Sous l’œil de l’écureuil - Aurore Illig - E-Book

Sous l’œil de l’écureuil E-Book

Aurore Illig

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Beschreibung

"Sous l’œil de l’écureuil" présente le parcours captivant de jeunes gens, des Pyrénées à l’Île-de-France et de Paris jusqu’à la Pologne. L’une découvre sa voix, se lance dans le chant et la photographie, l’autre passe du piano à la direction d’orchestre tandis qu’une troisième va du laboratoire de pâtisserie aux plateaux de télévision. Leurs destins entrelacés révèlent des talents affirmés, mais aussi des amitiés perdues, des amours contrariées, des sourires et quelques larmes, le tout sous l’attention d’un écureuil.




À PROPOS DES AUTEURS

Aurore Illig est thérapeute. Ses rêves de jeunesse et ses activités parallèles lui ont ouvert les portes d’un premier roman, "Sous l’œil de l’écureuil". Janusz Malik a à son actif plusieurs romans et nouvelles. "Sous l’œil de l’écureuil" découle de sa collaboration avec Aurore Illig, fusionnant leurs mondes créatifs entre rêve et réalité.

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Aurore Illig & Janusz Malik

Sous l’œil de l’écureuil

Roman

© Lys Bleu Éditions – Aurore Illig & Janusz Malik

ISBN : 979-10-422-1930-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Rien n’est jamais fini, il suffit d’un peu de bonheur pour que tout recommence.

Émile Zola

I

La grande prairie s’était métamorphosée dans la nuit. Le soleil venait de se lever sur un océan de fleurs toutes bleues. Dans toutes les nuances de bleu : azur, manganèse, roi, saphir, égyptien, persan, lapis-lazuli et, bien évidemment, le bleu électrique des pavots de l’Himalaya.

La jeune Luna tira les rideaux et écarquilla les yeux. Elle y voyait très bien. Un œil de lynx.

Mais, en revanche, Luna ne pouvait pas parler. Elle n’avait plus de voix. Mais elle pouvait tout exprimer avec ses jolis yeux verts, avec ses lèvres et le bout de ses petits doigts. En dodelinant la tête aussi. Ou en balançant son corps. Luna était une vraie danseuse.

Si elle était incapable d’émettre le moindre son, elle en entendait, en revanche, le plus infime. Elle avait ce don incroyable de percevoir des bruits, des échos, des brans et des délicats éclats de musique, des murmures que nul d’entre nous pouvait discerner, tout ouïe.

À l’instant précis où ses yeux plongeaient dans la mer bleue qui inondait le pré aux vaches, une douce et lente mélodie lui traversa la tête. Une délicieuse mélopée. Tout en bleu. Sans tambour ni trompette. Comme les gouttes de pluie suintant d’une harpe céleste. Luna était dressée sur la pointe des pieds comme un petit rat de l’Opéra pour embrasser du regard tout ce qui frémissait de l’autre côté de la fenêtre. Un grand drap d’azur qui ondulait comme des vagues jolies, timides.

Il n’y avait aucun bruit dans le chalet. Il était très tôt et les rêves soulevaient encore les couettes dans les chambres voisines. Celle des parents et celle de la mamie.

Soudain, Luna aperçut l’écureuil.

Elle le suivit du regard, il grimpa sur le bel érable situé à quelques pas du chalet et dont les feuilles rouges automnales contrastaient avec l’ambiance bleue de la prairie. Luna adorait cet arbre et aimait particulièrement s’y adosser pour faire de longues siestes. À chaque fois qu’elle rouvrait les yeux, elle avait l’impression d’avoir dormi mille ans. Un peu comme la belle au bois dormant.

L’écureuil fila le long d’une branche et entama son casse-croûte, un petit bout d’écorce qui lui remplit l’estomac. Repu, il rentra se nicher dans son trou situé un peu plus haut dans l’arbre.

Luna s’amusa de ce spectacle et décida de sortir de sa chambre pour aller prendre son petit déjeuner puis aller jouer dehors.

Elle grimpa sur une chaise pour dénicher les céréales cachées au fond d’un placard, elle prit son bol, versa ses Chocapics et y ajouta du lait de coco. Elle s’assit et lut les bandes dessinées au dos du paquet, le temps que le lait assouplît les céréales.

Elle regarda les bulles des personnages et repensa alors à l’époque pas si lointaine où elle pouvait encore parler… c’était avant de subir un énorme choc qui l’empêcha alors de faire sortir le moindre son de sa bouche.

Un accident si bête. Un lancer de balançoire beaucoup trop puissant, les doigts qui lâchèrent les cordes. Un vol plané. La tête percuta le tronc du cèdre de l’Atlas. La chute. Le traumatisme crânien était à l’origine du mutisme dans lequel plongea la petite Luna. Une aphasie difficile à soigner. Médecins et orthophonistes se sentaient si impuissants. Le papa s’en voulait tant. Il n’osait même plus prendre son trésor dans les bras. La maman avait perdu toute sa joie, elle qui riait tout le temps. Elle avait fait décrocher et brûler la balançoire. Seule, la mamie, la Babounia comme la nommait Luna avant son accident, communiquait aisément avec la petite. Par de petits gestes, des sourires, des clins d’œil de la part de Luna et des explications simples et des mots plein de tendresse de la part de la grand-mère. Une grande complicité et tellement d’amour. Beaucoup de connivence aussi, car Babounia n’était pas, elle non plus, totalement libre de ses actes et désirs. On n’avait pas envie d’un autre risque d’accident à la maison. La vieille voisine s’était bien fracturé le col du fémur en chutant dans son potager. Il fallait donc attendre que les parents fussent obligés de s’absenter ensemble pour permettre à Luna et sa Babounia bien-aimée de s’offrir quelque escapade dans le sous-bois pour observer les biches qui osaient s’aventurer jusqu’au bord du jardin ou allaient s’abreuver dans l’arriou sans même déranger les écrevisses. Et puis, il y avait la délirante chasse aux papillons dans le pré.

Le pré devenu tout bleu ce matin-là. Si seulement, papa et maman pouvaient partir un moment. Luna irait chercher Babounia dans sa chambre pour la décoller de la fenêtre qu’elle ne quittait pas de la journée. Elle observait le pré, l’érable dans lequel elle aussi avait maintes fois aperçu le petit écureuil tout roux. Avec sa belle queue en panache. Et ce ciel immense. Les nuages aux formes invraisemblables et qui transportaient peut-être son regretté mari, le papy qui jadis tirait des trains de marchandises ou de voyageurs, aux commandes de sa locomotive, sa crinière dorée au vent. La machine pouvait dépasser les cent kilomètres par heure, un exploit pour l’époque. Puis vint le temps de prendre la retraite et papy Stanislas arrêta de parcourir les rails de chemin de fer. Il passait beaucoup de temps dans son carré potager jusqu’au jour où Babounia le trouva assis sur le postérieur, le menton sur la poitrine. Inerte. Il s’était endormi à jamais.

Julie se leva. D’ordinaire, c’était toujours elle qui ouvrait les yeux en premier dans la maison. Elle fut surprise de voir que sa fille était déjà debout, enfin… assise, absorbée par le dos du paquet de Chocapics. Julie comprit que Luna avait escaladé pour se le procurer et rabroua sa fille en lui rappelant que ce genre d’exercice était très dangereux et qu’elle lui interdisait de recommencer. Les éclats de voix de la maman réveillèrent le reste de la maison. Luna détestait les agissements de sa mère. Elle était toujours sur son dos depuis le fameux accident de balançoire. La petite, par la taille, mais beaucoup moins par l’esprit, se sentait comme asphyxiée. Elle fit mine de n’avoir rien entendu, mais mâcha nerveusement le contenu de son bol si dangereusement acquis…

Jacques apparut dans la cuisine. Il caressa la tête de Luna et prit aussitôt sa femme dans les bras pour essayer de l’apaiser.

Babounia arriva à son tour, fit un clin d’œil à Luna et commença à mâchouiller une pomme. Un exploit possible grâce au nouvel appareil dentaire qu’elle s’était fait confectionner récemment. Le chirurgien-dentiste lui avait vendu, avec ça, une colle nouvelle génération pour donner à sa cliente l’esprit tranquille, même en mangeant du nougat !

Jacques, entre le café et son croissant, lança une proposition pour la journée :

Et si nous allions faire une balade à cheval cet après-midi ? Nous pourrions d’abord faire un pique-nique tous ensemble avant de nous rendre au centre équestre. Mamie pourrait poursuivre son tricot au club house en attendant notre retour. Qu’en dites-vous ?

Hors de question ! rétorqua Julie.

Luna, dont les yeux s’étaient mis à briller une fraction de seconde, se leva et hurla, mais un cri silencieux. C’était la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Elle claqua la porte et courut dehors pour aller se réfugier dans un endroit où elle se sentait en sécurité. L’écureuil regardait ce spectacle du haut de l’érable et, imperturbable, continuait à grignoter le champignon qu’il avait fini par dénicher au pied de l’arbre.

Le petit bolet n’était pas hallucinogène, non. Le comportement des humains était toujours surprenant.

Jacques comprenait la réaction de son épouse et il ne chercha pas à la froisser. Il mesurait toute l’inquiétude et la culpabilité que Julie ressentait.

Babounia, ayant fini de savourer sa pomme, une Canada grise (elle n’aimait que celle-là), remonta dans sa chambre. Elle chantonnait un vieil air de Glenn Miller en gravissant l’escalier.

Luna était accroupie dans l’abri de jardin, celui du fond, qui ne servait plus à rien. Sauf de refuge aux araignées et parfois au hérisson. Mais ce matin-là, elle y découvrit une espèce de petite peluche apeurée, tremblante et affamée. Luna prit la bestiole innocente dans ses petits bras. C’était une chatte au pelage roux et blanc, à peine sevrée. Elle la serra contre son cœur. Elle connut sa toute première séance de ronronthérapie. Luna réalisa alors que cette douce créature avait besoin de s’abreuver et certainement de manger. Lorsqu’elle s’approcha du chalet, elle aperçut, en levant la tête, Babounia qui lui faisait de grands signes depuis la fenêtre de sa chambre. Elle lui fit comprendre de patienter là où elle se trouvait et qu’elle allait la rejoindre. Il lui fallut plusieurs bonnes minutes pour descendre l’escalier et retrouver sa petite fille.

Quand elle parvint enfin à la rejoindre, Bertilde, de son vrai nom, fit un large sourire en voyant le trésor qu’avait trouvé sa petite fille. Elle prit alors la parole :

Elle a l’air d’avoir faim, on devrait trouver de quoi la nourrir dans la maison… allons-y ! dit calmement la mamie.

Mais Luna fronça les sourcils et fit une moue que Babounia comprit tout de suite.

Écoute ma grande, je sais que tu ne veux pas croiser ta maman, que son attitude te met très en colère, mais il faut que tu comprennes que ce n’est pas contre toi qu’elle crie, mais contre elle-même.

Luna leva les sourcils d’un air surpris.

Oui, ma jolie, tu es la chose la plus importante au monde pour ta maman et elle s’en veut énormément de ce qui t’est arrivé. Pour le moment, elle ne parvient pas à réagir autrement. Nous lui parlerons avec ton père. Toi en attendant, il faut t’occuper de ta trouvaille. Comment vas-tu l’appeler ?

La petite fille prit un bâton au sol et commença à dessiner des lettres.

Feufolette ? Formidable ! se réjouit Babounia. Allons, rentrons nous occuper d’elle.

Et elles rebroussèrent chemin au rythme de la grand-mère, ce qui arrangea Luna qui, malgré les explications, n’était pas encore ravie de croiser sa maman.

Elles entrèrent dans le garage attenant au chalet, il était très encombré, plein de bric et de broc empilés comme si un mauvais joueur de Tetris était passé par là. Il fallait faire attention en bougeant le moindre objet pour que toute une pile ne tombe pas sur le bout d’un nez. Mais Bertilde parvint à dénicher des croquettes avec lesquelles Jacques nourrissait le hérisson avant l’hiver. La petite chatte goba le tout très rapidement, tellement vite qu’on aurait dit un chien.

Luna renversa quelques piles avant de trouver une gamelle où elle pouvait mettre de l’eau.

Feufolette plongea le museau dedans et étancha sa soif. Au fur et à mesure qu’elle buvait, on avait l’impression qu’elle se gonflait comme un ballon. Elle avait repris du poil de la bête !

La mamie trouva aussi de la ficelle et un morceau de bois qu’elle accrocha au bout. De quoi jouer avec le félin qui ne se fit pas prier pour bondir sur cette proie factice. Babounia et Luna échangèrent un regard rieur et complice et elles furent rejointes par Jacques qui avait besoin d’un outil pour pouvoir colmater une fuite à l’évier de la cuisine.

Jacques n’était pas vraiment un champion dans le domaine. On ne lui accorderait jamais le prix Nobel du bricolage. Mais il arrivait toujours à se débrouiller. Et quand la tâche s’avérait trop ardue, il faisait appel à son ami Carlos, l’homme de toutes les situations, aussi à l’aise avec un arc et des flèches qu’avec une clé à molette.

Il finit par changer le joint responsable de la fuite sans avoir recours aux forces spéciales.

Luna et Babounia jouaient avec le nouveau membre de la famille. Le papa était amusé. L’écureuil, un peu moins, car la Feufolette allait grandir et empiéter sur son territoire. Il n’avait pourtant rien à craindre. Ce qui ne l’empêchait guère d’épier tout ce qui bougeait au pied de son arbre. Parce que c’était son arbre ! Et un peu celui de la petite qui s’y autorisait quelques siestes.

Puis Babounia eut envie d’écouter un peu de musique dans sa chambre, car cela la reposait et lui rappelait son regretté Stanislas. Et Luna aimait beaucoup ça, elle aussi. Blottie contre sa mamie, elle se laissait emporter par les flots de notes. Il y aurait dorénavant une nouvelle auditrice, Feufolette. Les chats sont des mélomanes, tout le monde sait ça. Sauf les gens qui ne savent pas observer ce qui les entoure. Ou qui n’ont jamais vécu avec des animaux.

Elles gagnèrent toutes trois la chambre de Babounia. Elle laissa Luna poser le disque sur le plateau de la Lenco, la platine à laquelle tenait le papy, fin amateur. Elle alluma l’amplificateur à lampes, un truc très haut de gamme, savait Luna. Le diamant se posa sur le premier sillon et les timbales vrombirent, s’échappant des enceintes colonnes pour faire tourner le roulement dans toute la pièce. Les doigts du pianiste martelèrent les touches. Arthur Rubinstein, le King ! C’était le musicien adoré et le concerto préféré de papy. Le La mineur de Grieg, Babounia ne s’en lassait pas, perdant ses yeux dans le ciel et retenant ses larmes. Luna savourait aussi cette magnifique ligne mélodique et osait même imaginer les fjords de la lointaine Norvège. Feufolette était roulée en boule sur ses petits genoux, elle semblait rêver. Tout le monde rêve. Même les cachalots, se dit Luna. Et elle se représentait aussi Arthur qui faisait courir ses doigts sur le clavier de son immense piano. La grande classe. Elle demanderait peut-être bien à ses parents de l’inscrire à des leçons de piano. On les donne à domicile aussi. Le problème, c’est qu’il n’y avait pas d’instrument au chalet. Juste la vieille mandoline de papy. Elle n’avait plus de cordes et un petit trou dans le corps.

Finalement, la journée se passa paisiblement, Luna et Julie ne se croisèrent que pour les repas, mais chacune garda les yeux rivés sur l’assiette de saucisse lentilles à midi et de camembert rôti avec échalotes et pommes de terre, le soir. Il fallait aimer manger chez les Briou, les demi-portions, très peu pour eux ! Jacques n’était peut-être pas un excellent plombier, mais la cuisine n’avait aucun secret pour lui. Il tenait cette passion de son oncle qui avait été jadis chef cuisinier dans un bouchon lyonnais. Jacques partait souvent en vacances chez Jean-Pierre qui lui enseignait tous ses petits secrets.

Le soir vint et l’heure d’aller fermer les mirettes pour Luna également. Après avoir embrassé tout le monde, même sa mère, elle rejoignit sa chambre où Feufolette s’invita et trouva une place de choix pour passer ses futures nuits. Elle se mit au bout du lit où elle pouvait s’amuser à sauter sur les pieds de Luna quand ceux-ci se mettaient à bouger.

Le ciel était clair cette nuit-là et les étoiles brillaient de mille feux. C’était vraiment l’avantage de vivre loin de la ville, le paysage était épargné par la pollution chimique et lumineuse et on pouvait plonger dans la mer étoilée. C’est ce que fit la petite fille bercée par les ronrons de sa nouvelle amie.

Pendant ce temps, les adultes de la maison préparaient une infusion, réglisse menthe, et on distribua les cartes pour jouer au rami. Babounia adorait les cartes, elle avait un passé de flambeuse de casino, mais avait arrêté ses bêtises quand elle fut enceinte de son premier enfant, Pierre, l’un des frères aînés de Jacques. Son deuxième enfant arriva trois années plus tard, Paul, qui faillit la dissuader d’en avoir un suivant, mais finalement, l’amour était trop grand avec son Stanislas et devait se concrétiser une nouvelle fois. À l’époque, le fameux chanteur de reggae n’était pas encore connu.

C’est entre une gorgée d’eau chaude aromatisée et un brelan que Babounia mit les pieds dans le plat à propos de l’incident du matin :

Il n’empêche que je n’aurais pas pris mon tricot aujourd’hui ! J’aurais préféré regarder Luna monter sur le poney. Elle avait adoré ça, l’année dernière, pour son anniversaire.

Peut-être, maugréa Julie, mais c’est quand même dangereux. Un traumatisme, ça suffit. Et je ne l’ai pas trouvée très à l’aise, mamie !

On ne va tout de même pas la priver de toute activité à cause de la balançoire !

S’il y en a un qui ferait mieux de ne pas évoquer le sujet, c’est bien toi, Jacques ! Et si cela avait été moi à la balançoire, ce jour-là ? Et pas Jacques !

Mamie… vous n’auriez pas poussé aussi fort, c’est sûr ! Je crois que le sujet est clos. Plus d’escarpolette ni de poney !

Très bien, dit Babounia en plaquant ses dernières cartes sur la table (elle acheva la partie). Puisque c’est ainsi, on va lui acheter un piano !

Il y a des dépenses plus urgentes… les gouttières… argua Julie.

J’ai fait des économies en plus de la réversion de Stanislas. Je peux bien acheter l’instrument. Je m’en occuperai avec Jacques, n’est-ce pas ?

Cette fois, le débat était vraiment clos et Babounia avait gagné deux fois sur deux tableaux différents. Julie lava les tasses et la théière, Jacques prit le torchon à vaisselle, mais sa femme lui conseilla d’aller plutôt se coucher. Bertilde était déjà dans l’escalier et savourait sa victoire. Luna dormait profondément et Feufolette rêvait d’un chapelet de petites saucisses.

II

Jacques s’était levé très tôt pour se rendre sur un chantier, à l’autre bout du département. Julie, du coup, s’employait à faire un peu de rangement dans la cuisine. Le tintamarre fit sursauter la chatte qui bondit hors de la couette. Luna ouvrit un œil. Sa maman était décidément toujours aussi discrète ! Elle devait se croire seule au monde. Babounia ne dormait plus, elle avait entendu son fils quitter le chalet. Elle fit un brin de toilette au gant, brossa ses nouvelles dents, peigna ses beaux cheveux blancs et se passa un peu de crème sur le visage. L’arrière-saison était très belle, aussi choisit-elle une robe assez légère et un petit châle pour couvrir ses épaules. Elle descendit dans la cuisine. Julie l’embrassa et fit chauffer le lait d’amande dans une casserole pour son bol de chicorée. Elle avait, pour sa part, déjà déjeuné et se contenta d’un petit café pour accompagner mamie qui beurra une tartine de pain grillé. Luna apparut dans son ravissant pyjama aux tons rose et magenta et sauta au cou de sa Babounia. Elle embrassa sa mère et s’installa à table. Feufollette vint se frotter au pied de la chaise. Luna voulut se lever pour lui donner à manger, mais Julie préféra s’en occuper. Quelques croquettes dans une assiette et un peu de fromage blanc dans un tout petit bol en porcelaine. C’était Byzance !

Luna, tu n’oublieras pas qu’il y a Claude qui vient aujourd’hui à treize heures, rappela Julie.

La petite fille hocha de la tête. Claude était son professeur particulier. Toutes les matières et, de surcroît, la langue des signes. L’accident avait eu lieu seulement quatre mois auparavant et Luna avait encore pas mal de lacunes.

Je dois m’absenter aujourd’hui, c’est Bertilde qui reste avec toi, poursuivit la maman.

Un feu d’artifice éclata dans la tête de l’enfant, mais les gênes de Babounia coulaient dans ses veines et, telle une joueuse de poker, elle ne laissa rien paraître pour ne pas froisser sa génitrice.

Julie fit un brin de ménage et s’empressa de partir en ville. Elle devait retourner à son bureau pour la première fois depuis la chute et voir les modalités pour pouvoir reprendre à mi-temps en présentiel et compléter avec des heures en télétravail. Elle était salariée dans un petit cabinet de comptable, un métier qu’elle adorait.

Elle fut accueillie par son patron qui fit tout pour être le plus accommodant possible. En effet, Gilbert et Julie se connaissaient depuis le lycée et ce dernier avait monté l’entreprise en partie grâce à l’aide de son amie qui était devenue son bras droit.

Après avoir géré les emplois du temps, ils allèrent déjeuner dans un restaurant à quelques rues de là.

L’endroit était très cosy, avec des tables en bois, des tapis moelleux et colorés, des plaids douillets et des coussins bien rebondis sur des chaises en rotin magnifiquement tressées.

Ils prirent le menu intitulé : Plaisir de l’Ours. En entrée, une tartine d’avocat au chèvre et miel toutes fleurs, puis canard sauce orange et miel de lavande, accompagné d’un gratin de patates douces parsemé de graines de courges en plat et, pour le dessert, crêpe au chocolat noir et miel de châtaigner.

Gilbert remit Julie à la page sur tout ce qu’elle avait manqué pendant son absence, celle-ci ne ratait pas une miette des paroles de son patron, elle notait tout frénétiquement et n’hésitait pas à le reprendre s’il omettait d’aborder un dossier.

La tisane fut servie, tout était à peu près en ordre, il restait quelques détails qu’ils décidèrent de régler dans l’après-midi. Là, le patron fit place à l’ami et posa sa main sur l’avant-bras de Julie.

Tu es sûre que ça va ? demanda-t-il en ouvrant ses grands yeux verts. Je te trouve tendue.

Oui, tout va bien, pourquoi dis-tu ça ?

Écoute, je te connais depuis dix-sept ans maintenant, je vois que tu n’es pas dans ton assiette.

Julie soupira et fixa ses chaussures.

Allez, que se passe-t-il ? insista Gilbert.

Julie fondit en larmes. Elle commença à expliquer qu’elle était morte d’inquiétude pour sa fille et sentait bien que cela entachait leur relation. Elle se sentait épuisée d’être tout le temps sur le qui-vive et de réagir au quart de tour, mais c’était plus fort qu’elle et ne savait pas comment faire différemment.

Gilbert prit son amie dans ses bras et la laissa évacuer tous ses sanglots.

Je comprends ma belle, c’est une épreuve difficile que tu traverses. Et avec Jacques, comment ça se passe ?

Jacques est adorable, il fait tout pour que tout le monde se sente bien et je sais qu’il est rongé par le remords, mais j’ai beaucoup de mal à le pardonner.

Vous devriez peut-être entamer une thérapie tous ensemble ?

Nous ne sommes pas fous…

Les grands yeux verts fixèrent à nouveau Julie.

Bon, tu as sûrement raison, je leur en parlerai. Merci de ta bienveillance, c’est vraiment une chance de t’avoir, admit Julie.

Je t’en prie. C’est la moindre des choses.

Ils s’aperçurent alors qu’il était tard et s’empressèrent de retourner au bureau.

Pendant ce temps, Claude arrivait au chalet avec ses quinze minutes de retard habituelles. Le fameux quart d’heure pyrénéen, béarnais chez les uns, bigourdan chez les autres !

Luna patientait en regardant un catalogue d’instruments de musique que Babounia avait déniché dans un tiroir, une brochure sans doute apportée par Stanislas. Il n’était pas de l’an dernier, certes, mais donnait tout de même une idée précise des modèles de pianos d’étude à disposition. Elle se mit à rêver d’un très beau piano Schimmel. Et Claude arriva.

Bertilde accueillit Claude. Le professeur et Luna s’enfermèrent dans le bureau pour travailler. La petite suivait remarquablement tout en se demandant combien de temps allait encore durer cet apprentissage. Maman avait décidé sur les conseils du docteur.

Claude finit sa séance et s’en alla.

Luna montrait à sa grand-mère, images à l’appui, les nouveaux gestes appris. Babounia les répéta avec un véritable enthousiasme. Puis la grand-mère lui lut des histoires.

Jacques et Julie rentrèrent à la maison pratiquement au même moment, comme s’ils s’étaient accordés sur l’heure du retour. Elle semblait ravie de son premier retour au bureau, ce qui plut à Jacques, moins satisfait de son déplacement sur le chantier de restauration. Rien n’avait réellement été préparé pour son intervention. Beaucoup de temps gaspillé pour un maigre résultat. Cela devenait monnaie courante dans tous les domaines et partout dans le pays. Julie et lui s’écartèrent du chalet pour discuter un peu. À propos de Luna, bien évidemment. La petite n’avait pas repris le chemin de l’école depuis la rentrée scolaire et ne voyait plus ses camarades de classe, désormais en 4e. Jacques eut l’idée d’organiser une petite fête avant la Toussaint. Pour l’anniversaire de Luna, une idée géniale, pensa-t-il. Le 21 octobre. Julie ne repoussa pas l’idée et pensait devoir y réfléchir, mais lorsque Jacques l’invita à proposer, elle-même, l’idée à sa fille, elle cligna des yeux, sourit et se dit qu’il fallait assurément saisir cette opportunité pour renouer les liens quelque peu distendus. Jacques et Julie se serrèrent dans les bras. Babounia accueillerait de tout cœur cette suggestion et serait de service pour confectionner ces délicieux gâteaux roulés au pavot qu’affectionnait papy Stanislas. Ce serait dans deux semaines à peine. Les parents convinrent que c’était à Luna de choisir qui seraient ses convives. Il fallait lancer les invitations.