Regarde ses mains ! - Marie Noëlle Gaumy - E-Book

Regarde ses mains ! E-Book

Marie Noëlle Gaumy

0,0

Beschreibung

« Si tu vois, si tu entends, garde le silence, surtout ne dis rien ! » Annie n’a jamais pu contenir cette règle censée la protéger. Aux côtés du commissaire Loverini, elle pense avoir trouvé la sécurité tant recherchée. Pourtant, un étrange malaise la gagne, une angoisse sourde, comme le présage d’un danger imminent. Et si cette paix n’était qu’une illusion ? Se retrouvera-t-elle, une fois encore, prisonnière d’une vision destructrice, capable de tout anéantir autour d’elle ?

 À PROPOS DE L'AUTRICE

Depuis sa retraite, l’écriture est devenue pour Marie Noëlle Gaumy une habitude quotidienne, lui permettant de créer de nouveaux récits et de revisiter ses anciens manuscrits. Résidant en Auvergne, elle est pourtant profondément attirée par la Bretagne, où elle situe les aventures de son personnage, Annie Stozy, dans un village imaginaire entre Perros-Guirec et les Côtes de Granit rose.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 536

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Marie Noëlle Gaumy

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Regarde ses mains !

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Marie Noëlle Gaumy

ISBN : 979-10-422-4732-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

1

 

 

 

La fenêtre est grande ouverte. Le soleil perce enfin les nuages et ses rayons, qui pénètrent avidement dans la pièce, traversent une multitude de particules stagnant dans l’air, et ils projettent sur les murs dénudés et jaunâtres un joyeux éclat.

Depuis qu’elle a emménagé chez le commissaire Loverini, Annie essaie de s’approprier les lieux, d’en apprécier les moindres détails. Elle savoure avec ravissement ces moments si magiques qu’offre la Bretagne. Entre bruines du matin et éclaircies de l’après-midi, il y a toute une gamme de luminosité qu’elle n’avait pas remarquée sur Clermont-Ferrand, sa ville natale.

En plus, ici, près de cette petite bourgade côtière, elle est là. De la villa de Dérec, elle n’est pas visible, mais on peut la deviner, la sentir et la rejoindre en quelques minutes. Elle ne se trouve qu’à une centaine de mètres au bout de l’impasse du phare. Elle est là, resplendissante, bleue, turquoise ou verte, calme ou tumultueuse, elle s’avance et se retire au gré des marées. Le spectacle qu’elle offre du haut de la falaise est splendide, quels que soient le temps et l’heure de la journée. La mer est là. Fascinante et attirante. Annie peut rester de longs moments à la regarder sans jamais s’en lasser.

La demeure du commissaire est plaisante elle aussi. Néanmoins, elle continue toujours à prospecter pour trouver sa maison idéale, son petit coin bien à elle. Elle compte sur l’agence immobilière d’Hervé Guetton pour lui dénicher le bien qu’elle aimerait avoir, face à la mer. Elle ignore pourquoi, mais elle a le sentiment qu’elle doit poursuivre sa quête. Dérec l’a pourtant accueillie, lui a ouvert les portes de sa maison et lui donne carte blanche pour une rénovation des lieux à son goût. C’est ce qu’elle a entrepris d’ailleurs, autant pour elle que pour lui. Elle va essayer de transformer l’intérieur de la villa du commissaire en un cocon plus moderne, tout en lui conservant son âme.

Pour Dérec, sa villa n’était qu’un endroit où il pouvait dormir et oublier pendant quelques heures les traques, les interrogatoires et autres perquisitions. Depuis son divorce, il ne s’était jamais trop soucié du décor des murs et de l’aspect de ses meubles, même la télévision était obsolète, sans parler de son support, une caisse à pommes peinte en noir. Pourtant, chaque chose avait une place et il régnait dans les lieux une certaine sérénité.

Dans deux mois environ, il quittera le commissariat pour entamer une autre vie plus calme et moins stressante, celle de retraité. Si, jusqu’à présent, il redoutait ce changement de situation professionnelle, maintenant il l’espère et l’attend même avec impatience. Du moins, c’est ce qu’il ne cesse de lui répéter.

« Nous allons unir nos forces pour entamer notre dernier tour de piste. N’est-ce pas Annie ? Et puis, ton pouvoir surnaturel, celui de voir les drames là où ils ont eu lieu, d’en voir certains détails, d’entendre ces bruits ou murmures que personne ne pouvait jusque-là déceler, ne me poussera-t-il pas à devenir un détective privé ? Je me servirai de tes visions pour résoudre les enquêtes, comme Marc, le policier de tes romans qui utilise celles de son épouse pour débusquer le criminel. Et toi, tu pourras poursuivre ton activité d’écrivain. Je pourrais même, si tu en as besoin, te donner des conseils sur telle ou telle situation, sur nos méthodes de travail par exemple. Tu auras un référent en la matière sur place, et à ton entière disposition. N’est-ce pas formidable ? »

Étaient-ce des paroles en l’air ? Qu’adviendra-t-il lorsqu’ils seront continuellement l’un à côté de l’autre ? Pourra-t-il vraiment la supporter, lui, l’intrépide commissaire Loverini ?

 

Il n’a pas ta patience, Lionnel. Pourquoi es-tu parti si tôt ? Cela fait presque dix ans que tu es mort. Tu me manques Lionnel. Nous aurions dû périr ensemble dans cet accident de voiture. Au lieu de cela, je me retrouve ici sans toi, et loin de mon Auvergne, à la recherche d’un endroit où me poser, d’un abri où aucun drame ne s’est déroulé pour pouvoir vivre sereinement, et surtout une adresse où personne ne viendra me harceler. Tu étais un mari fabuleux, un confident extraordinaire. C’était toi mon abri, tu étais tout pour moi. Ne m’en veux pas, s’il te plaît.

Dérec est gentil. Il m’a accueillie à un moment où j’avais besoin d’une épaule pour me reposer et d’une main pour me soutenir.

Tu sais bien que j’ai constamment peur. J’ai peur de tout, et même de moi, de ce que je peux découvrir ou entendre. De toutes ces choses qui ne me concernent pas et qui pourtant me perturbent et me détruisent un peu plus chaque fois.

Lionnel, pardonne-moi d’être encore sur cette terre.

J’imagine que toi, tu nous vois marcher dans nos villes, travailler dans nos champs, nous enfermer dans nos usines ou nos bureaux, nous barricader dans nos maisons. Tu nous regardes nous battre, nous détruire, nous aimer…

Peut-être que non, en fait.

Peut-être qu’il n’y a rien après la mort, le noir complet, le silence éternel.

En attendant de te rejoindre pour vérifier, je dois continuer à vivre, à respirer, boire, manger, me protéger des éléments extérieurs, me barder contre ces fous, ces criminels, ces monstres et leurs méfaits qui rôdent autour de moi.

La maxime que je voulais adopter : « Si tu vois, si tu entends, ne dis rien, surtout ne dis rien ! Oui, surtout ne dis rien ! » est totalement inutile et absurde, je suis incapable de la mettre en pratique et de m’en rappeler, même en la répétant sans arrêt.

Lionnel, si tu pouvais revenir.

 

Une mouette passe au-dessus de la maison en émettant son cri perçant. Les yeux larmoyants, Annie la regarde voler jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière les arbres et les maisons, puis se retourne enfin vers la pièce défraîchie et déprimante qui semble l’appeler pour qu’elle lui redonne vie. Elle manque de courage, ses pensées sombres l’ont démoralisée.

Quand Dérec sera à ses côtés, les travaux lui paraîtront moins difficiles à entreprendre et elle retrouvera certainement la motivation nécessaire pour y arriver. Pour l’instant, et dès qu’il est libre, ils partent ensemble dans les magasins de bricolage où ils achètent toutes sortes de matériaux. Ils en reviennent avec des sacs emplis de pots de peinture, rouleaux de papiers peints, pinceaux et spatules en tous genres et surtout avec de nombreux projets en tête. Ces escapades et tous ces plans de rénovation lui occupent l’esprit, bien que depuis l’affaire du psychiatre, celle du grand blond qui avait enlevé et séquestré la petite Alizée, elle n’avait eu qu’une seule horrible vision : les pendus au fond de la propriété de Dérec.

Elle se souvient encore de cet épisode. Elle découvrait alors la cour et le jardin du commissaire lorsqu’elle eut plusieurs flash-back successifs. Son regard avait été attiré par un arbre en limite de terrain. Elle crut voir au pied de celui-ci un homme en chemise blanche, déchirée et maculée de sang, entouré d’une horde de militaires et d’individus vêtus d’imper beige. La seconde suivante, le même homme pendait lamentablement à une branche. À chaque clignement des yeux, elle découvrait un autre spectacle, toujours autour du même arbre. Une femme en robe noire avait pris la place de l’homme à la chemise ensanglantée, puis ce fut le tour d’une gamine en tablier d’écolier. Elle se souvient encore des battements de cœur qui l’avaient envahie, de cette peur qui l’avait tétanisée, de ses larmes silencieuses qui coulaient sans discontinuer le long de ses joues. L’intervention d’Erdogan, le grand-père d’adoption de Dérec, l’avait sortie de son état de torpeur et l’avait beaucoup aidée par ses paroles et son calme à retrouver ses esprits.

Il lui avait alors rapporté les histoires macabres qui s’étaient déroulées à cet endroit. D’abord pendant la Seconde Guerre mondiale, Loverini, le véritable grand-père de Dérec, avait été arrêté par la Gestapo, torturé, puis avait été pendu à une branche de cet arbre, devant tous les habitants du quartier contraints à assister à la sanction. Lui aussi, bien qu’âgé d’une dizaine d’années à l’époque, avait dû se joindre à l’assistance. Ensuite, à la fin de la guerre, deux gendarmes étaient venus voir la veuve pour lui remettre le peu d’effets personnels de ses deux fils partis aux combats. L’un était déclaré officiellement mort pour la France et l’autre porté disparu sur un champ de bataille depuis plus de six mois. Ils ne lui avaient donné aucun espoir de revoir ce dernier vivant. Le chagrin de la femme fut immense. Le soir venu, elle s’était rendue au pied de l’arbre où son mari avait quitté ce monde et avait pris la décision fatidique de le rejoindre.

Trois mois plus tard, se présentait devant la porte de la maison familiale, un jeune homme émacié, blessé, fatigué d’avoir longtemps marché le long des chemins et des routes françaises, en évitant les bombes, les convois SS et la Gestapo. Les parents d’Erdogan avaient alors accueilli chez eux l’orphelin et l’avaient traité comme leur propre fils. La vie avait repris, le jeune militaire avait trouvé un travail à la Société des chemins de fer, s’était marié et était devenu père de deux enfants, dont la fillette au tablier d’écolier. Dérec était trop jeune pour garder un souvenir précis de sa sœur aînée et des raisons de son suicide.

Suite aux visions d’Annie, il s’était chargé tout naturellement, de faire disparaître l’arbre funeste et de transformer le bout de parcelle en un mini potager d’où légumes, fleurs et plantes aromatiques émergeaient timidement.

N’ayant plus eu de manifestation surnaturelle depuis, Annie ne ressentait pas ce sentiment de malaise qui la paralysait psychiquement et physiquement, et pouvait donc se consacrer à des activités plus terre à terre, tels que des travaux de rénovation.

C’est par le salon qu’elle veut entamer ces derniers. Les quelques meubles qui ont été délaissés par l’ex-madame Loverini, et conservés par le commissaire pendant ses nombreuses années de célibat, avaient disparu. Le fauteuil avachi au cuir râpé ainsi que la vieille télévision grise et son support atypique se trouvaient maintenant au fond du garage. Ils allaient patienter gentiment au sous-sol en attendant d’être emportés par l’une de ces associations caritatives. La pièce avait été rapidement vidée. Mais avec ses murs au papier peint jauni, son plafond gris et son parquet constellé de tâches, elle offrait encore un spectacle vieillot et triste.

Ce travail manuel la déconnecte un instant des récits tourmentés des personnages qu’elle imagine. Son dernier roman est en cours de correction. À force de lire et de relire son récit, elle s’en est lassée. Elle ne voit plus les erreurs de syntaxe ni les fautes de frappe. Par moment, elle trouve la tournure des phrases non satisfaisante et elle se fait un devoir de tout réécrire pour finalement revenir à la première mouture. Elle s’oblige donc à prendre un peu de recul de temps en temps, pour mieux apprécier ensuite son écriture.

Bien que seule à la maison la plupart du temps, les heures et les jours passaient très vite. Elle recevait parfois la visite des habitants de la crique, ceux qu’elle avait côtoyés l’année précédente. Fred, le médecin-urgentiste, chez qui elle avait loué une chambre pendant plusieurs mois, son voisin Henri et quelquefois Mamy Jo, la belle-mère de Fred, passaient à la villa du commissaire et c’était parti pour un après-midi de rires, de médisances légères et gratuites autour de l’éternel quatre-quarts aux pruneaux de Jo que cette dernière ne manquait pas d’apporter. Souvent, les voisins de l’impasse du phare venaient renforcer les rangs. Erdogan et Gwen son épouse, à l’affût derrière leurs fenêtres, étaient toujours prêts pour rejoindre le groupe et alimenter les clabaudages et les pâtisseries.

 

***

 

Aujourd’hui, exceptionnellement, délaissant les rénovations, elle avait décidé de rendre visite à Henri. Le facteur à la retraite héberge depuis l’incendie criminel de sa villa, Fred, son voisin sinistré ainsi que son colocataire Paul Cabolt, le vétérinaire, lequel, en cours de divorce, n’avait toujours pas de domicile personnel. Il y avait souvent Mamy Jo chez l’ancien, et apparemment elle se trouvait fort bien en sa compagnie.

Quand elle arriva, Fred dormait encore, comme tous les matins après ses nuits passées aux services des urgences de l’hôpital. Paul avait rejoint sa clinique vétérinaire et tous ses patients à poils ou à plumes. Henri et Jo étaient sous la véranda, et les deux retraités discutaient et riaient. Leur bonne humeur faisait plaisir à voir.

— Tu as vu tes rosiers et tes hortensias, ma pauvre Annie. Les pompiers les avaient sérieusement endommagés avec leurs lances à incendie et maintenant, ce sont les maçons qui sont en train de les saccager !

— Ce n’est pas grave, ce ne sont que des végétaux. Fred n’est pas trop démoralisé ?

— Ne t’inquiète pas pour lui, c’est un battant notre toubib. Et il ne t’en veut pas, si tu veux le savoir ! Grâce à toi et à tes visions, il a retrouvé sa petite Alizée.

— Comment va-t-elle après ces années de sévices ?

— Cela va être long pour elle de se reconstruire, répondit tristement Mamy Jo, sa grand-mère. Pauvre gamine ! Ce n’est pas humain de faire subir de telles choses à son prochain. Ce Philippe depuis tout petit, dès que nous l’avons adopté, a toujours été un peu méchant, mais j’étais loin de penser qu’il pourrait un jour nous détruire comme cela. Nous lui avions donné tout notre cœur. Notre petite Célia qui, par miracle, est née un an après son adoption n’a pas eu une enfance facile avec lui. Il était possessif, envieux, sournois, mesquin. Pourtant, nous avions vraiment essayé de le canaliser ce môme. Ce devait être dans ses gênes. Quand on adopte un gosse, on ne nous dit pas tout. Il a eu tout ce dont il avait envie et besoin. On s’est serré la ceinture pour lui payer ses satanées études de psychiatrie. Célia n’en demandait pas autant. Elle était gentille, notre Célia et quand elle a rencontré Fred, elle était la plus heureuse au monde. Il a fallu que cette ordure de Philippe la viole ! Mon Dieu, et dire que je n’ai rien vu à l’époque !

— C’est ce que Fred m’a raconté. Philippe ne voulait pas que Célia l’épouse et il l’avait violée pour la rendre impure et la garder avec lui. Elle n’a rien dit, personne ne l’a su et elle a maintenu son mariage. Est-ce qu’elle savait que le bébé qu’elle attendait était de son frère adoptif ?

— Je l’ignore, je pense que non. En tout cas pour Fred, Alizée était son bébé. Il ne se posait pas de question. Elle était sa jolie poupée blonde, douce comme sa femme. Quant à Mélissa, ma deuxième petite-fille, elle est son portrait craché. Elle est spontanée, généreuse, volontaire et très sportive, tout comme lui ! Après la disparition d’Alizée et puis la mort accidentelle de notre Célia l’année suivante, nous avons fait tout ce que nous pouvions pour eux et surtout pour notre petite Mélis, comme nous aimions l’appeler. Ce n’était que du bonheur, cette gamine !

— La reconstruction de la maison est en bonne voie, on dirait !

— Penses-tu, ma pauvre petite ! Ils font traîner. Il paraît que les assureurs attendent les conclusions de l’enquête de police pour débloquer les fonds.

— Qu’est-ce qu’ils attendent ? L’auteur des faits a été formellement identifié et de plus, il est mort.

— Ils veulent sans doute être sûrs d’être remboursés et attendent que la succession du docteur Philippe de Varangue soit terminée.

— Ils peuvent tout prendre s’ils le désirent. Je ne veux rien de sa foutue clinique psychiatrique, déclara Mamy Jo, sa mère adoptive.

— Dans tous les cas, Fred et Paul peuvent rester sous mon toit aussi longtemps qu’ils le souhaitent ! Moi, cela me fait de la compagnie et ma maison est assez grande pour les accueillir. J’ai encore une chambre pour toi, ma petite Annie, si tu as besoin.

— Oh, mais elle a son commissaire ! clama Mamy Jo. Euh… Annie, je crois que tu devrais aller enlever ta voiture, regarde-les avec leurs carnets, ils ont l’air de bien s’amuser, nos policiers municipaux.

— Je vais y aller. À un autre jour ! Je veux peindre le plafond du salon, cela va m’occuper un bon moment cet après-midi.

— Viens nous voir dès que tu as le temps, ma petite Annie ! Tu es toujours la bienvenue et cela nous fait plaisir.

En sortant sur la rue, le regard tourné vers les poseurs de contraventions, elle percuta une jeune femme qui, elle, marchait à reculons tout en discutant dans un micro, face à un cameraman dont le visage était à moitié caché par sa machine.

— Oh, pardon !

— Ce n’est rien madame ! Vous habitez ici ? l’interpella la journaliste.

— Non, je viens juste livrer des journaux !

— Vous connaissez le docteur Frédéric Lebellec ?

— De nom, oui ! Pardon, je ne peux discuter plus longtemps, il faut que je retire ma voiture de son emplacement sinon je vais avoir droit à une amende.

— Où habite-t-il en ce moment ?

— Je l’ignore, excusez-moi ! clama Annie en traversant la rue à vive allure.

— Son voisin le sait peut-être ? cria la femme en arrêt près de la maison noircie de Fred, le regard tourné vers la véranda d’Henri.

L’affaire du psychiatre Philippe de Varangue occupait toujours les titres des journaux locaux bien que les évènements se soient produits depuis plus de sept mois maintenant. Sa clinique, les bâtiments annexes, enfin ce qu’il en restait après l’explosion, et le parc, étaient en vente. De plus, avec l’enquête des policiers, les nombreuses malversations du docteur apparaissaient au grand jour et les médias se faisaient un devoir d’informer leurs lecteurs et de leur donner le maximum de détails, vrais ou faux, ils ne s’en souciaient guère pourvu qu’ils vendent leurs articles et nourrissent les passionnés des faits divers.

Heureuse de n’avoir pas été reconnue par la journaliste, Annie se pressa de monter dans sa Toyota et de s’insérer dans la circulation sous les yeux et à la barbe des agents verbalisateurs. Plus loin, elle profita d’un espace libre en bordure de rue pour s’arrêter momentanément et pour téléphoner à Henri.

— Que se passe-t-il, ma petite Annie, tu as oublié de nous dire quelque chose ?

— Non Henri. Dis à Fred de ne pas sortir, il y a une journaliste devant sa villa qui tente de savoir où il demeure en ce moment.

— Je le lui dirai quand il sera réveillé. Oui, je les vois, ils sont toujours sur le trottoir. Oh flûte ! Elle m’a vu et me fait de grands signes. Je vais garder mon téléphone à l’oreille. Jo, ne vous montrez pas ! Merci, ma petite Annie, soigne-toi bien !

Annie rangea son téléphone et redémarra. Alors qu’elle allait déboîter de son emplacement, son élan fut stoppé par deux coups vifs à la vitre côté passager.

— Tiens, Hervé !

— Puisque je te vois, et si tu es libre cet après-midi, j’aurais une maison à te faire visiter.

— Cet après-midi ? Oui, je peux me libérer, vers quelle heure veux-tu que nous nous retrouvions ?

— Vers 14 heures. Demeures-tu toujours chez le commissaire ?

— Oui, il ne m’a pas encore renvoyée. Tu passes me prendre ? Je serai dans le studio, au rez-de-chaussée.

— Tu loges en bas, et lui au 1er étage ? Ce n’est pas bon signe !

— Je me suis installée dans le studio avec mon ordinateur et mes bouquins pour écrire mon nouveau roman. De toute façon, que ce soit au rez-de-chaussée ou au 1er étage, on ne voit pas la mer de chez Dérec ! Il n’y a que des arbres, des maisons, des murs et encore des arbres.

— Mais tu as un immense terrain derrière la maison, au fond duquel tu as une vue sur la baie et une partie du village !

— Je ne m’y rends jamais, je ne me sens pas très bien dans ce jardin. Quand je sors, je reste dans la partie cimentée et bordée de troènes. Personne ne me voit et je ne vois personne.

— Tu vas broyer du noir à force. Bon, à cet après-midi ! Je vais te montrer un petit bijou. Sinon, j’ai la maison du vétérinaire Paul Cabolt à vendre, 170 m² de surface habitable, avec 1200 m² de terrain et une piscine, elle est sublime !

— Ah non ! C’est là-bas que l’on a trouvé un cadavre !

— Oui, en effet ! Mais selon l’enquête de nos gendarmes, il serait tombé dans l’eau accidentellement.

— C’est cela ! Et puis Paul ne viendra pas me rendre visite, il en aurait trop sur le cœur de voir cette maison entre mes mains !

— Oui, tu as raison. Bon, à cet après-midi !

— OK, merci Hervé.

— Hé, Annie ! rappela l’agent immobilier, mais la voiture était déjà sortie de son emplacement et avait rapidement intégré la circulation. Il aurait voulu l’inviter à déjeuner avec eux ce midi, mais l’idée lui était venue trop tard. Sophie, sa femme, aurait certainement apprécié sa présence.

 

***

 

Quand elle arriva dans l’impasse du parc, elle se gara devant la villa du commissaire. Une maison plantée sur une parcelle de terre, sans vraiment de clôture, quelques arbustes faisaient office de haie séparatrice avec la voie publique et plusieurs rosiers grimpants agrémentaient le devant du bâtiment. L’accès à la porte principale de la maison se faisait par un escalier d’une douzaine de marches accolé au mur, il aboutissait à un palier assez large. Au rez-de-chaussée, sous ce perron, c’était le studio. Il avait sa propre entrée, une grande porte vitrée, une ouverture agrémentée de barreaux. Mais elle n’avait pas dû être ouverte depuis bien longtemps, car des branches du rosier de l’allée avaient envahi le devant et s’étaient agrippées aux grilles. On accédait à l’appartement par l’intérieur ou par le garage. La façade de la maison avait besoin d’une rénovation bien plus sérieuse que celle qu’elle avait entreprise dans le salon, mais elle était néanmoins agréable à regarder.

La vie avec le commissaire aussi était plaisante, même si celui-ci partait de bonne heure et rentrait souvent très tard. Les midis, il lui arrivait de passer en coup de vent, le « temps de manger un morceau » comme il aimait dire.

Il ne lui parlait pas de ses enquêtes, il ne la sollicitait pas non plus, tout le contraire de l’inspecteur de police de son polar, le beau Marc. Avec son épouse Iliéna, qui, comme elle, est médium, ils forment un couple particulier. Dans son récit, la belle met son pouvoir au service de son cher et tendre compagnon pour l’aider à résoudre ses dossiers, mais ses visions sont si déroutantes que souvent, Marc s’en détourne, pour y revenir en fin de compte, et bien sûr « coincer » les méchants.

 

***

 

— Bonjour Annie !

— Bonjour Erdogan. Vous me cherchiez ?

— Non, je suis allé faire un tour à l’arrière de la maison de Dérec, il y a des gens qui sont entrés dans la matinée d’après Lucile, notre voisine. Alors, je suis venu faire ma ronde.

— Des journalistes. Il y en a une qui cherche le docteur Lebellec au village.

— Oui, peut-être. Ou alors ce sont des promoteurs à la recherche de terrains pour construire. Tu n’ouvres pas tes volets à l’arrière et tu n’y jardines pas, pourquoi ? Tu as encore peur d’y voir des horreurs ? Dérec a pourtant enlevé l’arbre.

Un simple haussement d’épaules fut la seule réponse d’Annie.

— À part ce que tu nous as conté la dernière fois, tu y as vu d’autres drames ? insista le grand-père. Veux-tu que je vienne t’aider à désherber tout cela ?

— Je n’ai pas trop le temps en ce moment. Ce soir, je vais visiter une maison avec Hervé Guetton. Demain, il faudra que je me remette sérieusement à mon roman, l’éditeur attend mon manuscrit avec impatience et je pense qu’il vaut mieux le contenter au plus vite. C’est tellement difficile de trouver une maison d’édition. Alors, pas question de faire du jardinage !

— Bien, bonne journée alors et appelle-moi si tu as besoin de mes services !

— Merci Erdogan. Bonne journée à vous aussi et bonjour à Gwenn !

Une fois la porte refermée derrière elle, elle rangea ses courses, fit un peu de ménage, puis partit se réfugier dans le studio où attendaient son ordinateur, son beau capitaine de police et sa superbe épouse. Le plafond du salon attendra encore un peu.

Elle se réjouissait d’avance pour la visite de l’après-midi, elle allait découvrir une nouvelle maison. Sera-t-elle face à la mer ?

Et que va dire Dérec ?

« Je ne te plais plus ? Tu veux me quitter ? Mais pourquoi, pourquoi, dis-le-moi ? »

 

Pourquoi ?

Pour avoir mon nid à moi, pour ne pas dépendre de quelqu’un, pour voir la mer, pour m’isoler. Pour d’autres choses encore, que je ne peux expliquer, tout simplement parce que je ne sais pas !

 

***

 

 

 

 

 

2

 

 

 

Hervé était à l’heure, sa Mercedes blanche attendait dans l’impasse. Annie prit place avec plaisir sur le siège du passager et fut enveloppée par les éternels effluves de cuir qu’elle avait toujours connus dans la voiture de l’agent immobilier.

— Ce n’est pas très loin, mais je sais que tu aimes bien monter dans cette auto, alors au lieu de faire le trajet à pied, nous allons faire un petit détour, car je prends les grands axes avec elle, je ne tiens pas à ce que ma C400 soit rayée ! À pied, par le chemin côtier, nous aurions mis un quart d’heure, à peu près !

— En marchant vite !

— En courant, nous aurions mis cinq minutes ! dit-il en riant, découvrant une rangée de dents blanches comme de la porcelaine de Limoges. Le bien que je veux te faire visiter se trouve un peu plus loin le long de la côte, c’est une ancienne maison de pêcheur. Il y a des travaux à faire, mais elle est bien située. Comment cela se passe avec notre cher commissaire ?

— Bien. Tu veux des détails ? demanda Annie avec un sourire en coin.

— Non, inutile, je préfère les imaginer ! Il ne comprend pas pourquoi tu cherches toujours une maison. Enfin, c’est ce qu’il m’a dit l’autre jour.

— S’il me largue, j’aurais mon petit chez moi.

— Pourquoi te larguerait-il ?

— Parce que je ne suis pas une « femme d’intérieur ». Parce que je n’arrive pas à aller dans son terrain derrière sa villa. Parce que j’ai un peu peur quand je suis toute seule. Parce que je fais quatre fois le tour de la maison pour me fermer à l’intérieur quand il n’est pas là. Et parce que je deviens de plus en plus parano. Il va en être vite fatigué, tu ne crois pas ?

— Quand il sera à la retraite, cela ira mieux. Tiens nous arrivons, c’est cette petite maison aux volets bleus, là-bas, au bout du chemin.

L’agent s’arrêta devant un muret de pierre derrière lequel s’étendait une cour couverte d’herbe sèche. La maisonnette, construite sur une falaise, vingt mètres au-dessus des flots, faisait face à la mer. Derrière la propriété, il n’y avait rien. Un terrain vague battu par les vents et à une trentaine de mètres, c’était le vide.

Annie suivit Hervé sans rien dire.

Le premier voisin se trouvait à plus de deux cents mètres et encore, la bâtisse était fermée.

— Alors, comment trouves-tu les abords ?

— La maisonnette par elle-même est plaisante. C’est coquet. La vue sur la mer est bien réelle.

— Mais ?

— Elle est trop isolée. Je vais avoir la trouille ici.

— C’est ce que je redoutais. Surtout si chez Dérec tu as déjà peur, alors ici ! On la visite ou l’on n’insiste pas ?

— Je ne voudrais pas te faire perdre ton temps.

— Bon, on repart ! J’en ai une autre à te montrer dans une commune voisine. Celle-là, elle était dans ton budget même avec les travaux qu’il y avait à faire !

— L’autre est plus chère ?

— Nettement. Elle a été entièrement relookée et en plus, je n’ai pas l’exclusivité sur le bien. Si cela se trouve, elle est déjà vendue. Il faudrait que je te trouve une baraque comme celle de Fred, en plein centre-ville.

— Avec une façade moins noire si possible !

— Et un intérieur qui sent moins la suie, je suis d’accord.

— Toi qui connais bien Fred, comment l’a-t-il pris ? Il m’en veut ?

— Il a été très profondément perturbé, mais le fait d’avoir retrouvé sa fille Alizée, de voir sa belle-mère beaucoup plus gaie qu’avant, et surtout d’avoir Henri et Paul à ses côtés, l’aide beaucoup à s’en sortir. C’est un battant, Fred !

— Heureusement que vous étiez là pour l’aider. C’est super d’avoir des amis sur qui l’on peut compter ! Moi, avec mes foutues visions, je m’isole de plus en plus. Je ne suis pas très fréquentable. Lionnel, mon mari, était un type exceptionnel. J’ai mis un temps fou pour me remettre de son décès.

— Tu as des enfants ?

— C’est tout comme. Nous avons été une famille d’accueil, puis un jour Lionnel a voulu adopter la fille de son frère Yaël. Lui et sa copine venaient de décéder d’une overdose. La gamine avait deux ans et demi quand nous l’avons prise avec nous. À l’époque, nous avions en garde un petit Vietnamien Kim-Hoan, sa mère célibataire avait été hospitalisée, puis cette dernière est morte à la suite de son cancer et nous avons adopté le petit Kim. Nous les avons élevés ensemble comme des frères et sœurs. Ils sont grands tous les deux maintenant. Kim-Hoan est reparti dans le pays de ses ancêtres, il m’appelle de temps en temps. Quant à Lisa-Lou, ses appels sont rares, elle est un peu en colère contre moi. Elle ne m’a jamais aimée cette gamine, elle me trouvait trop sévère, trop triste, trop bizarre et elle ne se cachait pas pour me le dire ! Elle trouvait aussi que j’en faisais plus pour Kim que pour elle.

— Et c’était le cas ?

— Non, je ne pense pas. Ils avaient tous les deux des caractères totalement différents, l’un voulait constamment apprendre, découvrir les choses, les comprendre, il posait toujours plein de questions, quant à Lisa-Lou, elle ne réclamait rien, elle se laissait vivre. Lionnel était d’une patience remarquable avec elle, ce n’est pas pour cela qu’il arrivait à en faire ce qu’il voulait ! Pour moi, ils étaient mes enfants, autant Kim-Hoan que Lisa-Lou. Mais le garçon a souhaité retrouver ses aïeuls et il est reparti dans son pays d’origine dès qu’il a eu fini ses études. Quant à Lisa, elle s’est envolée pour l’Angleterre afin de poursuivre les siennes, et ensuite, elle a réalisé son rêve, celui de faire le tour du monde.

— Voilà, nous sommes presque arrivés, il suffit de trouver une place de stationnement. La maison a heureusement son garage privé, car pendant l’été, c’est un peu dur de se garer dans les parages.

— Les commerces ne sont pas loin, la mer est de l’autre côté de la rue. C’est bien par ici.

— C’est la petite maison entre la grande villa jaune et l’immeuble blanc.

— Sympa ! Il y a quelqu’un qui en sort, c’est normal ?

— Ah ! C’est mon collègue de l’autre agence. À son air réjoui, je suppose qu’il a fait affaire. Attends, je vais lui passer un petit coup de fil.

Guetton s’éloigna un instant du véhicule, le téléphone à l’oreille, il discuta avec son homologue, puis revint vers Annie.

— Ses clients viennent de lui faire une proposition d’achat au prix de vente. Tu veux quand même aller la visiter au cas où tu voudrais faire une surenchère ? Je suis désolé.

— C’est moi qui suis désolée, je te fais faire des déplacements pour rien. Ce n’est pas grave en ce qui me concerne, tu sais ! Je ne suis pas dehors en ce moment et puis j’ai fait une virée dans ta Mercedes.

— Bon, je n’ai plus rien à te présenter aujourd’hui. J’ai d’autres villas bien sûr, mais leur prix ne correspond pas à ton budget, déjà que la dernière était légèrement au-dessus ! J’ai l’impression que l’immobilier a repris et les prix du mètre carré augmentent d’autant plus. J’avais un superbe domaine à vendre dans le coin et je ne pensais pas trouver un acheteur aussi vite. Ce sont des Néerlandais qui l’ont acheté et ils n’ont même pas discuté le montant réclamé par le propriétaire !

— Tu as vendu la Maison Bleue du professeur de musique ?

— Oui. Le fameux domaine de M. Bernard. Il y a plus d’un mois, à des Parisiens.

— Tu leur as dit ce qui y avait été découvert dans les dépendances ?

— Non. Je n’ai pas parlé de squelettes ni des vilains défauts de l’ancien propriétaire. Madame la comtesse de la Bâtisse, l’héritière, a fait séparer les lots. Le garage à bateau et la baraque en bois n’ont pas été cédés avec la villa, et n’ont toujours pas été mis en vente d’ailleurs. Ils ne pourront pas l’être avant un bon moment à mon avis ! L’enquête de police est toujours en cours. D’après Dérec, ils recherchent de nouveaux indices pouvant mettre en cause le musicien dans d’autres affaires de disparition et de meurtre au cours des cinquante dernières années. Ils veulent creuser autour des bâtiments, et surtout à l’endroit où tu as guidé Loverini pour trouver les squelettes.

— Dérec ne m’en parle jamais. Il répond à mes questions, mais sans donner de précisions. Tiens l’autre jour, des promeneurs ont trouvé des ossements dans une forêt pas loin d’ici, et bien, je l’ai su en lisant les actualités sur internet, pourtant il devait bien être au courant ! Si je ne lui demande rien, il ne me dit rien.

— C’était une prostituée qui était portée disparue depuis six mois et demi, une certaine Stella Louvantec. Une triste affaire ! Ce n’est pas la première fois que cela se produit. Il y a deux ou trois ans ou un peu plus peut-être, une autre fille avait disparu, une partie de son squelette avait été retrouvée dans la vase du Léguer à la sortie de Lannion. Elle aussi était connue des services de police comme étant une fille des rues vendant ses charmes.

— Même en Bretagne ?

— En parlant de Lannion, il y a plus d’opportunités pour trouver une maison dans cette petite ville que par ici. Je vais essayer de te trouver quelque chose sur le secteur. C’est une petite bourgade dynamique et sympa, en bordure d’une rivière et de son embouchure.

— Oui, si tu veux.

De retour à la villa du commissaire, un peu déçue, Annie s’enferma dans son studio et repartit dans le monde d’Iliéna et de son château hanté. La correction du manuscrit était en bonne voie. Elle en était au chapitre où normalement son héroïne ressent certaines vibrations qui sont censées la mener vers le lieu du crime, mais cette fois-ci, elle ne prend pas garde à ses pressentiments et devient elle-même la proie de l’assassin. Elle est enlevée et séquestrée dans un endroit hideux, froid et austère.

 

***

 

Il faisait nuit quand Dérec rentra du commissariat. Il était fourbu et découragé. Son enquête sur la fille du bois n’avançait pas, et une curieuse affaire d’incendie venait de s’ajouter en plus à ses dossiers. Il rangea sa Mégane de service dans la cour devant la villa, avec un mal de tête carabiné.

Tout était éteint. Seule une très légère lueur bleutée apparaissait à travers les rideaux à moitié fermés de la fenêtre du studio. Annie devait être encore devant son ordinateur.

Il entra, constata que, sur la table de la cuisine, son assiette et ses couverts l’attendaient paisiblement. Le four était entrouvert et un plat aux trois quarts plein patientait à l’intérieur. Il fut tenté de s’installer et de déguster les lasagnes de suite, mais il décida d’aller rejoindre Annie au rez-de-chaussée.

— Ann’, Ann’ ! Tu es encore devant ton ordinateur à cette heure-ci ? Il est plus de minuit !

Son appel n’eut pas de réponse. Il entra dans le studio et constata qu’Annie avait la tête posée sur les bras et l’écran de son ordinateur était balayé de lignes psychédéliques.

— Ann’ ! Tu ne serais pas mieux dans un lit au lieu de dormir sur ton clavier ?

— Hein ? Quoi ? Oh, tu m’as fait peur ! Qu’est-ce que tu fais là ?

— Il est plus de minuit et je rentre chez moi après une journée de boulot.

— Euh… Oui, bien sûr. Excuse-moi, je m’étais endormie.

— J’ai bien vu. Allez, éteins-moi tout ton bazar et viens avec moi !

— Qu’est-ce que tu sens ? Tu as encore rendu visite à ton copain Dagobert de la morgue.

— Non, j’ai une nouvelle affaire bizarre sur les bras. Nous avons retrouvé un corps à moitié carbonisé. Il ne reste que les deux jambes et les deux bras, qui sont presque intacts, tout le reste a complètement disparu, transformé en cendres, avec une boule noire charbonneuse au milieu. Nous supposons que c’est la tête de la victime. Autour, rien n’a bougé, aucun meuble n’a brûlé, le plancher est un peu noirci, mais c’est tout !

— Une combustion spontanée !

— Une combustion spontanée ? J’en avais déjà entendu parler, mais je classais cela dans de la sorcellerie. Cela existe réellement ?

— Oui. Plusieurs anthropologues ont étudié la question, mais tous ne sont pas d’accord naturellement ! Selon certains, les combustions spontanées atteignent généralement des femmes grassouillettes, qui aiment la boisson et qui sont adeptes de la cigarette ! Leur ivresse les assomme, leur mégot met le feu à leurs vêtements, puis leur graisse s’enflamme telle une bougie et elles se consument lentement de l’intérieur pour, quelques heures plus tard, n’être qu’un tas de cendres ! Tu savais que la graisse humaine est exothermique ? C’est-à-dire qu’en brûlant elle dégage elle-même assez de chaleur pour entraîner et entretenir sa propre combustion.

— Tu plaisantes Ann’ ! Et pourquoi les jambes et les bras n’ont-ils pas brûlé ?

— Pas assez de graisse aux extrémités pour alimenter le feu. Qu’en pense Dagobert ?

— Kelton est en vacances aux Baléares. C’est une jeune légiste qui le remplace ! Je crois que c’est la première fois qu’elle rencontre ce cas, comme moi d’ailleurs ! Comment sais-tu tout cela toi, ce sujet t’intéresse ?

— Quand on veut écrire des polars macabres et avec une couche de surnaturel, on doit consulter toutes sortes d’ouvrages. Mes visions seules ne suffisent pas pour écrire un roman policier. Il faut du fantastique, du sang, de l’épouvante pour que des éditeurs acceptent de te lire et de t’éditer, ensuite plus c’est morbide, plus tu as de lecteurs enthousiastes !

— Ton premier roman avec ton Marc et ta belle Iéliéna, je ne le trouve pas très hard !

— Ah bon, tu l’as lu.

— Bien sûr ! Bon, je casse la croûte et je vais me pieuter, je suis crevé. Demain si tu veux, tu me rejoins au commissariat vers midi et l’on ira déjeuner ensemble.

— Bonne idée, cela me sortira un peu. Tu me montreras les photos de ta combustion spontanée.

— Non. Je n’ai pas encore les clichés de cette affaire.

— Après, j’irai chez le coiffeur, celui qui se trouve vers ton usine à contraventions, il a l’air d’être bien ce salon et les tarifs ne sont pas trop élevés.

Même fatigué, Dérec prit le temps de laver son assiette et ses couverts puis de les ranger. Annie l’aida à nettoyer la table.

— Que c’est agréable d’avoir une présence à la maison ! lui dit-il en la serrant dans ses bras et en l’entraînant dans la chambre.

 

***

 

Le commissariat était calme. Personne n’attendait dans le hall d’accueil. Derrière le bureau vitré, Stella, une jeune recrue dont les cheveux étaient tirés en arrière, parlait au téléphone. Tout en écoutant son interlocuteur, elle fit un sourire à Annie et lui tendit un badge de visiteur.

— Il doit être encore en réunion de crises, allez l’attendre dans son bureau ! dit-elle tout bas en éloignant le téléphone de son visage.

— Merci, je préfère l’attendre dans le couloir.

Elle n’aimait pas trop venir dans ces locaux. Il y régnait une odeur indéfinissable, entre le café bouilli, la sueur de mâles en rut, le vomi, l’encre des imprimantes, le désinfectant au citron, elle était incapable de dire quelle fragrance remportait le trophée.

La porte de la salle de réunion au fond du couloir s’ouvrit et plusieurs personnes apparurent, l’air préoccupé et grave.

— Tiens, tu attends Dérec ?

— Oui, comment vas-tu, Rachel ?

— Je vais bien, merci. Entre dans son bureau, là on dirait que tu attends pour un interrogatoire !

— Peut-être.

— Il n’en a pas pour longtemps, il discute avec le préfet, il arrive dans un instant.

Pendant que s’éloignait l’inspectrice, un deuxième groupe sortit de la salle. Des hommes pour la plupart, ils discutaient fort et ne semblaient pas être en accord. Ils passèrent près d’elle sans lui porter attention. L’un d’entre eux la frôla en gesticulant.

— Tiens, madame Stozy !

— Hein ? Euh… bonjour inspecteur Lagré.

— Ça va ?

— Oui… oui… ça va.

— Alors ! Tu viens, Lagré ? lança une voix au bout du couloir.

— Oui, oui, j’arrive, les gars !… Ça va, Annie ? reprit Léo plus doucement. Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu as vu ?

— Rien. Ce doit être un petit malaise, je n’ai rien mangé ce matin, je n’avais pas faim.

— Qu’est-ce que tu as vu ? redemanda Léo toujours aussi discrètement que possible.

— Rien… Je ne sais pas ce que j’ai eu. Cela va aller, Léo, tes collègues t’attendent.

Annie regarda avec insistance la main que lui avait posée délicatement Léo sur son bras. Ce n’était pas celle qu’elle avait cru voir dans son flash.

 

Je n’aurais pas dû sortir.

Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire.

Surtout, ne dis rien, ne dis rien, ne dis rien, ne dis rien… tu n’as rien vu ! Ne dis rien !

 

— Ann’ ! Viens, entre dans mon bureau deux minutes ! Tu es toute blanche, tu es malade ? dit le commissaire lorsqu’il arriva dans le couloir.

Annie, délaissant Léo, entra dans l’antre de Dérec et trouva un bureau toujours égal à lui-même, sans fioritures, avec des papiers dans tous les coins, sur les étagères, les sièges, et même sur le sol le long des plaintes. Cette pièce était aux antipodes de la villa où chaque chose était rangée et où rien ne dépassait.

— Y a-t-il une caméra dans ton bureau ?

— Une caméra ? reprit Dérec surpris. Non, je ne crois pas ! lui répondit-il en regardant néanmoins autour de lui.

— Personne ne peut nous voir.

— Non, personne ne peut nous voir, reprit-il doucement en regardant cette fois-ci Annie l’air inquiet et les sourcils froncés… Tu veux que je te prenne sur mon bureau ? susurra-t-il avec un curieux sourire malicieux sur les lèvres.

— Non. Mais j’aimerais que tu me serres seulement dans tes bras deux petites minutes.

— J’ai eu peur ! Viens, que se passe-t-il, Ann’ ? lui demanda-t-il en la prenant contre lui et lui caressant doucement les cheveux.

— J’ai eu un flash tout à l’heure dans le couloir lorsque l’un de tes gars m’a frôlée. Deux mains poilues qui enserraient un cou, un cou de couleur chocolat au lait.

— Tout de suite, en m’attendant ?

— Oui. Juste avant que Léo ne m’accoste !

— Lagré ?

— Ce n’est pas lui, ce ne sont pas ses mains, je les ai regardées, ce ne sont pas les tiennes non plus ! Elles étaient poilues… Oh Dérec ! Je ne devrais jamais sortir de la maison ! Dès que j’ai fini chez le coiffeur, je rentre et je m’enferme à double tour.

— Tu vas te rendre malade. Et puis tu n’auras plus de matières pour écrire tes histoires. Allez, calme-toi ! Qui était avec Léo, tu te souviens ?

— Ils étaient plusieurs, une bonne dizaine ! dit-elle en soulevant une épaule.

— Et le cou, à part la couleur, y avait-il quelque chose de particulier, un collier ou une cicatrice ?

— Non… les mains étaient poilues, et en arrière…

— Poilues, mais poilues comme celles d’un gorille ? l’interrompit le commissaire.

— Non pas tant ! Jamais je ne vais pouvoir guérir, Dérec.

— Calme-toi, là tout va bien ! Nous allons sortir déjeuner. Allez, viens, n’y pense plus… Oui ! Entre Rachel ! cria-t-il à l’attention de l’inspectrice qui venait de frapper.

— Oh pardon, je vous dérange ? Excusez-moi ! Je reviendrai plus tard.

— Non, non, entre ! Tu ne nous déranges pas. Qu’y a-t-il ?

— Il y aurait une autre prostituée qui aurait disparu !

— Depuis quand ?

— Depuis la nuit dernière. Sa copine, enfin je suppose qu’il s’agit d’une femme, dit qu’elle aurait dû venir récupérer sa gamine après son dernier client. Il, non elle, ne sait pas quoi en faire de la petiote et elle nous l’a amenée !

— Fais appeler les services sociaux, ils sauront où la mettre. La nana est peut-être partie avec un mec !

— D’après la copine, c’est une option impensable. Sa petite Julia est tout pour elle, jamais elle ne la laisserait pour un gus, même très riche !

— Oui, mais la nuit dernière, elle l’a bien laissée, non ?

— Comment veux-tu qu’elle gagne de l’argent si…

— Oui, oui, OK ! Appelle les services sociaux pour la gamine et l’on commencera les recherches dans vingt-quatre heures si elle n’a pas réapparu d’ici là. Prends quand même toutes les infos.

— C’est fait, j’ai demandé une photo de la fille pour éventuellement la publier si besoin.

— Tu as bien fait ! Tu viens avec nous, nous allons déjeuner à la Brasserie.

— Oui, je ne vous dérange pas ?

— Si je te le propose !

 

***

 

La salle était comble. Un serveur en les voyant entrer leur fit signe et les guida jusqu’à une petite table au fond.

— Merci Mickaël.

— De rien commissaire. Je vous donne la carte. Aujourd’hui, en plat du jour, nous avons blanquette de veau accompagné de ses petits légumes, ou gratin de poisson servi avec son riz créole.

— Blanquette, pour moi, et vous, les filles ? Idem ? Donc trois blanquettes !

Lorsque le serveur s’en fut allé, Dérec déchira un morceau du set de table en papier et le donna avec un stylo à Annie.

— Dessine-moi ce que tu as cru voir ! lui dit-il tout bas.

— Tu as eu un flash ? demanda Rachel doucement.

— Rachel, à toi je vais te demander une petite enquête un peu spéciale et délicate, reprit le commissaire.

— Oui, je t’écoute !

— Peux-tu examiner les mains de tes collègues hommes discrètement, très discrètement ?

— Les mains ? Tu veux que je relève les empreintes ?

— Non, tu répertories ceux qui ont les mains poilues.

— Les mains poilues ? Comment… comme un singe ?

— Poilues, comme des mains d’homme peuvent être poilues !

— Des poils bruns, blonds ou roux ?

— Annie ?

— Plutôt foncés.

— OK ! Et qu’est-ce que je fais si je trouve la bête ?

— Rien. Tu viens me le dire, c’est tout. Voilà nos assiettes. Bon appétit, mesdames.

— Pas mauvaise, cette blanquette ! dit Rachel après avoir goûté son plat.

— Ann’ mange, tu finiras après !

— Je n’ai pas très faim.

— Force-toi un peu. Tu es toute blanche.

— Alors, tu as trouvé ta maison ? demanda l’inspectrice entre deux bouchées.

— Non, pas encore.

— Tu n’es pas bien avec moi ? demanda Dérec en la regardant furtivement.

— Si, mais j’aurais un pied à terre pour me réfugier dans le cas où tu n’arriverais plus à me supporter !

— Tu finis quand Dérec ?

— Normalement, je devais finir à la fin du mois, mais on m’a gentiment demandé de repousser mon départ de quelques jours encore !

— Qui prend la place, tu le sais ?

— Je l’ignore. Toi, peut-être ?

— Moi ? Il me faudrait une Annie continuellement derrière moi pour que je puisse me faire remarquer des supérieurs et avoir des résultats meilleurs que ceux que j’ai actuellement !

— Ne te dévalorise pas ainsi. Tu es une bonne enquêtrice et tes collègues t’apprécient énormément, surtout Léo !

— Dommage qu’on ne fasse plus équipe ensemble.

— Il avait demandé à passer dans tous les services. En ce moment, il est avec les équipes de nuit, il accompagne Freddy, Marcus et Morin.

— Freddy doit être l’inspecteur le plus vieux du commissariat, lui aussi va partir en retraite, je me trompe ?

— Non, ce n’est pas Freddy, ce doit être Norbert le plus vieux.

— Celui qui a été agressé et laissé pour mort, je l’avais oublié. On n’a toujours pas d’indices pour retrouver ses agresseurs. On devrait envoyer Annie à son chevet, peut-être aurait-elle un flash, comme elle a eu pour toi l’an passé.

— Ce n’est pas un jeu, Rachel. Regarde dans quel état elle est quand elle a des visions ! Je n’aime pas la voir comme cela. Annie, force-toi à manger cette blanquette, tu verras, elle est super bonne !

 

***

 

L’après-midi chez le coiffeur l’avait apaisée. Pendant que le jeune Cédric lui lavait les cheveux, lui massait doucement le crâne, elle essayait d’écouter les histoires des autres clientes. Cédric était un petit blondinet avec la tête en partie rasée, une grande mèche retombait avec légèreté sur le front et les yeux, il ne parlait pas, il était très concentré sur le travail qu’il exécutait. Il avait un regard très doux, tout son visage était agréable, un ange parmi ses collègues femmes qui ne cessaient de papoter, de rire, de glisser avec leur siège roulant autour de leur cliente ou de leur chariot de produits. Lui, il travaillait silencieusement, avec précision et tout en délicatesse. C’était vraiment très reposant. Quand elle était ressortie du salon de coiffure, elle était détendue.

Au volant de sa Yaris, elle se dirigea vers la villa du commissaire avec un peu plus d’entrain. À quelle heure allait-il rentrer ce soir ? C’était stressant d’être la compagne d’un flic. Il l’avait prévenue. Il allait prendre bientôt sa retraite et « tout ira mieux après », lui répétait-il souvent.

Quand elle arriva à destination, Erdogan et Lucile, la voisine d’en face, discutaient au milieu de l’impasse. Les deux compères étaient vraiment les sentinelles du quartier, personne ne pouvait entrer ou sortir sans que le ou les individus aient été repérés et dévisagés par les anciens.

Ne pouvant se garer dans la cour du commissaire, elle stationna sa Toyota devant chez la voisine et rejoignit les deux aïeuls pour partager les potins du moment.

— Entrez tous les deux, j’ai fait un cake au citron, venez le goûter ! dit Lucile au bout de dix minutes de palabres en pleine rue.

— Un autre jour Lucile, il faut que je rejoigne Gwen, elle veut aller faire des courses. Je vous laisse mesdames, vous avez certainement plein d’autres choses à vous raconter !

Annie n’osant refuser l’invitation suivit sa voisine dans sa petite maison. La cour de devant était pavée et joliment fleurie, une haie d’hortensias bleus la protégeait des regards des passants, des rosiers grimpants formaient une guirlande multicolore le long de la façade. Quand elle pénétra dans l’entrée, elle fut assaillie par une bonne odeur de cire. C’était vieillot, mais très propre et très simple. Les marches de l’escalier en bois foncé étaient recouvertes de dalles de moquettes au centre. Des tableaux représentant des arbres en bordure de mer ou de lac garnissaient le mur recouvert de papier peint d’une époque révolue. À l’étage, le salon meublé, lui aussi à l’ancienne, respirait la paix. Une grande fenêtre qui donnait sur le parc communal lui apportait une belle luminosité. De l’autre côté, une deuxième fenêtre plongeait sur l’impasse et la villa d’en face, celle de Dérec.

— On ne vous voit pas souvent dehors, Annie. En tout cas aujourd’hui, vous êtes allée chez le coiffeur, vous êtes bien coiffée ! Tenez, asseyez-vous, vous prendrez bien un thé avec un morceau de mon cake au citron. Je l’avais fait pour mon fils qui devait venir hier, mais bien sûr, il a eu un contretemps ! Et puis ça vaut mieux comme cela. On ne fait que se disputer chaque fois qu’il me rend visite. Je sais bien ce qu’il veut. Mais tant que je pourrai, je resterai dans ma maison que cela lui plaise ou non ! Tiens, vous les connaissez ceux-là ?

Annie se leva et alla rejoindre Lucile derrière les rideaux. Un couple se dirigeait vers la maison du commissaire.

— Non. Et je n’aime pas leur façon de fureter. Ce doit être des journalistes ou bien des vendeurs d’aspirateurs véreux !

— Ou des témoins de Jéhovah avec leurs poches pleines de livres de prières.

— Je n’aime pas la femme. Ce doit être leur voiture, la grise qui est garée juste derrière la mienne, je n’arrive pas à voir l’immatriculation.

— Attends ! Je vais téléphoner à Mamy Briard !

Annie entendait Lucile discuter avec sa copine du bout de la rue. Elle l’invitait à venir manger un bout de cake puis elle lui demanda de but en blanc de relever l’immatriculation de la grosse voiture grise qui était garée dans l’impasse, derrière la Yaris, sans lui donner plus d’explications. Puis elle raccrocha toute guillerette.

— Tu vas voir Annie ! Ton commissaire te donnera le nom du propriétaire de la voiture, avec toutes les bases de données qu’ils ont dans la police, cela va être du gâteau pour lui ! Attends, je vais interpeller ces deux zozos et leur demander ce qu’ils cherchent.

La vieille femme ouvrit en grand sa fenêtre et héla le couple.

— Vous cherchez quelqu’un ? Il n’y a personne en ce moment chez M Loverini ! Hein ?… La petite voiture ?… Je ne connais pas, ce n’est pas quelqu’un du quartier ! Un joggeur certainement, ou un touriste peut-être… Allez voir sur le chemin de randonnée, si c’est lui que vous cherchez !…

— Vous voyez tout d’ici ! reprit Annie lorsque sa voisine referma la fenêtre.

— Ça m’occupe ! Tiens comme chez le commissaire, cela fait plusieurs nuits qu’il y a encore de la lumière dans le studio du rez-de-chaussée à deux heures du matin !

— Oui, c’est moi qui travaille sur mon roman. L’autre soir, je me suis endormie sur mon clavier, c’est Dérec qui m’a réveillée quand il est rentré.

— Vous êtes écrivaine ? Ce n’est pas possible ! Et vous écrivez des romans d’amour ?

— Non, plutôt des polars.

— Et bien quand je vais dire cela à Gwen ! Vous avez déjà publié ?

— Oui. Le dernier qui a été édité rencontre un certain succès, je vous en ferai passer un exemplaire si vous voulez. S’il m’en reste ! Parce que la grande majorité de mon stock personnel a brûlé avec la maison du docteur Lebellec l’année dernière.

— Ça a été une sale histoire, cette affaire-là ! Le psychiatre qui a mis le feu à la maison de son beau-frère. C’est-y pas malheureux, ça ? Et la pauvre gamine, cette pauvre petite Alizée qui a été kidnappée par son oncle, séquestrée et peut-être, et même certainement, violée par cette espèce de fou. Il y a quand même des tarés sur cette terre. Ah, voilà Mamy Briard et sa fille !

— Rien ne vous échappe !

— L’habitude. Je vois tout ce qui se passe dans l’impasse… Entre ! Oui, tu as bien fait de venir avec ta fille, elle ne me dérange pas, elle pourra jouer si elle le veut ! cria-t-elle à la fenêtre.

Les deux femmes apparurent quelques instants après dans le salon avec leur petit chapeau et leurs lunettes de soleil.

— Tiens Magdalen, je vais t’enlever toutes mes babioles et les magazines que j’ai déposés sur le piano. Installe-toi si tu veux ! C’est bien que tu te remettes à jouer. Tu veux que je te trouve les partitions de mon Herbert ? Elles doivent être encore dans ce tiroir, je n’ai pas pu me résigner à me séparer de son instrument et de tous ses trucs !

— Pourtant il est mort, il y a plus de quinze ans ! dit la vieille mamy Briard. Tiens, je t’ai apporté une part de kouign-amann, confectionné ce matin. Il est tout frais. Moins fort, Magdalen ! Joue moins fort, on ne s’entend plus parler !

— C’est bien qu’elle se remette à jouer.

— Je l’ai emmenée voir le psychiatre que le commissaire m’a conseillé. Tu sais qu’il me l’a interrogée, ma Magdalen. Au début, elle ne lui disait rien à notre commissaire, elle ne répondait pas, puis tout d’un coup, elle s’est mise à parler, à parler… elle ne s’arrêtait plus. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit, mais alors cela a été efficace !

— Et qu’est-ce qu’elle lui a raconté ?

— Je n’en sais trop rien. Il sait faire parler les gens, Dérec ! N’est-ce pas Annie ? Comment est-il avec vous ?

— Bien.

— Pas trop dur ? C’est sa première femme, tu t’en souviens, Lucile ? Qu’est-ce qu’elle s’en plaignait de son flic de pacotille, comme elle l’appelait !

— Il est préoccupé par son boulot, mais cela est normal. Je le trouve très agréable sinon.

— Et c’est vrai, Annie, que vous êtes médium ?

— Je ne sais pas si c’est vraiment le terme, j’ai effectivement le malheur de voir les drames qui se sont déroulés là où je me rends.

— Ce doit être terrible. Et depuis quand ?

— Depuis l’enfance. Cela m’a valu de nombreux coups de ceinturon de la part de mon beau-père à l’époque. Ensuite, beaucoup de déboires, comme vous avez pu le constater l’année dernière. Quand je travaillais, j’étais comptable, j’avais neutralisé ces visions en m’enivrant de chiffres, beaucoup de chiffres, et surtout en évitant de sortir de chez moi ou alors je ne me rendais que dans des endroits connus.

— Vous étiez bien obligée de faire vos courses, de rendre visite à des amis et de partir en vacances ! Non ?

— Mon mari veillait à ce que les lieux où nous nous rendions soient récents et sans histoires. Il s’était fait un ami dans la police et ce dernier le renseignait sur chaque nouvelle destination. Ils sont morts tous les deux à l’heure qu’il est, alors je dois me débrouiller toute seule maintenant.

— Avec Dérec, vous ne risquez rien !

— Vous croyez ? Il n’a pas le même caractère que mon Lionnel. Il ne va pas me supporter longtemps et il va me larguer rapidement, lui !

— Moi, je ne le pense pas ! dit Lucile toujours derrière ses rideaux en train de surveiller son impasse… Elle joue bien ta Magdalen ! Cela faisait longtemps que je n’avais pas entendu ce piano, reprit-elle l’air rêveur.

— Ma fille, ma petite Annie, quand elle avait trois ans, elle jouait déjà du Chopin ! déclara Mamy Briard sur le ton de la confidence. Elle avait… ils disaient comment, déjà ? L’oreille sûre, non, l’oreille fine… Je ne sais plus ! Mais les profs qui se sont occupés d’elle l’aimaient bien et elle était douée.

— La sœur de Dérec aussi jouait du piano et elle chantait bien la gamine. Tu t’en souviens ? Elles chantaient à tue-tête toutes les deux, dans la rue en rentrant de l’école. C’était quoi déjà ? Ah oui, « Mexico » de Luis Mariano, elles interprétaient aussi « Mimi petite souris » d’Henry Salvador. Il y avait aussi… « Marche tout droit » de, je ne me souviens plus du chanteur, l’un de ces yé-yés de l’époque. Et puis, « L’école est finie » la chanson de Sheila, bien sûr ! Tu te souviens, Mamy Briard ?

— Et il a fallu que la petite Julie se pende !

— C’est cela qui l’a rendue comme elle est ? demanda Annie doucement en montrant d’un signe de tête Magdalen. Elle a assisté à la tragédie, peut-être ?

— Va savoir ! Cela fait plus de quarante ans qu’elle est dans un autre monde et qu’elle refusait jusqu’à présent de toucher à un piano. Du coup, nous à la maison, nous nous sommes séparés du Pleyel de la grand-mère. Il était vieux, cet instrument, il jouait juste encore, mais il prenait beaucoup trop de place !

— Tu as relevé le numéro ?

— Oh oui ! Attends, je l’ai noté. Tiens, c’est celui-ci, et il y a un tout petit 66 au bout de la plaque. Le 66, ce doit être le département du Rhône sauf erreur de ma part.

— Non. Ce sont les Pyrénées-Orientales.

— Ah peut-être, oui ! Vous savez vos départements. Moi aussi je les connaissais par cœur. On nous les faisait réciter en primaire, mais je les ai oubliés avec les années qui passent.

— Oh oui, la vieille bourrique nous les faisait réciter et avec les préfectures et les sous-préfectures en plus ! Tiens, les revoilà les deux zozos ! Il y a aussi le jeune collègue de Dérec qui vient d’arriver… Hep, jeune homme ! Il n’y a personne chez Loverini ! Vous voulez le voir. Ces messieurs-dame le cherchent aussi… Hein ? Qu’est-ce que vous dites ?… Oui, bien sûr qu’il habite ici tout seul !… Où travaille-t-il ?… Je n’en sais foutre rien ! Il est fonctionnaire, c’est tout ce que je peux vous dire !… De rien, au revoir messieurs-dame !… Hep, jeune homme ! Vous ne voulez pas venir manger un petit bout de cake au citron avec nous. C’est ouvert, on vous attend, dit-elle à Léo qui ne pipa mot et entra dans la maisonnette couverte de roses.

Lucile referma la fenêtre, mais resta derrière ses rideaux pour surveiller la grosse voiture grise, sans se soucier de l’arrivée de son nouvel invité.