une de ses filles est arrivée, elle m’a carrément fichue à la porte en me traitant de sorcière et de voleuse. Elle hurlait me disant que je profitais de la faiblesse mentale de son père pour le dépouiller de ses économies et lui monter le bourrichon contre elle. J’en tremble encore !
— Sa fille… mais laquelle de ses filles ?
— Je ne connais qu’Arlette et Anne-Marie qui tiennent la ferme. Mais elles étaient toutes les deux parties vendre leurs légumes et leurs fromages au marché de Barengeville. Celle-là je ne l’avais jamais vue. Le pauvre Baptiste était tétanisé. Alors j’ai fait ni une ni deux et j’ai filé au marché pour prévenir les filles que leur sœur faisait du barouf à la ferme. Arlette m’a claqué une bise en me disant de ne pas m’en faire, elle a sauté dans sa camionnette pour filer voir ce qui se passait à la ferme paternelle.
— Ça doit être Camille la fille aînée. Elle a quitté la ferme peu après la mort de sa mère. En fait, elle n’est pas la fille de Baptiste. Il a endossé la paternité pour des raisons obscures de possession de terre. Alette et Anne-Marie ne sont que ses demi-sœurs. Elle ne vient les voir que pour les taper. Ne t’inquiète pas, demain je passerai les voir je tirerai ça au clair. Au pire tu n’iras plus.
— Non, je ne peux pas faire ça à Baptiste. Il ne peut pas faire sa toilette seul et ses filles se tuent à faire tourner la ferme, ça les soulage et compte tenu de sa pathologie c’est pris en charge par la Sécurité Sociale. Tout le monde y trouve son compte. Quant à ma prestation personnelle ça ne lui coûte qu’un café et une bise.
Nao était infirmière libérale, elle n’avait jamais ouvert de cabinet, mais elle était régulièrement inscrite au tableau du Conseil de l’Ordre. Quand elle était arrivée en métropole et après avoir épousé Félix elle avait eu envie de continuer son activité. Là-bas dans son petit village à Bras-Panon qui sentait bon la vanille elle avait découvert qu’elle avait un don de guérisseuse. Plutôt c’était Mamité qui lui avait révélé cette bizarrerie. Chaque fois qu’elle venait lui faire sa piqûre pour soulager ses maux de tête elle prenait le visage de sa grand-mère entre ses mains pour lui déposer un baiser sur le front. Un jour, Mamité lui avait dit : « Ne retire pas tes mains, petite ». Nao n’avait pas retiré ses mains et machinalement s’était mise à masser les tempes, puis le front, puis la nuque de la vieille dame. Elle avait ressenti une chaleur intense monter jusqu’à son visage en même temps qu’une impression de planer. Puis Mamité lui avait pris les mains entre les siennes et lui avait dit : « Je n’ai plus mal. » Elle se sentait bizarre puis avait pensé que c’était l’effet de la piqûre associé au massage qui avait calmé la vieille dame. La fois d’après, sa grand-mère n’avait pas voulu de la piqûre, elle lui avait ordonné de poser ses mains et de la masser comme la dernière fois. Nao s’était exécutée.
« Tu as le don de ton grand-père », lui avait-elle dit ce jour-là. Ce grand-père dont on lui rebattait les oreilles. Elle lui ressemblait, tout le monde lui disait, sa mère, sa grand-mère, les anciens du village, mêmes yeux d’un noir profond, même visage aux lèvres bien dessinées, même port de tête, même douceur dans le regard et la parole, même patience et même écoute des autres. Il s’était éteint lorsqu’elle était encore petite et ne s’en souvenait pas très bien. Mais surtout il « avait le don ». Elle ne croyait pas ces sornettes. Même si parfois quelques patients lui avaient raconté comment il les avait guéris en apposant simplement ses mains là où le mal les rongeait. Elle, elle croyait en la médecine, à la science, aux bons diagnostics et à la délivrance de la bonne ordonnance qui délivrait les bons médicaments. Ce jour-là sa Mamité avait pleuré. « Je le savais moi, tu lui ressembles trop. C’était là en toi, ça dormait tout simplement et comme de là-haut il veille sur moi, il te l’a transmis pour que tu puisses me soulager ».
Elle aimait trop sa grand-mère pour la contrarier. Elle n’avait pas « le don ». Elle avait simplement fait un massage qui avait soulagé la vieille dame, à quoi bon la contrarier, elle lui répondit simplement en riant :
« Alors grâce à moi tu vas vivre longtemps en bonne santé ! »
Tout en continuant à soulager Mamité avec ses massages, elle officiait auprès de ses patients comme l’infirmière diplômée qu’elle était.
Pourtant un jour, alors qu’elle rentrait de sa dernière visite, une femme l’attendait devant l’entrée de la maison familiale avec une petite fille dans ses bras.
— C’est vous la petite fille de Mamité Hoarau ?
— Oui, je peux faire quelque chose ? C’est pour la petite ?
— Je vous en prie, j’ai besoin de vous !
— Entrez.
Elle fit entrer la mère et l’enfant et les dirigea vers le petit bureau que son père lui avait aménagé dans l’ancienne chambre de son frère aîné qui était parti finir ses études en métropole. Elle fit asseoir la mère et l’enfant sur le canapé.
— Alors que se passe-t-il ?
La maman releva le tee-shirt de l’enfant et lui montra son ventre sur lequel s’étalait un « zona » à vif.
— Mais c’est un docteur qu’il vous faut. Je ne suis pas qualifiée pour soigner cette pathologie.
— Si ! Mamité dit que vous savez couper le feu ! J’ai vu le médecin. Elle prend tous les médicaments prescrits, mais elle pleure jour et nuit. Rien ne la calme.
— Mamité est une vieille dame qui croit que j’ai un don parce que je lui masse la tête lorsqu’elle a ses migraines et que ça la calme. Je suis infirmière, je ne peux rien faire pour vous.
— Je vous en prie, ce sera un secret. Je vous promets que personne ne le saura.
La maman fondit en larmes. Alors Nao s’était approchée de la fillette, l’avait allongée sur le canapé, ôté ses vêtements. Elle s’était soigneusement lavé les mains, puis les avait réchauffées dans une serviette et enfin avait posé ses doigts écartés sur le ventre en feu de la petite. Elle avait fermé les yeux en se disant mentalement : « Mamité tu vas m’entendre demain, je te jure que tu vas m’entendre. Tu ne me feras plus jamais ça ! » La fillette ne pleurait plus. Nao eut l’impression que son ventre était moins chaud. Elle rouvrit les yeux. La petite fille lui souriait.
— Comment t’appelles-tu ?
— Angeline.
— C’est un bien beau prénom et tu le portes bien. Ça va, Angeline ?
La petite fille lui attrapa le cou et l’embrassa très fort. La maman était revenue la semaine d’après, puis la suivante, force était de constater que le zona perdait de la force. À la dernière séance il ne restait plus que quelques traces violacées. Angeline et sa maman avaient retrouvé le sourire. Nao était perplexe. Elle avait demandé à la maman de ne pas arrêter le traitement. Elle pensait n’avoir été qu’un placebo.
La suite des évènements lui prouva le contraire.
Pour Félix aussi la journée avait été rude. Cela avait commencé le matin chez la Vieille Noémie. Alors qu’il buvait tranquillement son café en parcourant le journal local, deux énergumènes étaient rentrés dans le café. Deux habitants du village, Lambert et son éternel compère Paulo, pas connus pour leur finesse d’esprit ni leur intelligence. L’un deux avant de franchir le seuil avait craché sur le trottoir ce qui avait mis Félix en rage.
— Dis donc, Lambert, où tu te crois ? Si tu veux cracher, comme un gros sale que tu es, fais-le dans ta cour !
— Fais ce que je veux, m’sieur le secrétaire de Mairie ! Le trottoir est à tout le monde, « j’écopi où ça me chante » !
Furieux, Félix était allé chercher un seau d’eau dans la cuisine et avait balancé le contenu sur le trottoir pour éviter la corvée du nettoyage à Noémie.
— La prochaine fois, Lambert, le seau d’eau je te l’envoie en pleine tronche !
— C’est ton nouveau copain qui te met dans c’tétat là ?
— Quoi mon nouveau copain ? De qui tu parles ?
— Du grand noir dégingandé à qui tu causes à tous les coins de rue ! Pardi !
Félix s’approcha menaçant. Lambert recula vers la sortie en levant le bras pour se protéger la face.
— Je ne vais pas me salir les mains Lambert, je risque d’attraper une infection si je touche à ta trogne. Sache que le grand noir dégingandé est sous ma protection et j’entends même qu’il soit sous la protection de tout le village. Fais passer le mot. Tiens ! Pour la peine commande à boire ce que tu veux, Noémie tu le mets sur mon compte ! Puis toi aussi Paulo ! Bois à ma santé et à celle du grand dégingandé !
Il était parti contrarié et vaguement inquiet. Certes ces deux benêts n’étaient pas vraiment méchants à jeun, ce qu’ils étaient rarement, mais franchement ingérables quand ils en avaient plein la musette.
À la menuiserie, avec Joseph, ils avaient chargé la bibliothèque de madame Bréval dans la fourgonnette de livraisons et ils partirent tous les deux pour l’installer au domicile du notaire.
La maison des Bréval était un peu en dehors du village, à cinq kilomètres environ. Joseph roulait tranquillement. Le meuble était bien calé avec des sangles et protégé par des couvertures épaisses. Ils quittèrent la départementale et s’engagèrent dans un petit sentier qui serpentait entre deux haies d’aubépines pour déboucher devant la grille en fer forgé encore fermée. Joseph descendit du véhicule et sonna à l’interphone. Ils attendirent deux minutes. Il dut recommencer plusieurs fois sans succès. Félix suggéra d’appeler madame Bréval sur son téléphone portable. Il n’eut droit qu’à la messagerie. En désespoir de cause il appela l’étude de Francis Bréval son notaire de mari. C’est la secrétaire qui décrocha. Joseph demanda à parler à maître Bréval. Elle répondit qu’il ne souhaitait pas être dérangé, qu’il était en rendez-vous. Il expliqua qu’il était devant sa villa et qu’il livrait un meuble commandé par son épouse qui avait fixé elle-même le jour et l’heure de la réception.
— Vous êtes monsieur Lagrange ?
— Oui… ah ! Mais c’est Nadine, je reconnais votre voix ! Vous êtes rentrée de vos congés de maternité ?
— Oui, la semaine dernière.
— Pas trop dur de laisser le petit bout de chou ?
— Ça va, c’est maman qui la garde.
— Bon ! Ma petite Nadine, je fais quoi moi ?
Il l’entendit se racler la gorge.
— Bon ! À vous je peux bien le dire, de toute façon ça se saura tôt ou tard. Madame BREVAL est partie.
— Comment ça elle est partie, en voyage ?
— Pas vraiment. Elle a quitté son mari.
— Ah ben ! Merde… Elle est bonne celle-là. Je fais quoi moi ?
— Écoutez, restez en ligne, je vais voir si je peux lui parler.
Félix interrogea Joseph du regard. En deux mots ce dernier lui expliqua la situation. Sur le moment ils avaient ri tous les deux. Puis la voix de Nadine à nouveau dans le téléphone :
— Monsieur Lagrange, je suis bien embêtée. Il ne veut pas de ce meuble. Il semblerait que sa femme ne l’ait même pas tenu au courant de cet achat.
— Bon, ne nous emballons pas. Je vais faire demi-tour, mais dites bien à monsieur Bréval que je ne vais pas m’asseoir sur un meuble fabriqué sur mesure, commandé en bonne et due forme, avec devis signé et accepté. Je vous embrasse Nadine et bisous à la petiote.
Ils se regardèrent perplexes, puis rentrèrent à la menuiserie sans échanger une parole. Il fallut descendre la bibliothèque, lui trouver un endroit assez grand pour la stocker et tout ce qu’il fallait pour la protéger.
— Sale journée ! lâcha Félix qui lui expliqua l’incident du matin.
— T’inquiète pas pour ces deux balourds. Puis, je te connais, tu vas bien réussir à le régulariser ton protégé. On va t’aider. En attendant j’ai peut-être une idée. Surtout ne le prend pas mal, Félix, mais vu sa couleur de peau il pourrait presque passer pour un membre de la famille. Par exemple un cousin de ta femme.
— Pas bonne ton idée. Ce serait un cousin sans papiers ce qui mettrait Nao dans de sales draps et ma petite famille avec.
— Mais je parle pour les gens du village. Personne au bourg ne va aller lui demander sa carte de séjour ni son passeport !
— Non, je t’assure oublie ça. D’ailleurs pour l’instant de n’est pas le problème. Pour l’instant le problème c’est que nous nous retrouvons avec une bibliothèque sur les bras et une perte sèche de… combien déjà ?
— Attends je consulte l’ordinateur. Elle a déjà versé des arrhes à la commande, puis un acompte un peu plus tard… le solde restant à la livraison s’élève à : 5000 euros.
— 5 000 euros répéta Félix. Il en retira sa casquette pour se gratter le crâne.
— Je vais aller le trouver moi, le mari abandonné. Je vais lui mettre sous le nez le devis signé et la facture qui va avec. Il est notaire, pas vrai ! Alors les lois ça le connaît ! S’il me fait un coup comme ça, je lui ruine sa réputation moi à maître Bréval.
— T’énerves pas Joseph, il a peut-être réagi par amertume. Faut le comprendre aussi.
— Ce que je comprends moi pour l’instant c’est que j’ai perdu ma matinée et toi avec. Dis-moi Félix tu peux finir les chaises de la salle à manger pour le parisien ? Il m’a appelé ce matin il vient en week-end dans sa maison de campagne il va sûrement passer à l’atelier vendredi en fin de journée.
— Je n’ai plus qu’à les patiner. Il va pouvoir crâner avec sa salle à manger en pur style normand, dans sa chaumière normande, son âne et son cheval au pré. Ah ces parigots ! Ça joue au paysan un week-end et ça ne sait même pas faire la différence entre un pissenlit et un colchique.
— On s’en fout au moins lui il paie ! Et il ne lésine pas sur le prix !
Ils éclatèrent de rire tous les deux.
Félix se mit au travail en se disant qu’il fallait absolument s’occuper des papiers de Samba. Avec une promesse d’embauche ce serait plus facile. La vieille Noémie lui avait même proposé de l’adopter, mais malheureusement cela ne donnait pas le droit d’asile pour autant. Quand elle fermait le bar entre 14 h 30 et 16 Heures pour faire sa sieste, Samba revenait discrètement. Il faisait la plonge, briquait la cuisinière et lessivait le sol. Le soir quand elle fermait le bar après la partie de dominos des « quatre mousquetaires » comme elle appelait ses vieux et fidèles clients, autour de 21 heures il revenait lui nettoyer la salle, faire briller le zinc et reluire les chromes de la machine à bière et à café. Après ça elle lui servait un thé et elle se prenait son petit coup de calvados. Elle lui racontait le village, sa jeunesse et lui, son Mali. Son village au bord du fleuve Niger, les pêcheurs, les enfants joyeux, les femmes aux seins nus portant sur leurs têtes des paniers de riz ou de poissons. Il lui racontait son père pêcheur dans une pirogue, le sourire de sa mère, les espiègleries de sa petite sœur. Il lui racontait comment ses parents avaient voulu lui donner une bonne éducation. Mais il ne lui parlait jamais de la guerre qui pourtant l’avait chassé de son pays pour tenter de continuer ses études à Paris. Il ne lui parlait pas des fous qui étaient passés par son village et avait tout incendié, le laissant seul, orphelin et meurtri. Félix avait fait des recherches sur Google et lui avait imprimé plein de photos de Mopti, le village natal de Samba que ce dernier montrait fièrement à Noémie. Alors, oui, elle l’aurait bien adopté ce grand gamin tout noir, toujours gai, qui avait fait entrer la vie dans sa maison et dans son vieux cœur fatigué.
Le feu dans la cheminée s’était éteint, ils avaient entendu Salamé regagner sa chambre et il n’y avait plus de lumière dans celle de Raphaël.
Alors Félix avait soulevé sa femme dans ses bras et refermé la porte de leur chambre derrière eux. Cette nuit-là, Nao sut, comme elle en avait le secret, lui faire oublier ses tourments de la journée.
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Samba fut pris soudain d’une frénésie de nettoyage. Après la bibliothèque il s’attaqua à la cuisine. Par chance les fenêtres grillagées donnaient toutes sur le parc. Une sorte de jungle végétale entrait par les fenêtres entre les interstices des volets aux lames de bois éclatées depuis longtemps. Les carreaux quant à eux n’existaient plus. La vigne vierge, le lierre, les ronces, s’enchevêtraient, s’enlaçaient, se tressaient. Alors, armé d’une serpette et d’un sécateur ayant préalablement pris la précaution de protéger ses mains avec des gants, il commença à libérer les fenêtres, d’abord de l’intérieur, puis quand il eut bien dégagé chacune des ouvertures il en fit autant vers l’extérieur.
Cela lui prit trois jours de travail acharné. Il avait des ampoules aux mains, car il avait dû quitter les gants qui rendaient ses gestes maladroits et imprécis. Il n’avait rien dit à ses nouveaux amis, ni à Félix, ni à Noémie. Il était allé en ville dans un grand magasin de bricolage et s’était doté d’un minimum de matériel pour mener sa tâche à bien.
Noémie ne voulait plus qu’il trime pour rien. Aussi à son corps défendant il trouvait dans ses poches de veste ou de pantalon quelques précieux billets. Comme elle le nourrissait au quotidien il ne dépensait rien. La première fois qu’elle lui avait maladroitement tendu un billet il avait refusé tout net.
— Je n’ai besoin de rien, madame Noémie ! Félix m’a trouvé un toit et quel toit ! Et je suis nourri grâce à votre générosité. C’est moi qui vous suis redevable.
— On en reparlera mon garçon.
Elle n’en avait pas reparlé mais avait trouvé ce subterfuge pour le dédommager de sa peine. Le jour où il avait trouvé le premier billet il avait compris qu’elle se vexerait s’il lui prenait l’idée de le lui restituer. Il avait instauré un rite bien à lui, à chaque trouvaille il lui prenait la main et y déposait un baiser. C’était sa façon à lui de lui dire merci et de lui faire comprendre qu’il avait bien trouvé « sa petite pièce comme elle disait ».
Un soir, après la fermeture, ils s’étaient installés tous les deux dans l’arrière-cuisine. Alors qu’elle dégustait à petites gorgées gourmandes son calvados hors d’âge, bien calée dans son vieux fauteuil en cuir, hors d’âge lui aussi, et que Samba se délectait d’un café à la crème fraîche que lui avait concocté Noémie, la vieille dame sortit de sa poche un téléphone portable et le tendit à Samba.
— Pour quoi faire, madame Noémie ?
— Pour téléphoner, pardi ! Gros bêta !
— Mais à qui, madame Noémie ?
— À qui tu veux, nigaud ! J’y connais rien, mais Félix a rentré son numéro de portable, celui de sa femme et le mien. S’il t’arrive quoi que ce soit, tu nous appelle au secours !
— Pourquoi ? Je suis en danger ?
— Tant que tu es parmi nous tu ne risques rien ! Mais moi je serai plus tranquille si tu te balades avec ce machin ! Puis me pose pas de question, c’est comme ça un point c’est tout !
Samba s’était levé et avait embrassé Noémie sur ses cheveux blancs.
— Merci, maman Noémie, avait-il dit en riant, les larmes aux yeux.
Il s’était dit qu’il avait presque une famille, différente certes, pleine de sentiments qu’ils ne déchiffraient pas, faits de pudeur, de gestes et peu de paroles.
Il s’était donc attelé à la tâche qu’il s’était désignée. Bizarrement il lui semblait que la cuisine était moins sale que la bibliothèque, comme si on l’avait utilisée un peu plus longtemps et que la dernière personne y ayant œuvré ait eu à cœur de la laisser propre et bien rangée.
Il ne tirait plus l’eau du puits mais se servait du tuyau d’arrosage que Félix utilisait pour arroser ses fleurs. En effet Félix avait installé un système permettant d’arroser ses parterres de fleurs avec l’eau du lac.
D’ailleurs il fallait qu’il demande à Félix pourquoi il se donnait tant de mal à entretenir un jardin autour d’une bâtisse qui s’écroulait sérieusement et inexorablement.
Lorsqu’il eut terminé de dégager les fenêtres, il commença à s’attaquer aux murs. Grimpé sur la vieille table en bois, vieille, mais encore solide il avait lessivé le plafond, puis les murs. Il se donnait un objectif à atteindre tous les jours. Aujourd’hui le mur de gauche, demain celui de droite et ainsi de suite. Les jours passaient. La cuisine reprenait un semblant de vie. Le sol était fait de dalles de granit toutes plus ou moins disjointes qui lui apparurent grises une fois frottées au sable mêlé à l’eau de Javel, puis d’un détergeant acheté dans le commerce.
Il avait briqué la vieille cuisinière en faïence et s’était émerveillé de son décor bleu de Delphes, de son dessus de fonte et de sa chaufferette sur le côté.
Mais là où il avait dû déployer le plus d’énergie, ce fut pour redonner aux casseroles en cuivre leur éclat passé. Il s’était muni de gants et s’était protégé le nez. Il lui avait fallu de l’ammoniaque, du gros sel, du vinaigre. Enfin, une fois décapées il avait utilisé un produit spécifique pour les faire briller. Puis vint le jour où cérémonieusement il les accrocha au-dessus de la cuisinière là où était leur place. Il siffla d’admiration et tellement content de lui il se mit à danser la Zumba autour de la table en chantant à tue-tête.
Pourquoi Samba faisait-il tout ça ? Pour Félix, pardi ! Depuis que le maître des lieux lui avait dit que la cuisinière du manoir n’était autre que la grand-mère de Félix.
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Hippolyte de Valençon prenait place toutes les nuits dans le fauteuil de la bibliothèque. Il ôtait cérémonieusement son chapeau haut de forme et le posait précautionneusement sur ses genoux.
Il avait bien fallu que Samba se rendre à l’évidence. Ce qu’il avait d’abord pris pour des rêves farfelus n’en était pas vraiment. Il avait cru être sujet à des hallucinations, mais il ne s’adonnait à aucun produit illicite susceptible de lui provoquer des troubles de l’esprit. Ce n’était pas non plus le café crème de madame Noémie qu’il buvait tous les soirs, à moins que le lait provienne de vaches folles ! Son imagination ? Certes, il était loin de chez lui mais la France ne se singularisait pas vraiment en matière de sorcellerie en comparaison de son pays natal.
Donc, un soir alors qu’il s’était installé comme à l’accoutumée assis en tailleur sur le tapis, adossé au fauteuil, avec un vieux bouquin, il avait entendu cette voix, la même que dans son rêve lui dire :
— Bonsoir, monsieur Samba !
— Bonsoir ! avait-il répondu en se levant d’un bond.
— Bonne journée, monsieur Samba ?
— Excellente ! Monsieur… monsieur comment déjà ?
Je vous l’ai déjà dit mon garçon ! Je suis Hippolyte de Valençon, comte de Valençon. Vous êtes chez moi. Soyez le bienvenu ! Je commençais à m’ennuyer.
Alors Samba s’était approché avec précaution et avait tout doucement avancé la main pour toucher le bras du monsieur à la redingote. Ses doigts n’avaient effleuré que le tissu du bras du fauteuil. Il avait fait un bond en arrière, s’était cogné la tête sur le bord de la cheminée. Quand il avait repris ses esprits il était seul dans la bibliothèque. Il faisait froid, une grosse bosse à l’arrière du crâne lui faisait mal. Il avait regagné son matelas et la fatigue aidant, il s’était endormi comme un bébé.
Mais comment expliquer ce phénomène ? Qui pourrait croire que Samba conversait toutes les nuits avec un descendant de la longue lignée des comtes de Valençon. Nuit après nuit, le maître des lieux lui racontait son histoire, ou plutôt l’histoire du manoir. Ce dernier avait été bâti au XVIe siècle par Théodore de Valençon, son trisaïeul, banquier, homme d’affaires et quelque peu aventurier. Il avait fait fortune par-delà les mers. D’abord marin, puis armateur. Il armait ses bateaux pour le roi de France, François 1er