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Aurèle Neige, surnommée "Blanche-Niaise", est une jeune femme marquée par la malchance depuis la mort de sa mère et le départ de son amoureux pour l’Argentine. Sous la domination de Justin, son compagnon, qui l’oblige à jouer le rôle d’escorte, Aurèle décide de se rebeller et de reprendre le contrôle de sa vie. Avec l’aide de quatre amies loyales et déterminées, elle concocte un plan audacieux pour échapper à cette existence imposée. Alors que chaque étape de leur stratégie se déploie, le suspense monte : réussiront-elles à libérer Aurèle des griffes de Justin et à lui permettre de retrouver sa liberté, ou tomberont-elles toutes ensemble dans un piège encore plus sombre ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-François Guillon prend la plume pour donner vie aux nombreux personnages qu’il a créés depuis qu’il sait tenir un crayon. "Blanche-Niaise" est son premier roman publié.
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Jean-François Guillon
Blanche-Niaise
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-François Guillon
ISBN : 979-10-422-3986-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Florian
Elle s’assit sur son lit et ouvrit son album de photos sur ses genoux. Elle le feuilleta rapidement sans adresser un seul regard à ces morceaux de vie morts qui défilaient devant ses yeux. À quoi bon vouloir revoir son petit corps malingre d’enfant mal nourrie, les photos de classe où elle se distinguait des autres par ses vêtements usés, sans tenue, démodés ? Ces photos de classe, elle les avait gagnées grâce à ses mains habiles. Il lui avait fallu en tresser des bracelets qu’elle avait vendus en cachette pour les acquérir.
La seule photo qui l’intéressait encore était celle de son mariage. Elle était si belle, si heureuse au bras de son mari. Et tout le monde autour d’elle semblait heureux, prêt à l’accompagner dans une fête folle. Elle se revoyait ensevelie sous des milliers de grains de riz, promesses de bonheur et d’une descendance nombreuse et joyeuse, pleine de santé, s’ébattant dans les champs et les bois, construisant des barrages sur les ruisseaux et revenant épuisée à la tombée de la nuit pour se faire cajoler. La photo ressemblait aux espoirs qu’elle avait caressés en se rendant à la mairie. Elle se disait qu’elle vivait le plus beau jour de sa vie, qu’il constituerait le point de départ d’une existence heureuse, plus facile, celle qu’elle n’avait pas encore connue, mais qu’elle méritait.
Elle soupira. Si les malheurs volaient souvent en escadrille serrée, peut-être que ce serait un jour le cas des bonheurs. Elle ne demandait pas grand-chose, seulement la part à laquelle elle estimait avoir droit.
Mais les noms ou les prénoms constituent parfois des malédictions, ils attirent l’envie ou provoquent les quolibets, les moqueries, le harcèlement dès le plus jeune âge. Pour l’état civil, elle se nommait Aurèle Neige. Ce nom lui plaisait bien pourtant. Mais d’Aurèle Neige à Blanche Neige le raccourci est rapide.
Aurèle était un très beau bébé qui faisait la fierté de sa maman et de son papa. Le plus beau bébé du monde. Ses cheveux noirs encadraient un visage aux traits fins et réguliers d’une pâleur qu’on aurait crue maladive sans ses grands yeux bleus qui semblaient vouloir absorber l’univers entier. Elle grandit en beauté et en douceur, toujours souriante, toujours aimable avec tout le monde. Tous l’adoraient.
C’est à l’école maternelle qu’elle reçut son surnom de Blanche-Neige. Nourris de dessins animés de Walt Disney, les autres enfants n’eurent aucun mal à faire le rapprochement entre la petite fille et l’héroïne du dessin animé. Mêmes cheveux noirs, même teint laiteux, même sourire un peu béat. Aurèle Neige était devenue Blanche-Neige.
Cela ne l’affecta guère au début. C’était même valorisant.
Elle passa ses années de maternelle dans l’insouciance. Sa maman et son papa l’adoraient, ils lui achetaient de jolis jouets, l’emmenaient régulièrement au cinéma, au spectacle. Rien n’était trop beau pour elle. Ils la câlinaient du matin au soir. L’école lui plaisait bien aussi. Elle ne s’était pas fait d’amis en raison de sa timidité, mais elle s’entendait bien avec tout le monde.
Tout allait donc pour le mieux. En apparence, car elle ne se rendait pas compte des modifications qui se produisaient dans les rapports de ses parents entre eux. La lune de miel se terminait insensiblement.
Le père devenait plus exigeant dans ses rapports sexuels. Il était resté classique dans les premiers temps, tendre, attentif au désir de sa femme et cela lui convenait parfaitement à elle. Maintenant, il lui imposait des positions nouvelles, acrobatiques même parfois. Il l’attacha à plusieurs reprises, lui banda les yeux. Bien que choquée au départ, elle accepta considérant que ce n’était qu’une passade comme tous les hommes devaient en avoir à un moment ou à un autre. Elle préférait pourtant la tendresse, n’aimait pas être brusquée, mais, par amour, elle se laissa faire. Elle se consolait en se souvenant que sa fille chérie avait été conçue dans la tendresse et l’harmonie.
Insouciante, Aurèle menait sa vie de petite princesse adorée, dorlotée par sa maman et son papa. Elle allait à l’école la semaine. Le samedi et le dimanche, ses parents trouvaient toujours un moment pour l’emmener au jardin public jouer sur le toboggan, grimper aux filets. Elle était peu téméraire. La surveiller était facile. Elle ne s’aventurait jamais à la légère. Il lui fallait du temps pour démarrer une activité nouvelle, de la réflexion et des encouragements et l’assurance qu’il n’y avait strictement aucun risque.
Pendant ce temps, les rapports entre les parents continuaient à se dégrader. Ils faisaient maintenant chambre à part. La mère d’Aurèle ne supportait plus la présence de son mari dans le lit conjugal. Elle alla dormir dans la troisième chambre de l’appartement, une pièce qui servait plutôt de débarras, de pièce à tout faire avec la table à repasser, une machine à coudre, récupérée chez une parente âgée et inutilisée depuis des années, posée sur une table, une vieille radio et trois étagères au mur qu’elle dégagea pour y ranger quelques livres. Elle y installa un lit étroit.
Elle expliqua à Aurèle, qui ne lui demandait pourtant rien, que c’est à cause de ses ronflements qu’elle dormirait désormais ailleurs. Papa embauchait tôt le matin et il avait besoin de passer une nuit paisible. Quand ses ronflements auraient disparu, elle réintégrerait la chambre avec papa. Aurèle fit un peu la moue au début. Comme tous les enfants, elle aimait bien se glisser dans le lit de ses parents le dimanche matin. Elle entrait sur la pointe des pieds, certaine de les surprendre. C’était le moment qu’elle préférait. Les parents avaient essayé de lui interdire l’accès de leur chambre sans succès. Quand on lui refusait quelque chose, Aurèle prenait un air si malheureux qu’il aurait fallu un cœur de pierre pour s’opposer à ses désirs.
Elle attendait leur réveil qu’elle guettait derrière la porte. Dès qu’elle les entendait respirer un peu fort, elle souriait. C’était bon, elle pouvait y aller. Parfois, les soupirs se transformaient en petits cris étouffés, de la part de maman le plus souvent. Quand elle entrouvrait la porte, elle distinguait des mouvements dans le lit. Les parents paraissaient très proches l’un de l’autre. Le rayon de lumière provenant du couloir ne lui permettait pas toutefois de distinguer ce qui se passait dans la chambre.
C’est à ce moment précis qu’elle franchissait la porte de la chambre pour le petit câlin du dimanche matin. Une fois, les parents eurent juste le temps de se séparer pendant qu’Aurèle se glissait dans le lit. La chemise de nuit de sa maman était toute remontée, son cœur battait très fort. À Aurèle qui s’étonnait de la presque nudité de sa mère, celle-ci lui répondit qu’elle avait eu très chaud. Si son cœur battait aussi vite, c’était pour la même raison. Aurèle n’écoutait pas, elle se blottissait contre sa maman, tout heureuse de se coller à ce corps si chaud.
Aurèle finit par s’habituer à ne pas trouver ses parents dans le même lit. Elle choisit de rejoindre sa mère, délaissant son père. Lui, il ne s’en souciait pas vraiment. Il était d’ailleurs de plus en plus souvent absent au dîner. Il avait beaucoup de travail dans son bureau et, quand il rentrait, Aurèle était déjà couchée. Elle n’avait droit de la part de son père que de plus en plus rarement au bisou qui fait dormir. Elle n’avait plus que maman pour lui lire les belles histoires. Et encore, trop souvent fatiguée, sa mère s’endormait en lisant et Aurèle devait s’inventer la fin de l’histoire.
En réalité, la fatigue de sa mère venait du fait qu’elle prenait souvent un petit verre d’alcool le soir. Jamais devant sa fille. Elle le buvait pendant qu’Aurèle se lavait les dents. Le petit verre se remplit de plus en plus au fil du temps. Un autre fit son apparition au bout de quelques semaines, juste au moment de se coucher. Elle le buvait en cachette de son mari qui ne s’intéressait plus guère à ses faits et gestes.
Comme elle le soupçonnait, la vie de son mari se partageait dorénavant entre le domicile conjugal et l’appartement d’une autre femme. Il rentrait tous les soirs de plus en plus tard, échangeait quelques mots avec sa femme et se retirait dans sa chambre. Elle commença à envisager la suite inévitable, le divorce, et prit contact avec un avocat.
Elle obtint un rendez-vous un mercredi matin, peu de temps avant les grandes vacances. Aurèle était en grande section de maternelle. Les enfants préparaient la fête de fin d’année. Sa mère l’accompagna jusqu’à la grille et l’embrassa. Aurèle lui sourit et agita sa main droite quand sa mère s’éloigna pour rejoindre son véhicule. Elle courut vers le toboggan.
Tout à sa joie de glisser, elle n’entendit pas le hurlement des freins de la voiture qui percuta sa mère. Préoccupée par son rendez-vous, elle s’était engagée sur la chaussée sans regarder. Le verre d’alcool qu’elle avait ingurgité après son petit déjeuner était peut-être aussi responsable de son manque de vigilance. Elle décéda presque sur le coup.
L’enterrement eut lieu quelques jours après. Aurèle ne comprit pas tout de suite que sa mère était morte. On lui dit qu’elle était malade à l’hôpital, mais qu’on n’était pas autorisé à aller la voir. Comme son père ne pouvait pas la garder à la maison, elle fut confiée à une de ses tantes, celle qu’elle préférait. Elle manqua l’école. Ce n’était pas un problème pour elle. Elle aimait bien l’école, mais appréciait tout autant de traîner toute la journée en pyjama à jouer aux Lego et à dorloter ses poupées.
Elle ne revint que pour l’enterrement. Elle eut à peine le temps de comprendre que sa mère était morte que déjà on l’éloignait du corps froid et du visage sur lequel elle avait déposé un baiser dont elle ne se rendit pas compte, sur le moment, qu’il s’agissait du dernier. Elle fut prise dans une espèce de tourbillon, câlinée, cajolée, mais fermement écartée de la cérémonie mortuaire qui se déroula dans un funérarium sinistre. Elle fut ramenée chez elle en compagnie d’une de ses cousines avec laquelle elle passa le reste de la journée sous la surveillance de sa grand-mère. Le soir même, elle partait chez sa tante pour les grandes vacances.
Quand elle y repensait, elle se disait que c’était cette année-là qu’elle avait vécu ses plus belles vacances. Entourée de l’affection de sa tante et de son oncle, le frère de sa mère, elle coula des jours heureux à courir dans le jardin en compagnie de ses deux cousines. La famille passa deux semaines au bord de la mer et quelques jours dans les Alpes. Si on y ajoute une visite dans un zoo, une journée dans un parc d’attractions, quelques séances de cinéma, on conviendra que les vacances furent bien remplies. Petit à petit, Aurèle oublia le drame du mois de juin.
Tout allait donc pour le mieux. La seule chose qui la préoccupait un peu était l’absence de nouvelles de son père. Ce dernier ne s’inquiétait que très rarement de sa fille. Il le faisait par l’intermédiaire de sa belle-sœur, mais, à aucun moment, il n’éprouva le désir de parler à Aurèle directement. Il prétextait le manque de temps, les formalités liées, entre autres, au décès de sa femme.
Cette parenthèse enchantée ne pouvait pas durer éternellement. L’existence d’Aurèle n’allait pas tarder à basculer vers un autre versant bien moins verdoyant. Deux jours avant la rentrée scolaire, son père vint la chercher chez sa tante. Elle lui sauta au cou, heureuse de le retrouver. Il lui réserva un accueil peu chaleureux. Elle ne s’en offusqua pas. Son père ne l’avait-il pas un peu négligée avant le décès de sa mère ? Son père et sa tante discutèrent longuement. Elle ne put pas assister à la conversation dont elle sentait qu’elle était pourtant le sujet principal. Elle finissait de préparer sa valise. Elle éprouvait de la peine à y faire entrer tous ses doudous, tous les cadeaux, babioles, livres et autres images qu’elle avait accumulés pendant les deux mois de vacances.
Aurèle tenta d’animer le retour. Elle parla longuement, raconta ses vacances de façon un peu confuse. Dans son désir de tout dire, elle mélangeait les dates, les lieux, les personnes. Peu importait après tout. Son père, lui, ne desserrait pas les dents. Tout juste émettait-il de temps à autre un grognement que, dans sa naïveté, Aurèle interprétait comme une invitation à poursuivre son récit. Aurèle était partagée entre la joie de retrouver son père et sa vie d’avant, et la tristesse de quitter sa tante, son oncle et surtout ses deux cousines qui avaient si bien joué le rôle de sœurs.
Comme ils passaient devant le parc où elle allait jouer le mercredi et le samedi, accompagnée par sa mère, par la vitre ouverte, elle sentit l’odeur des crêpes et des gaufres qu’elle dévorait avec gourmandise après les jeux au toboggan et aux balançoires. À cet instant, elle se souvint que sa mère était morte et qu’elle allait entrer dans un appartement où tout lui rappellerait sa présence.
C’est une petite fille en pleurs qui suivit son père dans le parking sous l’immeuble où ils habitaient, lui, faisant rouler la grosse valise, elle, marchant de façon mécanique, le visage enfoui dans son doudou préféré. Dans l’ascenseur, son père lui adressa enfin la parole, pas pour la consoler, pour lui demander simplement d’arrêter de pleurer. Il n’eut aucun geste apaisant, se contenta de hausser les épaules quand les larmes d’Aurèle redoublèrent.
Son père finit par s’énerver. Il arrêta l’ascenseur un étage avant sa destination. Il traîna sa fille dans le couloir, la secoua avec fermeté. Aurèle fut si surprise par son comportement qu’elle en cessa de pleurer. Confusément, elle sentait que quelque chose allait se passer. Sans élever la voix pour ne pas attirer l’attention des habitants de l’étage, en détachant nettement ses mots néanmoins, il fit comprendre à Aurèle qu’elle avait tout intérêt à arrêter sa comédie. La situation avait évolué depuis son départ et se révélait encore un peu confuse. Il n’était plus tout seul dans l’appartement. Elle allait devoir s’adapter à un nouvel environnement. On avait vécu ici deux mois sans elle. Des rapports s’étaient créés de fait. Un équilibre s’était instauré et elle risquait de payer cher les conséquences de sa rupture éventuelle.
Aurèle ne comprenait qu’un mot sur deux, et encore. Elle capta néanmoins le message essentiel. Elle devait d’abord arrêter de pleurer. Ce n’était pas facile, mais elle manifestait parfois une volonté solide qui lui permettait de faire face à des situations délicates. Ensuite, elle devait s’attendre à de grands changements et pas seulement parce qu’elle se retrouverait bientôt à la grande école.
Ils gravirent le dernier étage par l’escalier. Le père tenait avec fermeté la main de sa fille comme s’il craignait qu’elle ne s’enfuie. Marche après marche, le cœur d’Aurèle accélérait son rythme. Il battait très fort lorsqu’ils atteignirent la porte palière. Son père lui fit une dernière recommandation avant d’entrer dans l’appartement.
À cet instant, Aurèle comprit que ce n’était pas seulement dans l’appartement qu’elle allait entrer, mais aussi, et surtout, dans une nouvelle vie où elle devrait regagner la place perdue pendant les deux mois passés chez sa tante. En montant les marches, elle s’était laissé traîner par son père en caressant le fol espoir de ne jamais atteindre le palier fatal.
Le père cria quelque chose du genre « on est arrivés », mais ne reçut aucune réponse. Le séjour, dans lequel on entrait directement, était plongé dans une semi-obscurité. Les parents avaient l’habitude de fermer les stores dès le début de l’après-midi pour préserver un peu de fraîcheur dans la pièce, comme en ce début de septembre particulièrement chaud. Une fois habituée à la pénombre, Aurèle remarqua une source lumineuse à sa droite. L’écran de télévision brillait. Des images très colorées s’y succédaient à très vive allure, accompagnées de bruits secs ou sourds. En face de l’écran, vautrés sur des fauteuils qu’elle n’avait jamais vus auparavant, se tenaient deux garçons.
Aurèle resta sur place. Elle serra encore plus fort son doudou.
Les garçons ne se levèrent pas, n’esquissèrent aucun geste dans sa direction. Ils étaient trop absorbés par le jeu vidéo dans lequel ils s’affrontaient. Aurèle remarqua qu’ils étaient plus âgés qu’elle, au moins dix ans pour l’aîné et peut-être huit pour le plus jeune. Que faisaient-ils dans l’appartement ? Et pourquoi la disposition du séjour avait-elle changé ? Où était le grand canapé d’angle sur lequel elle aimait se pelotonner contre maman, surtout les derniers temps, quand papa était devenu si rare à la maison ? La petite commode de maman avec ses tiroirs pleins de secrets, les bâtonnets d’encens dont l’odeur l’envoûtait, les petites boîtes d’épingles auxquelles il ne fallait pas toucher, les bijoux fantaisie de maman qu’elle avait le droit de sortir, de toucher et d’essayer – les bijoux précieux étaient dans un coffret dans la chambre des parents – les photos d’elle bébé et de chaque anniversaire où elle se voyait grandir au rythme des bougies qui prenaient une place de plus en plus importante sur le gâteau au fil des années, un jour avait dit maman le gâteau finira par disparaître complètement, où était-elle ? Aurèle avait beau parcourir la pièce des yeux, elle ne la voyait pas. À la place se dressait un grand buffet moderne encombré de vases, de bibelots et d’autres choses encore qu’Aurèle n’eut pas le temps d’identifier immédiatement.
— Ah vous êtes arrivés ? Je ne vous avais pas entendus, j’étais sous la douche.
Aurèle se retourna vers la voix, inconnue elle aussi. Une femme, vêtue d’un peignoir blanc, se séchait les cheveux en les frictionnant vigoureusement. Elle paraissait aussi grande que son papa et solidement bâtie comme lui alors que maman était plus petite et toute menue. Elle avait un visage anguleux, les yeux enfoncés au fond des orbites, des yeux sombres, inquiétants.
Aurèle ferma les yeux et, derrière les paupières closes, c’est le visage de maman tout de douceur qui apparaissait avec ses grands yeux verts souriants.
— Tu ne nous présentes pas ?
La voix était rauque, elle venait du fond de la gorge, froide, incisive, une voix faite pour commander. Le regard manquait de chaleur. La femme semblait plus préoccupée par le séchage de ses cheveux que par Aurèle. Ils étaient courts, presque une brosse. Ils accentuaient l’impression de dureté du visage. On ne devait pas avoir envie de les caresser comme ceux de maman qui laissait Aurèle jouer avec eux et lui confectionner des petites tresses maladroites.
— Je te présente Aurèle, ma fille, notre fille maintenant.
Papa tenait Aurèle par les épaules. Il la dirigea vers la femme. Aurèle ne voulait pas avancer, mais elle ne résista pourtant pas. Elle sentait que ce n’était pas l’attitude à adopter. Quelque chose la chagrinait. Papa avait dit notre fille et avait insisté sur le notre. Elle n’eut pas le temps de réagir que déjà papa présentait les trois personnes de la pièce.
— Aurèle, je te présente ta maman. Elle s’appelle Josiane, mais tu peux l’appeler maman. Ce sera ta nouvelle maman. Et là-bas, en train de jouer à la console sur le canapé, il y a tes deux frères. Le grand avec la casquette, c’est Théo. Il a dix ans. Le petit avec le pull noir, il s’appelle Jules. Il a deux ans de plus que toi.
Les garçons n’avaient pas bougé. À peine avaient-ils esquissé un vague signe de la main impossible à interpréter. C’était la marque de leur indifférence.
— Eh, les garçons, vous pourriez montrer un peu plus d’enthousiasme et venir lui dire bonjour.
Papa avait l’air contrarié. Il se sentait mal à l’aise. Pourtant, il avait répété les mots, les attitudes, mais rien ne se déroulait comme prévu. Il avait voulu préparer une petite fête pour le retour d’Aurèle. Il se sentait coupable de ne lui avoir pratiquement jamais donné de nouvelles. Après tout, elle était très bien chez sa tante avec ses deux cousines. Elle aurait pu y rester si la tante l’avait souhaité. Cette dernière lui avait fait remarquer que la place d’une enfant est avec ses parents. Elle avait perdu sa mère, il fallait que son père se révèle deux fois plus présent. Papa avait opiné pour la forme, mais n’en pensait pas moins. Il avait beau se sentir coupable, il ne pouvait se dissimuler qu’il n’éprouvait plus guère d’amour paternel pour sa fille. Il s’apprêtait à demander le divorce au moment où sa femme fut renversée par une voiture. Ce décès l’éprouvait assez peu du côté des sentiments. Il n’aimait plus sa femme depuis déjà un certain temps. L’avait-il déjà aimée d’ailleurs ? Curieux quand même de se poser la question.
En tout état de cause, il ne se serait pas battu pour obtenir la garde de sa fille. Le décès de sa femme avait bouleversé ses plans et lui avait imposé la présence d’Aurèle. Il avait émis la possibilité de faire héberger Aurèle chez ses parents à lui pendant un certain temps, mais eux, qui le connaissaient, refusèrent en raison de leur état de santé. Il lui fallut se rendre à l’évidence, il devrait garder sa fille avec lui.
Pendant ce temps, Josiane avait fini de se sécher les cheveux. Elle les brossait maintenant de façon énergique. De façon brutale, pensa Aurèle, qui se dit qu’elle avait intérêt à vite se débrouiller toute seule si elle ne souhaitait pas que ses cheveux subissent le même sort. Maman, elle les brossait avec douceur comme tous les gestes qu’elle faisait.
Aurèle restait immobile au milieu du séjour. Elle était un peu fatiguée et se serait volontiers isolée dans sa chambre pour se reposer. Elle n’osait pas bouger. C’est Josiane qui vint à son secours entre deux coups de brosse.
— Elle veut peut-être voir sa chambre, tu ne crois pas ?
Papa ne réagit pas. Josiane insista.
— Tu ne crois pas, chéri, qu’il serait temps de lui parler ?
Chéri ! Mais comment osait-elle ? Elle avait prononcé le même mot que maman quand elle s’adressait à papa. Mais maman avait la voix douce, elle caressait le mot de ses lèvres rouges toujours souriantes. L’autre le prononçait sans tendresse, d’une voix rauque, sans chaleur. Et pourquoi devait-on lui parler ? Et pourquoi aurait-elle envie de voir sa chambre ? Elle la connaissait par cœur.
— Tu as raison, chérie. Viens, Aurèle.
Chérie ? Mais c’était réservé à maman, pas à cette femme qu’instinctivement elle comprit qu’elle n’aimerait jamais.
Accompagné de Josiane, son père prit la valise d’Aurèle. Sa chambre se situait entre celle de ses parents à l’origine et celle de sa maman les derniers temps. Elle allait ouvrir la porte, mais papa lui saisit la main.
— Non, ta chambre, c’est la suivante.
Elle regarda son père, stupéfaite.
— Mais c’est ma chambre.
— Plus maintenant. C’est celle de tes frères.
Ses frères ! Alors, c’était vrai, ces deux garçons, qui n’étaient même pas venus la saluer, allaient être ses frères ?
— Mes frères ? Mais je n’ai pas de frères !
Sa voix tremblait. Elle allait pleurer. Elle serra les dents, se mordit les lèvres à s’en faire mal. Non, elle ne pleurerait pas. Elle décida à cet instant qu’elle ne pleurerait plus jamais devant son père. Elle le suivit sans résister. À quoi bon ? Elle connaissait sa destination.
La chambre, où sa mère s’était réfugiée les derniers temps, était demeurée pratiquement telle quelle. La vieille machine à coudre avait été posée à terre, contre le mur, pour dégager un peu l’espace. Au centre se trouvaient une table de travail – tu vas avoir des devoirs à faire maintenant que tu es à la grande école, lui dit son père sur un ton faussement complice – et une chaise. Une petite armoire qu’elle n’avait jamais vue complétait le mobilier.
Les murs étaient toujours recouverts de leur papier peint usé. Aurèle fit la moue. Elle demanda où étaient ses affiches, ses collages, ses dessins qui décoraient sa chambre d’avant, celle de ses présumés frères désormais. Papa et Josiane se regardèrent, un peu gênés.
Papa saisit la main d’Aurèle et se pencha vers elle. Il avait pris son air à la fois sérieux et complice qui ne présageait rien de bon. Elle le connaissait trop, papa. Cette tête-là était porteuse de mauvaises nouvelles. Aurèle se raidit encore plus. Papa se mordit les lèvres. Il avait pensé que tout se déroulerait sans accroc. Il en était moins sûr maintenant, mais il n’était pas question de revenir en arrière. Il avait préparé un petit discours, il devait s’y tenir même s’il sentait bien que la situation risquait de lui échapper.
— Alors, elle te plaît ta chambre ? Elle est chouette, hein ? Bon, il faudra que tu la décores un peu, on regardera ce qu’on a. Et ton nounours, tu ne le prends pas dans tes bras ? Il t’a attendu tout l’été. Il doit être content de te retrouver, tu ne crois pas ?
Aurèle ne répondit pas. Elle s’assit sur le lit. Elle le trouva dur. Elle saisit le nounours, le berça un peu puis le jeta à terre. Papa s’essuya le front. Il transpirait abondamment. Aurèle le regarda droit dans les yeux.
— Où sont mes affiches, mes dessins, mes peluches ?
— Tes affiches, tes dessins ? Ah oui, j’allais t’en parler. Écoute-moi bien. Tu es une grande fille maintenant. Tu vas entrer à la grande école. Tu vas avoir des devoirs à faire le soir, des leçons à apprendre. Tu es une grande fille. Il faut abandonner le passé…
— Où sont mes affiches, mes dessins, mes peluches ?
Bon, pensa papa, il faut passer à la phase 2. Et ne pas s’énerver.
— On a été obligés de les jeter. Pas tous, mais il fallait faire de la place pour tes frères. Et puis, c’était un sacré bazar, tes affaires. Tu gardais tout, tes affiches de bébé, tous tes dessins. Ça prenait trop de place, on s’en est débarrassés. On n’a pas pu te demander ton avis, c’était trop près de la rentrée.
— Où sont mes affiches, mes dessins, mes peluches ? répéta Aurèle du même ton monocorde.
— Je viens de te le dire.
Papa commençait à s’énerver un peu. Il sentait le conflit monter et il n’y avait rien de pire pour lui qui préférait toujours esquiver les problèmes. Avant la mort de sa femme, il avait choisi de rentrer de plus en plus tard, puis de moins en moins souvent pour éviter d’éventuelles remontrances, des pleurs, des cris peut-être. Au début de cette période, il souffrait un peu de ne pas voir Aurèle. Cette frustration n’avait pas duré très longtemps et, aujourd’hui, il n’éprouvait qu’un ennui véritable face à cette enfant pourtant absente depuis deux mois.
— Tes affiches, tes dessins, il doit en rester quelques-uns dans le bas de l’armoire. Tes peluches, on les a données à des enfants pauvres qui n’avaient pas de jouets. Elles commençaient à être un peu usées. De toute façon, tu es trop grande pour avoir des peluches, c’est pour les bébés. Mais j’ai gardé une ou deux poupées, même si ce n’est plus tout à fait de ton âge.
Il prit un ton solennel pour conclure.
— Tu es grande maintenant. N’est-ce pas que tu es grande ? Il faut te comporter en grande fille. Imagine, si dans la classe où tu vas entrer, les autres savaient que tu joues encore à la poupée. Qu’est-ce qu’ils en penseraient ? Mmh, tu sais ce qu’ils en penseraient ? Eh bien, ils se moqueraient de toi.
Aurèle ne répliqua pas. Elle tenait sa tête baissée. Papa interrogea Josiane du regard. Elle se dirigea vers la porte et, d’un petit mouvement de la tête, lui fit signe de la suivre.
— Bon, on te laisse t’installer. À tout à l’heure.
Aurèle resta plusieurs heures dans sa chambre sans bouger. Elle était assise sur son lit, ses bras enserrant ses jambes dans une attitude de repli. Au dîner, à table, elle ne dit presque rien répondant, à l’aide de monosyllabes à peine intelligibles, aux rares questions que lui posa son père. Josiane ne s’adressa pratiquement pas à elle. Elle ne s’occupait que de ses garçons qui n’accordèrent pas plus d’attention à Aurèle que quelques heures auparavant.
Le lendemain, après son petit déjeuner, elle se réfugia dans sa chambre et commença à l’aménager à son goût. Elle disposait de peu de temps, car la rentrée scolaire était proche. Demain, elle allait entrer à l’école élémentaire, à la grande école. Elle s’en était fait une joie au mois de juin. Maintenant, cela lui était bien indifférent. Cette rentrée avait aujourd’hui l’apparence d’un retour sans joie au travail. Elle avait beaucoup dessiné chez sa tante et avait rapporté plusieurs dessins qui représentaient une maison blanche au-dessus de laquelle brillait un énorme soleil bien jaune. Devant la porte, une petite fille aux cheveux noirs un peu bouclés donnait la main à une femme blonde qui souriait. Au fil des dessins, la petite fille grandissait pendant que la dame blonde s’effaçait peu à peu, sans toutefois disparaître. Le dernier dessin montrait la même maison, mais sous un ciel totalement différent. Plus de soleil, mais des nuages uniformément gris. La petite fille et la dame blonde, à peine plus grande, y figuraient toujours, mais leur corps et leur visage étaient barrés par des lignes noires qui les enfermaient comme les barreaux d’une prison.
Aurèle passa la matinée à blanchir une partie de ces lignes et à redessiner partiellement corps et visages. La petite fille et la femme blonde paraissaient sortir d’un long enfermement. Aurèle contempla longuement son dessin. Elle saisit ses ciseaux d’écolière, coupa la feuille en deux. Elle plaça au fond d’un tiroir la moitié sur laquelle figurait la femme blonde. Elle découpa la petite fille avec soin et la colla sur le mur.
Elle s’assit sur son lit et fit le point. Demain, c’était la rentrée des classes. Nouvelle classe, nouvelle école. Elle ne la connaissait pas. Ses camarades l’avaient visitée pensant son absence, mais elle n’avait revu personne depuis. Elle ignorait tout des locaux, des enseignants. Elle mangerait à la cantine et resterait à la garderie tous les soirs, c’est ce que son père lui avait annoncé ce matin. Les deux garçons, ses frères comme disait papa, n’allaient pas à la même école qu’elle. On lui expliqua que c’était parce que Josiane était divorcée et que l’école était plus proche du domicile du père des garçons. Aurèle hocha la tête pour signaler qu’elle avait compris, mais en réalité elle se fichait complètement de l’information. Elle était plutôt contente de cet état de fait. Elle ne verrait les garçons qu’à l’heure du dîner et c’était déjà bien suffisant. Elle sentait déjà qu’elle ne pourrait jamais s’entendre avec eux, qu’elle ne serait pas la petite sœur dont ils ne semblaient d’ailleurs pas rêver. Leur indifférence à son égard en constituait une preuve flagrante. Ils paraissaient plus préoccupés par leurs jeux vidéo que par elle. Tant mieux. Elle ne voulait pas de frères. Elle voulait maman, mais, puisqu’elle n’était plus là, et que papa lui accordait peu d’attention, elle resterait seule dans son coin.
La première année se passa sans encombre. Aurèle et les garçons finirent par se trouver quelques points communs. Ils aimaient jouer dans les jardins publics, eux au football, pendant qu’elle grimpait laborieusement aux filets, se balançait doucement. Ils venaient alors la rejoindre une fois leur partie de ballon terminée. Ils la poussaient sur la balançoire. Doucement d’abord, puis en forçant le mouvement jusqu’à manquer la faire tomber. Quand elle les accompagnait, Josiane n’intervenait qu’au tout dernier moment. Juste avant la chute. Elle aurait bien volontiers laissé tomber Aurèle qu’elle n’appréciait que très modérément. Elle préférait évidemment ses deux garçons et enrageait intérieurement de les voir partager la même chambre alors qu’ils disposaient chacun de la leur dans leur ancien appartement. Elle avait espéré que le père d’Aurèle réussirait à caser sa fille chez sa belle-sœur où elle semblait se plaire particulièrement. Après tout, elle aurait eu ses deux cousines comme sœurs et tout le monde aurait été content. Le mieux aurait été d’occuper son appartement d’avant le divorce, mais son ex-mari s’était montré intraitable sur ce point. Il voulait bien accepter des concessions, il avait d’ailleurs été plutôt conciliant, lui laissant la garde exclusive des enfants. La pension alimentaire avait été négociée à un niveau élevé. Pas grave, ce n’étaient pas les moyens qui lui faisaient défaut. Il n’aimait pas beaucoup ses enfants qu’il trouvait désagréables, égoïstes, mal élevés (la faute de la mère), prétentieux (la faute des grands-parents maternels).
Pour l’appartement en revanche, c’était non. C’était elle qui avait manifesté le désir de divorcer. Elle était amoureuse de Denez, le père d’Aurèle, elle couchait avec. Très bien. Maintenant, elle devait se débrouiller avec l’homme de l’île, puisqu’il paraît que c’était la signification du prénom en breton. La pension alimentaire confortable représentait pour lui l’assurance que son ex-femme ne viendrait pas l’importuner avec des problèmes financiers. Pour le reste, elle pouvait bien inscrire les enfants à toutes les activités qu’elle voulait, au foot, à la danse, aux majorettes, à la boxe ou au judo, ou au cirque (ils y auraient peut-être l’air moins cons avec un gros nez rouge), il ne s’y opposerait pas, mais il ne fallait pas compter sur lui pour aller les voir en compétition. À la fête des écoles non plus. Il n’avait jamais aimé ces spectacles pitoyables où des parents bavaient d’admiration devant les débilités ânonnées par les petits, au milieu de décors ridicules. Heureusement, son travail particulièrement prenant l’en avait toujours protégé avec efficacité. Même pas besoin d’inventer des excuses plus ou moins bidon.
Quant à les emmener en vacances avec lui, pas question. Il paierait les colonies de vacances, les centres aérés, les stages divers, les équipements nécessaires. Il ne fallait pas lui en demander plus. Même pas aller les chercher à l’école. Quant aux cadeaux, qu’ils ne méritaient pas d’ailleurs, aux anniversaires, à Noël puisque c’était la tradition, mais ils arriveraient par la poste ou par transporteur. À charge pour son ex-femme de les disposer comme elle l’entendait. Inutile également de lui imposer une visite hebdomadaire de ses enfants. Une fois tous les deux mois et un après-midi seulement était un rythme qui lui convenait parfaitement puisqu’il n’y avait pas eu moyen de négocier une périodicité moins contraignante.
On comprendra aisément que Josiane détestait Aurèle et qu’elle n’aurait pas pleuré si elle était passée sous une voiture ou fait une chute mortelle à la balançoire. Mais elle ne voulait pas provoquer l’accident elle-même. Elle aimait le père d’Aurèle et, même s’il ne tenait pas particulièrement à sa fille, une mort subite et un peu suspecte de la gosse pourrait bien avoir l’effet de réveiller un semblant d’amour paternel. Et en même temps de diminuer l’amour conjugal.
Attendre et voir. Le hasard pourrait bien faire les choses.
Pendant ce temps, Aurèle grandissait en taille et en beauté. Une superbe fillette, pas fute-fute peut-être, mais diablement jolie, quoiqu’un peu malingre. Elle se nourrissait mal, avait les joues un peu creuses. Elle ne respirait pas la santé, mais son teint un peu cireux parvenait à rehausser sa beauté.
Et pourtant, ce n’était pas grâce à ses tenues. Josiane ne faisait aucun frais pour elle. Fanatique des vide-greniers, elle se débrouillait pour lui trouver des vêtements pas chers, mais d’une élégance toute relative et dans un état parfois discutable. Et encore, elle ne les achetait que lorsque les précédents se trouvaient dans un état d’usure assez avancé. Les garçons, eux, portaient de la marque. Josiane ne lésinait pas pour eux. C’est vrai qu’elle disposait d’une pension alimentaire confortable et réservée à ses garçons. Il était hors de question qu’un seul centime se retrouve dans l’habillement d’Aurèle. Quant à son père, il traversait une passe assez difficile. Licencié de son travail en raison des pertes de son entreprise, il avait vu ses revenus diminuer assez sévèrement. Il déprimait sur le canapé du salon. Il ne fallait pas le déranger avec des problèmes matériels. Les vêtements d’Aurèle étaient usés ? D’abord, il ne le remarquait même pas. Ensuite, il disait que l’habit ne fait pas le moine et que ce n’était pas grave si Aurèle n’était pas habillée à la dernière mode, qu’ainsi elle apprendrait la modestie, que de toute façon il ne voulait pas qu’elle ressemble à ces fillettes habillées comme des putes que les autres parents aimaient exhiber à l’école et qu’elle n’en mourrait pas.
Son aspect extérieur préoccupait assez peu Aurèle. Ce qu’elle aurait voulu, c’est que son père lui manifeste un peu d’amour paternel, comme autrefois quand ses parents s’entendaient, avant la mort de maman. Elle regrettait son séjour chez sa tante. Elle aurait aimé y retourner au moins pour quelques semaines. Mais c’était devenu impossible, car son père et son beau-frère s’étaient brouillés et ne se fréquentaient plus. Dans ses jours d’optimisme un peu béat, Aurèle essayait de se rassurer en se disant que les situations les pires finissaient toujours par s’arranger. Mais elle était bien forcée de reconnaître que, pour le moment, rien ne semblait près de changer.
Heureusement, elle entretenait une correspondance avec ses cousines. Elle recevait les courriers chez sa seule amie, Léane, une petite blonde effrontée au nez retroussé, qui l’avait prise en affection. Mais Aurèle devait mettre au point des ruses pour dissimuler les courriers. Pour l’expédition des lettres, c’était plus facile. Son amie lui fournissait les timbres en échange de quelques menus services, comme la correction de ses fautes d’orthographe.
Elles ne se voyaient pas en dehors de l’école. Aurèle restait régulièrement à la garderie et Josiane ne l’autorisait pas à aller chez Léane le mercredi ou en fin de semaine. Elle voulait la garder sous sa coupe. Josiane n’aimait vraiment pas faire le ménage et obligeait souvent Aurèle à balayer la cuisine, à passer l’aspirateur dans sa chambre et celle des garçons. Elle n’avait pas beaucoup de répit à la maison et disposait de peu de latitude pour se concentrer et penser à elle.
Fatiguée, elle tombait de sommeil le soir et s’endormait dès les premières lignes du livre qu’elle empruntait à la bibliothèque de l’école. Josiane ne lui en achetait jamais et elle n’avait pas le droit de lire ceux des garçons. Ils étaient de toute façon trop difficiles pour son âge et traitaient de sujets qui ne l’intéressaient pas.
Heureusement, Léane lui en prêtait qu’elle pouvait lire à la garderie, mais ne ramenait pas à la maison. Les livres de son amie lui ouvraient des horizons insoupçonnés et hors d’atteinte, au moins pour le moment. Si déjà elle avait pu atteindre le niveau de Léane, petite fille capricieuse trop gâtée par des parents un peu âgés ! Toujours vêtue à la dernière mode d’habits coûteux, Léane suscitait la jalousie des autres petites filles de l’école. Elle était mise à l’écart par tous les enfants. Sauf par Aurèle. Une certaine solidarité naquit entre les deux fillettes. Elle déboucha bientôt sur une véritable amitié. Léane admirait Aurèle. Elle lui enviait son détachement face aux lazzis dont elle était victime, aux brimades que lui infligeaient parfois des enfants impitoyables pour les plus faibles.
Léane alla même jusqu’à demander à ses parents de la laisser à la garderie le soir. Ils renâclèrent un peu au début. Laisser leur petite fille chérie, la prunelle de leurs yeux, à l’école après la fin des cours, représentait un crime à leurs yeux. Pire même, c’était comme s’ils l’abandonnaient. Ils se comporteraient en mauvais parents. Déjà, ils voyaient les services sociaux frapper à leur porte, leur demander des comptes et finalement emmener Léane pour la conduire dans un foyer impersonnel loin de leur amour. Comme Léane insistait et qu’ils ne savaient rien lui refuser, ils consultèrent leur psy habituel qui les rassura. Le lendemain de la consultation, Léane passait son premier soir à la garderie.
Dans ces ouvrages abondamment illustrés qu’elle prêtait à Aurèle, les petites filles se comportaient en petites princesses. Elles habitaient dans des châteaux ou dans de belles maisons. Elles étaient choyées par des mères aimantes, des pères prévenants. Parfois, les histoires se révélaient tristes. Les petites filles perdaient leur maman et leur papa, aveuglé par la tristesse (que les papas sont bêtes parfois ! cela lui rappelait le sien) épousait (comme le sien) une femme belle (encore que Josiane…), mais méchante (hélas !) qui déboulait dans la vie jadis paisible et douce du foyer avec ses deux filles ou ses deux garçons qui se comportaient en vraies teignes, en pestes buboniques.
La pauvre fillette était mise à l’écart, obligée de se taper toutes les corvées du ménage, pendant que les autres se pomponnaient ou jouaient aux jeux vidéo en la privant de l’accès à la télévision. Tout cela sous les yeux d’un père complètement dépassé et incapable de prendre conscience de la situation scandaleuse qu’on imposait à sa fille. Dans les livres toutefois, le père finissait par sortir de sa torpeur et la méchante femme et ses enfants étaient punis et la fillette rétablie dans ses droits et sa dignité. Magnanime, elle pardonnait aux méchantes et aux méchants.
Aurèle chercha le sens du mot magnanime dans le dictionnaire de son père, Le Petit Robert. La définition la laissa un peu perplexe. Qui est enclin au pardon des injures, à la bienveillance envers les faibles, les vaincus. Synonymes : bon, clément, généreux.
Si elle comprenait bien, elle devait supporter les injures et en prime, un jour, les pardonner. Josiane avait donc le droit de faire ce qu’elle voulait, la condamner à faire le ménage comme Cendrillon, lui interdire de sortir jouer avec les autres enfants, l’empêcher d’aller chez Léane alors que c’était son vœu le plus cher, ne lui acheter que des vêtements d’occasion, démodés de surcroît. Elle pouvait aussi, et ne s’en gênait pas, la punir pour ses résultats scolaires pas extraordinaires, elle en convenait, mais ceux des garçons étaient encore moins brillants et elle ne les privait pas de console pour autant. Et à la fin, quand son père aurait retrouvé un semblant de lucidité et se rendrait compte que sa nouvelle femme maltraitait sa fille, il devrait se montrer magnanime et pardonner. Et elle aussi devrait pardonner par la même occasion. N’importe quoi. À la rigueur, si son père arrivait à émerger de sa déprime et rétablissait la situation dans des délais brefs, elle consentirait à faire, elle aussi, des efforts. Il y avait urgence et, malheureusement, rien ne semblait destiné à bouger avant un certain temps.
Aurèle termina sa scolarité élémentaire sans faire d’éclat. Installée tranquillement et confortablement au fond de la classe, elle suivait les cours d’assez loin. Elle ne comprenait pas tout, mais manifestait de l’intérêt pour la géographie. Elle excellait dans un domaine : l’orthographe.
Un jour, la maîtresse avait fait une réflexion sur les élèves qui faisaient trop de fautes d’orthographe en disant que leurs copies en étaient constellées. Cela avait fait rire ces ignares qui ignoraient le sens du mot. Aurèle avait consulté son Petit Larousse et avait constaté que, dans constellation, il y avait étoiles. Dans sa tête, les étoiles étaient des choses merveilleuses. Il était inconvenant de souiller leur image avec des fautes d’orthographe. Alors, elle décida qu’elle serait très bonne en orthographe. Et tant pis si, comme le prétendaient les nuls, l’orthographe était la science des ânes. De toute façon, Aurèle adorait les ânes. Ce qu’elle admirait chez eux était leur fantastique faculté à ne jamais céder devant les menaces et la violence.
Elle surpassa très vite ses camarades, ses condisciples plutôt, dans ce domaine très précis. Pour le reste, elle n’obtenait que des résultats bien ternes qui lui valurent des déboires à la maison. Allez savoir pourquoi, mais elle était souvent punie pour avoir ramené des appréciations tout juste mitigées de la part de ses enseignants. Elle se trouvait privée de sorties au parc. Une punition toute théorique puisque ni son père ni Josiane ne prenaient plus le temps de l’y emmener. Pareil pour la télévision inaccessible pour elle. Quand ce n’étaient pas ces imbéciles de fils de Josiane qui squattaient le téléviseur familial avec leurs jeux vidéo, c’était son père et Josiane qui choisissaient les programmes. De toute façon, elle était envoyée au lit de bonne heure à cause de l’école du lendemain.
Au collège, elle ne se montra guère plus brillante. Toujours excellente en orthographe, elle constata que plus personne ne s’intéressait à cette discipline, même pas le prof de français dont le niveau n’était pas terrible. Il était incapable de différencier a sans accent et à, avec accent donc. Il se trompait une fois sur deux alors que la règle était simple. A sans accent était la troisième personne du présent de l’indicatif du verbe avoir et à avec accent était une préposition. En cas de doute, il suffisait de remplacer a par avait pour se rendre compte si on avait affaire au verbe avoir ou à la préposition. Normalement, tout le monde sait ça.
Elle n’aimait pas ce professeur qu’elle trouvait trop jeune et désagréable. Un jour, comme elle lui faisait remarquer qu’il avait commis deux fautes au tableau, et des grosses, il l’avait vertement remise à sa place, la traitant d’insolente et lui promettant d’en référer à ses parents. Elle avait dû lui présenter des excuses sous les regards moqueurs des autres élèves qui ricanaient bêtement, les filles comme les garçons. Aucune solidarité de la part des autres filles qui se pâmaient devant lui. Et pas de Léane pour la soutenir. Ses parents avaient quitté la ville. Elle habitait à la campagne à une quinzaine de kilomètres seulement et avait été affectée à un autre collège.
Quinze kilomètres, une distance dérisoire quand on dispose d’un moyen de locomotion personnel ou qu’on peut se faire emmener par des parents compréhensifs. Un océan à traverser quand on n’a que ses pieds pour tracer la route.
Le professeur ne mit pas sa menace à exécution, pas par magnanimité, ce n’était pas son genre. Il se rendit en effet compte qu’il avait eu tort d’humilier Aurèle, qu’il avait bien commis les deux fautes d’orthographe qu’elle avait relevées. Il ne lui fit néanmoins aucune excuse et continua à la rudoyer toute l’année.
Aurèle se mura dans le silence et ne fit plus aucune remarque en classe. Elle ne répondit pas non plus lorsqu’il l’interrogeait.
Elle agit de la même manière dans toutes les disciplines. Aucune participation, aucun intérêt apparent pour la classe. Du côté de ses condisciples, elle affichait la même indifférence et, par chance, aucune ni aucun d’entre eux ne s’intéressa à elle. Passées les moqueries d’usage et quelques commentaires désagréables sur les réseaux sociaux, elle disparut des sujets intéressants pour les autres. De toute façon, elle ne fréquentait pas les réseaux sociaux, ne se connectait qu’exceptionnellement à Internet au CDI où la documentaliste, qui l’avait prise en affection, la laissait envoyer des courriels à son amie Léane.
Léane lui manquait beaucoup. Les quelques lignes échangées sur Internet, comme des balises de détresse jetées dans l’océan numérique, ne parvenaient pas à combler le vide qui séparait les deux amies conscientes que la cordée, qui les reliait, commençait à dévisser sérieusement.
Aurèle ne possédait ni téléphone portable ni tablette et pas plus d’ordinateur. Il y en avait pourtant deux dans la maison, un dans la chambre des parents qui servait aussi de bureau et l’autre dans celle des garçons. Les garçons passaient leur temps sur les réseaux sociaux et sur des sites de jeux en ligne. Petit à petit pourtant, à mesure qu’ils grandissaient, leurs centres d’intérêt se modifièrent et ils étaient devenus des experts reconnus dans leur établissement scolaire dans la recherche et la consultation de sites à caractère pornographique. Mais jusqu’à présent, ils en étaient restés à la théorie. Ils ne comptaient évidemment pas se contenter de visionner des images, ils voulaient passer aux travaux pratiques. Ils avaient des idées bien arrêtées sur ce qu’ils cherchaient à obtenir, mais doutaient de trouver le matériel au collège. Au lycée, peut-être, mais il fallait attendre.
Les filles gloussaient quand on les caressait sur la poitrine. Et encore, il fallait se contenter de passer sur le T-shirt qui constituait la barrière infranchissable. Sans compter qu’en dessous, il y avait un soutien-gorge qui retardait encore l’accès au sein promis. Même pas de chemisier avec les boutons duquel on aurait pu jouer. En revanche, elles repoussaient les mains qui s’aventuraient plus bas. De toute façon, les pantalons trop serrés ne laissaient que peu de latitude aux doigts impatients. Dans les films pornos, les femmes portaient des robes, des jupes peu couvrantes et pas de culottes. Ni de soutien-gorge. Elles ne s’embarrassaient pas du superflu.
Les deux frangins visionnaient les films quand les parents dormaient. Mais les films, ce n’était pas la vraie vie. C’est Jules qui avait eu l’idée. Et s’ils mataient les vieux en train de faire l’amour ? C’était une excellente idée. Peut-être qu’on pourrait même en faire des vidéos postables sur Internet. Théo était plus réservé. Les enseignants de son établissement scolaire avaient informé les élèves sur les dangers d’Internet. Cela n’avait pas inquiété du tout Théo. Ce qui en revanche l’avait interpellé, c’étaient les possibilités de traçage des contenus publiés sur Internet. Bien sûr, il existait des moyens d’effacer ses propres traces, mais Théo ne les connaissait pas. Il se préoccupait assez peu de technologie. Il aurait pu demander conseil à certains élèves particulièrement férus, à les en croire, dans ce domaine, mais il n’éprouvait qu’une confiance modérée en leurs capacités et surtout en leur discrétion. Les deux frères décidèrent donc que ces vidéos resteraient cantonnées à leur usage personnel. Pour le moment au moins.
Ils avaient installé une caméra miniature dans la chambre de Josiane et de Denez. Cela ne donna pas les résultats escomptés. Les parents ne manifestaient pas une activité sexuelle intense. Denez venait de retrouver du travail et rentrait assez tard, fatigué. Josiane devait s’occuper du repas du soir et du ménage. D’accord Aurèle en faisait plus que sa part. Elle était même pénible quand elle passait l’aspirateur le soir alors qu’ils jouaient à la console. Ils lui avaient pourtant fait remarquer que le bruit les perturbait dans leur jeu, mais cette imbécile ne voulait rien savoir et continuait rien que pour les embêter.
En tout état de cause, les parents étaient souvent crevés le soir, et ce n’était sans doute pas dans les programmes de télévision qu’ils regardaient en somnolant qu’ils allaient trouver l’inspiration pour vivre une nuit torride. En plus d’avoir des relations sexuelles assez épisodiques, ils faisaient souvent l’amour dans le noir. Leur mère n’aimait pas que leur beau-père allume. À de rares occasions, elle acceptait, mais la lumière était très tamisée et, honnêtement, on ne voyait pas grand-chose. Sans compter que leurs ébats se passaient souvent sous les draps. Trop pudiques, les vieux.
Au niveau du son, pas de quoi s’emballer non plus. Pas de hurlements de mâle, pas de feulements comme dans les polars de gare, ni de cris. Du souffle un peu plus fort, quelques gémissements quand même. À se demander si leur mère jouissait vraiment ou ne faisait pas semblant. Pas le monde du silence non plus, celui de la discrétion à coup sûr. Pas de quoi fouetter l’imagination, à peine de quoi bander. À se demander comment, avec le peu d’enthousiasme dont ils faisaient preuve, ils avaient pu faire des enfants.
Ils étaient donc obligés de se contenter de leurs films pornos pour se masturber en chœur. Et de ce côté-là, tout allait bien. Si la machinerie se révélait parfaitement opérationnelle, les sensations étaient un peu décevantes au regard de celles des acteurs des pornos. Peut-être qu’ils surjouaient. La seule façon de s’en assurer : passer à la pratique.
Ils avaient beau tourner et retourner le problème dans leurs têtes, la solution paraissait toujours aussi lointaine. C’est vrai que deux intelligences très moyennes, pour rester gentil, même quand elles s’unissent, ne produisent pas de miracles.
Et pourtant.
C’est Jules qui résolut le problème. Grâce à un jeu vidéo. Il tournait en rond dans le dernier niveau depuis un bon quart d’heure et commençait à vraiment s’énerver. Il ne parvenait pas à atteindre la sortie. Il avait tout essayé, les accessoires les plus divers, les chemins les plus tortueux dans tous les coins du jeu. Rien à faire. Il s’apprêtait à jeter de rage sa manette à terre lorsqu’il remarqua un tout petit personnage en bas, si petit qu’il n’y avait pas prêté attention jusqu’à présent. Rondouillard, coiffé d’un drôle de chapeau pointu rouge, il ressemblait aux enchanteurs des contes que lui lisait sa mère quand il était petit.
Un phylactère s’échappait de ses lèvres souriantes. « Le sage a dit : pourquoi chercher au loin ce que tu as près de toi ? »
— Mais oui, la voilà la solution, hurla Jules.
— Ça y est, t’as trouvé la solution ? On va pouvoir niquer le boss ?
Jules s’esclaffa.
— Mieux, j’ai trouvé la solution à notre problème. Elle était sous nos yeux et on la voyait pas.
— Je comprends que dalle à ce que tu racontes.
Théo avait l’air complètement perdu. Il avait l’esprit moins agile que son cadet. Bien qu’étant l’aîné, il laissait souvent son petit frère négocier avec leur mère, prendre les décisions qui les concernaient tous les deux à sa place. Un peu en retrait en classe, où ses résultats ne présageaient pas un avenir glorieux dans des études futures, il avait acquis une certaine notoriété auprès de ses camarades dans le domaine des jeux vidéo. Il était devenu aussi, depuis quelque temps, un expert reconnu pour les sites pornographiques. Il pouvait passer des heures à parcourir la toile à traquer les vidéos les plus excitantes. Il aimait tout particulièrement les rapports violents, les femmes ligotées, le sang, les décors glauques, mais suffisamment éclairés pour pouvoir apprécier le spectacle.
Et dire que les appréciations de ses professeurs mettaient invariablement en lumière son manque de persévérance, de motivation, son dilettantisme ! S’ils avaient pu le contempler, parcourant inlassablement Internet, parfaitement concentré, ils ne l’auraient pas reconnu et auraient été stupéfaits par son application. Et sa motivation. Mais la matière n’était pas au programme…
— C’est normal. T’es trop con.
Généralement, ce type de phrase conduisait à un conflit entre les frères qui se résolvait à coups de poing. Là, Théo avait le plus souvent le dessus. Plus réfléchi, toutes choses étant relatives par ailleurs, il anticipait les frappes de son adversaire, le laissait s’épuiser avant de lui porter les coups qui font mal. Jules ne lui laissa pas le temps de se mettre en position de bagarre.
— Le sage, tu as vu ce qu’il a dit le sage ?
— Le sage, quel sage ?
— Celui du jeu.
— Il y a un sage dans le jeu ? Jamais vu.
— Mais si, juste avant d’affronter le boss. Le gars en bas de l’écran, à gauche. Mais si, le mec qui porte un chapeau pointu ridicule. Tiens, regarde.
— J’arrive pas à lire. C’est écrit vachement petit. Ah si. « Le sage a dit : pourquoi chercher au loin ce que tu as près de toi ? » Oui, et alors ?
— C’est quand même clair, il me semble, non ?
Théo grimace sous l’effort. Il fait en effet appel à tous ses neurones. Le résultat n’est pas immédiat. Peu sollicités le plus souvent, les neurones manquent d’entraînement. Et leurs performances en pâtissent. Théo éprouve toujours de grosses difficultés à relier deux idées entre elles. Pas très vif déjà habituellement, là il patauge vraiment.
— Désolé, je comprends pas. T’expliques ?
— Mais t’es vraiment trop con, c’est pas possible !
Cette fois, Théo réagit. Il saisit le pull de son frère, juste sous le cou, et il tire fort. Jules lève le pouce en signe de soumission. Il bredouille quelques vagues mots d’excuse. Satisfait, Théo relâche la pression et le pousse sur le lit.
— Bon, t’expliques parce que, là, je vais devenir carrément méchant.
— D’accord, d’accord, t’énerve pas. C’est pour nos exercices pratiques.
— Quels exercices pratiques ? C’est quoi ces conneries encore ?
— Ben, le sexe.
— Oui. Quel rapport avec le blaireau dans le jeu ?
C’est toujours aussi nébuleux dans le cerveau de Théo.
— Le sage.
— Oui, appelle-le comme tu veux.
— Dans le jeu, le sage dit que ce n’est pas la peine de chercher loin ce que l’on a près de soi. Et ça a fait tilt dans ma tête.
— Tant mieux. Mais quel rapport avec le sexe ? On n’a rien sur place. On n’a que notre mère ou notre beau-père. Tu nous vois en train de… tu vois ce que je veux dire ?
— Aurèle. On a Aurèle.
— Aurèle ? Quel rapport avec le sexe ?
— Ben, c’est une fille.
— Oui, j’avais remarqué. Mais c’est une gamine. Pas mal, il faut le reconnaître, mais une gamine quand même. Non, nous, il nous faut de vraies femmes, pas des gamines. Non, ça colle pas, faut trouver autre chose.
Jules secoue la tête. Il cherche des arguments pour convaincre son frère. Théo ne résiste pas longtemps à une argumentation un tant soit peu construite. Il fait preuve de peu d’esprit critique. C’est souvent le dernier qui a parlé qui a raison. Toute personne capable de réfléchir à sa place est accueillie à bras ouverts. Jules le sait, mais encore faut-il se montrer convaincant.
Ça y est, Jules vient de trouver l’idée.
— Tu sais, l’autre matin, j’étais pas en avance…
— T’es jamais en avance. Si c’est pas moi qui te réveillais, on serait jamais à l’heure au bahut.
— C’est vrai, reconnaît Jules. L’autre matin donc, j’étais en retard, mais j’ai quand même voulu me laver les dents, j’avais un rencard avec une meuf de troisième. Bon, ça s’est pas goupillé comme prévu. Je me suis précipité dans la salle de bains. Je me rappelais pas que c’était l’heure d’Aurèle. J’ai ouvert la porte, elle n’était pas fermée à clé. Aurèle avait oublié de le faire. Quand elle m’a entendu ouvrir la porte, tout de suite elle s’est couverte avec sa serviette.
— Tu parles, pour ce qu’elle a à montrer, elle aurait pu te laisser regarder. Les filles, c’est vraiment n’importe quoi des fois. Elles te font la gueule si t’essaies de voir un bout de leurs seins, mais ça les empêche pas de se foutre à moitié à poil sur Instagram. Non, crois-moi, les gamines, faut ignorer, faut passer à l’étage supérieur.
— Mais enfin, attends, j’ai pas fini. Elle a été vite pour se couvrir, mais j’ai quand même eu le temps d’en voir un peu. Et crois-moi, frangin, elle est pas mal foutue. Sa poitrine est pas mal. Pas de gros seins encore, mais déjà pas mal.