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Peel, les Mémoires d’un Intellichien conte l’aventure post-darwinienne d’un jeune jack russell qui, suite à l’effondrement d’une bibliothèque sur son innocent occiput, découvre qu’il sait non seulement parler mais aussi lire et écrire. Il sera ainsi emporté par le tourbillon des mots, leur richesse, leur magie mais aussi par la grande complexité des sentiments, des us et des coutumes du monde des hommes.
Ni humain ni animal, déchiré entre ses instincts canins et sa pensée sapiens, il va tout faire pour s’y intégrer, aidé par son frère Léo, petit garçon âgé de 11 ans au caractère aussi vif que turbulent et rétif à toute forme de culture scolaire.
Écrites par Peel lui-même avec ses mots et les maladresses de sa connaissance toute neuve de la langue, ces Mémoires retracent les épreuves et les joies qu’il rencontrera au cours de sa première année d’intellichien-colléchien confronté à tout ce qui fait l’humanité, à savoir la cruauté des enfants, mais aussi à la bonté, la peur, l’incompréhension, les préjugés, la bêtise, le sentiment amoureux…
À sa façon, une parabole qui s’adresse bien évidemment à la jeunesse – mais pas seulement – sur les problèmes de l’ouverture à l’autre, rédigée d’une patte à la fois naïve, humoristique et tendre.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Créatif publicitaire de formation et dessinateur de presse à ses heures perdues,
François-James Gaulon a été piqué par la plume dès son plus jeune âge grâce à ses parents, tous deux professeurs émérites de lettres classiques.
Au mitan de sa vie, il fit la connaissance de Peel, chiot irrésistible rencontré sur les quais parisiens lors d’une promenade avec ses trois enfants.
Une belle et profonde amitié naquit ainsi, faite de rires, de mille petits bonheurs et de tendresse.
François, déjà par nature proche du monde animal, en tirera la folle inspiration nécessaire à la rédaction de ces
Mémoires d’un Intellichien, mâtinées de ses propres souvenirs d’enfance et de l’observation affectueuse d’une vie de chien parmi les hommes.
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François-James Gaulon
Peel,
Mémoires d’un Intellichien
Roman
À ma petite fiancée secrète puis épouse Muriel, qui a partagé mon enfance ainsi que, bien des décennies plus tard, l’écriture de ce livre avec la même tendresse au cœur.
© Lys Bleu Éditions – François-James Gaulon
ISBN : 979-10-377-0655-3
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À ma petite fiancée secrète puis épouse Muriel, qui a partagé mon enfance ainsi que, bien des décennies plus tard, l’écriture de ce livre avec la même tendresse au cœur.
La sonnette a sonné.
C’était sûrement le Docteur, parce qu’à cette heure-là il n’y a que les Docteurs qui travaillent, quand les autres prennent leur température en rentrant chez eux, juste avant l’apéritif.
Mon frère Léo et moi, on avait de la fièvre, les yeux rouges et mal à la tête.
— 39, avait dit maman à papa quand on était rentrés du collège. 39 de fièvre tous les deux ! J’appelle le Docteur !
Mon frère et moi, on a toujours la même température : c’est normal, on est frères, des sortes de faux jumeaux vu qu’on est nés au même âge, et on rigole bien ensemble. En plus, on dort ensemble, on mange ensemble, on fait pas nos devoirs ensemble, on a les mêmes potes et on se méfie des mêmes filles, surtout les belles.
Le Docteur est entré dans le salon où papa et maman nous avaient fait venir, a sorti de sa mallette des tas d’outils de malade, puis a commencé à ausculter Léo. Ausculter, ça veut dire regarder tous les trous sauf un, écouter le cœur pour savoir si on est vivant et pour combien de temps, faire respirer, tousser, puis donner une liste de médicaments en disant avant de partir « Et pas d’école pendant deux jours ».
— C’est une petite angine rouge, Madame, rien de grave. Quelques antibiotiques vont le remettre sur pied en deux jours.
— Et l’école ? a dit Léo.
— Tu pourras y aller jeudi, a répondu le Docteur.
— Mais on est mardi, a protesté Léo. Deux jours plus le pont, normalement, ça fait lundi !
Le Docteur, qui est moderne, a conseillé à Léo de poser des RTT, puis s’est tourné vers maman en disant :
— Vous me parliez d’un second malade au téléphone. C’est vous, Madame ? Ou Monsieur peut-être ? a-t-il dit en se tournant vers papa, qui est devenu tout blanc d’un coup, parce qu’il déteste les Docteurs sauf quand ils en auscultent un autre.
— C’est Peel, Docteur, a répondu papa. Et il m’a montré du menton, en ajoutant que j’avais aussi de la fièvre et que je m’étais plaint de maux de tête et de gorge toute la soirée, et qu’en plus je m’étais fait que deux tartines de Nutella au goûter, ce qui est mauvais signe.
Le Docteur a regardé un instant papa par-dessus ses lunettes, des lunettes épaisses comme des microscopes, pour voir tous les microbes vous courir dessus, et lui a dit :
— Vous vous fichez de moi, Monsieur ? Je ne suis pas vétérinaire, que je sache !
— Et alors ? ai-je dit tout d’un coup, en le regardant bien dans les lunettes et même le stéthoscope. Et alors ? J’ai pas le droit d’être malade peut-être ? C’est une raison pour me traiter comme un chien bien portant ?
Avec une tête soudain complètement furieuse, le Docteur a remis ses instruments à toute vitesse dans sa mallette, a enfilé son manteau et s’est levé.
— Les numéros de cirque, c’est pas mon truc ! Y’en a marre ! Je suis fatigué, je fais de mon mieux, j’attrape toutes vos cochonneries, j’écoute tout le monde se plaindre toute la journée, de ceci, de cela, d’ici ou de là, et par-dessus le marché vous vous moquez de moi !
— Mais pas du tout, a commencé papa, figurez-vous que....
Il a pas eu le temps de finir sa phrase que le Docteur avait déjà claqué la porte d’entrée en parlant tout seul de ventriloques contagieux et de piqûre généralisée mais, ce qui est sympa quand même, sans nous faire payer les RTT de Léo.
On l’a plus jamais revu. C’est dommage : c’était un bon Docteur certainement, parce depuis on a plus jamais été malade, même si on a beaucoup vomi mais plus à cause des pizzas que des microbes.
Faut dire que j’ai pas précisé un détail : je suis pas tout-à-fait un homme, en réalité.
Je suis un chien. En tout cas au niveau du physique, de la truffe et des poils, et les Docteurs, ça juge les gens que sur le physique.
Mais, et c’est là où il aurait pas dû se fâcher comme ça, le Docteur, je suis un chien qui pense, qui lit, qui écrit, qui regarde des DVD et même les bonus, qui sait compter jusqu’à plein, qui fait des études avec de la géographie, de l’histoire et des mathématiques, et qui en tombe malade avec de la température comme tout le monde.
Et donc, évidemment, un chien qui parle.
Quand il a un truc à dire.
Et même rien, des fois.
Comme un vrai homme, quoi.
Et comme dans cette histoire de Docteur, qui en est qu’une parmi tant d’autres, vous verrez, en écoutant bien mon livre, que c’est pas tous les jours facile d’être un homme, surtout quand on n’en est pas un.
Peel. Je m’appelle Peel Roussel et je suis en sixième B au collège Lafontaine. Et tout le monde m’appelle Peel de la sixième B.
C’est embêtant parce que c’est un nom de chien. (Peel je veux dire, pas sixième B).
Je suis un chien. Un jack russell, plus exactement : vous savez, ces petits chiens nerveux et aboyant qui sautent partout dans les publicités et qui viennent d’Angleterre, comme les reines et le bacon. Avec une truffe à la place du nez, une queue qui bouge quand ils sont contents, quatre pattes au lieu de deux bras et deux jambes, pas de pouce ce qui est pas du gâteau pour tenir son stylo, des dents plus pointues que la moyenne et des poils partout.
Mais pas un chien comme les autres. Ou plutôt PLUS un chien comme les autres.
Parce que moi je suis intelligent. Je suis un animal, ça je veux bien, mais pas une bête, et pas plus animal que les autres d’ailleurs.
Je suis intelligent comme les hommes et c’est ça qui est embêtant, surtout pour les hommes, qui aiment pas – et je m’en suis très vite rendu compte – qu’on soit aussi intelligent qu’eux. Je suis intelligent parce que je sais lire, et écrire, et compter sur mes pattes et même sur ma calculette, et penser à autre chose qu’à manger, et parler de la météo, et, surtout, apprendre plein de choses qui servent à pas grand-chose d’utile.
Je sais même faire semblant de faire quelque chose quand je fais rien, rire à gueule dévoyée avec mes potes car j’ai plein de potes, et raconter des mensonges à mes parents – enfin plutôt les parents de Léo, mon frère. En fait Léo, c’est pas mon vrai frère parce que c’est pas un chien, même s’il en a tous les bons côtés, mais c’est tout comme parce qu’on a la même chambre à la maison et qu’il est intelligent comme moi. D’ailleurs, il raconte plein de mensonges, bien pires que les miens.
Je vois ce que vous vous dites en lisant ça : c’est quoi ce chien soi-disant intelligent ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire à dormir sur les pattes arrière ? Un chien c’est bête comme un chien, ça devient pas intelligent comme ça du jour au lendemain, c’est gentil mais bon, ça reste gentil, ça donne la papatte, ça fait tenir un sucre sur sa truffe, ça se met assis quand on lui dit assis, ça fait rien quand on lui dit rien mais il n’y a pas là de quoi fouetter un chat (ce qui est dommage). On n’a jamais vu un chien être en sixième, c’est des blagues tout ça, et d’abord ce chien qui écrit, c’est sûrement pas lui, ou alors il a copié.
Eh bien c’est justement pour ça que j’ai décidé de tout raconter, pour que tout le monde voie que c’est une histoire vraie mon histoire, et celle de Léo, de mes parents, de mes profs et de mes potes, et que même si on est tous intelligents et qu’on ment comme des arracheurs de vent quand ça nous arrange, que cette fois-ci on ment pas : moi, Peel de la sixième B du collège Lafontaine, je suis le premier colléchien, le premier chien intelligent de l’histoire des chiens, et aussi intelligent que n’importe quel garçon de sixième B, et même n’importe quelle fille, c’est dire.
Et que mon histoire, en fait, elle est overtop c’est sûr, mais pas toujours aussi joyeuse que ma queue pourrait le laisser croire, comme vous allez voir.
D’abord, je me souviens pas, puisque j’étais pas encore intelligent, et je crois que parfois il vaut mieux pas être intelligent, vu ce qu’on m’a raconté de l’époque.
Mes parents m’ont trouvé dans une toute petite cage sur un quai à Paris, dans un magasin où on vend de toutes petites cages avec des animaux dedans.
On peut, sur ce quai, acheter au choix une cage avec un oiseau, un chat dégoûtant, un hamster, une souris avec les yeux rouges pour faire des photos comme si on avait un flash, ou un poisson (mais la cage d’un poisson ça n’a pas de barreau à cause de l’eau qui s’évaderait) et même un chien.
Tous ces animaux, notez bien, sont des bêtes, et donc n’ont rien fait de particulier pour être en cage, ce qui est déjà une preuve de la bêtise des bêtes, alors que quand un homme est en cage, c’est en général pour avoir essayé d’être plus intelligent que les autres et surtout pour y être parvenu pendant un certain temps.
Papa, maman et Léo m’ont dit qu’ils m’avaient trouvé trop trop trop mignon dans ma toute petite cage, avec mes poils blancs et mes taches noires sur les yeux et la queue qu’on aurait dit Zorro. Comme ils s’appellent Roussel dans la famille, Léo a dit que jack russell c’était un signe, que ça pouvait pas mieux tomber et que ça faisait déjà presque comme un nom de frère. Papa et maman ont dit que c’était pas un argument mais Léo, qui a toujours des tas d’arguments vachement balèzes, a répondu qu’ils devraient plutôt être contents de pas s’appeler Tricératops ou Éléphant des mers, ce qui aurait pas simplifié l’adoption. Devant le silence fâché des parents, Léo a fait un énorme caprice et il a crié sur tout le quai en leur demandant soit de m’acheter soit de lui faire un frère comme lui, parce qu’il en avait ras le goal d’être fils unique dans une famille de parents uniques où tout était unique sauf l’ennui.
Papa et maman, après un petit temps passé devant des poissons calmes à discuter entre eux, se sont dit qu’un chien, ce serait quand même mieux qu’un deuxième fils comme Léo, et ils ont dit d’accord, à condition qu’il s’occupe de moi, me donne à manger des choses correctes à heure fixe sans essayer de faire des expériences, comme avec le hamster de mamie qui avait explosé, et m’emmène en promenade deux fois par jour pour me faire faire mes besoins. Car à l’époque, les besoins, je les faisais encore en me promenant devant tout le monde, alors que chez les hommes, c’est en lisant des magazines, en se cachant. Pourtant, certains magazines pourraient vraiment être lus dans le salon.
Mes parents et Léo m’ont ramené à la maison, après m’avoir acheté un panier, un collier, un os en plastique qui couine d’être immangeable et un grand sac de ronds-à-manger spécial chien, bien immondes, et d’ailleurs on fait les mêmes pour les chats, les enfants au petit déjeuner et même les vieux hommes à l’hôpital, mais en ramolli.
Tout de suite, ils m’ont cherché un nom, parce que Roussel c’était pas suffisant. C’était l’année des P, leur avait dit le vendeur d’animaux.
— Pas question d’appeler mon chien comme ça !! a hurlé tout de suite Léo, qui pourtant en général adore les trucs pas frais.
— Calme-toi, a dit papa pour le rassurer. Il s’agit de l’initiale : on doit lui trouver un nom qui commence par la lettre P.
Et tous les trois se sont mis à chercher un truc sympa, qui me ressemble et commençant par un P.
— Philibert, a dit Léo.
— Pamphile, a dit maman.
— Ce sont les noms de mes deux grands-pères ! a protesté papa. Je vous dis tout de suite, les noms d’hommes sont interdits !
Alors ils ont tout essayé, dans tous les sens : les noms de fruits, pomme, papaye, pamplemousse et même pruneau, puis les noms de légumes comme poireau, potiron ou petit pois, les noms de gens célèbres comme Pépin Le Bref, Patrick Bruel, Pavarotti ou Pythagore, les noms de chose genre panier, parapluie, porte-manteau, pantalon, périphérique, piqueur-marteau, partant sur n’importe quoi comme philodendron, phéromone, pleutre, protubérance, et même, comme ils avaient plus d’idées, sur des maladies comme prurit ou pancréatite.
Léo, qui avait participé mais seulement en cherchant des noms de superhéros, et avec des P, il y en avait pas beaucoup à part Plastic Man qui est tout mou, a commencé à s’énerver en disant qu’il voulait pas que son chien ait un nom débile, de grand-père, de légume ou de maladie grave.
Papa et maman se sont mis à s’énerver aux aussi, en disant à Léo qu’il était qu’un capricieux, que s’il continuait à faire l’enfant gâté ils m’appelleraient « Pourri-comme-son-frère » et qu’il n’y aurait pas de discussion possible.
Moi, qui étais à côté d’eux en ne comprenant rien, ça m’a énervé aussi et je me suis mis à sauter partout en jappant de toutes mes forces, et en léchant leurs visages de ma grosse langue pleine de croquettes au poisson que Léo m’avait données en rentrant du quai aux animaux.
— Ça commence bien, a dit maman pendant que je bondissais du canapé à la table du salon en faisant le fou. Ce chien est une vraie pile électrique !
— Pile ! Ça, c’est un nom super bien trouvé, a crié Léo. Ça a de l’énergie, de la pêche, c’est court, ça picote quand on met la langue dessus et ça dure longtemps !
— C’est pas faux, a dit papa. En tout cas, ça lui va comme un gant.
— D’accord, a dit maman, va pour Pile, bien que ça ne soit pas très chic pour un joli petit chien comme lui. Ça a un côté gadget…
C’est alors que papa a eu l’idée du siècle :
— On a qu’à l’écrire en anglais ! Peel : pet, deux œufs, aile ! C’est un chien d’origine britannique, après tout !
Léo était ravi :
— C’est top ! Trop top ! Peel, l’électrocution britannique ! Ça envoie ! Peel ! Peel ! Peel Roussel ! Et il m’a pris par les pattes avant pour danser avec moi en rond dans le salon.
Comme j’ai senti que c’était la fête, j’ai aboyé.
Et Léo, qui est vraiment super, a aboyé aussi.
— Et c’est parti…, a soupiré maman.
— Oui : notre fils parle déjà anglais, a resoupiré papa.
Et tout le monde a dû aller se coucher.
Chacun dans son lit et moi dans mon panier mais avec mon nouveau nom.
En tout cas avec un mot que je connaissais, le premier, un mot super qui faisait danser et aboyer.
Et puis la vie avec eux a commencé.
J’étais un chiot comme les autres, avec une vie de chiot comme les autres assez malin parce que j’arrivais à piquer des morceaux de repas sur la table mais pas assez pour entrer en sixième, ni même au CP ni à la maternelle, c’est dire.
Le jour, je restais tout seul à la maison en grattant de temps en temps les portes et le soir, je me faisais gronder alors que je me souvenais même pas que c’était moi qui avais fait ça, et je voyais pas ce qu’elles avaient ces portes en plus. Une fois, j’ai même cru qu’on grondait la porte alors pour participer je lui ai aboyé dessus.
J’aboyais tout le temps, à la moindre occasion, dès que j’entendais du bruit dans l’immeuble, je ne sais pas pourquoi exactement, parce que j’avais peur, parce que j’avais envie de sortir, parce que j’avais envie de courir, de mordre, de sentir les odeurs dehors. Eh oui, peur, peur surtout, de cette grande cage où je vivais avec des portes qu’on grondait, peur de ces bruits qui venaient de partout, d’en bas, d’en haut, de ces voix, peur de ces cavalcades au-dessus de ma tête, de ces cris d’enfants en-dessous, de tout ce monde dont je ne savais rien et qui résonnait tout au long de la journée, dans un grand et effrayant mystère, autour de ma vie de chien.
La nuit, je dormais dans la cuisine et dans mon panier, avec ma gamelle vide à côté, et le lave-vaisselle me berçait. Au début, il me faisait peur aussi, il ronronnait de manière inquiétante avec des petites lumières rouges vicieuses, on aurait dit un énorme chat. Des fois, j’essayais d’aller sur le lit de Léo, mais les parents refusaient et me chassaient en criant « Peel, cuisine » !
Je reconnaissais quelques sons comme « promenade, manger, non, Léo, sortir, viens, cuisine », et ils me faisaient tous bouger la queue. Sauf « non », bien sûr. Là, j’avais la queue tout en bas, bien serrée entre les papattes. Comme quoi, j’étais déjà un peu intelligent en fait : parce que, chez les hommes, la première chose qu’on demande à l’intelligence, c’est de se souvenir de tout ce qu’il est interdit de faire. Et ça fait énormément de choses.
Je ne savais pas si j’étais heureux ou malheureux, épanoui ou même content. Et d’ailleurs je ne savais pas tout court.
Et puis, un jour, plein de temps après mais je ne saurais pas dire combien, Shuddup est entré dans le salon par la fenêtre.
« Shut up » veut dire « la ferme ! » en anglais alors qu’il parle tout le temps sans même comprendre ce que veut dire son nom.
Shuddup, l’horrible perroquet de la dame de l’immeuble en face, de l’autre côté de la cour, celle qui regarde tout le temps la télé.
Intermède
Avant de continuer sur l’arrivée de Shuddup, qui a tout changé dans ma vie et ma tête, il faut que je vous présente en quelques mots ma famille. C’est une famille comme les autres sauf que, comme c’est la mienne, elle est sacrément mieux.
Mon frère, donc, il s’appelle Léo Roussel. Il a dix ans et est en CM2, la dernière classe avant la sixième, une classe où il y a pas d’animaux, à part des têtards dans un aquarium tout au fond.
D’ailleurs un jour, les têtards sont devenus des grenouilles. C’était tellement super que Léo aussi : il a sauté partout et s’est fait punir.
Tout ça pour vous dire que mon frère, c’est quelqu’un. Et s’il n’est pas très bon à l’école, par contre, dès qu’il en sort, c’est le meilleur.
Mon frère, c’est le meilleur parce qu’il a toujours des tas d’idées, des idées que normalement on peut pas avoir quand on est qu’au CM2, comme me laver avec le shampoing spécial cheveux blancs de mamie, qui a fait que j’ai été violet pendant une semaine, repeindre le paillasson, descendre les poubelles par la fenêtre, découper les pizzas en forme de boomerang (même si elles reviennent pas à cause du poids des olives), se coller un magnète sur le front avec de la Superglue pour se déguiser en frigo, ou, pour faire plaisir à maman, nettoyer les toilettes à fond et dans le détail avec sa brosse à dents, et même faire du sport à la messe ou prier en cours de sport.
Et ses idées, elles sont tellement nouvelles, la plupart du temps, qu’elles ne sont pas encore interdites.
Mais elles le deviennent très vite, alors Léo se fait punir et moi avec comme complice.
Comme il veut avoir réponse à tout, il dit à chaque fois aux parents un truc du genre « si Einstein avait pas pris le risque d’inventer l’eau tiède, vous vous laveriez pas plus que moi », ce qui en général aggrave la punition en plus d’être envoyé prendre son bain.
Parce qu’en plus, Léo, il bouge et parle tout le temps. Il est nerveux, « intenable », comme dit papa, « impossible » comme dit maman, « comme son père » comme dit mamie : il saute tout le temps partout, ne peut pas rester plus de cinq minutes assis tranquille, même la bouche pleine, se bagarre souvent à la récré, et se transforme en toutes sortes d’animaux sans qu’on le lui demande. Et parfois même en légumes, mais ça, c’est plutôt le dimanche. Il parle, parle, parle sans arrêt, ce qui ennuie parfois les adultes, qui aiment bien parler uniquement entre eux ou même se taire de temps en temps pour avoir l’air de réfléchir.
Bref, mon frère, c’est quelqu’un.
Et moi, je suis drôlement fier d’être le frère de quelqu’un.
Parce que d’un autre, d’un normal par exemple, ça serait nettement moins marrant.
Papa aussi, c’est quelqu’un.
D’après ce que j’ai pu deviner en écoutant ses potes parler, petit, c’était encore plus quelqu’un.
Mais ensuite, une fois adulte après avoir épousé maman en une seule journée, il est devenu comme tout le monde : il travaille et a l’air d’aimer ça, ne fait que des choses autorisées et ne dit jamais de mensonges, sauf au Docteur à qui il dit toujours qu’il n’a rien, alors qu’on voit bien qu’il a tous les microbes qu’on a ramenés de la cantine vu comme il court aux toilettes.
Papa a un drôle de métier : il retouche des photos. À la maison en plus, sans avoir besoin d’aller dans un bureau, ce qui est pratique pour le surveiller. Avec son ordinateur, du café le matin et du whisky la nuit, il arrange les mannequins, qui sont des gens qu’il faut finir sur Photoshop, fait briller des voitures et des filles, change la couleur du ciel, et est même capable d’inonder les rues comme si la mer était en pleine ville. Il peut faire n’importe quoi, des sortes d’effets spéciaux qui bougent pas, et d’ailleurs il fait souvent n’importe quoi : la preuve, l’image qu’il y a sur ce livre, c’est lui qui l’a faite à partir des idées de Léo. Une image où j’écris comme si j’étais un homme, ça, c’est sûr, mais un homme grotesque.
Ça les fait beaucoup rire, et même maman.
Alors moi aussi finalement.
C’est quand même bon de rire en famille, même si c’est moi le grotesque.
Papa, dès qu’il a vu maman, il est tombé amoureux.
Et maman, dès qu’elle a vu papa, elle a rigolé.
Papa a alors essayé d’être hypersérieux, et maman a encore plus rigolé.
Mais heureusement, maman, elle a un super métier, qui lui fait sentir des choses très fines : elle est directrice des ressources humaines. Grâce à ça, elle a pu voir ce qu’il y avait d’humain chez papa, et même qu’il pouvait avoir de la ressource, alors que pour les autres filles que connaissait papa à l’époque, ça sautait pas au nez manifestement.
Du coup, elle a bien voulu tomber amoureuse de lui, et Léo est né dans son ventre (ce qui est, entre nous, très différent de la manière de faire des chiens, qui ont pas besoin de rigoler pour faire des chiots. Chez nous, c’est plus naturel).
Maman travaille dans un grand bureau d’une grande entreprise, dans une énorme tour très haute, où elle a, comme elle dit, « presqu’autant de responsabilités difficiles qu’à la maison, vu qu’ils sont douze-mille ». Elle y est toute la semaine, et ramène parfois du travail à la maison en nous demandant de pas la déranger, ce d’ailleurs semble plutôt la reposer.
Maman, papa, Léo et moi, on habite dans une grande ville mais avec de la campagne autour, dans un immeuble au cinquième étage, et qui est overtop parce qu’on entend tout ce que font les voisins, surtout aux toilettes à cause du son qui monte par les tuyaux.
On est vachement heureux, en particulier pendant les repas, à Noël, et à la fête des Mères, où on fait tout pour faire plaisir à maman. Cette journée pour elle, une fois par an, elle la mérite bien, parce qu’on voit bien que le reste du temps on lui cause pas mal de soucis même si on fait pas toujours exprès.
Alors le jour de la fête des Mères, on lui fabrique des cadeaux, on range nous-mêmes la maison, on se lave, on se peigne, on lui invente des gâteaux, et on lui appelle même le docteur si elle a pas aimé.
Tout ça pour lui montrer que rien qu’à nous trois, on l’aime encore bien plus que douze-mille.
Et que si elle était pas là, eh ben nous non plus.
J’ai jamais aimé les oiseaux, mais alors là, Shuddup, je pouvais pas le sentir.
Déjà, les oiseaux, ça piaille tout le temps comme si c’était des filles, ça se met à voler quand on veut les manger et ça fait ses besoins sur la voiture de papa, et même sur papa des fois quand il va boire une bière en bas. C’est pas demain la veille que les oiseaux seront intelligents, vu comme déjà ils sont malpolis.
Shuddup, en plus de tout ça, il était très gros et surtout il faisait des sons comme les hommes, ce qui était terrible dans le bec d’un oiseau, et d’ailleurs j’étais pas sûr-sûr que ça soit bien un oiseau, Shuddup.
Quand il disait pas « La ferme Shuddup !!! » ou « Allô Docteur ? » ou « 20 h 10, on va rater Plus Belle la Vie ! », il sifflait tout le temps, comme un train dans les westerns. Il sifflait des bouts de musique, essentiellement la fin de Plus Belle la Vie et le début de Télé Achats, faisait même le « ding-ding-ding » du jeu des mille euros, et criait « champion ! » quand sa maîtresse, elle, lui criait « question pour uuuuuuuuuunnn… ».
Souvent, il poussait simplement un long sifflement, ça lui montait tout seul, comme une cocotte-minute, et moi au début je croyais qu’il m’appelait. Alors, je me mettais à la fenêtre et j’aboyais, ce qui le faisait siffler encore plus, et même tellement des fois que j’avais peur qu’il explose.
Mais ce qui m’énervait le plus, c’était son gros œil qui me regardait de travers, un gros œil rond tout content de ses sifflements, qui avait l’air tellement bête, tellement vide, que ça me faisait peur. Comme la grosse horloge du salon, dont je croyais qu’elle me regardait aussi quand j’étais chiot, et qui me crachait de temps en temps un oiseau dessus, en me disant « coucou » par-dessus le marché.
Alors souvent, avec Shuddup, on se cherchait tous les deux à travers la cour, et je dois bien le reconnaître, c’est pas toujours lui qui commençait. Comme il était attaché à la patte sur une barre, il pouvait pas s’envoler, et on s’était jamais vus de près. Remarquez, il vaut mieux, parce que je l’aurais peut-être mangé, même si je digère mal les plumes. Mais ça, manger tout ce qui bouge et d’ailleurs aussi ce qui bouge plus, c’est plus fort que moi. Et pourtant je suis fort.
Bref, ce jour-là, je sais pas ce qui s’est passé mais Shuddup était pas attaché à sa barre. Comme il faisait beau, nos fenêtres étaient ouvertes, et du coup on a commencé à s’énerver l’un l’autre, lui en sifflant et moi en aboyant, comme d’habitude, assez méchamment donc c’était cool. Sauf que tout d’un coup, le Shuddup, il s’est envolé et il a foncé vers moi, droit dans le salon de chez nous. C’est incroyable les oiseaux, ils en ont rien à faire des portes : une aile, c’est quand même nettement moins intelligent qu’une patte, je trouve.
Alors là, ça a été affreux, je vous raconte même pas. J’ai bondi sur Shuddup pour essayer de l’attraper et je crois qu’il a eu la trouille de sa vie. Il a volé partout en poussant des tas de cris, et moi je lui courais après, lui sautais après, lui aboyais dessus comme un fou. J’avais envie de le manger, de le détruire, d’en faire des croquettes de perroquet, c’était overtop. Lui aussi rigolait tellement qu’il a fait caca un peu partout, surtout quand j’ai réussi à lui arracher une ou deux plumes du popotin. Il a d’ailleurs crié « champioooooon ! » en roulant des yeux pour me féliciter.
On a joué comme ça dans tout le salon, et on a mis plein de choses par terre, des chaises, des revues de maman, un vase ou deux, les plantes avec la terre, le cadre photo de mamie… Les disques de papa sont tombés un peu aussi, mais bon, c’est pas tous les jours qu’on peut s’amuser.
Et puis, tout d’un coup, Shuddup est allé se poser tout en haut de la grande bibliothèque, celle où il y a tous les livres de papa et maman, des tonnes de livres, et qui monte presque jusqu’au plafond.
Il m’a observé comme il fait, de côté, avec un regard complètement rond, et en bougeant un peu la tête comme une poule. Moi, je me suis mis sur le dossier du canapé, les pattes arrière bien posées sur le coussin, et la queue tellement agitée que ça me faisait comme une hélice, en le quittant pas des yeux.
On est resté un peu comme ça, sans rien dire ni bouger, à se regarder très fort.
C’était drôle, on aurait dit deux chats mais heureusement que je n’y ai pas pensé parce je me serais trouvé laid.
Il y avait un silence terrible, et même Shuddup ne faisait plus de bruit.
On aurait dit qu’il allait arriver quelque chose de grave.
D’ailleurs il arriva quelque chose de grave.
« Coucou », cria soudain la grosse horloge en crachant son oiseau, et, pendant que Shuddup tournait brusquement la tête pour voir qui lui disait coucou, j’ai sauté droit sur lui, comme un vrai jack russell, de tout le ressort de mes pattes. En un seul bond, je suis arrivé presque en haut de la bibliothèque, depuis le canapé je sais pas si vous vous rendez compte, c’est pas rien. Presque, je précise, parce qu’en fait mes pattes arrière étaient encore dans le vide, tandis que celles de l’avant s’agrippaient au rebord de toutes mes forces. J’étais en train de monter complètement dessus quand tout s’est mis alors à pencher, à se décoller du mur, les trois parties de la bibliothèque à la fois, et à pencher de plus en plus, de plus en plus, et tellement de plus en plus que tout s’est écroulé dans un énorme fracrash. Tout, les rayonnages, les petites choses dessus comme les éléphants en plastique d’Afrique, les bougies qui schmoutent de maman, la collection de schtroumpfs de papa, la photo de Léo quand il avait pas encore de crocs, les bouquets de fleurs mortes, tous les livres de la famille depuis grand-grand-papa et ça en fait une tonne, et moi.
La dernière chose que j’ai vue, c’est Shuddup qui s’envolait par la fenêtre en criant « Consooooonne, Voyeeeeeelle ».
*
J’étais allongé sur le canapé, avec des coussins partout autour, et un sac un peu mouillé qui me faisait froid sur la tête.
J’entendis Léo qui pleurait et maman qui reniflait, tous les deux assis à côté de moi. Papa, penché au-dessus, a dit : « tout par terre, je peux encore comprendre mais pourquoi il a chié partout ? ».
Léo, qui s’y connaît en caca, a dit « c’est un oiseau qui a fait ça, papa. C’est vert avec de fines petites traces blanches, comme sur la voiture ou ta veste, et pas marron foncé avec du liquide sur les bords comme souvent sur ta chaussure. »
— C’est bien le moment de discuter de ça », a dit maman en reniflant. Peel est peut-être dans le coma, il va peut-être mourir, et vous dites des bêtises, c’est pas possible ça !
Léo s’est remis à pleurer, et papa a ajouté « tu as raison, mais ça me fait quand même penser que si les chiens volaient, ce serait terrible ».
Je vous raconte tout ça dans le détail, c’est pas que ce soit très frais, d’ailleurs quand il y a Léo quelque part, tout devient vite pas très frais, mais c’est parce qu’il se passait une chose incroyable dans ma tête, alors que ma cervelle sortait petit à petit de l’immense trou noir qui avait succédé au crash de la bibliothèque.
Il se passait que je comprenais tout ce qu’ils disaient, tous les trois, tout, chaque mot, chaque phrase, et même chaque bêtise. Tout sonnait dans ma tête de façon claire, évidente, limpide – j’en connais des mots, hein – comme si j’avais toujours su parler, comme si j’avais toujours été intelligent, comme si j’avais été un homme depuis toujours.
Ça bouillonnait incroyablement derrière de sous mon crâne, ça fumait, ça se tordait, ça s’entrechoquait de sons qui voulaient dire quelque chose, très chouettes et très compliqués en même temps, avec des images en plus dans tous les sens, comme des chiens qui volent par exemple, des images qui venaient à toute vitesse et qui étaient à toute vitesse remplacées par d’autres, comme des oiseaux qui aboient, et puis maman qui a le nez qui siffle, et Léo qui se mouche dans le col de sa chemise, et papa qui regarde sous sa chaussure, on sait jamais comme il dit, et les livres qui étaient tombés, et même leur titre à tous, et même ce qu’il y avait dedans, des mots, des tas de mots, des milliards de mots et de combinaisons de mots, tous emmêlés, d’idées, de drôles d’idées, d’idées pas possibles, d’idées complètement dingues, d’idées d’hommes, quoi.
Et alors que n’importe quel autre animal se serait contenté de reprendre conscience, moi, je prenais tout simplement conscience.
C’était si bon, si formidable, si délicieux, que je ne bougeais pas, rien, de la queue à la truffe, et goûtais, sous mes paupières fermées, au grand désordre des idées des hommes qui explosaient dans ma tête comme un 14 juillet.
Et j’écoutais, immobile, d’une oreille qui commençait déjà à être gratouillée par une petite idée, papa, maman et Léo qui parlaient de moi avec plein de peur, de tristesse et de gentillesse à la fois.
Et ça aussi c’était sacrément bon.
— Peel, mon petit Peel, mon petit Peel chéri, a dit Léo, ne meurs pas mon chien adoré, je t’en supplie, ne meurs pas ».
— Peel ? Peeeeeel ? Peeeeeeloouuuuuuu ? a dit papa très doucement.
— Appelle le vétérinaire, a dit maman à papa.
— C’est pas la peine, a dit Léo entre deux gros bruits de nez, je vois son cœur qui bat, et puis je veux pas, ils vont me le prendre, je connais les vétérinaires : ça pique les chiens dès que c’est trop compliqué de les guérir et surtout avant le week-end, et aujourd’hui on est vendredi.
— Il a pas tort, a dit papa. On devrait attendre un peu. Peel a l’air seulement assommé. On l’a pas retrouvé sous la bibliothèque, heureusement, mais sous un tas de livres, et de bons livres en plus dont le dictionnaire.
— Mon Peelou chéri, reviens, a redit Léo qui pleurait de plus en plus fort. J’ai senti que maman le serrait contre elle, et que même papa se serrait contre maman. Je ne les voyais pas mais je trouvais ça beau. C’est très beau quelqu’un qui meurt, surtout quand il meurt pas, et j’en profitais tellement que moi aussi je me disais, en silence, de pas mourir par pitié.
— Je te promets, mon Peelou, a dit Léo, que si tu te réveilles la vie sera plus comme avant. Je te l’ai jamais dit, mais tu es mon frère, tu sais. Et tu seras comme mon frère maintenant, tu dormiras plus dans la cuisine tout seul. Pas vrai, papa et maman ?
— Oh oui mon Léo, oh oui notre Peelou, ne t’en vas pas, tu es notre deuxième fils en quelque sorte, et plus cool que Léo…
— Reviens Peelou chéri, a dit Léo, et même papa te fera un câlin le soir dans notre chambre. Hein papa ?
— Heu… oui, mon Léo, je lui ferai un câlin, je te ferai un câlin, Peel.
— Regardez, a crié tout d’un coup maman, il y a sa queue qui bouge !!
— Continuez, continuons, la vie lui revient petit à petit en commençant par la queue, a crié Léo ! S’il la bouge, c’est qu’il nous entend et qu’il est content !!
J’essayais de faire un peu durer les choses, c’était trop bon toute cette gentillesse et toutes ces promesses, même si ma queue m’avait trahi, c’est terrible ces queues qui pensent bêtement toutes seules même quand tout le reste est devenu intelligent.
— Oui, tu seras mon frère, on sera frères, a dit Léo de plus en plus fort, et on te traitera plus comme un chien. T’auras plus une vie de chien mais une vie de frère. On pourra rigoler ensemble, et même se battre, allez regarder la télé en douce la nuit, et embêter les filles. Ça, je te le promets, et je le crache même, Peel !!
Et papa et maman ont dit, un peu forcés par Léo, je crois, quand même, que oui ils étaient d’accord, oui pour la vie de frère, oui pour la télé, oui pour embêter les filles, oui pour les tas de choses que disait Léo parce que plus il parlait plus ma queue bougeait, de plus en plus vite, et même que mes pattes commençaient à trembler.
— Et tu auras plus un panier mais un lit.
— Et une petite couette à ta taille.
— Et une assiette avec des fleurs, une de celles de mamie, et plus de gamelle.
— Et un petit savon rien que pour toi dans la salle de bain, et qui sentira le poisson.
— Et un fauteuil à ta taille dans le salon, avec des croquettes dessinées sur les coussins.
Et ma queue s’accélérait à chaque phrase, comme une folle, on aurait dit un avion qui démarrait. Et plus ils disaient des choses, plus ça vrombissait.
C’était tellement beau et tellement triste, tellement chouette de devenir le frère de Léo et d’avoir droit à une vie de Léo et plus de Peel, et ma queue bougeait tellement que je n’ai plus réussi à tenir mes paupière fermées.
Elles se sont ouvertes d’un seul coup, j’ai tourné ma tête vers Léo, papa et maman, et j’ai dit en les regardant avec des larmes plein les yeux :
— Et des quatre-fromages et des margarita, je pourrais en manger maintenant aussi ?
— Qu’est-ce qu’il a dit ? a demandé papa, tout blanc.
— Des quatre-fromages. Il a demandé s’il aurait droit aussi à des quatre-fromages, a dit maman, qui avait la même couleur.
— Il parle de la pizza ?
— Je le crains, mon chéri.
Ils partirent alors tous les trois en courant vers l’escalier, dans un grand cri.
Je les ai vus par la fenêtre en train d’agiter leurs bras au-dessus de leur tête, puis disparaître tout petits et tout loin au bout de la rue.
C’est complètement dingue d’être intelligent.
— C’est magique, a dit Léo.
— C’est un miracle, a dit maman.
— C’est Darwin, a dit papa.
— Darwin, Charles, naturaliste et biologiste anglais, né à Shrewsbury, 1809-1882, moi j’ai dit.
Ils étaient remontés dans l’appartement, leurs bras avaient repris leur position normale, et ils me regardaient, tous les trois assis dans le canapé, avec des yeux ronds comme des yeux de chats, mais en plus humains quand même parce qu’il y avait pas au-dessus les oreilles vicieuses.
— Chien, a dit papa.
— Nom, lat. canis, mammifère domestique de l’ordre des carnassiers, j’ai répondu.
— Incroyable, a dit maman.
— Adj. Qui ne peut être cru ou qui est difficile à croire, j’ai encore répondu.
— Étron, a dit Léo.
— Matière fécale consistante et moulée, j’ai re-répondu.
— Comment tu te sens, Peel ? a demandé maman.
— Bien, maman, j’ai dit, mais j’ai la tête lourde quand même, hein.
— Tu m’étonnes a dit Léo, toute une bibliothèque d’un coup, c’est horrible.
C’est papa qui a été le premier à essayer de comprendre ce qui s’était passé. Ils m’avaient retrouvé sous une énorme pile de livres, avec, en dernier, le gros dictionnaire de papa qui me recouvrait presque complètement, avec uniquement le bout de ma queue qui dépassait. Tous les livres que j’avais reçus sur la tête m’étaient rentrés dans le crâne d’un seul coup, d’après lui. En tout cas c’était la théorie de papa, qui a toujours été fort en théories. Mais comme il aimait beaucoup les livres, qu’il en avait plein et qu’il disait toujours que ça rendait intelligent de lire, il trouvait ça logique, même si c’était un peu spécial. « La littérature rejoint l’évolution au niveau quantique », il a même dit en faisant un grand geste.
Léo, lui, était pas d’accord. Il faut dire que ça l’arrangeait pas, vu que le seul livre qu’il avait ouvert, c’était le mode d’emploi de sa console. D’ailleurs Léo est bien plus fort pour fermer les livres que pour les ouvrir, et c’est la seule chose qui soit bien rangé dans sa chambre, le coin des livres, comme dit maman qui aime que tout soit bien rangé. « Non, non, ça peut pas être ça, moi mon hypothèse c’est que Peel a mangé quelque chose qui a accéléré l’évolution de ses neurones. C’est d’ailleurs beaucoup plus logique. Et même observé chaque jour : si c’était meilleur à la cantine, on travaillerait mieux à l’école. La salade de choux-fleurs, par exemple, ça rend mauvais en maths.
— Qu’est-ce que c’est que cette théorie pour le moins fumeuse ? a dit papa.
— Ben oui, l’autre jour, salade de choux-fleurs à midi, et après j’ai un 5 en contrôle de math. La preuve est éclatante, non ? Mais toi, qu’est-ce que tu as mangé, Peel, avant de tout casser dans le salon ? il m’a demandé Léo.
— Heu…
— Allez dis-le nous, c’est important, tu vas pas te faire gronder, on sait bien que ça peut pas être tes croquettes.
— Ben… heu… J’ai mangé dans la poubelle les restes d’hier soir, quoi… Il y avait un peu de tout, c’était bon, vous savez. Du pâté, de la pizza, quelques coquillettes au ketchup, et un fond de yaourt. Mais j’en ai pas mis partout, hein.
— Si la pizza rendait intelligent, Léo serait déjà à Polytechnique, a dit papa.
Maman a fini par intervenir, parce que c’est à chaque fois pareil entre Léo et papa, ils sont jamais d’accord et ils finissent toujours par se disputer en mettant une ambiance pourrie dans la maison. Elle a dit : « de toute façon on s’en fiche de savoir comment Peel a appris à parler et à penser. C’est un mélange de nourriture moisie et de choc littéraire si ça peut vous mettre d’accord, et pourquoi pas aussi la foudre et l’éclipse de Lune. Toujours est-il que Peel va bien, qu’il peut nous le dire maintenant ce qui est bien pratique, et incroyable, et merveilleux. Et que ça, c’est la seule chose qui compte ».
Elle est super, maman. En fin de compte, c’est toujours elle qui a raison, et toujours elle qui comprend la première que des fois ça sert à rien d’essayer de comprendre, qu’il y a mieux à faire.
Puis ils ont tous les trois parlé longtemps, nettement plus calmement, et moi je me taisais parce que tout ça me faisait tourner la tête, comme quand j’avais léché tout le verre de Champagne de papa une fois. Ils ont parlé de secret, de rien dire à personne, puis d’appeler la télévision, puis d’aller voir de grands professeurs et Bernard Pivot, de me filmer et de téléphoner à Paris-Match, de prendre rendez-vous avec Steven Spielberg ou Brigitte Bardot, de me faire faire des petits, d’appeler un exorciste, d’acheter un château et une grosse voiture, et de plein de choses encore que je comprenais très mal, toutes dans le désordre, et je voyais bien qu’ils étaient très excités.
Et puis, comme la nuit était tombée, qu’il était tard, et parce que Léo a dit en pleurant qu’il voulait rien de tout ça et que j’étais son chien et pas celui de Brigitte Bardot, et même maintenant son frère puisque je connaissais le mot étron, ils ont décidé, en le prenant dans leurs bras, que c’est lui qui avait raison, qu’ils avaient dit que des bêtises, que tout ça allait rien changer et que même je pouvais dormir dès cette nuit dans sa chambre.
Dans sa chambre, comme son frère comme ils me l’avaient dit, vous vous rendez compte !
Et après le câlin, car j’ai eu droit au câlin comme promis craché, j’ai entendu maman qui disait à papa dans le couloir : « on avait un enfant et un chien, mais maintenant on a deux enfants, DONT un chien. Ça va pas être simple… »
Et puis la vie a recommencé comme avant, enfin presque parce que je ne dormais quand même plus dans la cuisine avec le lave-vaisselle et le frigo, ce qui est nettement plus tranquille, sauf quand Léo fait des cauchemars. Il faut dire qu’il en fait d’énormes quand il s’y met, surtout après les conseils de classe.
Je me suis mis à beaucoup parler, et presque tout le temps en fait, ce qui cassait les oreilles de papa et maman comme ils disaient, et j’avais peur de voir leurs oreilles tomber par terre en petits morceaux à cause de moi.
Je parlais de tas de choses, et surtout je posais des tas de questions, des questions sur tout, sans arrêt, parce que je voulais tout savoir, vous pensez bien. Je trouvais ça passionnant d’être intelligent et je sentais mon cerveau s’énerver comme quand la machine à laver s’énerve à la fin du lavage, au point d’avancer toute seule dans la salle de bain.
En plus, papa et maman voulaient pas que j’aboie devant les gens, enfin que je parle, de peur que ça leur fasse peur. « Le monde n’est pas prêt », disait papa en faisant de grands gestes, car il fait toujours de grands gestes quand il dit des choses qui ne veulent pas dire grand-chose.
Du coup, je restais enfermé dans l’appartement toute la journée, et je regardais par la fenêtre pour voir si le monde était bientôt prêt mais on n’y voyait pas très loin sauf la cour, l’immeuble en face et Shuddup. Ce qui est sûr, c’est que Shuddup était pas prêt à voir un chien parler mieux que lui, mais Shuddup c’est pas le monde.
Je ne sortais presque plus, sauf quand vraiment c’était pas possible parce que j’avais une très grosse envie de promenade. On allait alors très vite au square, surtout la nuit d’ailleurs, et je devais me dépêcher et surtout sans rien dire du tout. Parce que un jour j’avais dit après avoir fait mon œuf derrière un petit arbre « ça y est j’ai fait caca, on peut y aller ». Sauf que le gardien du square, il avait entendu parce qu’il passait de l’autre côté de l’arbre, et il avait regardé très bizarrement papa.
« Peel, tu serais gentil de faire le chien quand il y a d’autres hommes », m’avait dit papa en rentrant à la maison, « sinon c’est moi qui passe pour un chien ».
Je ne vois pas la honte qu’il y a à ça, d’ailleurs, moi, je suis bien passé pour un chien pendant des années.
La journée, je n’avais personne à qui parler. Il n’y avait que le soir et le week-end que c’était cool, en fait dès que Léo était plus à l’école. On allait dans sa chambre et il m’apprenait les gros mots, parce qu’il disait que « les livres, c’est bien beau, mais il manque les trois quarts de ce qu’il faut pour se faire comprendre, purée ». C’est fou ce que Léo connaît de gros mots, en plus. C’est un dictionnaire de gros mots à lui tout seul, Léo, un dictionnaire avec par-dessus le marché les gestes et les grimaces pour bien expliquer chaque mot, ce qui est encore mieux que des dessins. On rigolait fort ensemble, et j’adorais quand il m’expliquait « prouti-prouta », « pécrasse », « purée de punaise de crétinien » ou encore « ta glue blaireau des îles mentales », parce qu’en plus il inventait des mots rien que pour nous. « Comme ça les adultes savent pas trop si c’est des gros mots ou pas, et nous on peut les dire ».