Un début dans la vie - Honoré de Balzac - E-Book

Un début dans la vie E-Book

Honore de Balzac

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Beschreibung

Le sujet principal de ce roman est le parcours d'Oscar Husson, un tout jeune homme au début du récit, pas très intelligent, trop fanfaron, issu d'un milieu modeste, et que sa mère, Madame Clapart, essaie de pousser dans le monde pour assurer son avenir.

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Un début dans la vie

Un début dans la vie-Un début dans la viePage de copyright

Un début dans la vie

Honoré de Balzac

À Laure.

Que le brillant et modeste esprit qui m’a donné le sujet de cette scène, en ait l’honneur !

Son frère.

-Un début dans la vie

Les chemins de fer, dans un avenir aujourd’hui peu éloigné, doivent faire disparaître certaines industries, en modifier quelques autres, et surtout celles qui concernent les différents modes de transport en usage pour les environs de Paris. Aussi, bientôt les personnes et les choses qui sont les éléments de cette Scène lui donneront-elles le mérite d’un travail d’archéologie. Nos neveux ne seront-ils pas enchantés de connaître le matériel social d’une époque qu’ils nommeront le vieux temps ? Ainsi les pittoresques coucous qui stationnaient sur la place de la Concorde en encombrant le Cours-la-Reine, les coucous si florissants pendant un siècle, si nombreux encore en 1830, n’existent plus ; et, par la plus attrayante solennité champêtre, à peine en aperçoit-on un sur la route en 1842. En 1842, les lieux célèbres par leurs sites et nommés Environs de Paris, ne possédaient pas tous un service de messageries régulier. Néanmoins les Touchard père et fils avaient conquis le monopole du transport pour les villes les plus populeuses, dans un rayon de quinze lieues ; et leur entreprise constituait un magnifique établissement situé rue du Faubourg Saint-Denis. Malgré leur ancienneté, malgré leurs efforts, leurs capitaux et tous les avantages d’une centralisation puissante, les messageries Touchard trouvaient dans les coucous du Faubourg -Saint-Denis des concurrents pour les points situés à sept ou huit lieues à la ronde. La passion du Parisien pour la campagne est telle, que des entreprises locales luttaient aussi avec avantage contre les Petites-Messageries, nom donné à l’entreprise des Touchard par opposition à celui des Grandes-Messageries de la rue Montmartre. À cette époque le succès des Touchard stimula d’ailleurs les spéculateurs.

Pour les moindres localités des environs de Paris, il s’élevait alors des entreprises de voitures belles, rapides et commodes, partant de Paris et y revenant à heures fixes, qui, sur tous les points, et dans un rayon de dix lieues, produisirent une concurrence acharnée. Battu pour le voyage de quatre à six lieues, le coucou se rabattit sur les petites distances, et vécut encore pendant quelques années. Enfin, il succomba dès que les omnibus eurent démontré la possibilité de faire tenir dix-huit personnes sur une voiture traînée par deux chevaux. Aujourd’hui le coucou, si par hasard un de ces oiseaux d’un vol si pénible existe encore dans les magasins de quelque dépeceur de voitures, serait, par sa structure et par ses dispositions, l’objet de recherches savantes, comparables à celles de Cuvier sur les animaux trouvés dans les plâtrières de Montmartre.

Les petites entreprises, menacées par les spéculateurs qui luttèrent en 1822 contre les Touchard père et fils, avaient ordinairement un point d’appui dans les sympathies des habitants du lieu qu’elles desservaient. Ainsi l’entrepreneur, à la fois conducteur et propriétaire de la voiture, était un aubergiste du pays dont les êtres, les choses et les intérêts lui étaient familiers. Il faisait les commissions avec intelligence, il ne demandait pas autant pour ses petits services et obtenait par cela même plus que les Messageries-Touchard. Il savait éluder la nécessité d’un passe-debout. Au besoin, il enfreignait les ordonnances sur les voyageurs à prendre. Enfin il possédait l’affection des gens du peuple. Aussi, quand une concurrence s’établissait, si le vieux messager du pays partageait avec elle les jours de la semaine, quelques personnes retardaient-elles leur voyage pour le faire en compagnie de l’ancien voiturier, quoique son matériel et ses chevaux fussent dans un état peu rassurant.

Une des lignes que les Touchard père et fils essayèrent de monopoliser, qui leur fut le plus disputée, et qu’on dispute encore aux Toulouse, leurs successeurs, est celle de Paris à Beaumont-sur-Oise, ligne étonnamment fertile, car trois entreprises l’exploitaient concurremment en 1822. Les Petites-Messageries baissèrent vainement leurs prix, multiplièrent vainement les heures de départ, construisirent vainement d’excellentes voilures, la concurrence subsista ; tant est productive une ligne sur laquelle sont situées de petites villes comme Saint-Denis et Saint-Brice, des villages comme Pierrefitte, Groslay, Ecouen, Poncelles, Moisselles, Baillet, Monsoult, Maffliers, Franconville, Presle, Nointel, Nerville, etc. Les Messageries-Touchard finirent par étendre le voyage de Paris à Chambly. La concurrence alla jusqu’à Chambly. Aujourd’hui les Toulouse vont jusqu’à Beauvais.

Sur cette route, celle d’Angleterre, il existe un chemin qui prend à un endroit assez bien nommé La Cave, vu sa topographie, et qui mène dans une des plus délicieuses vallées du bassin de l’Oise, à la petite ville de l’Isle-Adam, doublement célèbre et comme berceau de la maison éteinte de l’Isle-Adam, et comme ancienne résidence des Bourbon-Conti. L’Isle-Adam est une charmante petite ville appuyée de deux gros villages, celui de Nogent et celui de Parmain, remarquables tous deux par de magnifiques carrières qui ont fourni les matériaux des plus beaux édifices du Paris moderne et de l’étranger, car la base et les ornements des colonnes du théâtre de Bruxelles sont en pierre de Nogent. Quoique remarquable par d’admirables sites, par des châteaux célèbres que des princes, des moines ou de fameux dessinateurs ont bâtis, comme Cassan, Stors, Le Val, Nointel, Persan, etc., en 1822, ce pays échappait à la concurrence et se trouvait desservi par deux voituriers, d’accord pour l’exploiter.

Cette exception se fondait sur des raisons faciles à comprendre. De La Cave, le point où commence, sur la route d’Angleterre, le chemin pavé dû à la magnificence des princes de Conti, jusqu’à l’Isle-Adam, la distance est de deux lieues ; et, nulle entreprise ne pouvait faire un détour si considérable, d’autant plus que l’Isle-Adam formait alors une impasse. La route qui y menait y finissait. Depuis quelques années un grand chemin a relié la vallée de Montmorency à la vallée de l’Isle-Adam. De Saint-Denis, il passe par Saint-Leu-Taverny, Méru, l’Isle-Adam, et va jusqu’à Beaumont, le long de l’Oise. Mais en 1822, la seule route qui conduisît à l’Isle-Adam était celle des princes de Conti. Pierrotin et son collègue régnaient donc de Paris à l’Isle-Adam, aimés par le pays entier. La voiture à Pierrotin et celle de son camarade desservaient Stors, le Val, Parmain, Champagne, Mours, Prérolles, Nogent, Nerville et Maffliers. Pierrotin était si connu, que les habitants de Monsoult, de Moisselles et de Saint-Brice, quoique situés sur la grande route, se servaient de sa voiture, où la chance d’avoir une place se rencontrait plus souvent que dans les diligences de Beaumont, toujours pleines. Pierrotin faisait bon ménage avec sa concurrence. Quand Pierrotin partait de l’Isle-Adam, son camarade revenait de Paris, et vice versâ. Il est inutile de parler du concurrent, Pierrotin avait les sympathies du pays. Des deux messagers, il est d’ailleurs le seul en scène dans cette véridique histoire. Qu’il vous suffise donc de savoir que les deux voituriers vivaient en bonne intelligence, se faisant une loyale guerre, et se disputant les habitants par de bons procédés. Ils avaient à Paris, par économie, la même cour, le même hôtel, la même écurie, le même hangar, le même bureau, le même employé.

Ce détail dit assez que Pierrotin et son adversaire étaient, selon l’expression du peuple, de bonnes pâtes d’hommes.

Cet hôtel, situé précisément à l’angle de la rue d’Enghien, existe encore, et se nomme le Lion-d’Argent. Le propriétaire de cet établissement destiné, depuis un temps immémorial, à loger des messagers, exploitait lui-même une entreprise de voitures pour Dammartin si solidement établie que les Touchard, ses voisins, dont les Petites-Messageries sont en face, ne songeaient point à lancer de voiture sur cette ligne.

Quoique les départs pour l’Isle-Adam dussent avoir lieu à heure fixe, Pierrotin et son co-messager pratiquaient à cet égard une indulgence qui leur conciliait l’affection des gens du pays, et leur valait de fortes remontrances de la part des étrangers, habitués à la régularité des grands établissements publics ; mais les deux conducteurs de cette voiture, moitié diligence, moitié coucou, trouvaient toujours des défenseurs parmi leurs habitués. Le soir, le départ de quatre heures traînait jusqu’à quatre heures et demie, et celui du matin, quoique indiqué pour huit heures, n’avait jamais lieu avant neuf heures. Ce système était d’ailleurs excessivement élastique. En été, temps d’or pour les messagers, la loi des départs, rigoureuse envers les inconnus, ne pliait que pour les gens du pays. Cette méthode offrait à Pierrotin la possibilité d’empocher le prix de deux places pour une, quand un habitant du pays venait de bonne heure demander une place appartenant à un oiseau de passage qui, par malheur, était en retard. Cette élasticité ne trouverait certes pas grâce aux yeux des puristes en morale ; mais Pierrotin et son collègue la justifiaient par la dureté des temps, par leurs pertes pendant la saison d’hiver, par la nécessité d’avoir bientôt de meilleures voitures, et enfin par l’exacte observation de la loi écrite sur des bulletins dont les exemplaires excessivement rares ne se donnaient qu’aux voyageurs de passage assez obstinés pour en exiger.

Pierrotin, homme de quarante ans, était déjà père de famille. Sorti de la cavalerie à l’époque de licenciement de 1815, ce brave garçon avait succédé à son père, qui menait de l’Isle-Adam à Paris un coucou d’allure assez capricieuse. Après avoir épousé la fille d’un petit aubergiste, il donna de l’extension au service de l’Isle-Adam, le régularisa, se fit remarquer par son intelligence et par une exactitude militaire. Leste, décidé, Pierrotin (ce nom devait être un surnom) imprimait, par la mobilité de sa physionomie, à sa figure rougeaude et faite aux intempéries une expression narquoise qui ressemblait à un air spirituel. Il ne manquait d’ailleurs pas de cette facilité de parler qui s’acquiert à force de voir le monde et différents pays. Sa voix, par l’habitude de s’adresser à des chevaux et de crier gare, avait contracté de la rudesse ; mais il prenait un ton doux avec les bourgeois. Son costume, comme celui des messagers du second ordre, consistait en de bonnes grosses bottes pesantes de clous, faites à l’Isle-Adam, et un pantalon de gros velours vert-bouteille, et une veste de semblable étoffe, mais par-dessus laquelle, pendant l’exercice de ses fonctions, il portait une blouse bleue, ornée au col, aux épaules et aux poignets de broderies multicolores. Une casquette à visière lui couvrait la tête. L’état militaire avait laissé dans les mœurs de Pierrotin un grand respect pour les supériorités sociales, et l’habitude de l’obéissance aux gens des hautes classes ; mais s’il se familiarisait volontiers avec les petits bourgeois, il respectait toujours les femmes à quelque classe sociale qu’elles appartinssent. Néanmoins, à force de brouetter le monde, pour employer une de ses expressions, il avait fini par regarder ses voyageurs comme des paquets qui marchaient, et qui dès lors exigeaient moins de soins que les autres, l’objet essentiel de la messagerie.

Averti par le mouvement général qui, depuis la paix, révolutionnait sa partie, Pierrotin ne voulait pas se laisser gagner par le progrès des lumières. Aussi, depuis la belle saison, parlait-il beaucoup d’une certaine grande voiture commandée aux Farry, Breilmann et Compagnie, les meilleurs carrossiers de diligences, et nécessitée par l’affluence croissante des voyageurs. Le matériel de Pierrotin consistait alors en deux voitures. L’une, qui servait en hiver et la seule qu’il présentât aux agents du Fisc, lui venait de son père, et tenait du coucou. Les flancs arrondis de cette voiture permettaient d’y placer six voyageurs sur deux banquettes d’une dureté métallique, quoique couvertes en velours d’Utrecht jaune. Ces deux banquettes étaient séparées par une barre de bois qui s’ôtait et se remettait à volonté dans deux rainures pratiquées à chaque paroi intérieure, à la hauteur de dos de patient. Cette barre, perfidement enveloppée de velours et que Pierrotin appelait un dossier, faisait le désespoir des voyageurs par la difficulté qu’on éprouvait à l’enlever et à la replacer. Si ce dossier donnait du mal à manier, il en causait encore bien plus aux épaules quand il était en place ; mais quand on le laissait en travers de la voiture, il rendait l’entrée et la sortie également périlleuses, surtout pour les femmes. Quoique chaque banquette de ce cabriolet, au flanc courbé comme celui d’une femme grosse, ne dût contenir que trois voyageurs, on en voyait souvent huit serrés comme des harengs dans une tonne. Pierrotin prétendait que les voyageurs s’en trouvaient beaucoup mieux, car ils formaient alors une masse compacte, inébranlable ; tandis que trois voyageurs se heurtaient perpétuellement et souvent risquaient d’abîmer leurs chapeaux contre la tête de son cabriolet, par les violents cahots de la route.

Sur le devant de cette voiture, il existait une banquette de bois, le siège de Pierrotin, et où pouvaient tenir trois voyageurs, qui, placés là, prennent, comme on le sait, le nom de lapins. Par certains voyages, Pierrotin y plaçait quatre lapins, et s’asseyait alors en côté sur une espèce de boite pratiquée au bas du cabriolet, pour donner un point d’appui aux pieds de ses lapins, et toujours pleine de paille ou de paquets qui ne craignaient rien. La caisse de ce coucou, peinte en jaune, était embellie dans sa partie supérieure par une bande d’un bleu de perruquier où se lisaient en lettres d’un blanc d’argent sur les côtés : l’Isle-Adam — Paris, et derrière : Service de l’Isle-Adam. Nos neveux seraient dans l’erreur s’ils pouvaient croire que cette voiture ne pouvait emmener que treize personnes, y compris Pierrotin ; dans les grandes occasions, elle en admettait parfois trois autres dans un compartiment carré recouvert d’une bâche où s’empilaient les malles, les caisses et les paquets ; mais le prudent Pierrotin n’y laissait monter que ses pratiques, et seulement à trois ou quatre cents pas de la Barrière. Ces habitants du poulailler, nom donné par les conducteurs à cette partie de la voiture, devaient descendre avant chaque village de la route où se trouvait un poste de gendarmerie. La surcharge interdite par les ordonnances concernant la sûreté des voyageurs était alors trop flagrante pour que le gendarme, essentiellement ami de Pierrotin, pût se dispenser de dresser procès-verbal de cette contravention. Ainsi le cabriolet de Pierrotin brouettait, par certains samedis soir ou lundis matin, quinze voyageurs ; mais alors, pour le traîner, il donnait, à son gros cheval hors d’âge, appelé Rougeot, un compagnon dans la personne d’un cheval gros comme un poney, dont il disait un bien infini.

Ce petit cheval était une jument nommée Bichette, elle mangeait peu, elle avait du feu, elle était infatigable, elle valait son pesant d’or.

— « Ma femme ne la donnerait pas pour ce gros fainéant de Rougeot ! s’écriait Pierrotin.

La différence entre l’autre voiture et celle-ci consistait en ce que la seconde était montée sur quatre roues. Cette voiture, de construction bizarre, appelée la voiture à quatre roues, admettait dix-sept voyageurs, et n’en devait contenir que quatorze. Elle faisait un bruit si considérable, que souvent à l’Isle-Adam on disait : Voilà Pierrotin ! quand il sortait de la forêt qui s’étale sur le coteau de la vallée. Elle était divisée en deux lobes, dont le premier, nommé l’intérieur, contenait six voyageurs sur deux banquettes, et le second, espèce de cabriolet ménagé sur le devant, s’appelait un coupé. Ce coupé fermait par un vitrage incommode et bizarre dont la description prendrait trop d’espace pour qu’il soit possible d’en parler. La voiture à quatre roues était surmontée d’une impériale à capote sous laquelle Pierrotin fourrait six voyageurs, et dont la clôture s’opérait par des rideaux de cuir. Pierrotin s’asseyait sur un siége presque invisible, ménagé dessous le vitrage du coupé.

Le messager de l’Isle-Adam ne payait les contributions auxquelles sont soumises les voitures publiques que sur son coucou présenté comme tenant six voyageurs, et il prenait un permis toutes les fois qu’il faisait rouler sa voiture à quatre roues. Ceci peut paraître extraordinaire aujourd’hui, mais dans ses commencements, l’impôt sur les voitures, assis avec une sorte de timidité, permit aux messagers ces petites tromperies qui les rendaient assez contents de faire la queue aux employés, selon un mot de leur vocabulaire.

Insensiblement le Fisc affamé devint sévère, il força les voitures à ne plus rouler sans porter le double timbre qui maintenant annonce qu’elles sont jaugées et que leurs contributions sont payées. Tout a son temps d’innocence, même le Fisc ; mais vers la fin de 1822, ce temps durait encore. Souvent l’été, la voiture à quatre roues et le cabriolet allaient de concert sur la route, emmenant trente-deux voyageurs, et Pierrotin ne payait de taxe que sur six. Dans ces jours fortunés, le convoi parti à quatre heures et demie du faubourg Saint-Denis arrivait bravement à dix heures du soir à l’Isle-Adam. Aussi, fier de son service, qui nécessitait un louage de chevaux extraordinaire, Pierrotin disait-il : « Nous avons joliment marché ! » Pour pouvoir faire neuf lieues en cinq heures dans cet attirail, il supprimait alors les stations que les cochers font, sur cette route, à Saint-Brice, à Moisselle et à La Cave.

L’hôtel du Lion-d’Argent occupe un terrain d’une grande profondeur. Si sa façade n’a que trois ou quatre croisées sur le faubourg Saint-Denis, il comportait alors, dans sa longue cour au bout de laquelle sont les écuries, toute une maison plaquée contre la muraille d’une propriété mitoyenne. L’entrée formait comme un couloir sous les planchers duquel pouvaient stationner deux ou trois voitures. En 1822, le bureau de toutes les messageries logées au Lion-d’Argent était tenu par la femme de l’aubergiste, qui avait autant de livres que de services ; elle prenait l’argent, inscrivait les noms, et mettait avec bonhomie les paquets dans l’immense cuisine de son auberge. Les voyageurs se contentaient de ce laisser-aller patriarcal. S’ils arrivaient trop, ils s’asseyaient sous le manteau de la vaste cheminée, ou stationnaient sous le porche, ou se rendaient au café de l’Échiquier, qui fait le coin d’une rue ainsi nommée, et parallèle à celle d’Enghien, de laquelle elle n’est séparée que par quelques maisons.

Dans les premiers jours de l’automne de cette année, par un samedi matin, Pierrotin était, les mains passées par les trous de sa blouse dans ses poches, sous la porte cochère du Lion-d’Argent, d’où se voyaient en enfilade la cuisine de l’auberge, et au-delà la longue cour au bout de laquelle les écuries se dessinaient en noir. La diligence de Dammartin venait de sortir, et s’élançait lourdement à la suite des diligences Touchard. Il était plus de huit heures du matin. Sous l’énorme porche, au-dessus duquel se lit sur un long tableau : Hôtel du Lion-d’Argent, les garçons d’écurie et les facteurs des messageries regardaient les voitures accomplissant ce lancer qui trompe tant le voyageur, en lui faisant croire que les chevaux iront toujours ainsi.

— Faut-il atteler, bourgeois ? dit à Pierrotin son garçon d’écurie quand il n’y eut plus rien à voir.

— Voilà huit heures et quart, et je ne me vois point de voyageurs, répondit Pierrotin. Où se fourrent-ils donc ? Attelle tout de même. Avec cela qu’il n’y a point de paquets. Vingt-bon-Dieu ! Il ne saura où mettre ses voyageurs ce soir, puisqu’il fait beau, et moi je n’en ai que quatre d’inscrits ! V’là un beau venez-y-voir pour un samedi ! C’est toujours comme ça quand il vous faut de l’argent ! Quel métier de chien ! qué chien de métier !

— Et si vous en aviez, où les mettriez-vous donc, vous n’avez que votre cabriolet ? dit le facteur-valet d’écurie en essayant de calmer Pierrotin.

— Et ma nouvelle voiture donc ? fit Pierrotin.

— Elle existe donc ? demanda le gros Auvergnat qui en souriant montra des palettes blanches et larges comme des amandes.

— Vieux propre à rien ! elle roulera demain, dimanche, et il nous faudra dix-huit voyageurs !

— Ah ! dame ! une belle voiture, ça chauffera la route, dit l’Auvergnat.

— Une voiture comme celle qui va sur Beaumont, quoi ! toute flambante ! elle est peinte en rouge et or à faire crever les Touchard de dépit ! Il me faudra trois chevaux. J’ai trouvé le pareil à Rougeot, et Bichette ira crânement en arbalète. Allons, tiens, attelle, dit Pierrotin qui regardait du côté de la porte Saint-Denis en pressant du tabac dans son brûle-gueule, je vois là-bas une dame et un petit jeune homme avec des paquets sous le bras ; ils cherchent le Lion-d’Argent, car ils ont fait la sourde oreille aux coucous. Tiens ! tiens ! il me semble reconnaître la dame pour une pratique !

— Vous êtes souvent arrivé plein après être parti à vide, lui dit son facteur.

— Mais point de paquets, répondit Pierrotin, qué sort !

Et Pierrotin s’assit sur une des deux énormes bornes qui garantissaient le pied des murs contre le choc des essieux ; mais il s’assit d’un air inquiet et rêveur qui ne lui était pas habituel. Cette conversation, insignifiante en apparence, avait remué de cruels soucis cachés au fond du cœur de Pierrotin. Et qui pouvait troubler le cœur de Pierrotin, si ce n’est une belle voiture ? Briller sur la route, lutter avec les Touchard, agrandir son service, emmener des voyageurs qui le complimenteraient sur les commodités dues au progrès de la carrosserie, au lieu d’avoir à entendre de perpétuels reproches sur ses sabots, telle était la louable ambition de Pierrotin.

Or, le messager de l’Isle-Adam, entraîné par son désir de l’emporter sur son camarade, de l’amener peut-être un jour à lui laisser à lui seul le service de l’Isle-Adam, avait outrepassé ses forces. Il avait bien commandé la voiture chez Farry, Breilmann et compagnie, les carrossiers qui venaient de substituer les ressorts carrés des Anglais aux cols de cygne et autres vieilles inventions françaises ; mais ces défiants et durs fabricants ne voulaient livrer cette diligence que contre des écus. Peu flattés de construire une voiture difficile à placer si elle leur restait, ces sages négociants ne l’entreprirent qu’après un versement de deux mille francs opéré par Pierrotin. Pour satisfaire à la juste exigence des carrossiers, l’ambitieux messager avait épuisé toutes ses ressources et tout son crédit. Sa femme, son beau-père et ses amis s’étaient saignés. Cette superbe diligence, il était allé la voir la veille chez les peintres, elle ne demandait qu’à rouler ; mais, pour la faire rouler le lendemain, il fallait accomplir le paiement. Or, il manquait mille francs à Pierrotin ! Endetté pour ses loyers avec l’aubergiste, il n’avait osé lui demander cette somme. Faute de mille francs, il s’exposait à perdre les deux mille francs donnés d’avance, sans compter cinq cents francs, prix du nouveau Rougeot, et trois cents francs de harnais neufs pour lesquels il avait obtenu trois mois de crédit. Et poussé par la rage du désespoir et par la folie de l’amour-propre, il venait d’affirmer que sa nouvelle voiture roulerait demain dimanche. En donnant quinze cents francs sur deux mille cinq cents, il espérait que les carrossiers attendris lui livreraient la voiture ; mais il s’écria tout haut, après trois minutes de méditation :

— Non, c’est des chiens finis ! des vrais carcans.

— Si je m’adressais à monsieur Moreau, le régisseur de Presle, lui qui est si bon homme ? se dit il frappé d’une nouvelle idée, il me prendrait peut-être mon billet à six mois.

En ce moment, un valet sans livrée, chargé d’une malle en cuir, et venu de l’établissement Touchard où il n’avait pas trouvé de place pour le départ de Chambly à une heure après midi, dit au messager :

— Est-ce vous qu’êtes Pierrotin ?

— Après ? dit Pierrotin.

— Si vous pouvez attendre un petit quart d’heure, vous emmènerez mon maître ; sinon je remporte sa malle, et il en sera quitte pour aller à cheval, quoique depuis long-temps il en ait perdu l’habitude.

— J’attendrai deux, trois quarts d’heure et le pouce, mon garçon, dit Pierrotin en lorgnant la jolie petite malle en cuir bien attachée et fermant par une serrure en cuivre armoriée.

— Eh ! bien, voila, dit le valet en se débarrassant l’épaule de la malle que Pierrotin souleva, pesa, regarda.

— Tiens, dit le messager à son facteur, enveloppe-la de foin doux, et place-la dans le coffre de derrière. Il n’y a point de nom dessus, ajouta-t-il.

— Il y a les armes de monseigneur, répondit le valet.

— Monseigneur ? plus que çà d’or ! Venez donc prendre un petit verre, dit Pierrotin en clignotant et allant vers le café de l’Échiquier où il amena le valet.

— Garçon, deux absinthes ! cria-t-il en entrant… Qui donc est votre maître, et où va-t-il ? Je ne vous ai jamais vu, demanda Pierrotin au domestique en trinquant.

— Il y a de bonnes raisons pour cela, reprit le valet de pied. Mon maître ne va pas une fois par an chez vous, et il y va toujours en équipage. Il aime mieux la vallée d’Orge, où il a le plus beau parc des environs de Paris, un vrai Versailles, une terre de famille, il en porte le nom. Ne connaissez-vous pas monsieur Moreau ?

— L’intendant de Presles, dit Pierrotin.

— Eh ! bien, monsieur le comte va passer deux jours à Presle.

— Ah ! je vais mener le comte de Sérisy, s’écria le messager.

— Oui, mon gars, rien que cela. Mais attention ? il y a une consigne. Si vous avez des gens du pays dans votre voiture, ne nommez pas monsieur le comte, il veut voyager en cognito, et m’a recommandé de vous le dire en vous annonçant un bon pourboire.

— Ah ! ce voyage en cachemite aurait-il par hasard rapport à l’affaire que le père Léger, fermier des Moulineaux, est venu conclure ?

— Je ne sais pas, reprit le valet ; mais le torchon brûle. Hier au soir, je suis allé donner l’ordre à l’écurie de tenir prête, à sept heures du matin, la voiture à la Daumont, pour aller à Presle ; mais, à sept heures, Sa Seigneurie l’a décommandée. Augustin, le valet de chambre, attribue ce changement à la visite d’une dame qui lui a eu l’air d’être venue du pays.

— Est-ce qu’on aurait dit quelque chose sur le compte de monsieur Moreau ! le plus brave homme, le plus honnête homme, le roi des hommes, quoi ! Il aurait pu gagner bien plus d’argent qu’il n’en a, s’il l’avait voulu, allez !…

— Il a eu tort alors, reprit le valet sentencieusement.

— Monsieur de Sérisy va donc enfin habiter Presle, puisqu’on a meublé, réparé le château ? demanda Pierrotin après une pause. Est-ce vrai qu’on y a déjà dépensé deux cent mille francs ?

— Si nous avions, vous ou moi, ce qu’on a dépensé de plus, nous serions bourgeois. Si madame la comtesse y va, ah ! dame, les Moreau n’y auront plus leurs aises, dit le valet d’un air mystérieux.

— Brave homme, monsieur Moreau ! reprit Pierrotin qui pensait toujours à demander ses mille francs au régisseur, un homme qui fait travailler, qui ne marchande pas trop l’ouvrage, et qui tire toute la valeur de la terre, et pour son maître encore ! Brave homme ! Il vient souvent à Paris, il prend toujours ma voiture, il me donne un bon pour-boire, et il vous a toujours un tas de commissions pour Paris. C’est trois ou quatre paquets par jour, tant pour monsieur que pour madame ; enfin, un mémoire de cinquante francs par mois, rien qu’en commissions. Si madame fait un peu sa quelqu’une, elle aime bien ses enfants, c’est moi qui vas les lui chercher au collége et qui les y reconduis. Chaque fois elle me donne cent sous, une grande magni-magnon ne ferait pas mieux. Oh ! toutes les fois que j’ai quelqu’un de chez eux ou pour eux, je pousse jusqu’à la grille du château… Ça se doit, pas vrai ?

— On dit que monsieur Moreau n’avait pas mille écus vaillant quand monsieur le comte l’a mis régisseur à Presle, dit le valet.

— Mais depuis 1806, en dix-sept ans, cet homme aurait fait quelque chose ! répliqua Pierrotin.

— C’est vrai, dit le valet en hochant la tête. Après ça, les maîtres sont bien ridicules, et j’espère pour Moreau qu’il a fait son beurre.

— Je suis souvent allé vous porter des bourriches, dit Pierrotin, à votre hôtel, rue de la Chaussée-d’Antin, et je n’ai jamais évu la valiscence de voir ni monsieur ni madame.

— Monsieur le comte est un bon homme, dit confidentiellement le valet ; mais s’il réclame votre discrétion pour assurer son cognito, il doit y avoir du grabuge ; du moins, voilà ce que nous pensons à l’hôtel ; car, pourquoi décommander la Daumont ? pourquoi voyager par un coucou ? Un pair de France n’a-t-il pas le moyen de prendre un cabriolet de remise ?

— Un cabriolet est capable de lui demander quarante francs pour aller et venir ; car apprenez que cette route-là, si vous ne la connaissez pas, est faite pour les écureuils. Oh ! toujours monter et descendre, dit Pierrotin. Pair de France ou bourgeois, tout le monde est bien regardant à ses pièces ! Si ce voyage concernait monsieur Moreau… mon Dieu, cela me vexerait-il, s’il lui arrivait malheur ! Vingt-bon-Dieu ! ne pourrait-on pas trouver un moyen de le prévenir ? car c’est un vrai brave homme, un brave homme fini, le roi des hommes, quoi !…

— Bah ! monsieur le comte l’aime beaucoup, monsieur Moreau ! dit le valet. Mais, tenez, si vous voulez que je vous donne un bon conseil : chacun pour soi. Nous avons bien assez à faire de nous occuper de nous-mêmes. Faites ce qu’on vous demande, et d’autant plus qu’il ne faut pas se jouer à sa Seigneurie. Puis, pour tout dire, le comte est généreux. Si vous l’obligez de ça, dit le valet en montrant l’ongle d’un de ses doigts, il vous le rend grand comme ça, reprit-il en allongeant le bras.

Cette judicieuse réflexion et surtout l’image eurent pour effet, venant d’un homme aussi haut placé que le second valet de chambre du comte de Sérisy, de refroidir le zèle de Pierrotin pour le régisseur de la terre de Presles.

— Allons, adieu, monsieur Pierrotin, dit le valet.

Un coup d’œil rapidement jeté sur la vie de comte de Sérisy et sur celle de son régisseur est ici nécessaire pour bien comprendre le petit drame qui devait se passer dans la voiture à Pierrotin.

Monsieur Hugret de Sérisy descend en ligne directe du fameux président Hugret, anobli sous François Ier. Cette famille porte parti d’or et de sable à un orle de l’un à l’autre et deux losanges de l’un en l’autre, avec : I, SEMPER MELIUS ERIS, devise qui, non moins que les deux dévidoirs pris pour supports, prouve la modestie des familles bourgeoises au temps où les Ordres se tenaient à leur place dans l’État, et la naïveté de nos anciennes mœurs par le calembour de ERIS, qui, combiné avec l’I du commencement et l’s final de Melius, représente le nom (Sérisy) de la terre érigée en comté. Le père du comte était Premier Président d’un Parlement avant la Révolution. Quant à lui, déjà Conseiller d’État au Grand-Conseil, en 1787, à l’âge de vingt-deux ans, il s’y fit remarquer par de très-beaux rapports sur des affaires délicates.

Il n’émigra point pendant la Révolution, il la passa dans sa terre de Sérisy, d’Arpajon, où le respect qu’on portait à son père le préserva de tout malheur. Après avoir passé quelques années à soigner le président de Sérisy, qu’il perdit en 1794, il fut élu vers cette époque au Conseil des Cinq-Cents, et accepta ces fonctions législatives pour distraire sa douleur. Au Dix-Huit Brumaire, monsieur de Sérisy fut, comme toutes les vieilles familles parlementaires, l’objet des coquetteries du Premier Consul, qui le plaça dans le Conseil-d’État et lui donna l’une des administrations les plus désorganisées à reconstituer. Le rejeton de cette famille historique devint l’un des rouages les plus actifs de la grande et magnifique organisation due à Napoléon. Aussi le Conseiller-d’État quitta-t-il bientôt son administration pour un Ministère. Créé comte et sénateur par l’Empereur, il eut successivement le proconsulat de deux différents royaumes. En 1806, à quarante ans, le sénateur épousa la sœur du ci-devant marquis de Ronquerolles, veuve à vingt ans de Gaubert, un des plus illustres généraux républicains, et son héritière. Ce mariage, convenable comme noblesse, doubla la fortune déjà considérable du comte de Sérisy qui devint beau-frère du ci-devant marquis de Rouvre, nommé comte et chambellan par l’Empereur. En 1814, fatigué de travaux constants, monsieur de Sérisy, dont la santé délabrée exigeait du repos, résigna tous ses emplois, quitta le gouvernement à la tête duquel l’Empereur l’avait mis, et vint à Paris où Napoléon, forcé par l’évidence, lui rendit justice. Ce maître infatigable, qui ne croirait pas à la fatigue chez autrui, prit d’abord la nécessité dans laquelle se trouvait le comte de Sérisy pour une défection.

Quoique le sénateur ne fût point en disgrâce, il passa pour avoir eu à se plaindre de Napoléon. Aussi, quand les Bourbons revinrent, Louis XVIII, en qui monsieur de Sérisy reconnut son souverain légitime, accorda-t-il au sénateur, devenu pair de France, une grande confiance en le chargeant de ses affaires privées, et le nommant Ministre d’État. Au 20 mars, monsieur de Sérisy n’alla point à Gand, il prévint Napoléon qu’il restait fidèle à la maison de Bourbon, il n’accepta point la pairie pendant les Cent-Jours, et passa ce règne si court dans sa terre de Sérisy. Après la seconde chute de l’Empereur, il redevint naturellement membre du Conseil privé, fut nommé Vice-président du Conseil d’État et liquidateur, pour le compte de la France, dans le règlement des indemnités demandées par les puissances étrangères. Sans faste personnel, sans ambition même, il possédait une grande influence dans les affaires publiques. Rien ne se faisait d’important en politique sans qu’il fût consulté ; mais il n’allait jamais à la cour et se montrait peu dans ses propres salons. Cette noble existence, vouée d’abord au travail, avait fini par devenir un travail continuel. Le comte se levait dès quatre heures du matin en toute saison, travaillait jusqu’à midi, vaquait à ses fonctions de pair de France ou de Vice-président du Conseil-d’État, et se couchait à neuf heures. Pour reconnaître tant de travaux, le roi l’avait fait chevalier de ses Ordres. Monsieur de Sérisy était depuis long-temps Grand’Croix de la Légion-d’Honneur ; il avait l’ordre de la Toison-d’Or, l’ordre de Saint-André de Russie, celui de l’Aigle de Prusse, enfin presque tous les ordres des cours d’Europe. Personne n’était moins aperçu ni plus utile que lui dans le monde politique.

On comprend que les honneurs, le tapage de la faveur, les succès du monde étaient indifférents à un homme de cette trempe. Mais personne, excepté les prêtres, n’arrive à une pareille vie sans de graves motifs. Cette conduite énigmatique avait son mot, un mot cruel. Amoureux de sa femme avant de l’épouser, cette passion avait résisté chez le comte à tous les malheurs intimes de son mariage avec une veuve, toujours maîtresse d’elle-même avant comme après sa seconde union, et qui jouissait d’autant plus de sa liberté, que monsieur de Sérisy avait pour elle l’indulgence d’une mère pour un enfant gâté. Ses constants travaux lui servaient de bouclier contre des chagrins de cœur ensevelis avec ce soin que savent prendre les hommes politiques pour de tels secrets. Il comprenait d’ailleurs combien eût été ridicule sa jalousie aux yeux du monde qui n’eût guère admis une passion conjugale chez un vieil administrateur. Comment, dès les premiers jours de son mariage, fut-il fasciné par sa femme ? Comment souffrit-il d’abord sans se venger ? Comment n’osa-t-il plus se venger ? Comment laissa-t-il le temps s’écouler, abusé par l’espérance ? Par quels moyens une femme jeune, jolie et spirituelle l’avait-elle mis en servage ? La réponse à toutes ces questions exigerait une longue histoire qui nuirait au sujet de cette scène, et que, sinon les hommes, du moins les femmes pourront entrevoir. Remarquons cependant que les immenses travaux et les chagrins du comte avaient contribué malheureusement à le priver des avantages nécessaires à un homme pour lutter contre de dangereuses comparaisons. Aussi le plus affreux des malheurs secrets du comte était-il d’avoir donné raison aux répugnances de sa femme par une maladie uniquement due à ses excès de travail.