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Psychologie des foules - Psychology of Crowds (1895) Psychologie des foules est un livre de Gustave Le Bon paru en 1895. Il s'agit d'un ouvrage de référence concernant la psychologie sociale, dont les théories sont encore discutées aujourd'hui. Gustave Le Bon montre dans cet ouvrage que le comportement d'individus réunis n'est pas le même que lorsque les individus raisonnent de manière isolée - il explique ainsi les comportements des foules. The Crowd: A Study of the Popular Mind (French: Psychologie des Foules; literally: Psychology of Crowds) is a book authored by Gustave Le Bon that was first published in 1895. In the book, Le Bon claims that there are several characteristics of crowd psychology: "impulsiveness, irritability, incapacity to reason, the absence of judgement of the critical spirit, the exaggeration of sentiments, and others..." Le Bon claimed "that an individual immersed for some length of time in a crowd soon finds himself - either in consequence of magnetic influence given out by the crowd or from some other cause of which we are ignorant - in a special state, which much resembles the state of fascination in which the hypnotized individual finds himself in the hands of the hypnotizer. " Table of contents : Introduction: The Era of the Crowds. Book I: The Mind of Crowds Chapter I: General Characteristics of Crowds -Psychological Law of Their Mental Unity Chapter II: The Sentiments and Morality of Crowds Chapter III: The Ideas, Reasoning Power, and Imagination of Crowds Chapter IV: A Religious Shape Assumed By All the Convictions of Crowds Book II: The Opinions and Beliefs of Crowds Chapter I: Remote Factors of the Opinions and Beliefs of Crowds Chapter II: The Immediate Factors of the Opinions of Crowds Chapter III: The Leaders of Crowds and Their Means of Persuasion Chapter IV: Limitations of the Variability of the Beliefs and Opinions of Crowds Book III: The Classification and Description of the Different Kinds of Crowds Chapter I: The Classification of Crowds Chapter II: Crowds Termed Criminal Crowds Chapter III: Criminal Juries Chapter IV: Electoral Crowds Chapter V: Parliamentary Assemblies.
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LIVRE I
L'
ERE DES FOULES
CHAPITRE I
C
ARACTERISTIQUES GENERALES DES FOULES
- L
OI PSYCHOLOGIQUE DE LEUR UNITE MENTALE
CHAPITRE II
S
ENTIMENTS ET MORALITE DES FOULES
CHAPITRE III
I
DEES
,
RAISONNEMENTS ET IMAGINATION DES FOULES
CHAPITRE IV
F
ORMES RELIGIEUSES QUE REVETENT TOUTES LES CONVICTIONS DES FOULES
LIVRE II LES OPINIONS ET LES CROYANCES DES FOULES
CHAPITRE I
F
ACTEURS LOINTAINS DES CROYANCES ET OPINIONS DES FOULES
CHAPITRE II
F
ACTEURS IMMEDIATS DES OPINIONS DES FOULES
CHAPITRE III
L
ES MENEURS DES FOULES ET LEURS MOYENS DE PERSUASION
CHAPITRE IV
L
IMITES DE VARIABILITE DES CROYANCES ET OPINIONS DES FOULES
LIVRE III CLASSIFICATION ET DESCRIPTION DES DIVERSES CATEGORIES DE FOULES
CHAPITRE I
C
LASSIFICATION DES FOULES
CHAPITRE II
L
ES FOULES DITES CRIMINELLES
CHAPITRE III
L
ES
J
URES DE COUR D
’
ASSISES
CHAPITRE IV
L
ES FOULES ELECTORALES
CHAPITRE V
L
ES ASSEMBLEES PARLEMENTAIRES
THE CROWD A STUDY OF THE POPULAR MIND (GUSTAVE LE BON 1896)
INTRODUCTION. THE ERA OF CROWDS
BOOK I THE MIND OF CROWDS
CHAPTER I
GENERAL CHARACTERISTICS OF CROWDS.—PSYCHOLOGICAL LAW OF THEIR MENTAL UNITY
CHAPTER II
THE SENTIMENTS AND MORALITY OF CROWDS
CHAPTER III
THE IDEAS, REASONING POWER, AND IMAGINATION OF CROWDS
CHAPTER IV
BOOK II THE OPINIONS AND BELIEFS OF CROWDS
CHAPTER I
REMOTE FACTORS OF THE OPINIONS AND BELIEFS OF CROWDS
CHAPTER II
THE IMMEDIATE FACTORS OF THE OPINIONS OF CROWDS
CHAPTER III
THE LEADERS OF CROWDS AND THEIR MEANS OF PERSUASION
CHAPTER IV
LIMITATIONS OF THE VARIABILITY OF THE BELIEFS AND OPINIONS OF CROWDS
BOOK III
THE CLASSIFICATION AND DESCRIPTION OF THE DIFFERENT KINDS OF CROWDS
CHAPTER I
THE CLASSIFICATION OF CROWDS
CHAPTER II
CROWDS TERMED CRIMINAL CROWDS
CHAPTER III
CRIMINAL JURIES
CHAPTER IV
ELECTORAL CROWDS
CHAPTER V
PARLIAMENTARY ASSEMBLIES
Les grands bouleversements qui précèdent les changements de civilisations, tels que la chute de l'Empire romain et la fondation de l'Empire arabe par exemple semblent, au premier abord, déterminés surtout par des transformations politiques considérables : invasions de peuples ou renversements de dynasties. Mais une étude plus attentive de ces événements montre que, derrière leurs causes apparentes, se trouve le plus souvent, comme cause réelle, une modification profonde dans les idées des peuples. Les véritables bouleversements historiques ne sont pas ceux qui nous étonnent par leur grandeur et leur violence. Les seuls changements importants, ceux d'où le renouvellement des civilisations découle, s'opèrent dans les idées, les conceptions et les croyances. Les événements mémorables de l'histoire sont les effets visibles des invisibles changements de la pensée des hommes. Si ces grands événements se manifestent si rarement c'est qu'il n'est rien d'aussi stable dans une race que le fond héréditaire de ses pensées.
L'époque actuelle constitue un de ces moments critiques où la pensée des hommes est en voie de se transformer. Deux facteurs fondamentaux sont à la base de cette transformation. Le premier est la destruction des croyances religieuses, politiques et sociales d'où dérivent tous les éléments de notre civilisation. Le second est la création de conditions d'existence et de pensée entièrement nouvelles, par suite des découvertes modernes des sciences et de l'industrie. Les idées du passé, bien qu'à demi détruites, étant très puissantes encore, et les idées qui doivent les remplacer n'étant qu'en voie de formation, l'âge moderne représente une période de transition et d'anarchie.
De cette période, forcément un peu chaotique, il n'est pas aisé de dire maintenant ce qui pourra sortir un jour. Quelles seront les idées fondamentales sur lesquelles s'édifieront les sociétés qui succéderont à la nôtre ? Nous ne le savons pas encore. Mais ce que, dès maintenant, nous voyons bien, c'est que, pour leur organisation, elles auront à compter avec une puissance, nouvelle, dernière souveraine de l'âge moderne : la puissance des foules. Sur les ruines de tant d'idées, tenues pour vraies jadis et qui sont mortes aujourd'hui, de tant de pouvoirs que les révolutions ont successivement brisés, cette puissance est la seule qui se soit élevée, et elle paraît devoir absorber bientôt les autres. Alors que toutes nos antiques croyances chancellent et disparaissent, que les vieilles colonnes des sociétés s'effondrent tour à tour, la puissance des foules est la seule force que rien ne menace et dont le prestige ne fasse que grandir. L'âge où nous entrons sera véritablement l'ÈRE DES FOULES.
Il y a un siècle à peine, la politique traditionnelle des États et les rivalités des princes étaient les principaux facteurs des événements. L'opinion des foules ne comptait guère, et même, le plus souvent, ne comptait pas. Aujourd'hui ce sont les traditions politiques, les tendances individuelles des souverains, leurs rivalités qui ne comptent plus, et, au contraire, la voix des foules qui est devenue prépondérante. Elle dicte aux rois leur conduite, et c'est elle qu'ils tâchent d'entendre. Ce n'est plus dans les conseils des princes, mais dans l'âme des foules que se préparent les destinées des nations.
L'avènement des classes populaires à la vie politique, c'est-à-dire, en réalité, leur transformation progressive en classes dirigeantes, est une des caractéristiques les plus saillantes de notre époque de transition. Ce n'est pas, en réalité, par le suffrage universel, si peu influent pendant longtemps et d'une direction d'abord si facile, que cet avènement a été marqué. La naissance progressive de la puissance des foules s'est faite d'abord par la propagation de certaines idées qui se sont lentement implantées dans les esprits, puis par l'association graduelle des individus pour amener la réalisation des conceptions théoriques. C'est par l'association que les foules ont fini par se former des idées, sinon très justes, au moins très arrêtées de leurs intérêts et par avoir conscience de leur force. Elles fondent des syndicats devant lesquels tous les pouvoirs capitulent tour à tour, des bourses du travail qui, en dépit de toutes les lois économiques tendent à régir les conditions du labeur et du salaire. Elles envoient dans les assemblées gouvernementales des représentants dépouillés de toute initiative, de toute indépendance, et réduits le plus souvent à n'être que les porte-parole des comités qui les ont choisis.
Aujourd'hui les revendications des foules deviennent de plus en plus nettes, et ne vont pas à moins qu'à détruire de fond en comble la société actuelle, pour la ramener à ce communisme primitif qui fut l'état normal de tous les groupes humains avant l'aurore de la civilisation. Limitation des heures de travail, expropriation des mines, des chemins de fer, des usines et du sol ; partage égal de tous les produits, élimination de toutes les classes supérieures au profit des classes populaires, etc. Telles sont ces revendications. Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l'action. Par leur organisation actuelle, leur force est devenue immense. Les dogmes que nous voyons naître auront bientôt la puissance des vieux dogmes c'est-à-dire, la force tyrannique et souveraine qui met à l'abri de la discussion. Le droit divin des foules va remplacer le droit divin des rois.
Les écrivains en faveur auprès de notre bourgeoisie actuelle, ceux qui représentent le mieux ses idées un peu étroites, ses vues un peu courtes, son scepticisme un peu sommaire, son égoïsme parfois un peu excessif, s’affolent tout à fait devant le pouvoir nouveau qu'ils voient grandir, et, pour combattre le désordre des esprits, ils adressent des appels désespérés aux forces morales de l'Église, tant dédaignées par eux jadis. Ils nous parlent de la banqueroute de la science, et revenus tout pénitents de Rome, nous rappellent aux enseignements des vérités révélées. Mais ces nouveaux convertis, oublient qu'il est trop tard. Si vraiment la grâce les a touchés, elle ne saurait avoir le même pouvoir sur des âmes peu soucieuses des préoccupations qui assiègent ces récents dévots. Les foules ne veulent plus aujourd'hui des dieux dont eux-mêmes ne voulaient pas hier et qu'ils ont contribué à briser. Il n'est pas de puissance divine ou humaine qui puisse obliger les fleuves à remonter vers leur source.
La science n'a fait aucune banqueroute et n'est pour rien dans l'anarchie actuelle des esprits ni dans la puissance nouvelle qui grandit au milieu de cette anarchie. Elle nous a promis la vérité, ou au moins la connaissance des relations que notre intelligence peut saisir ; elle ne nous a jamais promis ni la paix ni le bonheur. Souverainement indifférente à nos sentiments, elle n'entend pas nos lamentations. C'est à nous de tâcher de vivre avec elle puisque rien ne pourrait ramener les illusions quelle a fait fuir. D'universels symptômes, visibles chez toutes les nations, nous montrent l'accroissement rapide de la puissance des foules, et ne nous permettent pas de supposer que cette puissance doive cesser bientôt de grandir. Quoi qu'elle nous apporte, nous devrons le subir.
Toute dissertation contre elle ne représente que vaines paroles. Certes il est possible que l'avènement des foules marque une des dernières étapes des civilisations de l'Occident, un retour complet vers ces périodes d'anarchie confuse qui semblent devoir toujours précéder l'éclosion de chaque société nouvelle. Mais comment l'empêcherions-nous ? Jusqu'ici ces grandes destructions de civilisations trop vieilles ont constitué le rôle le plus clair des foules. Ce n'est pas, en effet, d'aujourd'hui seulement que ce rôle apparaît dans le monde. L'histoire nous dit qu'au moment où les forces morales sur lesquelles reposait une civilisation ont perdu leur empire, la dissolution finale est effectuée par ces foules inconscientes et brutales assez justement qualifiées de barbares. Les civilisations n'ont été créées et guidées jusqu'ici que par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Les foules n'ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente toujours une phase de barbarie. Une civilisation implique des règles fixes, une discipline, le passage de l'instinctif au rationnel, la prévoyance de l'avenir, un degré élevé de culture, conditions que les foules, abandonnées à elles-mêmes, se sont toujours montrées absolument incapables de réaliser. Par leur puissance uniquement destructive, elles agissent comme ces microbes qui activent la dissolution des corps débilités ou des cadavres. Quand l'édifice d'une civilisation est vermoulu, ce sont toujours les foules qui en amènent l'écroulement. C'est alors qu’apparaît leur principal rôle, et que, pour un instant, la philosophie du nombre semble la seule philosophie de l'histoire.
En sera-t-il de même pour notre civilisation ? C'est ceque pouvons craindre, mais c'est ce que nous ne pouvons encore savoir. Quoi qu'il en soit, il faut bien nous résigner à subir le règne des foules, puisque des mains imprévoyantes ont successivement renversé toutes les barrières qui pouvaient les contenir. Ces foules, dont on commence à tant parler, nous les connaissons bien peu. Les psychologues professionnels, ayant vécu loin d'elles, les ont toujours ignorées, et quand ils s'en sont occupés, ce n'a été qu'au point de vue des crimes qu'elles peuvent commettre. Sans doute, il existe des foules criminelles, mais il existe aussi des foules vertueuses, des foules héroïques, et encore bien d’autres. Les crimes des foules ne constituent qu'un cas particulier de leur psychologie, et on ne connaît pas plus la constitution mentale des foules en étudiant seulement leurs crimes, qu'on ne connaîtrait celle d'un individu en décrivant seulement ses vices. A dire vrai pourtant, tous les maîtres du monde, tous les fondateurs de religions ou d'empires, les apôtres de toutes les croyances, les hommes d'État éminents, et, dans une sphère plus modeste, les simples chefs de petites collectivités humaines, ont toujours été des psychologues inconscients, ayant de l'âme des foules une connaissance. instinctive, souvent très sûre ; et c'est parce qu’ils la connaissaient bien qu'ils sont si facilement devenus les maîtres. Napoléon pénétrait merveilleusement la psychologie des foules du pays où il a régné, mais il méconnut complètement parfois celle des foules appartenant à des races différentes 1 ; et c'est parce qu'il la méconnut qu'il entreprit, en Espagne et en Russie notamment, des guerres où sa puissance reçut des chocs qui devaient bientôt l'abattre. La connaissance de la psychologie des foules est aujourd'hui la dernière ressource de l'homme d'État qui veut, non pas les gouverner - la chose est devenue bien difficile, - mais tout au moins ne pas être trop gouverné par elles. Ce n'est qu'en approfondissant un peu la psychologie des foules qu'on comprend à quel point les lois et les institutions ont peu d'action sur elles ; combien elles sont incapables d'avoir des opinions quelconques en dehors de celles qui leur sont imposées ; que ce n'est pas avec des règles basées sur l'équité théorique pure qu'on les conduit, mais en recherchant ce qui peut les impressionner et les séduire. Si un législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devra-t-il choisir celui qui sera théoriquement le plus juste ? En aucune façon. Le plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules. S'il est en même temps le moins visible, et le moins lourd en apparence, il sera le plus facilement admis. C'est ainsi qu'un impôt indirect, si exorbitant qu'il soit, sera toujours accepté par la foule, parce que, étant journellement payé sur des objets de consommation par fractions de centime, il ne gêne pas ses habitudes et ne l'impressionne pas. Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres revenus, à payer en une seule fois, fût-il, théoriquement dix fois moins lourd que l'autre, il soulèvera d'unanimes protestations. Aux centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme relativement élevée, qui paraîtra immense, et par conséquent très impressionnante, le jour où il faudra la payer. Elle ne paraîtrait faible que si elle avait été mise de côté sou à sou ; mais ce procédé économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont incapables. L'exemple qui précède est des plus simples ; la justesse en est aisément perçue. Elle n'avait pas échappé à un psychologue comme Napoléon ; mais les législateurs, qui ignorent l'âme des foules, ne sauraient l'apercevoir. L'expérience ne leur a pas encore suffisamment enseigné que les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions de la raison pure. Bien d'autres applications pourraient être faites de la psychologie des foules. Sa connaissance jette la plus vive lueur sur un grand nombre de phénomènes historiques et économiques totalement inintelligibles sans elle. J'aurai occasion de montrer que si le plus remarquable des historiens modernes, M. Taine, a si imparfaitement compris parfois les événements de notre grande Révolution, c'est qu'il n'avait jamais songé à étudier l'âme des foules. Il a pris pour guide, dans l'étude de cette période compliquée, la méthode descriptive des naturalistes ; mais, parmi les phénomènes que les naturalistes ont à étudier, les forces morales ne figurent guère. Or ce sont précisément ces forces-là qui constituent les vrais ressorts de l'histoire.
À n'envisager que son côté pratique, l'étude de la psychologie des foules méritait donc d'être tentée. N'eût-elle qu'un intérêt de curiosité pure, elle le mériterait encore. Il est aussi intéressant de déchiffrer les mobiles des actions des hommes que de déchiffrer un minéral ou une plante. Notre étude de l'âme des foules ne pourra être qu'une brève synthèse, un simple résumé de nos recherches. Il ne faut lui demander que quelques vues suggestives. D'autres creuseront davantage le sillon. Nous ne faisons aujourd'hui que le tracer sur un terrain bien vierge encore 2.
1 Ses plus subtils conseillers ne la comprirent pas d'ailleurs davantage. Talleyrand lui écrivait que “ l'Espagne accueillerait en libérateurs ses soldats.. Elle les accueillit comme des bêtes fauves. Un psychologue, au courant des instincts héréditaires de la race, aurait pu aisément prévoir cet accueil.
2 Les rares auteurs qui se sont occupés de l'étude psychologique des foules ne les ont examinées, comme je le disais plus haut, qu’au point de vue criminel. N'ayant consacré à ce dernier sujet qu’un court chapitre de cet ouvrage, je renverrai le lecteur pour ce point spécial aux études de M. Tarde et à l'opuscule de M. Sighele : Les foules criminelles. Ce dernier travail ne contient pas une seule idée personnelle à son auteur, mais il renferme une compilation de faits que les psychologues pourront utiliser. Mes conclusions sur la criminalité et la moralité des foules sont d'ailleurs tout à fait contraires à celles des deux écrivains que je viens de citer. On trouvera dans mon ouvrage, La Psychologie du Socialisme quelques conséquences des lois qui régissent la psychologie des foules. Ces lois trouvent d'ailleurs des applications dans les sujets les plus divers. M. A. Gevaert, directeur du Conservatoire royal de Bruxelles, a donné récemment une remarquable application des lois que nous avons exposées dans un travail sur la musique, qualifiées très justement par lui d'“ art des foules ”. “ Ce sont vos deux ouvrages, m'écrit cet éminent professeur, en m'envoyant son mémoire, qui m'ont donné la solution d'un problème considéré auparavant par moi comme insoluble : l'aptitude étonnante de toute foule à sentir une oeuvre musicale récente ou ancienne, indigène ou étrangère, simple ou compliquée, pourvu qu'elle soit produite dans une belle exécution et par des exécutants dirigés par un chef enthousiaste. ” M. Gevaert montre admirablement pourquoi “ une oeuvre restée incomprise à des musiciens émérites lisant la partition dans la solitude de leur cabinet. sera parfois saisie d'emblée par un auditoire étranger à toute culture technique ”. Il montre aussi fort bien pourquoi ces impressions esthétiques ne laissent aucune trace.
Au sens ordinaire le mot foule représente une réunion d'individus quelconques, quels que soient leur nationalité, leur profession ou leur sexe, et quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent. An point de vue psychologique, l'expression foule prend une signification tout autre. Dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances, une agglomération d'hommes possède des caractères nouveaux fort différents de ceux des individus composant cette agglomération. La personnalité consciente s'évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientés dans une même direction. Il se forme une âme collective, transitoire sans doute, mais présentant des caractères très nets. La collectivité est alors devenue ce que, faute d'une expression meilleure, j'appellerai une foule organisée, ou, si l'on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l'unité mentale des foules. Il est visible que ce n'est pas par le fait seul que beaucoup d'individus se trouvent accidentellement côte à côte, qu'ils acquièrent les caractères d'une foule organisée. Mille individus accidentellement réunis sur une place publique sans aucun but déterminé, ne constituent nullement une foule au point de vue psychologique. Pour en acquérir les caractères spéciaux, il faut l'influence de certains excitants dont nous aurons à déterminer la nature.
L'évanouissement de la personnalité consciente et l'orientation des sentiments et des pensées dans un sens déterminé, qui sont les premiers traits de la foule en voie de s'organiser, n'impliquent pas toujours la présence simultanée de plusieurs individus sur un seul point. Des milliers d'individus séparés peuvent à certains moments, sous l'influence de certaines émotions violentes, un grand événement national par exemple, acquérir les caractères d'une foule psychologique. Il suffira alors qu'un hasard quelconque les réunisse pour que leurs actes revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des foules. A certains moments, une demi-douzaine d'hommes peuvent constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d'hommes réunis par hasard peuvent ne pas la constituer. D'autre part, un peuple entier, sans qu'il y ait agglomération visible, peut devenir foule sous l'action de certaines influences. Lorsqu'une foule psychologique est constituée, elle acquiert des caractères généraux provisoires, mais déterminables. A ces caractères généraux s'ajoutent des caractères particuliers, variables, suivant les éléments dont la foule se compose et qui peuvent en modifier la constitution mentale.
Les foules psychologiques sont donc susceptibles d'une classification, et, lorsque nous arriverons à nous occuper de cette classification, nous verrons qu'une foule hétérogène, c'est-à-dire composée d'éléments dissemblables, présente avec les foules homogènes, c'est-à-dire composées d'éléments plus ou moins semblables (sectes, castes et classes), des caractères communs, et, à côté de ces caractères communs, des particularités qui permettent de l'en différencier.
Mais avant de nous occuper des diverses catégories de foules, nous devons examiner d'abord les caractères communs à toutes. Nous opérerons comme le naturaliste, qui commence par décrire les caractères généraux communs à tous les individus d'une famille avant de s'occuper des caractères particuliers qui permettent de différencier les genres et les espèces que renferme cette famille. Il n'est pas facile de décrire avec exactitude l'âme des foules, parce que son organisation varie non seulement suivant la race et la composition des collectivités, mais encore suivant la nature et le degré des excitants auxquels ces collectivités sont soumises. Mais la même difficulté se présente dans l'étude psychologique d'un individu quelconque. Ce n'est que dans les romans qu'on voit les individus traverser la vie avec un caractère constant. Seule l'uniformité des milieux crée l’uniformité apparente des caractères. J'ai montré ailleurs que toutes les constitutions mentales contiennent des possibilités de caractère qui peuvent se manifester dès que le milieu change brusquement. C'est ainsi que, parmi les Conventionnels les plus féroces se trouvaient d'inoffensifs bourgeois, qui, dans les circonstances ordinaires, eussent été de pacifiques notaires ou de vertueux magistrats. L'orage passé, ils reprirent leur caractère normal de bourgeois pacifiques. Napoléon trouva parmi eux ses plus dociles serviteurs.
Ne pouvant étudier ici tous les degrés de formation des foules, nous les envisagerons surtout ces dernières dans leur phase de complète organisation. Nous verrons ainsi ce qu'elles peuvent devenir mais non ce qu'elles sont toujours. C'est seulement à cette phase avancée d'organisation que, sur le fonds invariable et dominant de la race, se superposent certains caractères nouveaux et spéciaux, et que se produit l'orientation de tous les sentiments et pensées de la collectivité dans une direction identique. C'est alors seulement que se manifeste ce que j'ai nommé plus haut, la loi psychologique de l'unité mentale des foules. Parmi les caractères psychologiques des foules, il en est qu'elles peuvent présenter en commun avec des individus isolés ; d'autres, au contraire, leur sont absolument spéciaux et ne se rencontrent que chez les collectivités. Ce sont ces caractères spéciaux que nous allons étudier d'abord pour bien en montrer l'importance. Le fait le plus frappant que présente une foule psychologique est le suivant : quels que soient les individus qui la composent, quelque semblables ou dissemblables que soient leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, par le fait seul qu'ils sont transformés en foule, ils possèdent une sorte d'âme collective qui les fait sentir, penser, et agir d'une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d'eux isolément. il y a des idées, des sentiments qui ne surgissent ou ne se transforment en actes que chez les individus en foule. La foule psychologique est un être provisoire, formé d'éléments hétérogènes qui pour un instant se sont soudés, absolument comme les cellules qui constituent un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces cellules possède. Contrairement à une opinion qu'on s'étonne de trouver sous la plume d'un philosophe aussi pénétrant qu'Herbert Spencer, dans l'agrégat qui constitue une foule, il n'y a nullement somme et moyenne des éléments, il y a combinaison et création de nouveaux caractères, de même qu'en chimie certains éléments mis en présence, les bases et les acides par exemple, se combinent pour former un corps nouveau possédant des propriétés tout à fait différentes de celle des corps ayant servi à le constituer. Il est facile de constater combien l'individu en foule diffère de l'individu isolé ; mais il est moins facile de découvrir les causes de cette différence. Pour arriver à entrevoir au moins ces causes, il faut se rappeler d'abord cette constatation de la psychologie moderne à savoir que ce n'est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le fonctionnement de l'intelligence que les phénomènes inconscients jouent un rôle tout à fait prépondérant. La vie consciente de l'esprit ne représente qu'une bien faible part auprès de sa vie inconsciente. L'analyste le plus subtil, l'observateur le plus pénétrant n'arrive guère à découvrir qu'un bien petit nombre des mobiles inconscients qui le mènent. Nos actes conscients dérivent d'un substratum inconscient créé surtout par des influences d'hérédité. Ce substratum renferme les innombrables résidus ancestraux qui constituent l'âme de la race. Derrière les causes avouées de nos actes, il y a sans doute les causes secrètes que nous n'avouons pas, mais derrière ces causes secrètes il y en a de beaucoup plus secrètes encore, puisque nous-mêmes les ignorons. La plupart de nos actions journalières ne sont que l'effet de mobiles cachés qui nous échappent.
C'est surtout par les éléments inconscients qui forment l'âme d'une race, que se ressemblent tous les individus de cette race, et c'est principalement par les éléments conscients, fruits de l'éducation mais surtout d'une hérédité exceptionnelle, qu'ils diffèrent. Les hommes les plus dissemblables par leur intelligence ont des instincts, des passions, des sentiments fort semblables. Dans tout ce qui est matière de sentiment religion, politique, morale, affections et antipathies, etc., les hommes les plus éminents ne dépassent que bien rarement le niveau des individus les plus ordinaires. Entre un grand mathématicien et son bottier il peut exister un abîme, au point de vue intellectuel, mais au point de vue du caractère la différence est le plus souvent nulle ou très faible. Or ce sont précisément ces qualités générales du caractère, régies par l'inconscient et que la plupart des individus normaux d'une race possèdent à peu près au même degré, qui, dans les foules, sont mises en commun. Dans l'âme collective, les aptitudes intellectuelles des individus, et par conséquent leur individualité, s'effacent. L'hétérogène se noie dans l'homogène, et les qualités inconscientes dominent. C'est justement cette mise en commun de qualités ordinaires qui nous explique pourquoi les foules ne sauraient jamais accomplir d'actes exigeant une intelligence élevée. Les décisions d'intérêt général prises par une assemblée d'hommes distingués, mais de spécialités différentes, ne sont pas sensiblement supérieures aux décisions que prendrait une réunion d'imbéciles. Ils ne peuvent mettre en commun en effet que ces qualités médiocres que tout le monde possède. Dans les foules, c'est la bêtise et non l'esprit, qui s'accumule. Ce n'est pas tout le monde, comme on le répète si souvent, qui a plus d'esprit que Voltaire, c'est certainement Voltaire qui a plus d'esprit que tout le monde, si par “ tout le monde ” il faut entendre les foules. Mais si les individus en foule se bornaient à mettre en commun les qualités ordinaires dont chacun d'eux a sa part, il y aurait simplement moyenne, et non, comme nous l'avons dit, création de caractères nouveaux.
Comment s'établissent ces caractères nouveaux ? C'est ce que nous devons rechercher maintenant. Diverses causes déterminent l'apparition de ces caractères spéciaux aux foules, et que les individus isolés ne possèdent pas. La première est que l'individu en foule acquiert, par le fait seul du nombre, un sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des instincts que, seul, il eût forcément refrénés. Il sera d'autant moins porté à les refréner que, la foule étant anonyme, et par conséquent irresponsable, le sentiment de la responsabilité, qui retient toujours les individus, disparaît entièrement. Une seconde cause, la contagion, intervient également pour déterminer chez les foules la manifestation de caractères spéciaux et en même temps leur orientation. La contagion est un phénomène aisé à constater, mais non expliqué, et qu'il faut rattacher aux phénomènes d'ordre hypnotique que nous étudierons dans un instant. Dans une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l'individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l'intérêt collectif. C'est là une aptitude fort contraire à sa nature, et dont l'homme n'est guère capable que lorsqu'il fait partie d'une foule. Une troisième cause, et celle-là est de beaucoup la plus importante, détermine dans les individus en foule des caractères spéciaux parfois tout à fait contraires à ceux de l'individu isolé. Je veux parler de la suggestibilité, dont la contagion mentionnée plus haut n'est d'ailleurs qu'un effet.
Pour comprendre ce phénomène, il faut avoir présentes à l'esprit certaines découvertes récentes de la physiologie. Nous savons aujourd'hui que, par des procédés variés, un individu peut être placé dans un état tel, qu'ayant perdu toute sa personnalité consciente, il obéisse à toutes les suggestions de l'opérateur qui la lui a fait perdre, et commette les actes les plus contraires à son caractère et à ses habitudes. Or les observations les plus attentives paraissent prouver que l'individu plongé depuis quelque temps au sein d'une foule agissante, se trouve bientôt placé – par suite des effluves qui s'en dégagent, ou pour toute autre cause que nous ne connaissons pas – dans un état particulier, qui se rapproche beaucoup de l'état de fascination où se trouve l'hypnotisé dans les mains de son hypnotiseur. La vie du cerveau étant paralysée chez le sujet hypnotisé, celui-ci devient l'esclave de toutes les activités inconscientes de sa moelle épinière, que l'hypnotiseur dirige à son gré. La personnalité consciente est entièrement évanouie, la volonté et le discernement sont perdus. Tous les sentiments et les pensées sont orientés dans le sens déterminé par l'hypnotiseur.
Tel est à peu près aussi l'état de l'individu faisant partie d'une foule psychologique. Il n'est plus conscient de ses actes. Chez lui, comme chez l'hypnotisé, en même temps que certaines facultés sont détruites, d'autres peuvent être amenées à un degré d'exaltation extrême. Sous l'influence d'une suggestion, il se lancera avec une irrésistible impétuosité vers l'accomplissement de certains actes. Impétuosité plus irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, parce que la suggestion étant la même pour tous les individus s'exagère en devenant réciproque. Les individualités qui, dans la foule, posséderaient une personnalité assez forte pour résister à la suggestion, sont en nombre trop faible pour lutter contre le courant. Tout au plus elles pourront tenter une diversion par une suggestion différente. C'est ainsi, par exemple, qu'un mot heureux, une image évoquée à propos ont parfois détourné les foules des actes les plus sanguinaires. Donc, évanouissement de la personnalité consciente, prédominance de la personnalité inconsciente, orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans un même sens, tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées, tels sont les principaux caractères de l'individu en foule. Il n'est plus lui-même, il est devenu un automate que sa volonté ne guide plus. Aussi, par le fait seul qu'il fait partie d'une foule organisée, l'homme descend de plusieurs degrés sur l'échelle de la civilisation. Isolé, c'était peut-être un individu cultivé, en foule c'est un barbare, c'est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. Il tend à s'en rapprocher encore par la facilité avec laquelle il se laisse impressionner par des mots, des images – qui sur chacun des individus isolés composant la foule seraient tout à fait sans action – et conduire à des actes contraires à ses intérêts les plus évidents et à ses habitudes les plus connues. L'individu en foule est un grain de sable au milieu d'autres grains de sable que le vent soulève à son gré.
Et c'est ainsi qu'on voit des jurys rendre des verdicts que désapprouverait chaque juré individuellement, des assemblées parlementaires adopter des lois et des mesures que réprouverait en particulier chacun des membres qui les composent. Pris séparément, les hommes de la Convention étaient des bourgeois éclairés, aux habitudes pacifiques. Réunis en foule, ils n'hésitaient pas à approuver les propositions les plus féroces, à envoyer à la guillotine les individus les Plus manifestement innocents ; et, contrairement à tous leurs intérêts, à renoncer à leur inviolabilité et à se décimer eux-mêmes.
Et ce n'est pas seulement par ses actes que l'individu en foule, diffère essentiellement de lui-même. Avant même qu'il ait perdu toute indépendance, ses idées et ses sentiments se sont transformés, et la transformation est profonde, au point de changer l'avare en prodigue, le sceptique en croyant, l'honnête homme en criminel, le poltron en héros. La renonciation à tous ses privilèges que. dans un moment d'enthousiasme, la noblesse vota pendant la fameuse nuit du 4 août 1789, n'eût certes jamais été acceptée par aucun de ses membres pris isolément.
Concluons de ce qui précède, que la foule est toujours intellectuellement inférieure à l'homme isolé, mais que, au point de vue des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle peut, suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de la façon dont la foule est suggestionnée. C'est là ce qu'ont parfaitement méconnu les écrivains qui n'ont étudié les foules qu'au point de vue criminel. La foule est souvent criminelle, sans doute, mais souvent aussi elle est héroïque. Ce sont surtout les foules qu'on amène à se faire tuer pour le triomphe d'une croyance ou d'une idée, qu'on enthousiasme pour la gloire et l'honneur, qu’on entraîne presque sans pain et sans armes comme à l'âge des croisades, pour délivrer de l'infidèle le tombeau d'un Dieu, ou comme en 93, pour défendre le sol de la patrie. Héroïsmes un peu inconscients, sans doute, mais c'est avec ces héroïsmes-là que se fait l'histoire. S'il ne fallait mettre à l'actif des peuples que les grandes actions froidement raisonnées, les annales du monde en enregistreraient bien peu.
Après avoir indiqué d'une façon très générale les principaux caractères des foules, il nous reste à pénétrer dans le détail de ces caractères. On remarquera que, parmi les caractères spéciaux des foules, il en est plusieurs, tels que l'impulsivité, l'irritabilité, l'incapacité de raisonner, l'absence de jugement et d'esprit critique, l'exagération des sentiments, et d'autres encore, que l'on observe également chez les êtres appartenant à des formes inférieures d'évolution, tels que la femme, le sauvage et l'enfant mais c'est là une analogie que je n'indique qu'en passant. Sa démonstration sortirait du cadre de cet ouvrage. Elle serait inutile, d'ailleurs, pour les personnes au courant de la psychologie des primitifs, et resterait toujours peu convaincante pour celles qui ne la connaissent pas. J'aborde maintenant l'un après l'autre les divers caractères que l'on peut observer dans la plupart des foules.
La foule, avons-nous dit en étudiant ses caractères fondamentaux, est conduite presque exclusivement par l'inconscient. Ses actes sont beaucoup plus sous l'influence de la moelle épinière que sous celle du cerveau. Elle se rapproche en cela des êtres tout à fait primitifs. Les actes exécutés peuvent être parfaits quant à leur exécution, mais, le cerveau ne les dirigeant pas, l'individu agit suivant les hasards des excitations. Une foule est le jouet de toutes les excitations extérieures et en reflète les incessantes variations. Elle est donc esclave des impulsions qu'elle reçoit. L'individu isolé peut être soumis aux mêmes excitants que l'homme en foule ; mais comme son cerveau lui montre les inconvénients d'y céder, il n'y cède pas. C'est ce qu'on peut physiologiquement exprimer en disant que l'individu isolé possède l'aptitude à dominer ses réflexes, alors que la foule ne la possède pas.
Ces impulsions diverses auxquelles obéissent les foules pourront être, suivant les excitations, généreuses ou cruelles, héroïques ou pusillanimes, mais elles seront toujours tellement impérieuses que l'intérêt personnel, l'intérêt de la conservation lui-même, ne les dominera pas. Les excitants qui peuvent agir sur les foules étant fort variés, et les foules y obéissant toujours, celles-ci sont par suite, extrêmement mobiles ; et c'est pourquoi nous les voyons passer en un instant de la férocité la plus sanguinaire à la générosité ou à l'héroïsme le plus absolu. La foule devient très aisément bourreau, mais non moins aisément elle devient martyre. C'est de son sein qu'ont coulé les torrents de sang exigés par le triomphe de chaque croyance. Il n'est pas besoin de remonter aux âges héroïques pour voir de quoi, a ce dernier point de vue, les foules sont capables. Elles ne marchandent jamais leur vie dans une émeute, et il y a bien peu d'années qu'un général, devenu subitement populaire, eût aisément trouvé cent mille hommes prêts à se faire tuer pour sa cause, s'il l'eût demandé. Rien donc ne saurait être prémédité chez les foules.
Elles peuvent parcourir successivement la gamme des sentiments les plus contraires, mais elles seront toujours sous l'influence des excitations du moment. Elles sont semblables aux feuilles que l'ouragan soulève, disperse en tous sens, puis laisse retomber. En étudiant ailleurs certaines foules révolutionnaires, nous montrerons quelques exemples de la variabilité de leurs sentiments. Cette mobilité des foules les rend très difficiles à gouverner, surtout lorsqu'une partie des pouvoirs publics est tombée entre leurs mains. Si les nécessités de la vie de chaque jour ne constituaient une sorte de régulateur invisible des choses, les démocraties ne pourraient guère durer. Mais, si les foules veulent les choses avec frénésie, elles ne les veulent pas bien longtemps. Elles sont aussi incapables de volonté durable que de pensée. La foule n'est pas seulement impulsive et mobile. Comme le sauvage, elle n'admet pas que quelque chose puisse s'interposer entre son désir et la réalisation de ce désir. Elle le comprend d'autant moins que le nombre lui donne le sentiment d'une puissance irrésistible. Pour l'individu en foule, la notion d'impossibilité disparaît. L'individu isolé sent bien qu'il ne pourrait à lui seul incendier un palais, piller un magasin, et, s'il en est tenté, il résistera aisément à sa tentation. Faisant partie d'une foule, il a conscience du pouvoir que lui donne le nombre, et il suffit de lui suggérer des idées de meurtre et de pillage pour qu'il cède immédiatement à la tentation. L'obstacle inattendu sera brisé avec frénésie. Si l'organisme humain permettait la perpétuité de la fureur, on pourrait dire que l'état normal de la foule contrariée est la fureur. Dans l'irritabilité des foules, dans leur impulsivité et leur mobilité, ainsi que dans tous les sentiments populaires que nous aurons à étudier, interviennent toujours les caractères fondamentaux de la race, qui constituent le sol invariable sur lequel germent tous nos sentiments. Toutes les foules sont toujours irritables et impulsives, sans doute, mais avec de grandes variations de degré. La différence entre une foule latine et une foule anglo-saxonne est, par exemple, frappante. Les faits les plus récents de notre histoire jettent une vive lueur sur ce point. Il a suffi, en 1870, de la publication d'un simple télégramme relatant une insulte supposée faite à un ambassadeur pour déterminer une explosion de fureur dont une guerre terrible est immédiatement sortie. Quelques années plus tard, l'annonce télégraphique d'un insignifiant échec à Langson provoqua une nouvelle explosion qui amena le renversement instantané du gouvernement. Au même moment, l'échec beaucoup plus grave d'une expédition anglaise devant Kartoum ne produisit en Angleterre qu'une émotion très faible, et aucun ministère ne fut renversé. Les foules sont partout féminines, mais les plus féminines de toutes sont les foules latines. Qui s'appuie sur elles peut monter très haut et très vite, mais en côtoyant sans cesse la roche Tarpéienne et avec la certitude d'en être précipité un jour.
Nous avons dit, en définissant les foules, qu'un de leurs caractères généraux est une suggestibilité excessive, et nous avons montré combien, dans toute agglomération humaine, une suggestion est contagieuse ; ce qui explique l'orientation rapide des sentiments dans un sens déterminé. Si neutre qu'on la suppose, la foule se trouve le plus souvent dans cet état d'attention expectante qui rend la suggestion facile. La première suggestion formulée qui surgit s'impose immédiatement par contagion à tous les cerveaux, et aussitôt l'orientation s'établit. Comme chez tous les êtres suggestionnés, l'idée qui a envahi le cerveau tend à se transformer en acte. Qu'il s'agisse d'un palais à incendier ou d'un acte de dévouement à accomplir, la foule s'y prête avec la même facilité. Tout dépendra de la nature de l'excitant, et non plus, comme chez l'être isolé, des rapports existant entre l'acte suggéré et la somme de raison qui peut être opposée à sa réalisation. Aussi, errant toujours sur les limites de l'inconscience, subissant aisément toutes les suggestions, ayant toute la violence de sentiments propre aux êtres qui ne peuvent faire appel aux influences de la raison, dépourvue de tout esprit critique, la foule ne peut qu'être d'une crédulité excessive. L'invraisemblable n'existe pas pour elle, et il faut bien se le rappeler pour comprendre la facilité avec laquelle se créent et se propagent les légendes et les récits les plus invraisemblables 3. La création des légendes qui circulent si aisément dans les foules n'est pas déterminée seulement par une crédulité complète. Elle l'est encore par les déformations prodigieuses que subissent les événements dans l'imagination de gens assemblés. L'événement le plus simple vu par la foule est bientôt un événement transformé. Elle pense par images, et l'image évoquée en évoque elle-même une série d'autres n'ayant aucun lien logique avec la première. Nous concevons aisément cet état en songeant aux bizarres successions d'idées où nous sommes parfois conduits par l'évocation d'un fait quelconque. La raison nous montre ce que dans ces images il y a d'incohérence, mais la foule ne le voit guère ; et ce que son imagination déformante ajoute à l'événement réel, elle le confondra avec lui. La foule ne sépare guère le subjectif de l'objectif. Elle admet comme réelles les images évoquées dans son esprit, et qui le plus souvent n'ont qu'une parenté, lointaine avec le fait observé. Les déformations qu'une foule fait subir à un événement quelconque dont elle est témoin devraient, semble-t-il, être innombrables et de sens divers, puisque les individus qui la composent sont de tempéraments fort différents. Mais il n'en est rien. Par suite de la contagion, les déformations sont de même nature et de même sens pour tous les individus. La première déformation perçue par un des individus de la collectivité est le noyau de la suggestion contagieuse. Avant d'apparaître sur les murs de Jérusalem à tous les croisés, saint Georges ne fut certainement aperçu que par un des assistants. Par voie de suggestion et de contagion le miracle signalé par un seul fut immédiatement accepté par tous. Tel est toujours le mécanisme de ces hallucinations collectives si fréquentes dans l'histoire, et qui semblent avoir toutes les caractères classiques de l'authenticité, puisqu'il s'agit de phénomènes constatés par des milliers de personnes. Il ne faudrait pas, pour combattre ce qui précède, faire intervenir la qualité mentale des individus dont se compose la foule. Cette qualité est sans importance. Du moment qu'ils sont en foule, l'ignorant et le savant sont également incapables d'observation. La thèse peut sembler paradoxale. Pour la démontrer à fond, il faudrait reprendre un grand nombre de faits historiques, et plusieurs volumes n'y suffiraient pas. Ne voulant pas cependant laisser le lecteur sous l’impression d'assertions sans preuves, je vais lui donner quelques exemples pris au hasard parmi les monceaux de ceux que l'on pourrait citer.
Le fait suivant est un des plus typiques, parce qu'il est choisi parmi des hallucinations collectives sévissant sur une foule où se trouvaient des individus de toutes sortes, les plus ignorants comme les plus instruits. Il est rapporté incidemment par le lieutenant de vaisseau Julien Félix dans son livre sur les courants de la mer, et a été autrefois reproduit dans la Revue Scientifique.
La frégate la Belle-Poule croisait en mer pour retrouver la corvette le Berceau dont elle avait été séparée par un violent orage. On était en plein jour et en plein soleil. Tout à coup la vigie signale une embarcation désemparée. L'équipage dirige ses regards vers le point signalé, et tout le monde, officiers et matelots, aperçoit nettement un radeau chargé d'hommes remorqué par des embarcations sur lesquelles flottaient des signaux de détresse. Ce. n'était pourtant qu'une hallucination collective. L'amiral Desfossés fit armer une embarcation pour voler au secours des naufragés. En approchant, les matelots et les officiers qui la montaient voyaient “ des masses d'hommes s'agiter, tendre les mains, et entendaient le bruit sourd et confus d'un grand nombre de voix ”. Quand l'embarcation fut arrivée, on se trouva simplement devant quelques branches d'arbres couvertes de feuilles arrachées à la côte voisine. Devant une évidence aussi palpable, l’hallucination s'évanouit.
Dans cet exemple on voit se dérouler bien clairement le mécanisme de l'hallucination collective tel que nous l'avons expliqué. D'un côté, une foule en état d'attention expectante ; de l'autre, une suggestion faite par la vigie signalant un bâtiment désemparé en mer, suggestion qui, par voie de contagion, fut acceptée par tous les assistants, officiers ou matelots. Il n'est pas besoin qu'une, foule soit nombreuse pour que la faculté de voir correctement ce qui se passe devant elle soit détruite, et les faits réels remplacés par des hallucinations sans parenté avec eux. Dès que quelques individus sont réunis, ils constituent une foule, et, alors même qu'ils seraient des savants distingués, ils prennent tous les caractères des foules pour ce qui est en dehors de leur spécialité. La faculté d'observation et l'esprit critique possédés par chacun d'eux s'évanouissent aussitôt. Un psychologue ingénieux, M. Davey, nous en fournit un bien curieux exemple, récemment rapporté par les Annales des Sciences psychiques, et qui mérite d'être relaté ici. M. Davey ayant convoqué une réunion d'observateurs distingués, parmi lesquels un des premiers savants de l'Angleterre, M. Wallace, exécuta devant eux, et après leur avoir laissé examiner les objets et poser des cachets où ils voulaient, tous les phénomènes classiques des spirites : matérialisation des esprits, écriture sur des ardoises, etc. Ayant ensuite obtenu de ces observateurs distingués des rapports écrits affirmant que les phénomènes observés n'avaient pu être obtenus que par des moyens surnaturels, il leur révéla qu'ils étaient le résultat de supercheries très simples. “ Le plus étonnant de l'investigation de M. Davey, écrit l'auteur de la relation, n'est pas la merveille des tours en eux-mêmes, mais l'extrême faiblesse des rapports qu'en ont faits les témoins non initiés. Donc dit-il, les témoins peuvent faire de nombreux et positifs récits qui sont complètement erronés, mais dont le résultat est que, si l'on accepte leurs descriptions comme exactes, les phénomènes qu'ils décrivent sont inexplicables par la supercherie. Les méthodes inventées par M. Davey étaient si simples qu'on est étonné qu'il ait eu la hardiesse de les employer ; mais il avait un tel pouvoir sur l'esprit de la foule qu'il pouvait lui persuader qu'elle voyait ce qu'elle ne voyait pas. ” C'est toujours le pouvoir de l'hypnotiseur sur l'hypnotisé. Mais quant on voit ce pouvoir s'exercer sur des esprits supérieurs, préalablement mis en défiance pourtant, on conçoit à quel point il est facile d'illusionner les foules ordinaires. Les exemples analogues sont innombrables. Au moment où j'écris ces lignes, les journaux sont remplis par l'histoire de deux petites filles noyées retirées de la Seine. Ces enfants furent d'abord reconnues de la façon la plus catégorique par une douzaine de témoins. Toutes les affirmations étaient si concordantes qu'il n'était resté aucun doute dans l'esprit du juge d'instruction. Il fit établir l'acte de décès. Mais au moment où on allait procéder à l'inhumation, le hasard fit découvrir que les victimes supposées étaient parfaitement vivantes et n'avaient d'ailleurs qu'une très lointaine ressemblance avec les petites noyées. Comme dans plusieurs des exemples précédemment cités l'affirmation du premier témoin, victime d'une illusion avait suffi à suggestionner tous les autres.
Dans les cas semblables, le point de départ de la suggestion est toujours l'illusion produite chez un individu par des réminiscences plus ou moins vagues, puis la contagion par voie d'affirmation de cette illusion primitive. Si le premier observateur est très impressionnable, il suffira souvent que le, cadavre qu'il croit reconnaître présente – en dehors de toute ressemblance réelle – quelque particularité, une cicatrice ou un détail de toilette, qui puisse évoquer l'idée d'une, autre personne. L'idée évoquée peut alors devenir le noyau d’une sorte de cristallisation qui envahit le champ de l'entendement et paralyse toute faculté critique. Ce que l'observateur voit alors, ce n'est plus l'objet lui-même, mais l'image évoquée dans son esprit. Ainsi s'expliquent les reconnaissances erronées de cadavres d'enfants par leur propre mère, tel que le cas suivant, déjà ancien, mais qui a été rappelé récemment par les journaux, et où l'on voit se manifester précisément les deux ordres de suggestion dont je viens d'indiquer le mécanisme. “ L'enfant fut reconnu par un autre enfant – qui se trompait. La série des reconnaissances inexactes se déroula alors. Et l'on vit une chose très extraordinaire. Le lendemain du jour où un écolier l'avait reconnu, une femme s'écria : “ Ah ! mon Dieu, c'est mon enfant. ”
On l'introduit près du cadavre, elle examine les effets, constate une cicatrice au front. “ C'est bien, dit-elle, mon pauvre fils, perdu depuis juillet dernier. On me l'aura volé et on me l'a tué ! ” La femme était concierge rue du Four et se nommait Chavandret. On fit venir son beau-frère qui, sans hésitation, dit : “ Voilà le petit Philibert. ” Plusieurs habitants de la rue reconnurent Philibert Chavandret dans l'enfant de la Villette, sans compter son propre maître d'école pour qui la médaille était un indice. Eh bien ! les voisins, le beau-frère, le maître d'école et la mère se trompaient. Six semaines plus tard, l'identité de l'enfant fut établie. C'était un enfant de Bordeaux, tué à Bordeaux et, par les messageries, apporté à Paris 4.
On remarque que ces reconnaissances se font généralement par des femmes et des enfants, c'est-à-dire précisément par les êtres les plus impressionnables. Elles nous montrent, du même coup, ce que peuvent valoir en justice de tels témoignages. En ce qui concerne les enfants, notamment, leurs affirmations ne devraient jamais être invoquées. Les magistrats répètent comme un lieu commun qu'à cet âge on ne ment pas. Avec une culture psychologique un peu moins sommaire ils sauraient qu'à cet âge, au contraire, on ment presque toujours. Le mensonge, sans doute, est innocent, mais n'en constitue pas moins un mensonge. Mieux vaudrait décider à pile ou face la condamnation d'un accusé que de la décider, comme on l'a fait tant de fois, d'après le témoignage d'un enfant.
Pour en revenir aux observations faites par les foules, nous conclurons que les observations collectives sont les plus erronées de toutes et que le plus souvent elles représentent la simple illusion d'un individu qui, par voie de contagion, a suggestionné les autres. On pourrait multiplier à l’infini les faits prouvant qu’il faut avoir la plus profonde défiance du témoignage des foules. Des milliers d'hommes ont assisté à la célèbre charge de cavalerie de la bataille de Sedan, et pourtant il est impossible, en présence des témoignages visuels les plus contradictoires, de savoir par qui elle fut commandée. Dans un livre récent, le général anglais Wolseley a prouvé que l’on avait commis jusqu'ici les plus graves erreurs sur les faits les plus considérables de la bataille de Waterloo, faits que des centaines de témoins avaient cependant attestés 5. De tels faits nous montrent ce que valent les témoignages des foules. Les traités de logique font rentrer l'unanimité de nombreux témoins dans la catégorie des preuves les plus solides qu'on puisse invoquer pour prouver l'exactitude d'un fait. Mais ce que nous savons de la psychologie des foules montre que les traités de logique sont à refaire entièrement sur ce point. Les événements les plus douteux sont certainement ceux qui ont été observés par le plus grand nombre de personnes. Dire qu'an fait a été simultanément constaté par des milliers de témoins, c'est dire le plus souvent que le fait réel est fort différent du récit adopté.
Il découle clairement de ce qui précède qu'il faut considérer comme des ouvrages d'imagination pure les livres d'histoire. Ce sont des récits fantaisistes de faits mal observés, accompagnés d'explications faites après coup. Gâcher du plâtre est faire oeuvre bien plus utile que de perdre son temps à écrire de tels livres. Si le passé ne nous avait pas légué ses oeuvres littéraires, artistiques et monumentales, nous ne saurions absolument rien de réel sur ce passé. Connaissons-nous un seul mot de vrai concernant la vie des grands hommes qui ont joué les rôles prépondérants dans l'humanité, tels que Hercule, Bouddha, Jésus ou Mahomet ? Très probablement non. Au fond d'ailleurs, leur vie réelle nous importe fort peu. Ce que nous avons intérêt à connaître ce sont les grands hommes tels que la légende populaire les a fabriqués. Ce sont les héros légendaires, et pas du tout les héros réels, qui ont impressionné l'âme des foules.
Malheureusement les légendes - alors même qu'elles sont fixées par les livres - n'ont elles-mêmes aucune consistance. L'imagination des foules les transforme sans cesse suivant les temps, et surtout suivant les races. il y a loin du Jéhovah sanguinaire de la Bible au Dieu d'amour de sainte Thérèse, et le Bouddha adoré en Chine n'a plus aucuns traits communs avec celui qui est vénéré dans l'Inde. Il n'est même pas besoin que les siècles aient passé sur les héros pour que leur légende soit transformée par l'imagination des foules. La transformation se fait parfois en quelques années. Nous avons vu de nos jours la légende de l'un des plus grands héros de l'histoire se modifier plusieurs fois en moins de cinquante ans. Sous les Bourbons, Napoléon devint une sorte de personnage idyllique philanthrope et libéral, ami des humbles, qui, au dire des poètes, devaient conserver son souvenir sous le chaume pendant bien longtemps. Trente ans après, le héros débonnaire était devenu un despote sanguinaire qui, après avoir usurpé le pouvoir et la liberté, fit périr trois millions d'hommes uniquement pour satisfaire son ambition. De nos jours, nous assistons à une nouvelle transformation de la légende. Quand quelques dizaines de siècles auront passé sur elle, les savants de l'avenir, en présence de ces récits contradictoires, douteront peut-être, de l'existence du héros, comme ils doutent parfois de celle de Bouddha, et ne verront en lui que quelque mythe solaire ou un développement de la, légende d'Hercule. Ils se consoleront aisément sans doute de cette incertitudes, car, mieux initiés qu'aujourd'hui à la connaissance de la psychologie des foules, ils sauront que l'histoire ne peut guère éterniser que des mythes.
Quels que soient les sentiments, bons ou mauvais, manifestés par une foule, ils présentent ce double caractère d'être très simples et très exagérés. Sur ce point, comme sur tant d'autres, l'individu en foule se rapproche des êtres primitifs. Inaccessible aux nuances, il voit les choses en bloc et ne connaît pas les transitions. Dans la foule, l'exagération des sentiments est fortifiée par ce fait, qu'un sentiment manifesté se propageant très vite par voie de suggestion et de contagion, l'approbation évidente dont il est l'objet accroît considérablement sa force. La simplicité et l'exagération des sentiments des foules font que ces dernières ne connaissent ni le doute ni l'incertitude. Comme les femmes, elles vont tout de suite aux extrêmes. Le soupçon énoncé se transforme aussitôt en évidence indiscutable. Un commencement d'antipathie ou de désapprobation, qui, chez l'individu isolé, ne s'accentuerait pas, devient aussitôt haine féroce chez l'individu en foule.
La violence des sentiments des foules est encore exagérée, dans les foules hétérogènes surtout, par l'absence de responsabilité. La certitude de l'impunité, certitude d'autant plus forte que la foule est plus nombreuse et la notion d'une puissance momentanée considérable due au nombre, rendent possibles à la collectivité des sentiments et des actes impossibles à l'individu isolé. Dans les foules, l'imbécile, l'ignorant et l'envieux sont libérés du sentiment de, leur nullité et de leur impuissance, que remplace la notion d'une force brutale, passagère, mais immense. L'exagération, chez les foules, porte malheureusement souvent sur de mauvais sentiments, reliquat atavique des instincts de l'homme primitif, que la crainte du châtiment oblige l'individu isolé et responsable à refréner. C'est ce qui fait que les foules sont si facilement conduites aux pires excès. Ce n'est pas cependant que, suggestionnées habilement, les foules ne soient capables d'héroïsme, de dévouement et de vertus très hautes. Elles en sont même plus capables que l'individu isolé. Nous aurons bientôt occasion de revenir sur ce point en étudiant la moralité des foules. Exagérée dans ses sentiments, la foule n'est impressionnée que par des sentiments excessifs. L'orateur qui veut la séduire doit abuser des affirmations violentes. Exagérer, affirmer, répéter, et ne jamais tenter de rien démontrer par un raisonnement, sont des procédés d'argumentation bien connus des orateurs des réunions populaires. La foule veut encore la même exagération dans les sentiments de ses héros. Leurs qualités et leurs vertus apparentes doivent toujours être amplifiées. On a très justement remarqué qu'au théâtre la foule exige du héros de la pièce des qualités de courage, de moralité, de vertu qui ne sont jamais pratiquées dans la vie. On a parlé avec raison de l'optique spéciale du théâtre. Il en existe une, sans doute, mais ses règles n'ont le plus souvent rien à faire avec le bon sens et la logique. L'art de parler aux foules est d'ordre inférieur sans doute, mais exige des aptitudes toutes spéciales. Il est souvent impossible de s'expliquer à la lecture le succès de certaines pièces. Les directeurs des théâtres, quand ils les reçoivent, sont eux-mêmes le plus souvent très incertains de la réussite, parce que, pour juger, il faudrait qu'ils pussent se transformer en foule 6. Ici encore, si nous pouvions entrer dans les développements, nous montrerions l'influence prépondérante de la race. La pièce de théâtre qui enthousiasme la foule dans un pays n'a parfois aucun succès dans un autre ou n'a qu'un succès d'estime et de convention, parce qu'elle ne met pas en jeu les ressorts capables de soulever son nouveau public. Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'exagération des foules ne porte que sur les sentiments, et en aucune façon sur l'intelligence, J'ai déjà fait voir que, par le fait seul que l'individu est en foule, son niveau intellectuel baisse immédiatement et considérablement. C'est ce que M. Tarde a également constaté dans ses recherches sur les crimes des foules. Ce n'est donc que dans l'ordre du sentiment que les foules peuvent monter très haut ou descendre au contraire très bas.
Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes ; les opinions, idées et croyances qui leur sont suggérées sont acceptées ou rejetées par elles en bloc, et considérées comme des vérités absolues ou des erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi des croyances déterminées par voie de suggestion, au lieu d'avoir été engendrées par voie de raisonnement. Chacun sait combien les croyances religieuses sont intolérantes et quel empire despotique elles exercent sur les âmes.
N'ayant aucun doute sur ce qui est vérité ou erreur et ayant d'autre, part la notion claire de sa force, la foule est aussi autoritaire qu’intolérante. L'individu peut supporter la contradiction et la discussion, la foule ne les supportent jamais. Dans les réunions publiques, la plus légère contradiction de la part d'un orateur est immédiatement accueillie par des hurlements de fureur et de violentes invectives, bientôt suivis de voies de fait et d'expulsion pour peu que l'orateur insiste. Sans la présence inquiétante des agents de l'autorité, le contradicteur serait même fréquemment massacré. L'autoritarisme et l'intolérance sont généraux chez toutes les catégories de foules, mais ils s'y présentent à des degrés forts divers ; et ici encore reparaît la notion fondamentale de la race, dominatrice de tous les sentiments et de toutes les pensées des hommes. C'est surtout chez les foules latines que l'autoritarisme et l'intolérance sont développés à un haut degré. Ils le sont au point d'avoir détruit entièrement ce sentiment de l'indépendance individuelle si puissant chez l'Anglo-Saxon. Les foules latines ne sont sensibles qu'à l'indépendance collective de la secte à laquelle elles appartiennent, et la caractéristique de cette indépendance est le besoin d'asservir immédiatement et violemment à leurs croyances tous les dissidents. Chez les peuples latins, les Jacobins de tous les âges, depuis ceux de l'inquisition, n'ont jamais pu s'élever à une autre conception de la liberté.