Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
En 2038, dans un monde où l’Intelligence Artificielle est omniprésente, l’ATMO+ règne en maître. Cette organisation internationale manipule les décisions des dirigeants et maintient les médias à l’écart, cachant ses sombres intentions derrière des codes de communication mystérieux. Quels secrets dissimule-t-elle ? Quel impact pourrait-elle avoir sur le destin de l’humanité ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Philippe Orain, passionné de littérature engagée et humaniste, se régale des récits utopiques et dystopiques. Dans son premier roman, "Rêve pour Ga I.A.", il nous plonge dans un futur fascinant où innovations géopolitiques et technologiques s’entrelacent.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 401
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Philippe Orain
Rêve pour Ga I.A.
Si l’individuel perd,
le collectif gagne
Roman
© Lys Bleu Éditions – Philippe Orain
ISBN : 979-10-422-4002-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Toute ressemblance avec des situations ou des machines existantes ou qui pourraient exister ne serait que le fruit d’un curieux hasard.
À Michèle, ma femme, l’amour de ma vie.
Dans un grand immeuble gris…
Au quartier général des renseignements britanniques, à présent silencieux, l’obscurité est presque totale.
Dans son bureau, immobile derrière sa fenêtre, la silhouette un peu voûtée d’un homme debout se distingue à peine.
La faible lueur qui parvient du dehors laisse percevoir son visage figé.
Il est songeur, comme perdu dans ses pensées.
Les traits creusés par sa longue carrière, il semble attendre patiemment la tombée de la nuit, le front appuyé contre le large bow-window et les yeux rivés sur une tamise à peine discernable, en contrebas.
Il ne distingue plus le gris du fleuve et les immeubles voisins, englouti par la brume qui a lentement fermé le ciel. Le nez presque collé à la vitre, il respire à peine. Une buée ténue témoigne du froid qui sévit dehors.
D’un geste machinal, il relève une mèche de ses cheveux grisonnants qui lui tombe sur les yeux.
Au-dehors, quelques gouttes de pluie ruissellent sur le vitrage blindé.
D’un geste machinal, il essuie de la main la buée qui se forme sur le carreau, il frissonne.
La douce chaleur du radiateur en fonte contre lequel il s’appuie n’y change rien, c’est un frileux de naissance.
Il ne s’est jamais accoutumé aux rigueurs automnales de son pays.
Soudain, près de lui, sur son bureau, sa tablette numérique s’allume…
La lueur bleutée de l’écran illumine la pièce éloignant de sa clarté la pénombre envahissante du soir…
Une voix s’en échappe :
World Web Euro News, 6 p.m. En Europe de l’Ouest.
Tout de suite, le rappel de l’actualité de cette fin d’après-midi…
En direct de nos studios de Londres ; Jamie Frontbell…
Un jingle strident retentit, puis la voix dynamique de la présentatrice enchaîne :
Bonjour, ce qu’il faut retenir des dernières nouvelles :
Le chiffre du jour : il est tombé, il y a moins d’une heure, selon le décompte de l’ATMO+, nous sommes aujourd’hui 9 milliards d’humains vivants sur Terre. Cette surchauffe démographique contrarie les précédentes prévisions, plus pondérées des experts mondiaux.
Leurs estimations, jusqu’à présent, tablaient sur la baisse de la natalité en République populaire démocratique de nouvelle Chine, ils sont donc largement démentis à présent.
À ce sujet, l’ATMO+ souhaite organiser dans les tout prochains jours une réunion d’urgence avec les dirigeants des pays membres. Elle va lancer très prochainement des convocations auprès des responsables de l’environnement des pays adhérents à cette organisation sanitaire et technologique mondiale.
Politique internationale :
Les 2 Corée qui, depuis 2031, ont conclu des accords commerciaux et industriels sont en discussion avec leurs voisins de la République populaire démocratique de la nouvelle Chine (NPDROC) pour définir une nouvelle réduction des seuils d’émissions de polluants industriels et de gaz à effet de serre. Cette négociation représente une avancée attendue par l’Asie du Sud-Est depuis près de 5 ans avec la reprise des accords diplomatiques entre ces grands dragons industriels…
Sciences :
Suite à, l’importante fonte du pergélisol occasionnée par les feux de forêt durant la période allant de 2021 à 2024, les experts missionnés en Yakoutie, au nord de la Sibérie, ont enfin eu accès l’année dernière aux sites détruits par les incendies.
À Moscou, les résultats de leurs recherches font état de la découverte d’une espèce inconnue de petit mammouth.
L’équipe des découvreurs, constituée de chercheurs suisses, allemands et russes, a décidé de réunir, une conférence de presse pour présenter plus en détail, ses découvertes à la communauté scientifique internationale, ce jeudi.
Nous y reviendrons avec plus de précisions dans nos prochaines éditions.
Les cours des places boursières :
Pour compléter ce bulletin d’informations : les bourses de Tokyo, Pékin et Séoul ont enregistré un net repli des valeurs technologiques.
Ce matin, la communication de chiffres exceptionnels du groupe coréen Sim Young Sun Corporation semblait pourtant lever un vent d’optimisme à présent déçu, et ce malgré le calme politique retrouvé sur l’Asie du Sud-Est.
Paris, Londres et Francfort de leur côté sont stables ou en très légère baisse à la clôture.
Pour les dernières cotations à New York, rendez-vous dans notre prochain bulletin d’information, dans une heure.
Tout de suite, la météo avec Lewis Deensmart…
Bonjour à tous, faisons le tour d’horizon de vos conditions météorologiques européennes…
L’exceptionnelle dépression hivernale qui s’est abattue sur la frontière franco-allemande en fin de semaine affecte maintenant la Suisse et se déplacera dans la nuit en direction de l’Autriche.
Tout de suite, le débat politique du jour…
Nos invités avec Mickaël Koëlling…
La voix s’évanouit rapidement…
Et sur le bureau, l’écran s’éteint, faisant disparaître la lumière bleutée qui inondait la pièce. La tablette numérique se met enfin en veille automatique dans un clic à peine audible.
L’obscurité semble encore avoir gagné davantage…
Machinalement, l’homme au costume sombre allait reposer son oreillette sur sa platine de recharge quand une notification retentit. Ce son, qu’il connaît bien, l’interpelle.
Un post de sa direction générale vient d’arriver à sa montre, connectée sur son compte crypté…
Il lit à haute voix pour mieux réaliser la nouvelle…
Crise sanitaire Minus X confirmée par une I.A. statisticienne.
Forte suspicion de pandémie mondiale.
Attendons les résultats de vos diverses enquêtes sanitaires complémentaires.
Avons un besoin urgent de vos résultats scientifiques avant communication au 10 Downing street.
Signé : Direction Générale.
— Minus X encore une pandémie, une alerte de plus, et celle-là ne me plaît pas du tout.
On prend les mêmes et on recommence…
Il grogne dans un murmure à peine audible.
Du haut de son 4e étage, au siège du défunt MI. S, Edward Cooper, que tout le monde ici se plaît à appeler Eddy, se sent bien las de ces histoires sanitaires à répétition.
Avec l’émergence de cette nouvelle crise, il sent monter en lui une exaspération résignée.
Il se souvient très bien de la crise sanitaire dans les années 20, de tous ces malades, ces morts, sans compter les guerres morbides des Antivax, et autres complotistes de tous bords.
Chaque décennie a droit à sa pandémie, en voici encore une. Certainement de la misère pour tout le monde, populations, médecins, chercheurs, politiques…
« Décidément, les virus ne nous foutront jamais la paix », se dit-il.
Ses lunettes en écaille déposées sur son bureau, l’homme se laisse tomber dans son fauteuil en cuir noir, capitonné.
Visiblement déformé, le siège est un vieil habitué de ce geste et depuis fort longtemps…
La froide lumière du jour en cette fin d’année 2038 a déserté l’intérieur de ce vieux bureau cossu.
Cette pièce de musée semble sortie d’une autre époque.
Depuis son arrivée à ce poste, cet office, aux accents « So british », Eddy l’avait toujours protégé des diverses tentatives de modernisations qui lui avaient été proposées.
Lui qui abhorre les automatismes de la domotique omniprésente allume manuellement sa vieille lampe modèle « Churchill » en laiton patiné qui trône sur son bureau. L’antiquité chinée chez un brocanteur de Bruges par Maryann, sa femme, diffuse dans la pièce un vert très anglais qui se projette jusqu’aux huisseries au placage imitation d’acajou délicatement ciré…
L’éclairage renvoie une triste lumière, sur le plateau du bureau recouvert d’un écologique cuir végétal patiné brun.
Le regard du fonctionnaire, fatigué par sa longue journée, se crispe, un sentiment de découragement l’envahit. Décidément, il ne peut plus croire à l’avenir radieux et sans souci qu’il avait envisagé dans sa jeunesse.
Presque arrivé à la retraite, il se retrouve au milieu d’une tourmente sanitaire.
— La vie est vraiment trop moche, se dit-il.
Alors quoi ? Les statisticiens, les experts biologistes 2.0, les spécialistes de l’épidémiologie avec leurs données de terrain, qui sont toujours sur le qui-vive, n’auraient rien vu arriver ?
Ils nous ont toujours rassurés, tout est « Under control ». Pas de problème… surtout devant les caméras des reporters, mais cette fois encore, ils sont surpris.
Et aujourd’hui, où sont ces bonnes âmes, ces fanatiques de la toile, prêts à dénoncer le moindre « conflit d’intérêts » ?
Et leurs réseaux dits sociaux, ils disent quoi ?
Ils savent à quel point ça leur a porté tort de s’être autoproclamés « sachant » sur les chaînes d’information en continu qui ne pensent à rien d’autre qu’à un audimat rémunérateur. Non, rien n’a filtré de toute évidence.
Pas de rapport, pas de message d’alerte, pas même un aveu d’impuissance devant une anomalie constatée.
Si encore on savait vraiment ce qui se passe…
Il faut dire qu’on a pris l’habitude d’oublier son boulot d’être humain, avec une telle assistance informatique permanente. Tout est prémâché, automatiquement analysé et vomi par des logiciels, eux aussi baptisés experts par leurs concepteurs.
Eddy revient à la fenêtre et, machinalement, jette un œil à sa montre, reprend ses lunettes sur le bureau pour mieux en voir le cadran analogique.
— Tiens ? 18 h 32 ! Seulement ?
La nuit semble venir franchement chaque jour plus tôt.
Il n’aime pas cette période de l’année et sa suite de jours toujours plus courts, une sorte de petite mort lente comme chaque année.
À chaque fois, c’est la même impression.
Comme si, sa propre vie raccourcissait plus vite en cette saison.
En ce samedi 7 décembre, Eddy Cooper entre dans une froide et sournoise déprime, dans son bureau londonien.
Parmi ses fonctions de directeur du département des missions stratégiques, au sein du MI-S, il a pris en charge le suivi des épidémies et alertes biologiques, pour la couronne britannique. Depuis, Eddy et son service n’arrêtent pas de recevoir des requêtes des directions opérationnelles ou comptables, quand ce n’est pas les services de la « Comm. » qui le sollicitent régulièrement. Presque toutes les directions de l’institution font appel à son service pour documenter leurs « remue-méninges », en bons adeptes de la réunionite aiguë.
Tout ce travail pour des statistiques, des rapports, ou seulement, pour un communiqué de presse sibyllin.
Cela demande beaucoup d’énergie pour finalement pas grand-chose de constructif, à peine du vent dans les microphones devant les caméras.
Seule consolation, ces effets d’annonce lui permettent au moins de faire savoir que son service existe…
Mais ce soir, Eddy, de tous ces parasites, il n’en veut plus. Il est fatigué, usé. Il se sent comme un vieux « lieutenant Colombo » dans cette honorable fourmilière d’administratifs hypocrites qui refuse toute responsabilité en cas d’échec, mais qui parade à chaque petite et misérable victoire.
Il lui semble être mal assorti avec ce siècle.
Après tout, c’est peut-être sa façon de percevoir ce monde moderne qui lui pèse autant.
Né en 1974, tout en lui regrette la fin des années 1990.
Il a toujours aimé le travail à l’ancienne comme il l’a vécu au début de sa carrière.
Il regrette encore les moments de cogitations « en présentiel » d’humains en chair et en os.
Eddy se souvient qu’en équipe, ses collègues et lui pouvaient trouver ensemble des solutions en surfant sur l’énergie, et quelquefois, sur les bonnes soirées improvisées qui s’en suivaient.
Toute cette agitation permettait peut-être de se faire la gueule pour des raisons quelquefois purement administratives, puériles et temporaires, mais aussi de resserrer les liens hors du cadre professionnel strict.
Au moins pour se parler, il n’y avait pas dix procédures, trente boutons et cinquante messages et des masques de réalité virtuelle. Tout se faisait à chaud en beuglant dans un open-space trop densément peuplé pour avoir la moindre once de cette froide solitude informatique actuelle.
Chacun savait ce que l’autre faisait, ou presque…
Et parfois trop même…
Pensif, Eddy est à présent appuyé à son bureau. Comme cela lui arrive souvent quand il réfléchit, ce grand amateur de jeu d’échecs n’arrête pas de tripoter machinalement une misérable pièce de bois qui trône habituellement sur son bureau. Il l’avait en main lors du décès de la reine Elisabeth II, et comme à chaque fois qu’il gamberge, il tripote nerveusement cette sorte de grigri.
Autrefois cette reine blanche, à force de manipulations, elle semble, peu à peu, avoir changé de camp.
Il la surnomme ironiquement, maintenant, la reine Middleton 2.0, elle était sa préférée parmi les Windsor.
Cette habitude, quasi maniaque, l’aide à supporter le stress, et enfin, il reprend sa détermination habituelle. Il prend une grande inspiration et appuie fermement sur le bouton d’appel de son interphone vintage.
Il garde cette antiquité comme une trace vivante de son adolescence, il demande sur un ton un peu agacé à son assistante :
— Stefany ? Vous pouvez lancer rapidement une visioconférence avec les officiers sur le terrain ?
Qui est sur le dossier « Minus X », joignable en ce moment ?
La voix douce et calme, mais légèrement métallique de la collaboratrice sort du petit haut-parleur grésillant du vieux Stentofon orange.
Les mots sont détachés et précis comme volontairement ralentis :
— Eddy, il y a trois agents actifs, sur cette mission tous trois joignables actuellement.
Stefany reprend sur un tempo plus rapide :
— Ronny Baxter est à l’hôpital central de Caracas sur un cas supposé de Minus X.
À Osaka, Andrew Porter est actuellement à l’aéroport Kansaï en partance dans une heure et demie pour Perth en Australie occidentale.
Enfin, Evgenia Petrovna est en ce moment en Allemagne sur la route entre Bonn et Berlin.
Ils peuvent dès à présent répondre en Visio sur leur ligne satellitaire cryptée.
« Le quartier général (Gouvernement Communication Head Quarter) a bien fait les choses j’espère, je ne vais pas tarder à pousser le curseur sur “top confidentialité” », pense Eddy.
Il y a eu trop de fuites. Depuis 2025 et la prise de contrôle de Méga Verso, ils ont fait bien des progrès en matière de discrétion…
Eddy se demande encore, qui sont les responsables de ces indiscrétions, il sait qu’il doit rester vigilant.
Les fuites d’informations dans ses services, il n’en veut pas.
Après un petit moment d’hésitation, il réappuie sur le bouton de l’interphone :
— Stefany s’il vous plaît ?
On lance les appels pour ces trois-là, et dès que vous les avez tous en ligne, on fait un rapide visio-briefing. OK ?
— Bien compris Eddy !
Je fais le nécessaire en ce moment même, par messagerie sur notre réseau satellitaire crypté.
Que dire de la secrétaire assistante Stefany !
Ah, oui, il faut bien nous y habituer, l’idée même ne plaît pas à tous les employés de bureau qui y voient une atteinte à leurs sécurités de l’emploi…
Mais dans ce cas précis, très bizarrement, Eddy, ça lui plaît bien d’avoir une I.A. qui fait office de secrétaire dévouée et efficace.
Ce logiciel expert est branché à H24, 7 jours sur 7, en contact avec Eddy. Elle « incarne » la parfaite et habile assistante multitâche, qui ne dort jamais.
Qui mieux est, elle ne demande jamais d’autre augmentation que celle de son disque dur quand il approche de la saturation.
Depuis près de treize ans, cette version évolutive d’I.A. adaptative, spécialiste de la psychologie sociale dans le travail, nommée Stefany par ses créateurs, fait des merveilles.
Et elle n’a jamais cessé de s’améliorer !
Eddy, pourtant pas spontanément moderniste, ne s’en est jamais plaint.
Stéfany n’est pas une personne physique certes, elle ne proposera pas de thé, ou de tête-à-tête quand le moral de son patron est en berne, mais elle ne formulera jamais un mot plus haut que l’autre non plus.
La spécialité de cette I.A. est la désactivation systématique des tensions relationnelles dans le travail.
Son programme, constamment mis à jour, a été mis au point pour optimiser son efficacité de services.
Cette I.A., il ne lui manque que la réalité biologique, humaine et charnelle de la parfaite secrétaire…
Mais Stefany serait, peut-être, trop parfaite alors…
Ce vieux schéma machiste traverse souvent les pensées d’Eddy, malgré les convictions sur la parité entre hommes et femmes, qu’il tente désespérément d’acquérir.
S’il y parvient parfois, son épouse, Maryann, est un peu jalouse qu’aucune dispute n’ait lieu entre ces deux-là.
Si elle ne peut rien reprocher à son mari, forcément, de temps en temps, quand Eddy éclate, c’est elle, qui seule à la maison, joue les paratonnerres et prend ses foudres.
Maryann s’y est résignée, elle aime tellement son Eddy.
Trente-trois ans de mariage, cela crée des habitudes et des martingales gagnantes à coup sûr…
La voix douce, mais ferme, de Stefany le surprend :
— Eddy ! À votre demande, nos agents sont en ligne.
Je vous les connecte en Visio, sauf à Caracas où il y a du monde et notre agent a besoin de discrétion. Il restera en audio, sur son oreillette.
— Merci, Stefany, qu’il laisse son terminal dans sa poche s’il pense que c’est nécessaire.
Dans un léger bruit de frottement, les panneaux coulissants des boiseries acajou du bureau d’Eddy laissent la place à un mur écran qui s’éclaire doucement en font bleu uniforme. Une icône d’œil barré confirme l’interruption volontaire de l’image du correspondant.
Eddy, qui a remis son oreillette, appelle son collaborateur :
— Ronny, vous êtes là ? Désolé pour la discrétion, vous avez la main, dites-moi si vous êtes OK…
Quelle heure avez-vous d’ailleurs ? 13 h 18 locale, c’est ça ?
Une seconde et demie après…
— Oui patron, 13 h 18 précisément, bonjour, Eddy, ici ça va, comme je l’ai dit à Stefany, pour cette fois je reste en audio.
— Ronny, que se passe-t-il au Venezuela ? On me relance ici pour savoir ce qui se passe sur le terrain, vous êtes bien à l’hôpital central San Ignacio ?
— Oui, Eddy, et précisément à la maternité depuis le milieu de la nuit. La jeune mère a accouché il y a trois heures et une poignée de minutes. Elle se porte bien. Moi, avec la fatigue, c’est beaucoup moins sûr, et il commence à faire assez chaud, c’est pourtant climatisé ici…
Nous avons demandé à notre « coopérante », le docteur Consuela Calderon, de prélever des échantillons de placenta, de sang et de tissus du nouveau-né, un garçon de 2,8 kilos et de 29 cm… Bien que né à terme, il a la taille d’un prématuré, mais se porte bien. J’ai bien récupéré les échantillons dans le bloc isotherme autonome. Tout à l’heure, je vais prendre la route pour l’aéroport Simon Bolivar, j’ai un avion dans une heure pour Albuquerque. Au passage, je sais que tu m’entends, merci Stefany, pour la carte d’embarquement numérique, ça va aller plus vite.
— De rien, répond brièvement Stefany dans un silence.
Ronny reprend :
— Oui, à Albuquerque, au Nouveau-Mexique, on a un labo disponible, qui doit étudier les échantillons. Ils les attendent au plus vite, pour en séquencer le génome, tout ça dans le secret absolu requis. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais vu les caractéristiques, le Minus X semble bien s’exprimer aussi dans ce cas. Consuela, que j’ai consultée, m’a confirmé qu’à ces yeux, c’est bien un cas positif, elle doit rassurer les parents, mais ne leur dira rien du problème. En fait, elle leur annoncera un prématuré, comme un autre.
J’espère seulement que le labo américain va nous trouver la solution. Ils devraient envoyer directement leur compte rendu à Stefany.
Voilà, c’est tout pour moi, mon transpondeur est actif et vous avez ma géolocalisation. Over.
— Merci Ronny ! Over ! répond Eddy à voix basse…
— Eddy ! Allo Eddy ! C’est moi, Evgenia…
Sur le mur écran d’Eddy, un visage mal cadré laisse apparaître dans la pénombre une chevelure brune dans une voiture qui semble rouler bien vite…
— Je suis en Allemagne depuis deux jours, je file à Berlin où, selon une de nos infos, une naissance probable Minus X doit avoir lieu dans les prochaines heures.
J’ai entendu Ronny à Caracas, ça se généralise non ?
— On en reparlera plus tard, Geena. Où en es-tu ?
— Je suis désolé, mais à Bonn, j’ai eu beaucoup de mal à communiquer.
Malgré la discrétion des équipes médicales, une rumeur a excité la presse qui s’est ruée sur l’hôpital, le personnel a du mal à garder le secret, quelqu’un a sans doute parlé d’épidémie, ça a frisé l’hystérie…
Les médecins n’ont parlé que d’une nouvelle attaque virale, alors le feu a pris…
En effet, une petite fille est bien née, elle aussi, avant terme. Elle semble avoir le même déficit en poids et en taille que les autres cas.
Juste une naissance qui ressemble à un Minus X, mais pas de prélèvement possible sur cet accouchement, j’ai loué une voiture autopilote, je suis en route vers Berlin pour une autre naissance en espérant bien y être à temps.
— Ok Geena, on attend de vos nouvelles de Berlin, dès que possible. De toute façon, on vous trace, avertissez Stefany quand vous arrivez sur place, OK ?
Stefany prend le relais, Over.
En effet, l’assistante I.A. enchaîne :
— Bonne route Evgenia. Faites attention, la nuit est déjà tombée chez vous, à cette heure, la E30 est un peu chargée au nord de Hanovre.
Les conditions météo se sont dégradées, mais votre route est sécurisée, pas de neige malgré les prévisions météo, ni de verglas d’ailleurs.
La visibilité est limitée à 500 mètres, temps brumeux !
Votre véhicule m’a confirmé qu’il possède déjà tous ces paramètres de sécurité proactive.
Très sérieuse, Evgenia répond d’un ton presque miliaire :
— Merci Stefany, pour l’aperçu de ces informations sur l’écran du système de guidage. Je suis d’ailleurs à Hanovre. Ça ne sera plus très long maintenant, mon véhicule semble en très bon état, et son autopilote intégré optimise les paramètres de sécurité. Je suis sur l’autoroute, pas de problème, ça roule pour moi !
Merci Stefany, Priviettkallegam.
Sur un ton plus léger, elle salue son patron :
— By, by, Eddy! À bientôt.
Et l’image disparaît.
Eddy n’aime pas le ton désinvolte d’Evgenia Petrovna, même si elle est parmi les agents les mieux cotés.
Elle n’a pas les méthodes du manuel réglementaire du parfait agent du Service, et pour cause…
La Petrovna, lui, il l’appelle Geena.
Evgenia, il trouve son vrai prénom trop « russophone ».
Cette femme est vraiment un cas d’école pour le Service…
C’est elle qui, voilà près de 14 ans maintenant, a été « décrochée » du défunt FSB russe pour ses connaissances sur l’Europe orientale, et au-delà d’ailleurs.
De la Volga jusqu’à l’Afghanistan, elle a appris les subtilités politiques et religieuses, et depuis toute jeune.
À Kaboul, Geena avait, d’ailleurs, pris du grade après avoir joué un rôle décisif dans la destruction des armes américaines que les talibans avaient récupérées. En 2024, trois ans après l’abandon du pays et des habitants qui voulaient échapper à la charia, elle leur a concocté un beau feu d’artifice.
Suite à cette prouesse moins diplomatique que militaire, Moscou l’avait sollicitée pour prendre une place de formatrice des agents féminins spéciaux.
En arrivant en Grande-Bretagne, elle avait avoué aux agents du « débriefings » chargés de l’évaluer, qu’elle n’avait plus envie de cette guerre de l’ombre et voulait, selon ses dires : « Servir l’humanité » quitte à changer de bloc. Et puis, à présent, il n’y a plus de guerre territoriale engagée, puisque les énergies fossiles ne sont plus un enjeu capital.
Elle se sent bien plus citoyenne du monde à présent.
On n’a pas eu beaucoup à la poussée quand on lui a parlé de nos fonctions de sécurité sanitaire et technologique en faveur des populations.
Elle a signé son engagement dans le Service sans hésiter. Après quelques tractations diplomatiques, Moscou n’a fait qu’une objection de principe, de toute façon ils n’ont plus les moyens d’entretenir une armée de l’ombre pléthorique, et cela permet d’avoir un pied dans l’organisation britannique, au cas où…
On l’a bien sûr mise un temps sous surveillance discrète. Elle a été testée à plusieurs reprises en mission, tentatives d’infox envers ses anciens patrons, on a tout fait pour la tenter, mais à ce jour, rien à redire de ses actes.
Brune aux yeux gris bleu, pommettes saillantes typiquement slaves, sans être une beauté renversante, elle se sait piquante, et peut en abuser à volonté…
C’est vrai, si elle n’est plus de première jeunesse, sa silhouette longiligne reste élégante, certains la disent athlétique, Geena doit certainement entretenir son physique.
Il paraît d’ailleurs qu’elle garde en permanence près d’elle un tapis de yoga. Pour sûr, elle doit se trouver des instants pour cette pratique, parce qu’elle dit souvent que c’est sa soupape, sa médecine corporelle et spirituelle.
C’est peut-être aussi grâce à cette discipline quotidienne qu’elle a vaincu en partie ses blessures psychologiques lors de la guerre en Ukraine.
Malgré toute cette « sagesse travaillée » et son caractère bien trempé, souvent encore, dans ses cauchemars, elle voit des terroristes islamistes l’attaquer.
L’I.A. psychologue du Service le sait. Elle le lui a avoué sans détour, que parfois la nuit, elle se réveille perdue de sueur dans de vieilles angoisses…
Stefany, l’assistante I.A. du service, termine par son intervention :
— On reste en contact permanent, je serai à ton écoute Geena. Over.
Instinctivement, et parce qu’il n’aime pas trop s’attarder, Eddy a déjà changé d’interlocuteur, et celui-là, il l’aime particulièrement bien.
Il a d’ailleurs déjà pris un ton plus léger…
— Alors Andrew ?
Ils sont toujours aussi bons que les sushis à Osaka ?
L’écran revenu au bleu parcouru par un escargot de pointillés blancs qui n’arrête pas de tourner, indique une difficile connexion vidéo en cours. La voix arrive sans l’image…
— Oh patron ! Pas de caricature ! Ce n’est pas cool…
La vidéo se synchronise à présent…
Dans la pénombre, on distingue un visage avec une barbe de trois jours.
— Bonjour, bonsoir boss. Ici, il est 2 h 23, j’ai déjà englouti un sandwich club sous plastique, ça fait un bon moment que j’ai avalé mon petit encas ! Et pas trace de poisson cru ni de wasabi.
Pour les sushis ? Ça sera peut-être pour plus tard, si on nous en sert à bord pour le petit déjeuner, on peut toujours rêver…
On voit l’image qui bouge beaucoup, que l’homme se faufile dans un aéroport assez fréquenté malgré l’heure.
Si le ton est léger, Andrew le sait, les meilleures choses ont une fin. La voix inaudible par moment devient hésitante.
— Eddy, j’entre en zone d’embarquement pour Perth sur le dernier vol de la journée, je me dépêche. Un moment s’il vous plaît.
L’image est à nouveau secouée, Andrew s’adresse à un employé de la compagnie aérienne, portant masque et gants, qui lui demande sa carte d’embarquement.
S’inclinant,l’employé l’accueille d’un sympathique :
— Konit tchi wua!
Andrew réplique :
— Arigato gozaï mass.
Il reprend son titre de transport et aborde la passerelle vers l’avion.
Tout en marchant, il reprend son rapport dans l’axe de la caméra de son portable du service :
— La Japan Air Line n’a pas l’habitude de plaisanter avec les consignes de sécurité et les vérifications sanitaires, alors je ferai donc un compte rendu court.
J’ai récupéré les échantillons qui feront le voyage en soute dans le « Safe luggage », le bloc isotherme autonome. Il est bien scellé, et son transpondeur m’indique bien qu’il est à bord.
Sans escale, on en a pour 9 h 45 de vol, si on n’a pas d’orage à l’arrivée. Là-bas, en décembre, c’est l’été, et à cette saison, l’instabilité météo est fréquente.
Pour ce qui est de ma mission, ça va, on a bien assuré, le nouveau-né est un garçon et ma présence en salle d’accouchement n’a pas trop posé de problème.
Je vais faire au mieux pour être « in time » au rendez-vous au labo.
Je déposerai les prélèvements « made in Japan » à nos collègues du Comparative Genomic National Laboratory de Perth. On se rappelle dès que j’ai récupéré le « bagage » à l’arrivée. Over !
— OK, bon vol, Andrew, dormez un peu si vous le pouvez. Over.
— A+, Eddy, Over.
L’écran bleu confirme la fin de liaison avec Andrew, et le Japon. Lentement, le panneau en fausse boiserie acajou qui avait laissé apparaître l’écran reprend sa place et le bureau d’Eddy, son ambiance surannée.
Andrew Porter ? Comment vous le décrire…
Eddy l’aime bien. Il le prend un peu pour le fils qu’il n’aura jamais.
Grand brun sympathique, droit, au physique plutôt agréable de gendre idéal. Il en impose naturellement.
Encore un peu jeune dans sa tête, mais après tout c’est peut-être une illusion, il arbore un style pas très académique certes, mais terriblement efficace.
Il fait partie de ces gens convaincus que seul le résultat compte, ici comme partout.
Pas très raffiné au naturel, en cas de nécessité, il sait vite reprendre les « bonnes manières » qu’il a apprises durant sa jeunesse en Grande-Bretagne.
Eddy, de son côté, reconnaît qu’il est fiable et réglo.
Il s’en est convaincu, sur bien des dossiers depuis près de quatre ans qu’ils travaillent ensemble.
Avant d’arriver dans le Service, Andrew est passé par la voie militaire. Sur son C.V., cela a été un point très positif lors de son recrutement. Si en général, cela donne de bons résultats sur les théâtres d’opérations, Andrew n’est pas seulement un combattant classique, mais avant tout un Renard…
Issu de la Royal Military Academy Sandhurst, il en a gardé de solides amitiés, notamment en Jordanie. Il prétend d’ailleurs que si ça tourne mal chez nous, il peut aller y vivre quand il le veut.
Il peut brouiller les pistes et disparaître très facilement, il a d’ailleurs été formé pour cela.
Les 44 semaines de formation passées à la Royal Military Academy ne lui ont pas tout appris.
Son versement dans les rangs de l’ex MI5 puis au SIS.2, lui ont permis d’atténuer quelques aspects par trop « martiaux » de sa personnalité.
Diplomatie, géopolitique mondiale, et surtout des langues étrangères, plus de deux ans de travail et de lectures philosophiques lui ont permis d’ouvrir son « horizon ».
C’est donc un rusé, un instinctif, pas encore très habitué aux nuances des relations humaines feutrées des salons et des Garden parties, mais il progresse tous les jours un peu. Ces quelques lignes pour le résumer, entre nous, ne sont pas suffisantes pour bien le connaître.
Il a aussi des défauts, le plus gros, même si aujourd’hui c’est presque courant chez les adultes de sa génération, est d’être un « Virtual Gamer » invétéré.
Il est souvent un casque de réalité virtuelle vissé sur la tête. Il est vrai que c’est la grande tendance actuelle, monnayer son temps de cerveau disponible, même si la publicité parfois subliminale immersive est omniprésente. C’est tellement divertissant, comme il l’avoue souvent. Andrew sait faire la part des choses, et ça ne le détourne d’ailleurs pas de ses objectifs pour autant.
À Londres à présent, l’obscurité est totale.
Pour changer, un smog épais a définitivement conquis les deux rives de la Tamise.
Au loin, Londres n’est plus qu’un halo vaguement lumineux.
Eddy sent l’heure de rentrer arriver. Il s’est remis le nez à la fenêtre, et regrette la lumière naturelle, partiellement remplacée par les éclairages de rue.
Elle donne un caractère artificiel de clarté argentée scintillante. Les faisceaux des APSLED (Automatic Pedestrian Spotting by LED) exclusivement dirigés sur les passages piétonniers quand ils sont approchés par les passants se diffractent dans la brume qui dissimule, depuis le 4e étage, les détails de ce qui se passe au sol. S’approchant du portemanteau, il prend et enfile son trench-coat d’un geste machinal.
De retour à sa fenêtre, collé à la vitre, Eddy observe machinalement ce chenillard lumineux aléatoire qui se déplace au rythme des Londoniens pressés de rentrer chez eux.
Il ne peut qu’imaginer la chorégraphie des parapluies qui accompagne ce manège psychédélique. Cette illusion de vie dans une journée qui s’achève lui rappelle que son travail quotidien est bien terminé et, qu’à son tour, il doit décrocher.
Il essuie machinalement ses lunettes, les ajuste sur son nez, range son portable dans la poche droite de son trench.
Ce soir encore, il n’a pas trop le moral. Savoir ses équipes à travers la planète et lui bloqué à Londres ne le réjouit pas plus que cela. Il se sent peut-être trop vieux pour le terrain, qui lui manque terriblement…
Il va bien falloir s’y résoudre, rejoindre le parking au deuxième sous-sol, passer une bonne demi-heure pour rentrer chez lui dans sa belle banlieue nord, retrouver son foyer, comme tous les soirs, embrasser tendrement sa chère Maryann, et enfin parvenir à reprendre, à ses côtés, un peu de sérénité.
Ce soir, ce ne sera vraiment pas de refus.
Par sécurité, il met en veille active son assistant informatique, fait un dernier briefing avec Stefany qui va assurer la permanence, comme toutes les nuits.
Il sort de son bureau, la ventouse magnétique verrouille la porte sans bruit derrière lui. Déjà, l’ascenseur s’ouvre, et il rejoint sa vielle et belle Jaguar « collector » de 1972.
Bien que modifiée « hybride » et être maintenant aux normes autopilote, Eddy débraye autant que possible cette technologie envahissante.
Sa belle limousine rétro l’emporte jusqu’à son domicile.
En arrivant chez lui, après un trajet lénifiant, Eddy n’a plus du tout envie de parler boulot à son épouse. Maryann l’attend au coin du feu, regardant des tutoriels de cuisine française sur sa tablette.
Elle l’a entendu arriver, elle est restée assise sur son canapé. Comme chaque soir au retour de son mari, elle voudrait bien partager un peu avec son cher Eddy, mais en général quand il rentre du bureau, c’est le culte de l’huître hermétique et froide. Il reste muet, rien ne s’échappe de cette bouche dont elle aime tant entendre le timbre de voix lui parler et la distraire enfin de son quotidien de femme seule au foyer.
Pourtant ce soir, sans même qu’elle ait même osé le lui proposer, Eddy à peine arrivé, va prendre deux verres dans le vaisselier qui leur sert de bar, lui propose un whiskey irlandais. Surprise, Maryann décline gentiment la proposition d’un geste. Elle pose sa tablette et se rend dans la cuisine.
Lui, se retourne et repose un des verres dans le meuble vaisselier, se sert une bonne dose, et commence à déballer tout le poids qu’il a sur le cœur.
Alors qu’elle rapporte de la cuisine quelques crackers, s’approchant du canapé, à mi-voix, il s’inquiète :
— Tu es sûre ! Tu ne prends rien ?
Maryann sourit et l’interroge du regard…
Alors Eddy se lance.
— Tu vois, Chérie, le Minus X, c’est le nom de code que nos services utilisent pour une anomalie touchant des enfants qui naissent avec une taille très réduite.
C’est ça, le gros dossier qui me prend la tête depuis quelques semaines. Je n’aime pas t’embêter avec mon travail, mais ça va tous nous toucher, un jour ou l’autre.
Par réflexe, il hume son alcool et en boit une gorgée.
Machinalement, Maryann pioche dans les crackers qu’elle a posés sur la table basse.
Eddy, hésitant encore, enchaîne :
— Promets-moi, ça reste entre nous d’accord ?
Tu sais que j’ai une entière confiance en toi, mais là, il faut vraiment que…
Maryann le coupe d’une voix tendrement affirmative :
— OK, vas-y chéri, continue, je t’écoute.
Elle sait que bien des fois ; elle a écouté son chéri, sans que cela ne l’intéresse vraiment bien, mais bon, ce soir ce partage elle l’attendait…
Il poursuit :
— Tu vois, cette histoire dure, à bas bruit maintenant, depuis un peu plus de 10 ans.
Au début dans les années 23, et 24 on ne s’est même pas rendu compte que des cas très similaires de naissances jugées seulement « différentes », mais tout à fait viables se multipliaient.
À chaque fois, une même réduction de taille inexpliquée des nouveaux nés, rien d’alarmant, mais un peu petit.
En quelques mots, Maryann s’est ravisée et écoute à présent, et semble bien plus intéressée.
Elle, si habituée aux confidences banales de son mari sur les nouvelles en provenance du service, semble à présent intriguée…
Eddy précise encore son propos :
— À mesure que les cas se succédaient dans le monde entier, les relevés biométriques hospitaliers ont fait remonter au plus haut niveau ces anomalies répétitives à destination des différentes directions des services de santé. Mais personne, pas même les statisticiens, les algorithmes des I.A. et autre combinaison de logiciels experts, personne, je te dis, et jusqu’à ce mois-ci, n’a jugé bon de s’en inquiéter ou de croiser ces données.
Il y a des grands et des petits après tout, ça semblait tout à fait plausible sur le papier…
Depuis quelques mois donc, dans la plupart des pays amis, on a lancé une étude, et des prélèvements sur presque toute la planète.
Maintenant, nous en sommes sûrs, on n’en est plus à des cas isolés, c’est une vraie épidémie planétaire.
Et on ne comprend pas ce qui provoque ça, c’est, semble-t-il, un virus, mais on n’a pas encore compris son mode de fonctionnement et de propagation.
Les plus hautes autorités de santé internationales sont sur le point de valider nos conclusions sur une épidémie mondiale.
Alors oui, c’est préoccupant pour nous.
On n’a pas droit à l’erreur…
Je dirais plus encore même, c’est vital pour les prochaines générations.
Ce que je te dis Maryann, c’est off !
On est bien d’accord ?
Si tu ne veux pas que je saute si près de la retraite, tu n’en parles à personne…
Ce soir, chez Eddy et Maryann, le dîner se passe sans télé, leur tête-à-tête et les détails de leurs échanges sont superflus. Le couple est si peu conscient de passer une soirée au coin du feu que les dernières braises se sont peu à peu éteintes dans la cheminée.
Ni bon livre ni écoute d’un bon disque de jazz comme ils le font si souvent, ce soir, ils se couchent tôt, osant à peine se parler, plongés l’un et l’autre, dans leurs pensées.
Enfin au lit, elle se tourne vers lui, l’embrasse sur le front, et en se tournant vers l’autre côté, lui lance :
— Bonne nuit chéri, il n’est pas très tard, mais dors, je crois que demain, enfin, je l’espère, j’aurai tout oublié de ce que tu m’as raconté, et puis après tout, ce n’est peut-être pas si terrible que tu le dis.
Un froid, soir de décembre
À Genève, en ce soir du 7 décembre, c’est un paysage en noir et blanc qui règne dehors. Il fait déjà bien nuit.
L’air glacial laisse un ciel sombre délicatement piqué d’étoiles, contrasté avec les congères illuminées par les phares blancs des déneigeuses. Elles ont évacué les dernières chutes de neige poudreuse sur les bas-côtés. Certaines décorations, qui devaient illuminer les rues principales pour les fêtes de fin d’années, ont cédé sous le poids des manchons de neige et ont dû être déposées, trop endommagées par les intempéries de la journée passée.
Seuls quelques gyrophares orangés des véhicules de service donnent un semblant d’air de fête aux alentours.
Sous un petit croissant de lune, l’immobilité du Léman, et des arbres de la promenade du bord du lac, empesés de givre d’un blanc brillant, contraste avec l’agitation des services de voirie qui tentent depuis 24 heures de rendre à la circulation les routes romandes.
Au siège de l’ATMO+, les messages convergent, provenant des bureaux affiliés répartis sur la planète. Les informations se recoupent. L’anomalie Minus X est bien détectée à l’échelle mondiale.
Depuis la fin de la pandémie de Covid 19 dans les années 23/24, la veille médicale internationale mise en place a mis tous les virus sous surveillance. Les rumeurs se sont mises à courir, dès la polyvaccination, annuelle obligatoire, instaurée mondialement en 2026.
Depuis ces dispositions vaccinales, jamais des alertes cohérentes ne sont parvenues aussi fortement qu’aujourd’hui, au Pôle Pandémie et Détection Active (PPDA).
De permanence chez lui, pour ce service, en ce début de soirée, Danny Spencer Johnson, passionné de football, n’a pas vraiment envie de louper le match d’ouverture de la coupe du monde 2038.
Il faut dire qu’elle a déjà été reportée de la fin du printemps, sur cette fin d’automne…
Il y a plus d’un an, pour de graves soucis de sécheresse, et devant acheter des vivres pour ses populations, le Ghana qui avait été retenu pour organiser la compétition a demandé de l’aide afin de pouvoir tenir ses engagements, malgré tout.
Devant l’état des finances du pays, la nouvelle présidente Ghanéenne Afena Eguafo Komenda a fait appel auprès de la présidence de la FIFA pour organiser cette coupe avec l’assistance deux pays voisins et amis, le Togo et le Bénin. Ces pays s’étaient immédiatement portés candidats coorganisateurs. Pour cela, des délais exceptionnels avaient été accordés afin de permettre ce rendez-vous mondial, attendu par toute une industrie médiatique et sportive.
En grand amateur de football, Danny ne veut surtout pas manquer le spectacle des grands joueurs africains sur leurs terres.
C’est un peu ses racines qui parlent.
Il a gardé en lui cette part africaine. Un de ses ancêtres afro-américains a légué à sa peau sa couleur ambrée, et s’il n’est pas à la fête en cette période hivernale, mentalement, le football le réchauffe volontiers.
Il ne veut pas manquer le match de ce soir.
La rencontre Suisse/Japon, le match est ouvert, même si les Nippons sont bien forts actuellement.
Danny est biologiste, enfin, jeune docteur en microbiologie. Il est depuis plus de deux ans en poste l’ATMO+, spécialisé dans l’assistance génétique à la reproduction humaine.
Suisse d’adoption, né à Bromley au Sud de Londres, il est passé par Harvard, San Diego puis Toronto, et a passé son doctorat, à la Sorbonne.
À Paris, il a vécu une relation amoureuse avec une étudiante coréenne. Malheureusement, une histoire sans suite, et cela l’a encouragé à prendre un poste à Genève. Bien que dépaysé, sans beaucoup d’amis, il fait à présent l’impasse sur l’amour et pense que ce job lui convient pour ne plus ressasser le passé.
À 31 ans, il veut surtout faire sa place, et le reste suivra un jour ou l’autre, du moins il s’en persuade.
Cette solitude sentimentale lui va d’autant mieux que volontiers geek et addict aux chaînes d’info et autres YouTube, il n’a pas souvent l’occasion de sortir de son antre, à part pour se rendre au labo ou en réunion dans le « paquebot » de l’ATMO+ à Pregny-Chambesy.
En fait, ça fait trois ans qu’il a planté ses skis et son scooter électrique, dans ce beau pays si propre et si respectueux des lois. Pour lui, ce genre de cadre strict, mais humain, ça lui convient, c’est sa façon de voir la vie.
Ce qu’il préfère par-dessus tout c’est de rester libre de ses horaires en dehors du boulot. Quelquefois cependant, en secret, il se prend à regretter de ne pas partager sa vision du monde avec quelqu’un, une « âme sœur », une confidente comme l’était Min Sho.
Ça lui est bien arrivé, depuis, mais toujours du temporaire… Il a bien tenté de se consoler avec ces nouveaux abonnements en ligne à l’I.A. « du cœur », mais pour lui c’est un parfait remède à l’amour courtois…
Trop inquisiteurs, pas assez libres, ces robots à « aimer virtuellement » lui semblaient une négation de la subtilité des sentiments humains et c’en est vite détourné.
Même, s’il est précisé que ce système est adaptatif, il lui semble que l’humain, le vrai, reste irremplaçable !
Il n’arrive pas à oublier complètement Min Sho, sa chère Coréenne.
Ils s’aimaient ces deux-là, mais ils étaient si jeunes quand ils se sont connus.
À l’époque, les parents de Danny étaient en mission de coopération technologique dans la cité de la robotique dans la banlieue de Séoul.
Les parents de Min Sho, les époux Wong, en particulier sa mère, dirigeaient le service qui évaluait les évolutions sensorielles des robots à vision à très large spectre. Ces humanoïdes « I.Actives », de la Sim Young Sun, le principal groupe mondial dans le domaine de l’I.A. robotisée, étaient déjà en cours de validation.
Son père lui avait la charge d’une équipe qui optimisait la communication et l’interaction de ces I.Actives avec leur environnement humain, ce qu’il appelait l’humanisation inclusiviste.
Les quatre parents collaboraient à divers titres, pour finaliser les caractéristiques de la robotique d’assistance domestique ou hospitalière. Leur but, remplacer les aidants humains à domicile à court terme.
C’est à l’occasion d’un dîner chez les parents de Tsho Myéï que les deux jeunes se sont rencontrés et ça a tout de suite matché entre eux.
Adolescents, Tsho Myéï et lui étaient bien ensemble…
À des années lumières culturelles, et pourtant tous les deux, ça fonctionnait bien, déjà réunis par l’informatique et le goût pour les sciences qu’infusaient leurs parents respectifs…
Mais voilà, une fois la mission des parents de Danny terminée, la charte éthique de la robotique programmée et validée, la petite famille Spencer Johnson est rentrée au pays emportant avec elle près de trois ans d’imprégnation coréenne.
En peu de temps, et malgré les Visios Zoom, les 3DMS, texto, et les posts sur les réseaux, le retour en Grande-Bretagne, et les débuts à l’université ont, peu à peu, distendu les liens de leurs amours de jeunesse.
Depuis cette époque, Danny a gardé précieusement sur son chevet, une antiquité du temps du plastique roi.
C’est un chat rouge et or, que lui avait offert son amoureuse. La patte gauche levée de l’animal oscille en permanence, comme pour lui adresser un salut perpétuel, du moins, tant que les piles solaires ont encore chargé ses batteries.
Il a beau être né en 2007, et n’être plus du tout un adolescent, aujourd’hui encore, nostalgique, il garde cet automate métronome comme la prunelle de ses yeux. Quelque part au chaud dans un coin de son cœur, c’est un peu de cette époque qui survit encore.
Mais, ici à Genève, depuis le début de la soirée, les messages qui lui arrivent pour le Pôle Pandémie et Détection Active lui ont déjà fait réchauffer deux fois sa pizza, et son Cider Chilsung est presque tiède.
Vraiment ? Pas de respect pour la malbouffe ?
Enfin quoi !
Déjà trois messages de l’antenne européenne de Londres, une de celle du Pacifique occidental, et encore une d’Amériques latines…
« Ce soir, ce n’est vraiment pas de chance », pense-t-il…
D’autant que Danny, pour une fois, est de permanence.
Affecté depuis quelques semaines à un service spécial récemment créé, il se sent premier de corvée.
Il a d’ailleurs signé plein de papiers, lui qui adore les contrats carrés, il a dû parapher une liasse de documents administratifs, afin d’assurer sa discrétion absolue.
— Et shit ! Pour une fois que je veux être tranquille, OK, j’en ai conscience, je suis de permanence, d’accord, mais une permanence ne veut pas dire obligatoirement, travail, ennuis ou catastrophe à gérer…
Sa messagerie lui demande accusé de réception et cryptage de niveau 3.
Les niveaux de sécurité ?
Il les a appris par cœur depuis qu’il a signé pour ce nouveau poste, et se les rappelle bien…
Au niveau 1 :
Les messages sont non cryptés, classiques quoi !
Le niveau 2 :
La discrétion est requise, avec un code personnel, il peut déchiffrer aisément le message…
C’est juste un peu plus discret, et souvent pour rien.
Mais le niveau 3…
C’est juste en dessous du top secret, c’est déjà un algorithme complexe à deux niveaux de code de déverrouillage avec reconnaissance faciale pour valider l’accès au décodage.
Danny répond selon ce niveau trois, et transfert à « N+3 » copie des messages, c’est dans les consignes qu’il a appris dans son « road book » comme il l’appelle.