A la recherche de Livingstone - Henry M. Stanley - E-Book

A la recherche de Livingstone E-Book

Henry M. Stanley

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"Docteur Livingstone, je suppose ?" tels sont les mots demeurés célèbres que prononça le non moins célèbre Stanley au bord du lac Tanganyika, le 10 novembre 1871. Accomplissant avec succès la mission assignée deux ans plus tôt par le directeur du New York Herald, il venait de retrouver l'explorateur et missionnaire écossais David Livingstone, découvreur du Zambèze, égaré en Afrique centrale. Ce sera le début d'une amitié qui les conduira d'aventure en aventure à la recherche des sources du Nil... Henry Morton Stanley, né en 1841 au pays de Galles sous le nom de John Rowlands, s'est embarqué comme mousse à destination de l'Amérique. Il y sera commis d'épicerie, soldat, ouvrier agricole, marin puis grand reporter, avant de devenir l'un des plus grands explorateurs du XIXe siècle.

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Table des Matières

Le bon docteur et l’aventurier

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

Chapitre XVIII

Chapitre XIX

Chapitre XX

Chapitre XXI

Chapitre XXII

Chapitre XXIII

Chapitre XXIV

Chapitre XXV

Chapitre XXVI

Henry Morton Stanley (1841-1904

)

LA TRAVERSÉE

VOYAGE A LA RECHERCHE DE LI-VINGSTONE AU CENTRE DEL’AFRIQUE

Par Henry Morton Stanley, correspondant du New York Herald

1871-1872

I

M. James Bennet et M. Stanley. — Itinéraire. — Un grand détour. — Zanzibar. — Premières impressions.

Le 16 octobre 1869, à dix heures du matin, Henry Stanley, qui alors se trouvait à Madrid, reçut le télégramme suivant : « Rendez-vous à Pans ; affaire importante. »

La dépêche était signée de M. James Bennet, gérant du New York Herald et fils du propriétaire de cette feuille, dont M. Stanley était l’un des correspondants. Deux heures après, les malles étaient faites, les livres et les tableaux emballés ; le reporter faisait ses visites d’adieu en attendant l’express, et le lendemain il entrait chez M. Bennet, qu’il trouvait couché au Grand-Hôtel.

— Qui êtes-vous ? lui demanda le gérant.

— Stanley.

— Ah oui. Prenez un siège. Où pensez-vous que soit Livingstone ?

—Je n’en sais vraiment rien, monsieur.

— Croyez-vous qu’il soit mort ?

— Possible que oui, possible que non.

— Moi, je pense qu’il est vivant, qu’on peut le trouver et je vous envoie à sa recherche.

— Au centre de l’Afrique ? Est-ce là ce que vous entendez ?

— J’entends que vous partiez, que vous le retrouviez, que vous rapportiez de lui toutes les nouvelles qu’on peut en avoir ; et... qui sait ?... le vieux voyageur est peut-être dans le besoin. Prenez avec vous tout ce qui pourra lui être utile. Naturellement, vous suivrez vos propres idées. Faites comme bon vous semblera, mais retrouvez Livingstone.

— Avez-vous réfléchi, monsieur, à la dépense qu’occasionnera ce voyage ?

— Combien coûtera-t-il ?

— Burton et Speke ont dépensé de trois mille à cinq mille livres et je crains qu’il ne faille pas moins de deux mille cinq cents livres (soixante-deux mille cinq cents francs).

— Eh bien voilà ce que vous ferez : vous prendrez maintenant mille livres, quand elles seront dépensées, vous ferez une traite d’un nouveau mille, puis d’un troisième, et ainsi de suite, mais retrouvez Livingstone.

— Dois-je aller directement à sa recherche ?

— Non, vous assisterez d’abord à l’inauguration du canal de Suez. De là, vous remonterez le Nil : j’ai entendu dire que Baker allait partir pour la Haute-Egypte ; informez-vous le plus possible de son expédition. En remontant le fleuve, vous décrirez tout ce qu’il y a d’intéressant pour les touristes et vous nous ferez un guide, un guide pratique : vous nous direz ce qui mérite d’être vu, et de quelle manière on peut le voir.

Vous ferez bien, après cela, d’aller à Jérusalem ; le capitaine Warren fait, dit-on, là-bas, des découvertes importantes, puis à Constantinople, où vous vous renseignerez sur les dissentiments qui existent entre le khédive et le sultan. Vous passerez par la Crimée et visiterez ses champs de bataille, puis vous prendrez le Caucase jusqu’à la mer Caspienne, on dit qu’il y a là une expédition russe en partance pour Khiva. Ensuite, vous gagnerez l’Inde en traversant la Perse ; vous pourrez écrire de Persépolis une lettre intéressante. Bagdad sera sur votre passage : adressez-nous quelque chose sur le chemin de fer de la vallée de l’Euphrate, et quand vous serez dans l’Inde, vous vous embarquerez pour rejoindre Livingstone. Maintenant, bonsoir et que Dieu soit avec vous ! »

Henry Stanley partit donc pour l’Égypte, où il eut des nouvelles de Baker par le mécanicien en chef de l’expédition, M. Higginbotham, qu’il rencontra à Philae ; puis il continua sa route.

Après avoir causé à Jérusalem avec le capitaine Warren, examiné les marques des ouvriers de Tyr sur les fondations du temple de Salomon, visité les mosquées de Stamboul, dîné à Odessa avec la veuve du général Liprandi, parcouru la Crimée, vu Palgrave à Trébizonde, le baron Nicolay à Tiflis, demeuré chez l’ambassadeur russe à Téhéran ; après avoir reçu dans toute la Perse le meilleur accueil des gentlemen de la Compagnie du télégraphe indo-euro-péen, écrit son nom sur l’un des monuments de Persépolis, il arriva dans l’Inde au mois d’août 1870.

Embarqué à Bombay le 12 octobre sur la Polly, mauvaise voilière, il mit trente-sept jours pour gagner l’Ile Maurice. La Polly avait pour contremaître un Écossais nommé Lawrence Farquhar. C’était un bon marin, et M. Stanley, pensant qu’un pareil homme ne pourrait que lui être utile, l’engagea pour toute la durée de l’ex-pédition.

De Maurice, il fallut aller aux Seychelles, où, le quatrième jour après son arrivée, M. Stanley se rembarqua avec Farquhar et le fidèle Sélim, jeune Arabe chrétien qu’il avait pris à Jérusalem en qualité d’interprète

Enfin, le 6 janvier 1871, le correspondant du New York Herald abordait à Zanzibar. Il y trouva l’hospitalité la plus cordiale chez le capitaine Francis Webb, consul des États-Unis. Si ce gentleman, dit-il, ne m’avait pas rendu cet éminent service, il m’aurait fallu descendre chez M. Charley, un Français à nez corbin et fort original, très connu dans l’île entière pour héberger les allants et venants qui n’ont pas le sou ; homme excentrique, dont l’active bonté se manifeste sans cesse, tout en se dissimulant sous un front très rude. Autrement, j’en aurais été réduit à planter ma tente sur la grève de cette île tropicale, chose nullement à désirer.

Je parcourus la ville, continue Stanley, et rapportai de ma course une impression générale d’allées tortueuses, de maisons blanches, de rues crépies au mortier dans le quartier propre ; d’alcôves avec des retraites profondes, ayant un premier plan d’hommes, enturbannés de rouge, et un fond de piètres coton-nades : calicots blancs, calicots écrus, étoffes unies, rayées, quadrillées ; des planchers encombrés de dents énormes ; des coins obscurs remplis de coton brut, de poterie, de clous, d’outils, de marchandises communes et de tout genre, dans le quartier des Banyans. Le souvenir de têtes laineuses, avec des corps fumants, noirs ou jaunes, assis aux portes de misérables huttes, et riant, ba-billant, se querellant, marchandant au milieu d’un air affreusement odorant : un composé d’effluves de cuir, de goudron, de crasse, de débris végétaux et autres, etc., dans le quartier des Nègres.

Je me rappelle de grandes maisons à l’air solide, aux toits plats, avec de grandes portes sculptées, à grands marteaux d’airain, et des créatures assises, les jambes croisées, guettant la sombre entrée de la maison du maître ; un bras de mer peu profond, avec des canots, des barques, des daous arabes, un étrange remorqueur à vapeur, couché dans la vase que la marée a laissée derrière elle ; une place nommée Nazi-Moya, où les Européens se traînent le soir d’un pas languissant pour respirer la brise ; quelques tombes de marins qui sont venus mourir là ; un grand logis habité par le docteur Tozer, évêque de l’Afrique centrale ; son école et mille autres choses ; images mouvantes et confuses, où je distingue à peine les Arabes des Africains, les Africains des Banyans, les Banyans des Hindi, les Hindi des Européens, etc.

II

Commerce de Zanzibar. — Exportations, importations. — Les traitants. — Classes laborieuses. — Chiffre de la population. — Arabes, Banyans et Hindi. — Présenté au docteur Kirk. — Soirée au consulat britannique. — Entretien avec le consul. — Abattement. — Résolution.

Zanzibar est le Bagdad, l’Ispahan, le Stamboul de l’Afrique orientale ; c’est le grand marché qui attire l’ivoire et le copal, l’or-seille, les peaux, les bois précieux, les esclaves de cette région : c’est là qu’on amène, pour y être vendues au-dehors, les noires beautés de l’Ouhiyou, de l’Ougindo, de l’Ougogo, de la Terre de la Lune et du pays des Gallas. Zanzibar vend, en outre, des clous de girofle, du poivre, du sésame, du cauris et de l’huile de coco. La valeur de ses exportations est estimée à quinze millions de francs ; celle de ses importations à dix-sept millions et demi.

Tout ce commerce est entre les mains de trois sortes d’indivi-dus : Arabes de Mascate, Banyans et Hindous musulmans, qui représentent la classe supérieure et la classe moyenne. C’est à eux qu’appartiennent les terres, les magasins, les navires, la fortune et l’autorité. Les classes laborieuses sont composées d’Africains, es-claves ou hommes libres. Elles forment probablement les deux tiers de la population, qu’on peut évaluer à deux cent mille âmes, dont près de la moitié habite la ville.

Les Arabes voyagent presque tous ; ce sont eux qui vont à la recherche de l’ivoire. On ferait, avec leurs aventures, de gros volumes de récits palpitants, et ils doivent aux obstacles vaincus, aux périls surmontés, un air de résolution et de confiance en eux-mêmes qui n’est pas dépourvu de grandeur.

Le Banyan est trafiquant de naissance, c’est le bénef incarné : l’argent afflue dans ses poches aussi naturellement que l’eau suit une pente rapide, il surpasse le Juif et n’a de rival que le Parsi ; au-près de lui, l’Arabe n’est qu’un enfant.

Je ne suis pas sûr néanmoins, qu’en fait de ruse et de rapacité maligne, il ne soit pas égalé par l’Hindi. Je me suis demandé bien des fois qui des deux l’emportait, et avant de donner la palme au Banyan, j’ai beaucoup hésité. C’était à ces gens-là que j’allais avoir affaire.

Avant tout, je désirais voir le docteur Kirk. Il représentait commercialement et politiquement la Grande-Bretagne. Il avait été le compagnon de Livingstone, et je m’imaginais que si quelqu’un pouvait me donner des renseignements sur l’illustre voyageur, ce devait être son consul et son ami.

Ce fut M. Webb qui me présenta au docteur. Je vis un homme assez mince, simplement mis, légèrement voûté, ayant la figure un peu maigre, les cheveux et la barbe noirs. En entendant mon nom, il releva les paupières et me regarda attentivement. L’entretien roula sur divers sujets ; sa figure —je ne la quittais pas des yeux— ne s’anima que lorsqu’il vint à parler de ses exploits de chasse. Il ne fut pas dit un mot de ce qui me tenait à cœur, et je dus attendre le mardi suivant, jour de réception au consulat britannique, pour interroger le consul.

Jamais soirée ne m’avait paru plus triste, lorsque M. Kirk, ayant pitié de moi, vint me montrer un superbe raïfle pour éléphant, et me raconter quelques épisodes de ses voyages avec Livingstone.

« À propos de ce dernier, lui dis-je, où pensez-vous qu’il soit maintenant ?

— Difficile de vous répondre, il est peut-être mort ; voilà deux ans qu’on n’a eu de ses nouvelles. Nous lui envoyons continuellement différentes choses. Une petite caravane est même pour lui en ce moment à Bagamoyo. Il devrait bien revenir ; le voilà qui vieillit, et s’il mourait, ses découvertes seraient perdues. Il ne tient pas de journal, ne prend pas d’observations, ou très rarement ; il se borne à mettre sur une carte une simple note, ou un signe que personne ne connaît. Il devrait bien revenir, et céder la place à quelqu’un de plus jeune.

— Quel homme est-il ? demandai-je, vivement intéressé.

— En général, très difficile à vivre. Personnellement, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui, mais que de fois je l’ai vu s’emporter contre les autres ! Cela vient, je présume, de ce qu’il déteste avoir des compagnons.

—Mais, supposez que je le rencontre dans mes voyages, ce qui, après tout, ne serait pas impossible, quelle pourrait être sa conduite à mon égard ?

— A vous dire vrai, je doute qu’il en fut content. Je sais bien que si Burton, ou Grant, ou Baker, allaient à sa rencontre, et qu’il en eût connaissance, il mettrait bien vite une centaine de milles impraticables, marais et fondrières, entre eux et lui ; pour cela j’en suis certain. »

Ai-je besoin de dire l’effet que ces renseignements produisirent sur moi ? Je me sentais abattu ; j’aurais volontiers résigné ma commission, n’était l’ordre qui m’avait été donné.

Mais quand j’avais consenti à chercher Livingstone, je savais bien que le sentier que j’aurais à suivre n’était pas jonché de roses. L’ordre était péremptoire ; je l’avais accepté et, alors même que j’aurais été sûr d’être repoussé comme un intrus, comme un rival interlope, un homme qui se mêle de ce qui ne le regarde pas et dont on fuit la présence, je n’en devais pas moins chercher le docteur, le trouver s’il était encore vivant, ou rapporter la preuve qu’il avait cessé de vivre. Mon devoir était là, ma volonté avec lui.

III

Problème. — Solution. — Étoffe, verroterie, fil de métal. — Marchandage. — John Shaw. — Farquhar. — Composition de l’escorte. — Bateaux. — Charrette. — Quantité des bagages. — Nécessité du numéraire. — Adieux. — Départ de l’île.

J’ignorais totalement ce qu’exigeait une expédition dans l’inté-rieur de l’Afrique, et toute la nuit je me posai les questions suivantes : combien faut-il d’argent ? combien de porteurs ? combien de soldats ? (J’appelais ainsi les Nègres libres, natifs de Zanzibar, ou les esclaves libérés qui composent l’escorte des voyageurs, et qui se donnent eux-mêmes le nom d'askari, mot hindou qui signifie « soldat »). Combien de cotonnade, de verroterie, de fil de laiton ? Quels genres d’étoffe ? Autant de questions qui ne trouvaient pas de réponses.

Je couvris des mains de papier de chiffres sans nombre : combien l’entretien de cent hommes coûte-t-il par an, à tant de mètres d’étoffe de différentes espèces ?

J’étudiai Burton, Speke et Grant : je trouvai beaucoup de géographie, d’ethnographie, etc., mais rien sur l’organisation d’une caravane. Les Européens que je voyais n’en savaient pas plus que moi ; d’ailleurs, ce n’était pas leur affaire.

Je finis par m’adresser à un Arabe, un homme riche et bien posé, qui précisément arrivait de l’intérieur, et chez qui se réunis-saient les premiers négociants de la ville. J’appris alors que pour nourrir cent hommes il suffisait, par jour, de dix doti ou quarante yards de cotonnade ; ce qui, pour deux ans, me donnait un chiffre de cinquante mille yards d’étoffes diverses, dont je n’avais plus qu’à étudier la qualité.

Venait ensuite la verroterie, qui est la monnaie courante dans plusieurs provinces où malheureusement les goûts ne sont pas les mêmes : telle tribu veut des perles blanches, telle autre préfère les brunes ou les vertes ; dans l’Ounyamouézi, par exemple, les rouges sont avidement recherchées, à l’exclusion des autres ; dans l’Ougogo ce sont les noires, qui partout ailleurs se refusent positivement. Burton en fut réduit à jeter comme inutiles plusieurs milliers de rangs de perles, dont on ne voulait à aucun prix.

Il fallait donc étudier la question, l’étudier de près et faire l’estime du temps probable que l’on passerait dans chaque endroit. Mon anxiété sur ce point était des plus vives. Je me répétais constamment ces noms d’objets et de mesures, noms barbares que j’espérais finir par comprendre, et qui me mettaient hors de moi. Finalement, je supposai que vingt-cinq mille rangs de perles me défrayeraient et que onze variétés pourraient suffire.

Après la rassade, le fil métallique. Dans la zone où j’allais entrer, les grains de verre remplacent la monnaie de cuivre ; l’étoffe, la monnaie d’argent ; et le fil de laiton, au-delà du Tanganyika, représente la monnaie d’or.

Avec beaucoup de peine, je finis par apprendre que les numéros 5 et 6, à peu près de la grosseur des fils télégraphiques, étaient les plus convenables, et qu’avec trois cent cinquante livres de ce précieux fil, j’aurais amplement tout ce qui m’était nécessaire.

Ces achats terminés, ce ne fut pas sans un certain orgueil que j’inspectai mes ballots, rangés et empilés dans les vastes magasins du consulat. Ma tâche cependant n’était que commencée : il fallait encore des provisions de bouche, des ustensiles de cuisine, des sacs, des tentes, de la corde, des ânes et leur équipement, de la toile, du goudron, des aiguilles, des outils, des armes, des munitions, des médicaments, des couvertures : un millier de choses qui n’étaient pas encore achetées.

Le marchandage, avec ces traitants sans coeur, était une cruelle épreuve. Ainsi les ânes, et j’en achetai vingt-deux, qu’on m’avait fait deux cents et deux cent cinquante francs pièce, me furent livrés à soixante-quinze et à cent francs, mais après quelle dépense d’arguments, dignes d’une plus noble cause ! Pas un rang d’épingles dont il ne fallût débattre le prix, ce qui entraînait forcément une grande perte de temps et de patience.

Les ânes rassemblés, je découvris qu’il n’y avait pas, dans toute la ville, un seul bât qui fût à vendre. Il fallut en confectionner, ce que Farquhar et moi nous fîmes avec de la corde, de la toile et du coton, sur le modèle de ceux dont l’armée anglaise avait fait usage en Abyssinie.

À cette époque, John William Shaw, natif de Londres et troisième contremaître sur un navire américain, vint m’offrir ses services. Bien que son départ du bâtiment fût un peu suspect, je ne vis pas de raison pour le refuser. Il avait de l’adresse, savait manier habilement l’aiguille et les ciseaux, était assez bon navigateur, actif et complaisant ; bref, je l’engageai à raison de quinze cents francs par année.

Quant à Farquhar, c’était un excellent marin, très fort en mathématiques, un homme vigoureux, énergique et d’un bon naturel ; malheureusement, il était ivrogne, et la vie dissolue qu’il menait à Zanzibar ne devait pas tarder à lui être fatale.

Mes acquisitions faites, il me restait à engager vingt hommes d’escorte, à les armer et à les équiper. Johari, l’interprète du consulat, me parla de quelques-uns des compagnons de Speke. Avoir auprès de moi des gens familiarisés avec les manières européennes, et qui peut-être décideraient quelques braves camarades à les suivre, me parut une bonne fortune. J’avais surtout pensé à Bombay, le fidèle des fidèles.

Aidé par Johari, je m’assurai en quelques heures des services d’Oulédi, ancien domestique de Grant ; d’Oulimengo, de Barati, de Mabrouki, le serviteur de Burton ; et d’Ambari, qui, tous les cinq, avaient été de la suite de Speke. Bombay, capitaine de l’es-corte, me procura, en outre, dix-huit volontaires qui, disait-il, ne déserteraient pas, et dont il se portait garant. C’étaient de fort beaux hommes, ayant l’air d’avoir beaucoup plus d’intelligence que je n’en aurais supposé à de sauvages Africains.

Leur solde mensuelle fut convenue à trois dollars et chacun d’eux reçut un mousquet, une poire à poudre, un sac à balles, une hache, un couteau et des munitions pour deux cents coups.

Je n’ignorais aucune des difficultés de la recherche que j’allais entreprendre ; obvier à toutes celles que l’on pouvait prévoir était ma pensée constante, le but de toutes mes actions. Lorsque, au bord du Tanganyika j’en regarderais l’autre rive, devrais-je être arrêté par l’insolence d’un chef ou le caprice d’un Arabe ? Afin d’échapper à cette occurrence, j’achetai deux bateaux.

L’un, que je payai quatre-vingts dollars, pouvait contenir vingt personnes, avec les marchandises nécessaires ; l’autre, plus petit, en porterait six largement avec leurs bagages. Je démontai ces embarcations, et n’en conservant que la charpente, j’en fis des ballots dont le poids n’excéda pas soixante-huit livres. Quant au bordage, il fut remplacé par une enveloppe composée de deux toiles, fortement goudronnées. Ce fut l’oeuvre de John Shaw, qui déploya dans ce travail une extrême habileté.

Je pensai qu’une petite charrette, proportionnée aux sentiers de chèvre du pays, ne serait pas sans avantage ; que si un âne portait cent quarante livres, il était probable qu’il en traînerait le double, ce qui remplacerait quatre hommes. On verra si la pratique a justifié ma théorie.

Quand j’eus terminé tous mes préparatifs, et que je vis ces longues files de ballots, ces rangées de caisses, ces portemanteaux, ces tentes, ces masses d’objets de toute nature, je me sentis confus de ma témérité. Il y avait là un matériel pesant au moins six tonnes ; comment lui faire traverser le désert, qui, de la côte, s’étend jusqu’aux grands lacs ? Bah ! me dis-je en moi-même, chasse tous les doutes, et à l’oeuvre ! À chaque jour suffit sa peine ; n’empruntons pas au lendemain. La charge étant de soixante-dix livres au maximum, il faut, pour en convoyer onze mille, près de cent soixante porteurs ; voyons à nous les procurer. C’est à Bagamoyo qu’on les trouve, allons à Bagamoyo.

Une chose que mes prédécesseurs ont oublié de dire, c’est qu’il ne faut venir à Zanzibar qu’avec du numéraire. Lettres de crédit, lettres de change, billets à ordre, effets de commerce et autres sont d’un siècle en avant des Zanzibarites. Votre portefeuille est rempli, votre signature vaut de l’or ; vous avez des traites, des bank-notes, des mandats, carte blanche pour n’importe quelle somme, vous montrez cela, vous expliquez, vous priez, on ne vous en réduit pas moins chaque dollar de vingt à trente pour cent. C’est l’un des souvenirs les plus désagréables qui me soient restés.

Ayant enfin réglé mes comptes, je n’avais plus qu’à remercier les Européens dont j’avais reçu l’appui, et à prendre congé de Sa Hautesse, qui m’avait fait présent d’un cheval arabe, et qui m’avait donné maintes preuves de bienveillance. Elle y ajouta des lettres de recommandation pour ses fonctionnaires de la côte et un firman pour tous les Arabes que je rencontrerais sur ma route.

Ma dernière visite fut pour M. Goodhen, négociant américain, fixé depuis longtemps à Zanzibar, et qui, au moment des adieux, m’offrit gracieusement un cheval bai, venu du Cap, cheval de race qui valait au moins deux mille cinq cents francs.

Le lendemain, 5 février, vingt-neuf jours après notre arrivée dans l’île, quatre daous étaient à l’ancre devant le consulat des Etats-Unis. Tout venait d’être embarqué, tout le monde était à bord, John Shaw et Farquhar ne paraissaient pas. On finit par les trouver chez un marchand de liqueurs.

« Mauvais début ! leur dis-je.

— Croy... croyez-vous, monsieur, que je n’ai pas eu tort en vous promettant de vous accompagner ? demanda Shaw.

— N’avez-vous pas signé le contrat ? demandai-je à mon tour. Embarquez vite, messieurs ! Nous sommes tous engagés maintenant ; affaire de vie ou de mort, peu importe. Nul ne peut déserter son devoir. »

IV

Arrivée à Bagamoyo. — Perte d’un âne. — Ali ben Sélim. — Quinzaine perdue. — Sour Hadji Pallou. — Sa conduite. — Envoi de M. Kirk à Livingstone. — Effet de la visite du consul. — Caravane du New York Herald.

Bien que de Zanzibar à Bagamoyo la distance ne fût guère que de vingt-cinq milles, notre daou paresseuse ne mit pas moins de dix heures à faire la traversée.

Dans la foule, composée d’Arabes, de Banyans et d’indigènes, qui nous attendait sur la plage, se trouvait l’un des membres de la mission que les jésuites ont fondée à Bagamoyo. Le révérend père nous offrit l’hospitalité de la façon la plus courtoise mais, si pressante que fût l’invitation, je ne l’acceptai que pour une nuit, étant de ceux qui, chaque fois qu’elle est possible, préfèrent l’indépen-dance à tout autre avantage. Ma nuit, du reste, fût excellente, et dès l’aurore, je me rendis à notre camp, tout disposé à jouir de ma nouvelle existence.

Je comptai mes ânes : il en manquait deux, plus un rouleau de fil de laiton. Evidemment, chacun avait dormi, oubliant les rôdeurs nocturnes. Le djémadar (lisez commandant) fût averti, des soldats furent mis en campagne, une récompense fût promise. Avant le soir, l’un des ânes fût découvert dans un champ de manioc dont il broutait les feuilles, mais l’autre ne fût jamais retrouvé, non plus que le fil de métal.

Dans la journée, je reçus la visite d’Ali ben Sélim, qui me prodigua les salaams. Son frère, l’ancien chef des caravanes de Burton et de Speke, devait être mon agent dans l’Ounyanyembé ; je crus à ses politesses et j’allai le soir prendre le café chez lui. Le café était bon, bien que sans sucre, et la parole flatteuse :

« Que puis-je faire pour votre service ? Je suis votre ami, j’ai hâte de vous le prouver.

— J’ai, répondis-je, grand besoin d’un homme dévoué qui me procure des porteurs et qui me les envoie rapidement. Trouvezm’en cent quarante, et je vous payerai ce que vous voudrez.

— Me payer pour ce léger service ! s’écria le reptile d’une voix onctueuse. Je ne vous demande rien, mon ami, et soyez tranquille, vous ne serez pas ici dans quinze jours. »

Deux raisons puissantes me faisaient souhaiter un prompt dé-part. S’il était vrai que Livingstone, ainsi que le disait M. Kirk, fut homme à fuir ma présence, il importait que j’atteignisse l’Oujiji avant que le bruit de mon arrivée pût y parvenir. Or la masika, ou saison pluvieuse, était proche, et si elle me surprenait à Bagamoyo, je ne pourrais partir que lorsqu’elle serait finie, soit un délai de quarante jours.

Le lendemain, fidèle à sa promesse, Ali vint me trouver, et d’un air d’importance examina ma cargaison. Il m’apprit que tous les ballots devaient être mis dans des sacs en natte, me dit qu’il enverrait un homme en prendre mesure et me recommanda surtout de ne pas parler du prix : il en faisait son affaire.

Pour la facture de ces ballots, je m’en étais remis à l’expérience d’un nommé Jetta, commissionnaire à Zanzibar. Celui-ci, prenant toutes les étoffes, les avait empaquetées pêle-mêle, sans s’inquiéter du poids. Un jour viennent deux pagazis (c’est le nom des porteurs) qui, avant de se louer, demandaient à voir leur charge. Ils la soulèvent, font la moue, et refusent tout engagement. On pèse : chaque ballot excédait le maximum d’une trentaine de livres en moyenne. Il fallut tout défaire, tout replier, tout rempaqueter.

Cette besogne, et d’autres encore, étaient terminées ; les quinze jours étaient écoulés, et pas l’ombre d’un porteur. J’envoyai Ma-brouki chez Ben Sélim. « Dans quelques jours vous les aurez tous », répondit l’Arabe, mais je n’en crois rien, ajouta Mabrouki en me rapportant cette réponse ; je lui ai entendu dire que c’était au djémadar que le sultan vous avait recommandé, et qu’il n’avait pas à s’occuper de vos affaires.

Les agents de Kaoté avaient fait de même, la quinzaine était perdue.

Je me rappelai qu’un riche Hindi m’avait parlé d’un certain Hadji Pallou, qui, disait-il, bien que très jeune, n’avait pas son pareil pour former une caravane. J’envoyai mon interprète à Zanzibar ; c’était ma dernière carte. Il revint le troisième jour avec une lettre de l’Hindi, et une masse de bonnes choses que m’envoyait M. Webb.

Peu de temps après, j’avais la visite de Sour Hadji Pallou. Il me dit que les porteurs étaient fort chers, que des quantités d’Arabes se tenaient aux aguets pour les saisir au passage et payaient chaque homme vingt dotis (quatre-vingts yards d’étoffe). Mais ceux qui n’offraient que cela attendaient jusqu’à six mois.

« Voulez-vous partir promptement, poursuivit-il, donnez au moins vingt-cinq dotis ; vous serez en route dans trois semaines.

— J’y consens, répondis-je en lui montrant que j’avais assez d’étoffe pour payer largement, et vous aurez, ajoutai-je, un présent dont votre cœur sera réjoui.

— Un présent ! Oh non ! »

Il me priait seulement de dire à mes pareils quel bon jeune homme il était. Puis, à ma grande surprise, il me confia qu’il avait chez lui dix porteurs, et que si je lui envoyais de suite quatre balles d’étoffe, deux sacs de perles et vingt rouleaux de fil, les pagazis partiraient le lendemain, avec trois de mes soldats : « Car de petites caravanes étaient bien préférables aux grandes : celles-ci éveillaient la cupidité des chefs et provoquaient les attaques, tandis que les autres passaient inaperçues. »

Les ballots furent envoyés et, me félicitant d’avoir rencontré ce bon jeune homme, je fis dans mon journal un superbe éloge de sa capacité, de sa complaisance, de son désintéressement. Je pensais au magnifique cadeau que je serais heureux de lui faire, lorsque le lendemain matin il vint me trouver pour l’arrangement définitif et me présenta son compte avec tout le calme de l’innocence : « Une somme de..pour avoir fourni à chaque porteur vingt-cinq dotis, montant de leurs gages », dont il demandait le payement immédiat en numéraire. Les paroles manquent pour exprimer mon étonnement. Je rappelai à ce digne jeune homme qu’en lui montrant la veille les trois mille dotis qui se trouvaient dans ma tente, il avait été bien entendu que je payerais mes porteurs moi-même. Il en convint et me dit, pour se justifier de la rupture du contrat, qu’il désirait vendre son étoffe, non la mienne.

L’altercation dura une heure. Le bon jeune homme supplia, versa des larmes, fit vœu de ne plus se mêler de mes affaires. Je ne cédai pas et finalement, Hadji Pallou, satisfait de la commission qui devait lui revenir, me quitta d’un air radieux, emmenant les trois soldats qui devaient accompagner ses porteurs. Lorsqu’on lui rendit son étoffe, on trouva qu’au lieu de vingt-cinq dotis qu’il me comptait, les pagazis en avaient reçu vingt au maximum ; quelques-uns n’en avaient eu que douze.

Il n’en fallut pas moins continuer à me servir de cet aigrefin, qui, tout en édifiant la ville par ses pratiques religieuses, me volait dix fois par jour, était découvert et n’en éprouvait nulle honte. Pendant six semaines que j’ai passées là, ce garçon de vingt ans m’a donné plus de fil à retordre que tous les filous de New York n’en donnent à la police. On me demandera pourquoi je n’ai pas rompu avec ce coquin dès la première affaire ? C’est parce que sans lui je serais resté à Bagamoyo plus de six mois.

Peu de jours après mon arrivée, j’étais allé voir la caravane que l’on envoyait à Livingstone, et qui était là depuis le 2 novembre 1870. Le nombre de ballots était de trente-cinq ; ils se trouvaient sous la garde de sept Anjouhannais et Vouahihyou, dont quatre esclaves, qui tous vivaient dans l’abondance, sans s’inquiéter du résultat de leur inaction. Il était impossible de prétexter du manque de pagazis; depuis le 15 décembre, époque de la fin du ra-madan, quinze caravanes au moins s’étaient formées, et il aurait suffi de deux jours à l’influence consulaire pour réunir trente-cinq porteurs. Si j’avais été l’agent officiel d’un gouvernement, les cent quarante hommes qu’il me fallait m’auraient été fournis en une semaine.

Le consul anglais dit avoir ignoré que les provisions qu’il envoyait à Livingstone n’étaient pas parties. C’est au moins preuve de négligence : le soir même de mon arrivée à Zanzibar, on m’apprenait que ces marchandises n’avaient pas quitté la côte. Toujours est-il que, vers la mi-février, le bruit de la venue prochaine du consul à Bagamoyo se répandit dans les bazars, et que ladite caravane, prise de frayeur, partit le lendemain, seulement avec quatre hommes d’escorte.

Quant à moi, la première de mes bandes se mit en marche le 18 février ; la seconde, le 21 ; la troisième, le 25 ; la quatrième, le 11 mars, et la cinquième, le 21 du même mois. Celle-ci, qui était la dernière, et dont je faisais partie avec Shaw, comptait vingt-huit pagazis , douze soldats, un cuisinier, un tailleur, un interprète, un servant d’armes, deux chevaux, dix-sept ânes et un chien.

En tout, l’expédition du New York Herald était composée de cent quatre-vingt-douze hommes.

Notre sortie de Bagamoyo fut très brillante. Chacun de nous était plein d’ardeur ; les soldats chantaient, le kirangozi, c’est-à-dire le guide, poussait des beuglements sonores et agitait le drapeau des Etats-Unis, qui faisait dire à tous les spectateurs : « Oh ! la caravane d’un mousoungou ! » Je crois que mon cœur battait trop vite pour que mes traits eussent l’impassibilité qui convient à ceux d’un chef, mais c’était plus fort que moi : l’enthousiasme de la jeunesse me possède toujours, en dépit de mes voyages. Mon sang courait dans mes veines avec toute la vigueur d’une santé parfaite. Les soucis qui m’accablaient depuis deux mois étaient passés, et l’avenir se montrait plein de promesses.

Le pays était charmant : des arbres étranges, des champs fertiles, une végétation riante. J’écoutais la voix du grillon et du plu-vier, le sibilement des insectes ; tous semblaient me dire : « Enfin vous êtes parti ! » Que pouvais-je faire, sinon lever les yeux vers le ciel rayonnant, et jeter ce cri : Dieu soit loué !

Nous nous arrêtâmes à Chamba Gonéra, après une marche d’un peu plus de trois milles. En somme, tout s’était bien passé.

Les trois journées suivantes furent employées à mettre la dernière main à notre équipement, et à nous précautionner contre la masika , dont la venue se faisait pressentir.

Le quatrième jour, nous quittions les champs de sorgho, de pastèques, de manioc, de concombres, et nous entrions dans un bois d’ébéniers et de baobabs, d’où nous sortions au bout d’une heure. La vallée du Kmgani se déploya alors à nos regards sur une largeur de quatre milles de l’est à l’ouest, et de huit milles du nord au sud, vallée couverte d’herbe et de forêts épaisses, qui, de tous côtés, assombrissaient l’horizon.

Peu de temps après, nous atteignions le Kingani et nous en-trions dans la jungle qui borde sa rive droite. Tout à coup, nous fûmes arrêtés par un canal rempli de fange noire, et d’une profondeur insondable, qui nous obligea à construire un pont. Croyez bien que la construction n’en fut pas longue : six gros arbres furent jetés d’une rive à l’autre ; quinze bâts de nos ânes, mis en travers sur cette charpente, furent revêtus d’une forte couche d’herbe, et le passage eut lieu sans accident.

Un millier de pas faits au nord, dans un fourré d’herbes gigantesques et de lianes extravagantes, nous conduisirent à l’endroit où l’on franchit la rivière. Le passeur nous guettait de l’autre rive ; il répondit aussitôt à notre appel et, manœuvrant son bac avec adresse (un énorme tronc d’arbre creusé), il le fit glisser au milieu des tourbillons et des remous, et arriva où nous l’attendions. Je permis de camper sur la berge, mais la peur que les hippopotames faisaient à nos hommes nous força d’aller plus loin.