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Si la découverte d’un gisement de charbon à Jrada n’avait pas bouleversé les choses, des pères et des frères de toutes les régions du Maroc subsisteraient. Ce livre se penche sur l’histoire de la silicose qui a ravagé cette ville. Aujourd’hui, les traditions s’effacent sous la dominance des téléphones portables et des médias modernes, rendant difficile la transmission des mœurs et habitudes de nos ancêtres aux jeunes générations. Bien que les temps et les attitudes changent, nous avons le devoir de préserver et de partager les modes de vie de nos grands-parents. Cet ouvrage explore les coutumes des douars autour de Jrada, allant de la période précédant le protectorat à l’après-indépendance.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né à Elaouinet, près de la mine de charbon de Jrada, vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale,
Mohamed Brahmi a été placé chez son grand-père à Jrada par des parents désireux de faire de lui un Fkih. Le destin en a décidé autrement. Aujourd’hui retraité, il est passionné par la littérature française, un amour qui l’a amené à reconstituer par écrit les événements de son enfance, fondés sur ses souvenirs et ceux de ses grands-parents.
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Mohamed Brahmi
Fatras de souvenirs d’enfance
Tome I
Roman
© Lys Bleu Éditions – Mohamed Brahmi
ISBN : 979-10-422-4536-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Chaque matin et toujours en haleine, les petites cheminées du quartier indigène crachent sur le ciel leurs fumées. Ces produits gazeux et grisâtres se donnent rendez-vous au-dessus de la cité de Jrada. Ils forment, ainsi, une chape sombre qui stagne haut sur le village avant de s’en aller comme un nuage emporté par le vent. Le brouillard ainsi formé ne contient aucune gouttelette d’eau. La sirène, hurlant comme un loup, règle les activités de la mine ainsi que le reste des habitants du village. Elle se fait entendre à midi, à quatorze heures pour les travailleurs du jour. Le grand portail du carreau numéro 11 s’ouvre, à chaque sortie du travail, pour vomir sur la route goudronnée qui mène au village, la foule compacte des salariés du jour, des ouvriers des ateliers et des employés des bureaux de l’administration de la mine qui rentrent par bandes chez eux.
Les gueules noires, les mineurs de fond, passablement débarbouillés dans la douche du carreau de la mine, rentrent chez eux dans la cité de fumée et de boue ou de poussière.
Le mendiant, qu’on surnomme le « chrétien », à la barbe rougeoyante et au visage rubescent, entame, chaque jour, son itinéraire habituel à travers les petites ruelles de la cité indigène. Il affirme qu’il a abjuré le christianisme pour la foi de l’islam. C’est un singulier personnage devenu familier dans le paysage de la cité. Il est grand, légèrement ventru, toujours habillé de la même djellaba brune tachetée de traces d’huile. Tous les matins, invariablement, il fait le tour de la cité indigène, en suivant le même trajet, pour demander l’aumône. On l’entend dès le début de la rue clamer, à haute voix, qu’il a apostasié. Il brandit un cadre de bois où l’on remarque une ancienne photo de lui, fixée sur un papier portant des écritures que je n’ai jamais su déchiffrer. Et pour susciter la pitié, il annonce haut et fort sa conversion à l’islam. Sa litanie, qu’il déclame de façon répétitive, le caractérise de tous les autres mendiants. Je lui prête, chaque fois qu’il passe, une attention particulière mêlée surtout de curiosité. Il doit sûrement venir d’un des lointains pays chrétiens inconnus, où il a laissé ses parents, ses amis et sa terre.
Je reviens du four à pain collectif public. Car, peu auparavant, j’y ai porté le pain pour qu’il soit cuit dès la première fournée. J’y ai rencontré l’épouse d’un proche de Halim chez qui je réside. Elle habite juste en face du four banal.
« Dargham, dit-elle, demande que tu passes chez lui ».
Dargham, c’est le nom de son mari.
En entrant chez lui, je le trouve absorbé par un cérémonial qu’il effectue avec un art consommé tel un rituel : il est en fait en train d’apprêter du « kif ». C’est un fumeur invétéré de ce produit. Non seulement il le fume, mais encore, il le prépare lui-même pour sa consommation personnelle et pour plusieurs autres de ses connaissances.
Sur une table basse en bois est posée une grande grappe de tiges d’herbes séchées. C’est du kif en branches. Il les effeuille, avec patience, une par une, ne retenant que les feuilles. Il se met à l’aide d’un couteau à les hacher méticuleusement jusqu’à les réduire en petits fragments. Il prend sa pipe qu’il nettoie, puis souffle dedans pour jeter le reste des cendres sur le parterre. Il allume le petit fourneau de terre cuite rouge bourrée du nouveau produit. Puis, tenant sa longue pipe de ses mains, il aspire et renvoie par le nez une première bouffée. Le regard dans le vide, satisfait de la qualité et dans un état de béatitude et d’apaisement, il déguste le thé froid. Finalement, il s’applique à diviser le tas de feuilles de plante, obtenu en parts égales qu’il enveloppe chacune dans un morceau de papier. Il me confie plusieurs petits emballages pour les remettre à leurs destinataires dont il m’indique les noms. Ces derniers sont pour la plupart des gens de sa région dont je connais par ailleurs les adresses. Ils habitent tous sur mon trajet de retour. Ayant livré, au pas de course, les petits colis, je reviens à la placette des Souassas. En face de la mosquée, quelques enfants de mon âge jouent, sur un terrain de fortune, au football avec un ballon rapiécé. D’autres font rouler des jantes de vélo dépouillées de leurs rayons et de leurs moyeux. À l’aide d’un bout de fil métallique, ils les font avancer et diriger devant eux avec une aisance presque miraculeuse.
Sahel, mon camarade de classe, que ces jeux n’intéressent pas, est assis, seul, sur la margelle de la fontaine publique, les pieds dans le vide. Il me suggère de faire une « tournée » dans la grande place du marché. Une habitude que nous nous laissons prendre les jours où nous n’avons pas cours.
Deux ânes se grattent mutuellement. Un autre se roule dans la poussière. Ces bêtes, dont le dernier service a été de transporter la menue tente aux abords de Jrada, sont abandonnées maintenant à leur sort. Un groupe de chiens errants fait le tour des bacs à ordures. Ce sont d’anciens chiens bergers. Les propriétaires de ces animaux, qui affluent des campagnes, ont dû se convertir en mineurs. Le sol est jonché de fientes d’animaux.
Dans la grande place du souk, les jours se suivent et se ressemblent.
Un conteur public debout, silencieux un moment, promenant un regard circulaire sur la foule qui l’entoure arrête son chant et dit tout haut :
« Mes bons messieurs, veuillez me donner la charité pour l’amour du Bon Dieu ».
Il fait une dernière halte puis le tour de l’assistance pour recueillir les pièces de monnaie qu’on veuille bien lui donner. Ces séances sont entrecoupées par des intermèdes qui lui sont indispensables pour qu’il reprenne le cours de son récit dont il conduit malicieusement bien l’intrigue.
À l’ouest, une grande porte, pratiquée sur mur haut sans fenêtre comme pour se dissimuler aux regards, s’ouvre de temps à autre. Elle laisse entrer ou sortir, de cette demeure relativement élevée et mystérieuse, des personnes avec les têtes basses, aux airs pressés et décidés comme des habitués du lieu. Ils ne sont pas toujours les mêmes. Cette demeure a tout l’air d’appartenir à une grosse femme habillée, à l’européenne, en noir et dont les lèvres sont maquillées de rouge écarlate sur un visage blanc farineux. Cependant, elle semble ne rien apercevoir de ce va-et-vient. On la remarque quand elle fait sortir son petit chien en laisse pour le promener et faire ses besoins non loin de l’entrée puis elle rentre l’animal dans la maison mystérieuse. Cette bizarrerie contraste avec le paysage de la place du souk fréquenté par des indigènes vêtus de djellabas et de burnous et de rares femmes voilées en haïks suivant au pas leurs hommes. Je sens bien que ce lieu, dont la dame au visage blanc semble être la propriétaire, n’est pas un endroit pour tout le monde et en particulier pour les enfants de mon âge. C’est Sahel, mon camarade, qui m’a expliqué ce mystère :
« C’est un boxon, explique-t-il, pour les gens aisés ; pour les indigènes et les autres, ils ont leurs bobinards à bon marché dans le village des mottes à côté du cimetière. Tu sais l’endroit où dans des ruelles étroites, et à chaque porte des femmes, pas nécessairement jolies et outrageusement fardées, des péripatéticiennes de plein exercice qui se tiennent dans des positions aguicheuses et lancent des mots dans un style scénique et font des signes d’invitation. D’ailleurs, c’est une zone de mauvaise hygiène. Les pauvres femmes ont beau nettoyer devant leurs portes, les miasmes des égouts à ciel ouvert se font sentir dès l’approche de ce secteur ».
Au retour, nous faisons un crochet pour atteindre la ruelle principale par où débouchent toutes les sorties des blocs au nord des habitations de la cité indigène. Sahel me fait signe de suivre. Nous entrons dans un petit couloir couvert, sombre et humide.
« C’est “dar saboune”, littéralement “la maison du savon”, me dit mon camarade : Des femmes, armées de petits bâtons, s’activent avec hardiesse à décrasser les combinaisons de mineurs de leurs hommes
« Les mineurs célibataires viennent ici aussi se servir de la baignoire pour laver et épouiller leurs vêtements », me fait observer Sahel.
Sahel, dont le père travaille aux services d’entretien du jour de la mine, me signale que le chef de son papa possède une grande maison où il a une buanderie à lui tout seul. Il n’a pas besoin de faire la queue dans « dar saboune » pour laver son linge.
« J’ai accompagné, plusieurs fois, mon père, sollicité par son chef pour l’aider à faire des travaux dans sa maison. D’ailleurs, j’y ai vu un très beau chien d’une propreté extraordinaire. Il ne souffre d’aucune puanteur comme les matins errants dans la cité, dépourvus de bases de socialisation, qui empestent le fauve à plein nez et passent leur temps à se bagarrer pour des résidus de nourriture malsaine et reçoivent des coups de pierres à chaque coin des rues. Le chien “de salon” du chef circule librement dans toutes les chambres, joue avec les bébés et possède même une cabane aménagée dans le jardin où il se repose et dort ».
En longeant la ruelle, nous rencontrons plusieurs hommes assis aux coins des rues. Ils sont pour la plupart des habitués qu’on voit régulièrement prendre place en face du soleil. Ce sont des mineurs atteints de silicose, le naufrage qui n’épargne aucun travailleur de fond. Avec la silicose, on ne risque pas de se rater.
Les passants ne font aucune attention à eux. Ils sont une partie du décor ordinaire des rues. Ils ne sont pas toujours les mêmes ; au fil du temps, quelques-uns partent les premiers, d’autres arrivent pour les suivre bientôt.
Tous ces mouvements de va-et-vient de la vie ne les touchent plus. La vie dans ces ruelles, théâtre où il y a quelques années, ils étaient acteurs, continue immuable et sans eux. Vêtus invariablement de djellaba, enturbannés, une canne à tête courbée sur un bout gît à côté de chacun d’eux à portée de main. On discerne nettement de leur état la souffrance qu’ils ont endurée à l’intérieur des boyaux de la mine. Leurs visages burinés et leurs mains sont ravinés de rides. Leurs bouts de bras visibles sont osseux. Les cicatrices et les stigmates indélébiles portent l’empreinte d’une enfilade de blessures. La peau parcheminée est comme celle d’un vieillard. Leur teint a perdu étonnamment de son éclat et de sa brillance pour des individus dont la barbe et les tempes sont à peine grisonnantes.
À les observer de loin, ils donnent l’impression de « se faisander » et que leur fin est proche. Reprenant leurs places habituelles et leurs songeries quotidiennes, ils attendent une guérison qui ne vient pas. Ils se recroquevillent sur eux-mêmes, le dos collé au mur. Dans cette posture de mort en sursis, un semblant d’être dans la vie. Résignés à la traîtrise de la maladie, ils donnent à voir l’aspect de vieux cacochymes, croulant sous l’effet des ans. Étant au pire, en proie à leur trouble de respiration, à leurs râles et à leur toux et gérant leurs noirâtres expectorations, ils attendent leurs tours au cimetière. Les plus bileux et atrabilaires, parmi eux, qui s’emportent facilement et s’irritent trop souvent, quand, dans nos jeux, nous nous approchons trop près d’eux, se sont résignés. Nous n’entendons que rarement et timidement leurs colères comme si, n’ayant plus la force de lutter, ils perdent ainsi l’intérêt à la vie. Les échanges de paroles avec les passants de leurs connaissances sont limités au strict minimum, un bonjour, un autre comment vas-tu.
Ils deviennent indifférents aux joies de famille, aux divertissements du village. Ils se lèvent, ils marchent, mais sans la vitalité et la fermeté d’antan. Peu à peu, abandonnés par leurs corps, ils perdent l’envie de manger, de boire, de parler, ne se lèvent et ne sortent que rarement. Ils s’enfoncent, s’enlisent jour après jour, comme s’ils ont renoncé à vivre. Leur vie a basculé. Celle de leurs familles aussi, qui se consacrent à soulager leur peine et leur souffrance, sachant que la seule issue qui leur reste, c’est de les accompagner vers leur dernière demeure. Vêtus de leurs amples djellabas, leurs visages hâves leur donnent une apparence d’un cadavre ambulant, sursitaire, que le fossoyeur du cimetière guette à la moindre crise de mauvaise toux qu’ils doivent désormais traîner. Le corps cati, usé prématurément, dépourvu de fraîcheur et de la vigueur de la jeunesse à une période de la vie où l’on a la force de l’âge. La silicose en a fait des hommes âgés, alors que la plupart n’ont pas encore atteint la première vieillesse. La peau de leurs visages de leurs mains est tirée, abîmée et déjà fatiguée et marquée en peu de temps. Vieillis avant l’âge, au bord de la tombe, ils s’exercent maintenant à la mort qui les suit pas à pas, matin et soir.
Mais considérés de près, et au vu de leurs favoris et leurs barbes on peut sans se tromper conclure qu’ils n’ont pas encore atteint la vieillesse chenue.
Néanmoins, ils perdent toute vigueur, leurs regards sont dans le vague. Ce n’est pas, en tout cas, la vision du monde qu’ils désiraient en quittant leurs douars. Arrivés à ce stade, tout se passe comme si leur maladie n’intéresse plus personne.
À quoi songent-ils ? Aspirent-ils encore à un avenir alors qu’ils n’ont plus qu’un passé ? Quant au présent, ils se voient dépérir en marge de la vie. Le monde s’écroule sous leurs pieds. Ils sont probablement saisis par le sentiment d’attachement qu’ils éprouvent envers leurs lieux d’origine. Contraints de s’engager comme mineurs pour cause de faim, de maladie, de conditions misérables de vie, ils sont des milliers à quitter leurs douars. Une décision difficile et un choix douloureux. De toutes les façons, rester au douar ou hanter les boyaux de la mine, le risque est le même. Mais un désastre à venir ne vaut-il pas mieux qu’un effondrement immédiat ? On ne demande pas à un affamé de réfléchir et de penser comme un nanti.
Ressaisis, probablement, par les souvenirs qui leur reviennent, ils conservent encore les images des terribles sécheresses qui ont sévi dans leurs douars. Le rappel pénible et lointain des cadavres du bétail qui jonchent la terre asséchée et craquelée, est à jamais fixé dans leurs esprits.
Quant aux parcours personnels qui caractérisent la période de leurs vies dans la cité minière, ils ne sont pas une petite affaire.
Il est temps de ramener le pain du four, comme dit Hallouma ma bienfaitrice, le « debbou », la sirène de la « moitié du jour », va bientôt corner.
Les « CNA », acronyme faisant référence aux « Charbonnages nord-africains » est l’entreprise qui exploite le gisement de charbon situé à Fadan Jmal, littéralement l’aire du chameau. Nom du site qui est passé aux oubliettes et remplacé, depuis la création du centre minier, par celui de « Jrada » (sauterelle en arabe), endroit situé plus à l’est. Auparavant, c’était la « Société Chérifienne des Charbonnages » qui avait commencé l’exploitation du gisement minier. Une société mixte dont l’État, représenté par le B.R.P.M (établissement étatique), possédait le tiers des actions et le privé en avait le reste et en détenait la majorité.
Le fonçage du premier puits d’extraction y est effectué en 1930, année du commencement de l’exploitation du bassin houiller unique au Maroc. Entre les années 1943 et 1953, la production du minerai de charbon a été multipliée par cinq. La population a atteint dans ce site 25 000 âmes et a représenté la deuxième agglomération dans l’Oriental du Maroc. Les demandeurs d’embauche sont issus de toutes les régions du Maroc.
En remontant à l’origine de la découverte du gisement de JRADA, le charbon qu’il renferme est considéré comme un minerai plutôt pauvre, difficilement exploitable et d’un rendement marchand inférieur d’environ la moitié de ceux des charbonnages français.
Il est, certes, étendu, mais ses cinq ou six couches exploitables sont minces et espacées. Il est cendreux, pyriteux, et surtout très friable. Il contient assez de soufre nuisible. Les conditions géographiques compliquent davantage l’exploitation. L’emplacement est isolé. Il est loin des axes routiers, des ports et des grands centres. Le climat de Jrada est aride et le manque d’eau y est un autre grand obstacle.
Cette évaluation confirme que l’exploitation n’est pas viable économiquement. Les coûts d’exploitation ne sont pas compétitifs. Les techniques d’extraction à mettre en œuvre ont permis de constater qu’on ne peut ni mécaniser le travail ni le concentrer afin d’augmenter le rendement : le minerai se présente en couches minces et espacées ; il se désagrège facilement en grains ou en poudre.
Toutefois, le site renferme de l’anthracite de bonne qualité dont les réserves ont été évaluées à une centaine de millions de tonnes. Sa durée de vie est évaluée à plus de deux siècles.
Comme il n’y a pas de moyen d’économiser la main-d’œuvre, la meilleure et unique méthode à développer, pour l’exploitation de ce gisement, reste l’utilisation individuelle et manuelle du marteau piqueur. Ce qui, en conséquence, impose nécessairement, la multiplication des petits chantiers. L’effroyable expansion de ces derniers devient la logique même de la plus grande rentabilité.
Autrement dit, pour le rendre rentable, ce gisement exige beaucoup d’ouvriers sachant travailler aux marteaux piqueurs.
De grands investissements sont réalisés pour remédier à ces différents inconvénients d’exploitation. Ainsi, un téléphérique puis un chemin de fer reliant Jrada à Guenfouda sont aménagés. Un chemin goudronné joignant le village au réseau routier est construit. Des logements pour fidéliser le personnel sont réalisés autour du carré de la mine.
Quant à la main-d’œuvre, trois facteurs conditionnent son emploi afin d’abaisser le coût de revient : disposer d’une main-d’œuvre importante, qualifiée et à salaire bas.
Les sécheresses qui s’abattent sur le pays et se succèdent affament les populations. Chassé par la misère, beaucoup de jeunes et de moins jeunes viennent chercher du travail dans la mine. De ce côté-là, on ne peut avancer qu’il y a une pénurie de travailleurs. C’est une main-d’œuvre abondante, qui ne peut être que corvéable et taillable à volonté.
Très vite, Jrada, terrain en friche servant de pacage pour les troupeaux, se peuple d’indigènes venus grossir le site minier et sa périphérie. Les exodes ruraux des autochtones viennent successivement accroître le nombre impressionnant des « aachats », petites tentes plantées aux environs de Jrada. Rien qu’à Hassi-Blal, à l’ouest de Jrada, leur nombre s’élève à environ huit cents au milieu des années cinquante. Un « quartier des mottes », construction en pisé, s’érige au sud de la cité indigène. Jrada devient, en un temps rapide, la seconde agglomération, au Maroc oriental, après Oujda.
Du fait des difficultés et de la dangerosité du travail, des départs incessants d’ouvriers sont enregistrés. Les embauches d’ouvriers sont continuelles, mais aussi beaucoup de réembauches ininterrompues d’anciens ouvriers au vu de leurs compétences acquises dans les boyaux de la mine. Ces derniers, en raison d’échapper à la misère, reviennent à l’enfer après avoir dépensé leurs maigres économies. Ce qui permet ainsi, à l’entreprise minière, d’avoir une rotation importante de travailleurs qualifiés à sa disposition. En 1950, elle embauche ou réembauche sept mille mineurs afin d’en maintenir cinq mille seulement. Découvrir un filon d’anthracite à extraire et disposer d’un « filon humain » en main-d’œuvre autochtone, corvéable à merci, à explorer, est une aubaine inespérée.
En 1956, le nombre d’autochtones qui ont pu être inscrits parmi le personnel « agent » est de seulement cent, alors que l’entreprise minière a commencé ses activités en 1930. Les Européens sont six cents à bénéficier pleinement de hauts traitements et des avantages sociaux. On comprend par-là que les questions de qualification et d’avancement ne concernent pas le reste des mineurs, les autochtones, qui se chiffre à quatre mille trois cents.
Donc, sur un effectif global de cinq mille travailleurs, la mine fonctionne pratiquement avec :
– six cents Européens et une centaine de Marocains qui sont classés comme agent. Ils sont rémunérés, en conséquence, convenablement suivant leurs grades ;
– quatre mille trois cents autochtones misérablement payés. Ils perçoivent uniquement des salaires de manœuvre.
Ainsi, avec une pression forte sur les salaires des indigènes et une main-d’œuvre aussi importante, rien ne peut mettre en péril l’équilibre économique de la société des CNA. La grande demande d’embauche constitue une opportunité avantageuse qui arrange bien la société minière. Elle l’utilise, entre autres, chaque fois que les mineurs brandissent le spectre de la grève pour appuyer leurs revendications.
Au sein des bureaux des CNA, derrière des portes feutrées, la production de l’anthracite et le mode de son extraction, sont l’objet de toutes les attentions.
Mais on semble ne pas prendre la pleine mesure de la terrible, l’irréparable et de grande ampleur la catastrophe sanitaire des mineurs. Ce désastre, c’est la silicose. Une affection pulmonaire causée par l’inhalation de la poussière de charbon, qui frappe les travailleurs de fond. Avec le temps, les poumons sont condamnés à s’user et à se détériorer.
On ne parle de la cité ouvrière qu’en termes de tonnage produit d’anthracite. C’est le sujet chaud de tous les jours. La silicose, pourtant présente, semble ne pas faire partie des préoccupations de la mine. C’est un détail sur lequel on préfère glisser rapidement. Et c’est cela qui est tragique : les mineurs subissent les uns après les autres le même sort dramatique sans que l’impact irréversible de ce poison soit un problème pour personne.
Ayant atteint la dose létale de silice, les mineurs sont, pour ainsi dire, usés et consumés. D’un coup, tout s’arrête. Ils sont, désormais, des déchets du processus d’extraction du minerai. Ils font partie des objets dont les responsables de la mine doivent, aussitôt, faire le ménage.
On sait, depuis des siècles, que la silicose est une maladie sans remède. C’est la plus ancienne affection pulmonaire professionnelle. On autorise, on encourage des individus à s’exposer à la poussière du charbon à l’intérieur des mines et inhaler des particules de silice quotidiennement, pendant plusieurs heures d’affilée. Au bout d’une dizaine d’années, le constat est catastrophique et sans appel. Des dommages irréversibles des poumons apparaissent clairement sur les radiographies de la cage thoracique du mineur. Il subit, dès lors, une détérioration de son état général avec une évolution rapide qui le pousse vers la fin. C’est légal, c’est accepté et les ravages de la silicose comme maladie irréversible ne dérangent personne. On va jusqu’à organiser et célébrer un concours d’extraction du minerai. Ainsi le chiffre de 1480 tonnes est atteint, en un jour, au milieu des années quarante ; un record qui représente, en moyenne, 600 kg par mineur. Autrement dit, c’est un nombre non négligeable de 2500 travailleurs de la mine qu’on acharne comme des fauves en leur donnant l’appétit de l’émulation ; une compétition efficace, toute faite pour s’exténuer à aspirer la poussière de charbon et se détériorer les poumons le plus rapidement possible. En l’absence de la mécanisation, les conditions de travail sont encore plus dures, pénibles et déplorables. Se dépensant à fond, les mineurs consument leurs vies par les deux bouts.
Dans de telles conditions, il est aisé d’imaginer les retombées de ces outrances. Les attaques insidieuses des poumons par la silicose s’accomplissent dans le temps. Les dégâts s’aggravent jour après jour, jusqu’au moment où inéluctablement ils provoquent des séquelles irréversibles. Ces mineurs entrent prématurément en sénescence. Leurs corps sont rabougris et décrépits. Ils déclinent prématurément. Côtoyant la camarde, agonisant chaque jour en détail, ils finissent par ressembler à des morts qu’on a oublié d’enterrer. Leurs corps s’usent trop tôt et sentent l’odeur de vieux, pareil à un spectre sur qui la mort a déjà placé une main infaillible. Ils n’ont pas besoin de donner des détails sur leur mauvaise santé. Ils sont désormais classés dans le subconscient collectif de la mine comme des êtres qui ne servent à rien et qui attendent afin de disparaître d’un moment à l’autre sans dommages et sans que ce soit un problème sanitaire grave. C’est comme si on diminuait l’importance de leur calvaire dont on n’en tient pas compte.
Les victimes de la silice mortifère donnent alors l’illusion de ne pas s’arrêter de mourir. Étiolés, exclus, inutiles, ils ne semblent déjà plus être des nôtres. Ils sombrent dans les abysses de la déréliction par désespoir.
Au cours de leur carrière, ils ne se diffèrent les uns des autres que par le pourcentage d’atteinte de leurs poumons par la silicose. Le diagnostic de celle-ci est le signe d’une affection qui est fatale au mineur. Quant au pronostic, il est prévisible et grave. Il n’y a pas de miracle à attendre du côté de la guérison de cette maladie.
Du coup, commence la descente aux enfers du silicosé : jusqu’alors, il a vécu, après, son corps échappe à son contrôle. Il ne lui reste alors plus rien d’autre à faire que se voir mourir à petit feu. Peu à peu, on ne voit plus chez lui la forte présence qui témoignait jadis d’une intense acuité de ses sens, cette détermination dans le regard et cette vivacité d’esprit. Car vivre avec la silicose, c’est désormais côtoyer quotidiennement la mort en essayant de l’apprivoiser en s’accrochant à la vie. La mort tourne autour de lui. Elle le nargue pendant qu’il s’efforce de contrôler les essoufflements et les sifflements de sa poitrine. Elle est plus meurtrière en hiver, saison pendant laquelle, avec des poumons faibles, le froid ravive des toux déchirantes : il s’enrhume plus facilement. Nous observons alors un pic de mortalité et de processions funéraires se succédant dans le cimetière. Ainsi, il ne se passe pas une seule semaine sans qu’il y ait d’enterrements suivis par un cortège plus ou moins maigre.
Cette maladie a usé prématurément et décimé non seulement une bonne partie des tribus limitrophes, mais aussi beaucoup de familles des diverses régions du pays qui se sont permis de se payer le luxe d’hypothéquer leur jeunesse et leur avenir comme des martyrs volontaires. Il n’est pas rare de relever que les boyaux de la mine engloutissent, l’un après l’autre, la totalité d’une fratrie masculine en âge de travailler. Un lourd tribut qui se paye en vie humaine.
Dans cette corporation de mineurs du fond, on perd beaucoup en route ceux que la faux du mal de la silicose a abattus au milieu de leurs meilleures années d’adultes. Car ceux qui sont touchés par la silicose ont tous en commun le fait de sortir trop vite de la vie d’ici-bas. On ne rencontre pas de vieux ouvriers atteints de sénilité due à leurs âges avancés et que leur disparition n’est pas ressentie comme une perte importante. Et il n’y a absolument rien d’anormal à décéder au dernier stade de la vie. Quand les enfants adultes meurent avant leurs parents et que cela se répète dans plusieurs familles de mineurs, il y a forcément un problème. Car on constate cette réalité pendant les saignées de guerre, lorsque les pères se séparent leurs jeunes fils tués au front. Les conflits armés ont des arrière-saisons et finissent, assez souvent, par prendre fin. Le gisement de Jrada, lui, est estimé à deux cents ans de vie.
Les victimes laissent derrière eux le souvenir d’un espoir perdu. Une tentative ratée de chercher le bien-être et le bonheur.
Mais partir à la force de l’âge et emportant avec soi une bonne partie de son avenir, laissant femme et enfants en bas âge, c’est commettre sur soi-même un « meurtre » assisté et commandité à l’embauche par la société des charbonnages.
L’entreprise minière traite ce processus avec un irrespect des plus méprisant de la vie humaine. Cette industrie consomme les mineurs. Ses responsables sont plus soucieux de rendements élevés que la santé des travailleurs de fond. Les cols blancs de l’administration de la mine, pointilleux, arrangent et organisent minutieusement, avec désinvolture, tel un devoir courant et inoffensif, ces forfaits. Ils doivent accomplir correctement, ces attentats collectifs à la vie des mineurs par empoisonnement moyennant des prises de doses quotidiennes par inhalation de poussière de silice. Un rouage parfait dans la grande machine à consommer de l’humain, comme un produit entrant dans la catégorie de produits de consommation classique, pour le bien du progrès de l’industrie.
On ne peut qu’être pour l’évolution bénéfique des conditions humaines, mais pas au détriment de l’être humain lui-même. Ce travail dans les conditions de son exercice a largement donné les preuves de sa nocivité et de son caractère létal. Quand la silicose devient la rançon du progrès, c’est que celui-ci n’en est pas un ou un progrès trompeur. En dépit de ses conséquences désastreuses, ce mal n’est nullement vu comme un scandale sanitaire.
Entreprendre, pour une entreprise, une activité non rentable financièrement est pratiquement impossible. Mais sacrifier la santé des mineurs pour le bien-être économique de la société houillère ne semble pas être un défi au bon sens, voire une absurdité. Aucun intérêt n’est valable quand il s’associe à un désastre pareil.
Cette industrie qu’on sait délétère met en danger délibérément la vie des mineurs. Son exercice confine au « crime organisé ». Un « crime » qui ne tombe sous aucune loi ; car il est « proprement » fait.
L’entreprise minière est parfaitement responsable : elle fait des profits financiers en exposant les mineurs à une atmosphère nocive et malsaine. Elle met tout bonnement la vie des mineurs en danger.
Mais il semble qu’elle n’est pas coupable.
Les CNA font miroiter l’octroi d’un statut de mineur qui garantirait des droits. La silicose est érigée en statue de maladie professionnelle. Un rang qui permet à l’entreprise d’empoisonner légalement en mettant, seulement, en cause son caractère pathogène. Car l’administration des charbonnages ne peut pas « empêcher » la silicose d’être nocive ! Autrement dit, c’est sacrifier la santé des mineurs pour le compte des CNA en accusant la silicose !
Dans cette besogne des charbonnages, bien huilée, les places vacantes au fond sont aussitôt pourvues de main-d’œuvre, une chair humaine jeune et fraîche. Tout cela, les réembauchés et aussi les nouvelles recrues le comprennent pertinemment et continuent à s’enrôler même s’ils savent qu’ils vont le payer de leurs têtes. La misère et la gêne sont, certes, les principales causes de leur engagement dans la mine. Mais, ils le font aussi par suivisme et aveuglement que leur procure l’état de dénuement.
La vie dans des conditions de grande précarité n’est pas un contexte propice à trop réfléchir avant de s’engager dans la mine. Dans de telle situation sociale, s’empêcher de s’embaucher tient de l’héroïsme. Et il est difficile de justifier cet enrôlement dans l’enfer des entrailles souterraines des charbonnages comme étant un consentement « volontaire ». Ce travail, dur et pénible, et ses conséquences néfastes sur la santé des travailleurs, est similaire au « travail forcé ». C’est un autre visage de l’exploitation des autochtones au nom du développement.
Les recruteurs, les patrons de cette machine à réduire les âges, eux, ils n’ont rien à regretter. Ils s’acquittent de leur tâche qui n’est qu’une action parmi d’autres planifiée avec application au sein d’un procédé dicté par des considérations de profits et une obsession de la notion de rentabilité. Ils se vouent tous au monstre de la logique des ressources de l’énergie.
La question à se poser logiquement est celle de savoir s’il n’est pas préférable d’extraire le charbon de cette méthode, mais de préserver la santé des autochtones.
Les médecins, embauchés par les CNA et donc ne sont pas choisis par les patients, mais imposés, se contentent de suivre à la lettre les instructions de leur employeur. Ces praticiens de la médecine dite de « travail » côtoient la désolation, la souffrance, et souvent la mort, ont l’indifférence comme carapace sur le cœur pour se préserver. Ils ne semblent se poser aucune question. Ils se chargent de constater la maladie chez les anciens mineurs et puis de vérifier « l’aptitude » des nouvelles recrues. Ils cautionnent le dommage et ils passent donc vite à la victime suivante.
Rayé des contrôles, dépourvu de santé, le mineur compte désormais sur sa maudite maladie, la silicose, pour avoir une incapacité professionnelle permanente. Il y tient. Cet état lui confère une pension ainsi, surtout, qu’à ses ayants droit. Car lui, il sait qu’il n’en profitera pas longtemps. S’inquiétant de l’avenir de ses enfants et de son présent, il ne lui reste que l’espoir d’une rente qu’il souhaite et à laquelle il s’attend. Il s’évertue de toutes les dernières forces qu’ils lui restent, à l’acquérir avant de partir.
Quant aux habitants d’Elaouinet, en vrais autochtones, ils ne tirent aucun profit des ressources de houille disponibles sur les terres de leurs ancêtres. Leurs pacages sont occupés. Leurs eaux souterraines sont exploitées et au fur et à mesure polluées. La déforestation des environs s’accentue d’année en année. L’air est pollué. En outre, ils assument l’émergence des méfaits sociaux qu’engendre l’exode rural d’autres autochtones qui viennent chercher du travail et se donner en servitude. La promiscuité et le contact subversif du voisinage développent l’excès de boisson, le tabac, les maladies contagieuses.
Les câbles électriques, soutenus par des supports métalliques ou en béton, traversent les champs sans éclairer aucune tente sur leur passage. La nuit, les seules sources lumineuses dans les foyers sont les flammes des lampes au carbure qu’accompagnent un discret et continu chant, les quinquets à l’huile lampante ou les feux de bois de cuisson. Les lignes électriques rappellent seulement, aux gens des douars, que leur pendule qui indique le temps n’est pas à l’heure depuis longtemps. Les pieux de bois des tentes les accrochent encore aux temps passés. Par-delà les siècles, l’araire en bois, la moisson à la faucille, le ravitaillement en eau par outre à dos d’âne subsistent encore aujourd’hui.
Et pour ne rien arranger, deux émeutes, une à OUJDA suivie le lendemain d’une autre à JRADA, ont eu lieu contre les juifs. Plus d’une quarantaine de personnes y ont perdu la vie.
Moua-moua, la « gazette » du douar, dont on connaît le souci des détails, paraît savoir le court et le long de la « zazza », l’émeute des juifs. Et chaque fois qu’on le lui demande, il répète l’histoire par le menu et ne fait grâce d’aucun détail. Pour la majorité des habitants du douar, sa relation circonstanciée des faits est difficile à comprendre à cause justement de la profusion de détails :
« Moi, je vous dis qu’à l’origine première de cette histoire, les juifs balançaient entre plusieurs choix de destination. Car au début, les “roumis” ont proposé aux juifs, en compensation des atrocités qu’ils leur ont infligées, de leur donner une terre à côté d’eux, ou en Amérique ou en Afrique pour y créer une nation. Malheureusement pour nous les Arabes, c’est sur la Palestine que le dernier choix est fixé. On n’en serait peut-être pas là, avec cette “zaza” des juifs, s’ils avaient choisi un autre endroit que la Palestine. Leur préférence a été motivée par un idéal religieux pour mieux maquiller l’entreprise de colonisation pure et dure des terres d’Arabes qui n’étaient ni leurs voisins, ni leurs ennemis comme les chrétiens qui les accusent d’avoir tué leur dieu, et qui n’ont brûlé ni chassé aucun juif. Et ce vieil adage de chez nous : “le minaret est tombé, pendez le barbier”, confirme aisément cette situation. D’ailleurs, après la proclamation d’un état pour les juifs, la zaza a débuté à Oujda avec une altercation où un juif a poignardé à mort un musulman. En l’absence d’aucune réaction du commissaire de police Brunel, l’émeute s’est déclarée le matin. Quatre juifs et un chrétien sont tués au quartier ouled Amrane. Mais le lendemain, par un étrange arrangement des choses, la tuerie continue, non pas à Oujda où elle a débuté, mais à soixante kilomètres de là, à Jrada où trente-huit personnes ont trouvé la mort. »
Le grand-oncle trouve aussi cette histoire suspecte :
« Moua-moua est mon neveu. Je le connais bien. Il aime bien historier un récit et l’enjoliver de détails approximatifs. Mais, j’en suis même à me dire que c’est bizarre pourtant ? On se demande pourquoi la bourgade de Jrada a été choisie pour continuer le massacre des juifs ? Sont-ils différents de ceux d’Oujda où ils ne sont même pas dans un mellah, ils habitent côte à côte avec les musulmans ? Le commissaire d’Oujda, M. Brunel, doit sûrement en savoir quelque chose ! Des questions légitimes pourtant ! Cela semble fort bien imaginé. De là à penser que c’est un complot, il n’y a qu’un pas à franchir ! Les perdants sont les ouvriers et les gagnants sont les responsables de la mine qui ont l’occasion de s’en applaudir ».
Tout se passe, en somme, comme si l’émeute « spontanée » a représenté l’opportunité qui a justifié et imposé une répression policière antisyndicale aveugle. Les effets subis par les travailleurs sont immédiats : des arrestations et des condamnations, des expulsions et pour ne rien arranger le syndicat qui vient de vivre une grève sévèrement réprimée, disparaît comme par enchantement. Les malheurs semblent ne pouvoir plus s’accroître, lorsqu’un nouveau châtiment est infligé aux autochtones ; pour mieux opposer les ouvriers indigènes unionistes les uns aux autres, il est institué à la place de leur association, les « jemaa » : des assemblées d’ouvriers groupés suivant leurs origines géographiques afin de contrecarrer un regroupement qui soutient les mêmes revendications. Comme quoi, un malheur ne vient jamais seul. Cette « faveur » n’est octroyée qu’à la main-d’œuvre indigène. Les Français originaires de Marseille, les corses, les ch’tis du bassin minier du nord n’ont pas profité de cette « faveur » pour s’organiser dans des « jemaa » à eux. Pourtant, eux aussi ont des accents de langage qui diffèrent.
Nous ne sommes, pourtant, pas très loin du « deuxième congrès de la fédération marocaine des travailleurs du sous-sol » qui s’est tenu en mi-décembre 1946 à Jrada. Cette grande assemblée a suscité de fortes attentes. Une situation si encourageante, si prometteuse s’effondre soudainement, emportant dans sa chute les rêves et les espoirs des ouvriers. Cette main-d’œuvre s’est révélée, une menace sérieuse et dangereuse pour l’équilibre économique de l’entreprise minière, quand elle a manifesté une velléité de s’unir. Car, ayant acquis des compétences sur le tas, les mineurs n’ont pas tardé à se syndiquer pour soutenir leurs demandes d’amélioration des salaires.
Les autorités, qui ont le sens de l’opportunité, sont « trop » heureuses de cette divine occasion qui leur fournit le motif de donner un coup de boutoir aux syndicalistes. Elles se montrent convenablement désolées de ces pertes humaines, mais semblent plus réjouies encore de prendre rapidement des décisions aussi graves et aussi lourdes de conséquences.
Aarab est de notre douar. Comme tous les autres ouvriers qui viennent de tous les coins du pays, attirés par un salaire régulier versé chaque quinzaine, Aarab demande à être recruté dans la mine. Le service lizaïi, des A.i., affaires indigènes, le soumet, à l’instar du tout-venant des autochtones qui se présentent à l’embauche, à un examen médical, physique, psychique et technique. Il évalue ainsi la force corporelle, le degré d’émotivité, et la facilité d’adaptation des nouveaux embauchés. Aarab a réussi tous les tests, même la dernière épreuve qui peut rebuter plus d’un. Celle qui consiste en la visite des entrailles sombres de la mine en compagnie et sous la conduite d’un ancien mineur.
Aarab et ses quatre frères et plusieurs sœurs sont les enfants de Mohand Na Ali. Ils vivaient tous sous le toit de leur père qui possédait un troupeau de moutons et de chèvres qui, raconte-t-on, était tellement important qu’il couvrait entièrement les collines avoisinantes à la source AliZiane, lorsque ses bergers l’y amenaient chaque jour pour s’y abreuver. À la mort de leur père, ils se sont partagé les bêtes et divisé les terres. Ce partage successoral a aussi divisé leurs efforts et affaibli la force de travail qu’ils avaient en commun. Ajoutez à cela que les saisons plantureuses ne se succédaient pas tous les ans. Et aucun des fils de Mohand Na Ali n’a pu relever la grande tente de leur père, jadis riche en troupeaux de moutons et de chèvres. Leur histoire bascule peu à peu vers la vie ordinaire des gens du douar.
Comme les ouvriers issus des régions périphériques de la mine, Aarab a une idée derrière la tête. Étant donné que les périodes de pause entre la fin des labours et la moisson ainsi que les autres travaux pour rentrer les grains sont assez significatifs, il pense utiliser cet intervalle de temps marqué par des journées d’oisiveté, pour amasser de l’argent en se faisant embaucher à la mine. D’autant plus que cette année comme la précédente, la pluie tarde à venir et que de tous les grains qu’il a semés aucun n’a encore levé. Il va ainsi rejoindre les fils de Ramdane, et tant d’autres qui essaient de conserver en parallèle, avec leur travail dans la mine, leurs activités agricoles et la vie rythmée par les saisons. Ces gens des douars périphériques, pour la majorité des piqueurs, retournent à leurs tentes et quittent le fond pour la charrue pendant les labours aux mois d’automne et en début d’été lors de la période des moissons et le battage. Comme chaque fois qu’il revient, il compte sur la bienveillance de son chef porion européen qu’il connaît bien et auquel il livre de temps à autre des marcassins qu’il arrive à prendre dans le bois voisin, pour le réembaucher. Car il va vite épuiser toutes les excuses valables pour justifier ses absences irrégulières, décès des parents, mariages de proches, circoncisions des enfants…
Il s’en tire avec des réprimandes de son chef qui, comme chaque fois qu’il revient travailler à la mine, lui attribue, non pas un poste de galibot ou hercheur ou simple bouteur, mais celui de vrai mineur à part entière. Il est ainsi facilement réembauché, en raison de ses compétences, sachant manipuler le marteau piqueur pour l’abattage du minerai, connaissant parfaitement le carreau de la mine. Seulement ce retour à la mine est considéré, à chaque reprise, comme étant une nouvelle recrue occasionnelle. Il perd ainsi son ancienneté et de ce fait il est privé des avantages sociaux liés à la fonction réelle qu’il exerce, passant ainsi une bonne partie de sa carrière sous le statut de manœuvre en stage non spécialisé.
Une fois les travaux de champs finis, Aarab, comme beaucoup d’autres, regagne le travail à la mine qui de ce fait a acquis un système de rotation de personnel important, profitant au passage d’une main-d’œuvre qualifiée et sous-payée.
Son revenu s’est amélioré par le gain casuel des CNA. Pour être plus près du travail de la mine et pas assez loin de ses occupations saisonnières, il déménage et replante sa tente à Elayoun, au nord d’Elaouinet, à mi-chemin entre le douar et le carreau des CNA. Ce qui lui permet d’être relativement à proximité du douar où il a son petit troupeau de chèvres, ses lopins de terre qu’il a l’habitude de cultiver. Cette situation géographique lui permet même d’inscrire son fils aîné à l’école d’Elaouinet, partiellement proche du nouvel emplacement de la tente, sans oublier de faire partager à sa progéniture son temps entre les cours de classe et la garde des chevreaux pendant les vacances.
Aarab espère, comme beaucoup d’autres, tenir le difficile, pour ne pas dire l’impossible équilibre entre le métier de mineur et celui de paysan, entre le maniement du marteau-piqueur et la conduite d’un attelage tirant une charrue.
Mais courir deux lièvres à la fois, on n’en prend aucun, surtout si ceux-ci détalent dans des directions opposées. Aarab, braconnier à ses heures perdues, ne le sait que trop, c’est pourquoi voyant son troupeau diminuer année après année, se résout à vendre le maigre cheptel qui lui reste et à regagner la mine une fois pour toutes pour y travailler et quitter définitivement sa posture d’équilibriste qui tient à profiter des deux situations.
Seulement après quelques années, il sent que son corps ne peut plus suivre. L’état de sa santé n’est plus comme avant. Souffrant d’oppression, il arrive difficilement quelquefois à maîtriser sa toux qui augmente au fil des jours. Son état se caractérise par un affaiblissement nettement plus rapide que le vieillissement normal. Son chef le renvoie à l’infirmerie de l’hôpital de la mine lors du contrôle systématique effectué au nom du sacro-saint rendement et afin de répondre aux exigences de la productivité. Le médecin lui diagnostique le mal de la silicose et le déclare inapte au travail. Cela veut dire, pratiquement, du point de vue des CNA, qu’il a fait le plein à cent pour cent de poussière de silice dans ses poumons et qu’il a perdu sa capacité professionnelle de mineur. Il est amorti, hors d’usage, et arrivé à un point où la dégradation de ses poumons est irréversible. Le cumul des particules de charbon sur les alvéoles de ses poumons est visible sur un examen radiographique. Les attaques insidieuses de la cage thoracique par la silicose se sont accomplies dans le temps, jour après jour causant des dommages définitifs. Il est mis par ordonnance médicale « hors d’exposition à la poussière » ! Les consignes de rendement exigent de le mettre hors circuit et d’embaucher ou de réembaucher un autre jeune, sain et fort pour assurer le renouvellement de la main-d’œuvre parmi les nombreux demandeurs d’emploi qui font la queue devant les A. I. des CNA. Du point de vue médication, la médecine ne peut rien pour lui. Et il n’y a pas de miracle à espérer du côté de sa guérison. Il n’y a aucun traitement ni prophylactique destiné à prévenir ce mal et empêcher son apparition ni aucune thérapie pour éviter son évolution et son extension. La silicose n’évolue que dans un seul sens et dans la mauvaise direction, elle augmente pour finir mal. Du coup, pour Aarab, commence la descente aux enfers, comme pour les mineurs qui l’ont précédé et ceux qui vont suivre. La silicose place son hôte face à la mort. Le compte à rebours s’enclenche dont la fin fatale ne laisse aucun doute. Ce qui devait arriver s’est accompli. Il n’y a aucun espoir de guérir de cette maladie incurable. Il n’y a aucun moyen de l’arrêter. La silicose s’est emparée de ses poumons et se mettra à ronger son corps de l’intérieur. La dégradation des poumons est malheureusement définitive. Le temps, ce terrible ennemi, n’est plus dans son camp. Il ne peut rien rattraper ni corriger. Son destin est scellé. Alors, se programme pour lui le processus de la mort à petit feu.