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En Egypte, le calife Hakem se promene dans Le Caire, la nuit, anonymement, pour connaitre la volonte et les pensees du peuple.
Penetrant dans un cafe, il aperçoit un pecheur assis à une table, seul. Ce dernier l'invite à partager avec lui son haschich rendant le calife plus perceptible aux souhaits des autres.
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Seitenzahl: 75
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Gérard de NERVAL
Histoire du calife Hakem
SUR la rive droite du Nil, à quelque distance du port de Fostat, où se trouvent les ruines du vieux Caire, non loin de la montagne du Mokattam, qui domine la ville nouvelle, il y avait quelque temps après l’an 1000 des chrétiens, qui se rapporte au quatrième siècle de l’hégire musulmane, un petit village habité en grande partie par des gens de la secte des sabéens(1).
Des dernières maisons qui bordent le fleuve, on jouit d’une vue charmante ; le Nil enveloppe de ses flots caressants l’île de Roddah, qu’il a l’air de soutenir comme une corbeille de fleurs qu’un esclave porterait dans ses bras. Sur l’autre rive, on aperçoit Gizeh, et le soir, lorsque le soleil vient de disparaître, les pyramides déchirent de leurs triangles gigantesques la bande de brume violette du couchant. Les têtes des palmiers-doums, des sycomores et des figuiers de Pharaon se détachent en noir sur ce fond clair. Des troupeaux de buffles que semble garder de loin le sphinx, allongé dans la plaine comme un chien en arrêt, descendent par longues files à l’abreuvoir, et les lumières des pêcheurs piquent d’étoiles d’or l’ombre opaque des bergers.
Au village des sabéens, l’endroit où l’on jouissait le mieux de cette perspective était un okel aux blanches murailles, entouré de caroubiers, dont la terrasse avait le pied dans l’eau, et où toutes les nuits les bateliers qui descendaient ou remontaient le Nil pouvaient voir trembloter les veilleuses nageant dans des flaques d’huile.
À travers les baies des arcades, un curieux placé dans une cange(2) au milieu du fleuve aurait aisément discerné dans l’intérieur de l’okel les voyageurs et les habitués assis devant de petites tables sur des cages de bois de palmier ou des divans recouverts de nattes, et se fût assurément étonné de leur aspect étrange. Leurs gestes extravagants suivis d’une immobilité stupide, les rires insensés, les cris inarticulés qui s’échappaient par instants de leur poitrine, lui eussent fait deviner une de ces maisons où, bravant les défenses, les infidèles vont s’enivrer de vin, de bouza (bière) ou de haschisch.
Un soir, une barque, dirigée avec la certitude que donne la connaissance des lieux, vint aborder dans l’ombre de la terrasse, au pied d’un escalier dont l’eau baisait les premières marches, et il s’en élança un jeune homme de bonne mine, qui semblait un pêcheur, et qui, montant les degrés d’un pas ferme et rapide, s’assit dans l’angle de la salle à une place qui paraissait la sienne. Personne ne fit attention à sa venue ; c’était évidemment un habitué.
Au même moment, par la porte opposée, c’est-à-dire du côté de terre, entrait un homme vêtu d’une tunique de laine noire portant, contre la coutume, de longs cheveux sous un takieb (bonnet blanc). Son apparition inopinée causa quelque surprise. Il s’assit dans un coin à l’ombre, et, l’ivresse générale reprenant le dessus, personne bientôt ne fit attention à lui. Quoique ses vêtements fussent misérables, le nouveau venu ne portait pas sur sa figure l’humilité inquiète de la misère. Ses traits, fermement dessinés, rappelaient les lignes sévères du masque léonin. Ses yeux, d’un bleu sombre comme celui du saphir, avaient une puissance indéfinissable ; ils effrayaient et charmaient à la fois.
Yousouf, c’était le nom du jeune homme amené par la cange, se sentit tout de suite au cœur une sympathie secrète pour l’inconnu dont il avait remarqué la présence inaccoutumée. N’ayant pas encore pris part à l’orgie, il se rapprocha du divan sur lequel s’était accroupi l’étranger.
« Frère, dit Yousouf, tu parais fatigué ; sans doute tu viens de loin ? Veux-tu prendre quelque rafraîchissement ?
-En effet, ma route a été longue, répondit l’étranger. Je suis entré dans cet okel pour me reposer ; mais que pourrais-je boire ici, où l’on ne sert que des breuvages défendus ?
-Vous autres musulmans, vous n’osez mouiller vos lèvres que d’eau pure ; mais nous, qui sommes de la sectes des sabéens, nous pouvons, sans offenser notre loi, nous désaltérer du généreux sang de la vigne ou de la blonde liqueur de l’orge.
-Je ne vois pourtant devant toi aucune boisson fermentée ?
-Oh ! Il y a longtemps que j’ai dédaigné leur ivresse grossière, dit Yousouf en faisant signe à un Noir qui posa sur la table deux petites tasses de verre entourées de filigrane d’argent et une boîte remplie d’une pâte verdâtre où trempait une spatule d’ivoire. Cette boîte contient le paradis promis par ton prophète à ses croyants, et, si tu n’étais pas si scrupuleux, je te mettrais dans une heure aux bras des houris sans te faire passer sur le pont d’Alsirat(3), continua en riant Yousouf.
-Mais cette pâte est du haschisch, si je ne me trompe, répondit l’étranger en repoussant la tasse dans laquelle Yousouf avait déposé une portion de la fantastique mixture, et le haschisch est prohibé.
-Tout ce qui est agréable est défendu », dit Yousouf en avalant une première cuillerée.
L’étranger fixa sur lui ses prunelles d’un azur sombre, la peau de son front se contracta avec des plis si violents que sa chevelure en suivait les ondulations ; un moment on eût dit qu’ilvoulait s’élancer sur l’insouciant jeune homme en le mettant en pièce ; mais il se contint, ses traits se détendirent, et, changeant subitement d’avis, il allongea la main, prit la tasse, et se mit à déguster lentement la pâte verte.
Au bout de quelques minutes, les effets du haschisch commençaient à se faire sentir sur Yousouf et sur l’étranger ; une douce langueur se répandait dans tous leurs membres, un vague sourire voltigeait sur leurs lèvres. Quoiqu’ils eussent à peine passé une demi heure l’un près de l’autre, il leur semblait se connaître depuis mille ans. La drogue agissant avec plus de force sur eux, ils commencèrent à rire, s’agiter et à parler avec une volubilité extrême, l’étranger surtout qui, strict observateur des défenses, n’avait jamais goûté de cette préparation et en ressentait vivement les effets. Il paraissait en proie à une exaltation extraordinaire ; des essaims de pensées nouvelles, inouïes, inconcevables, traversaient son âme en tourbillons de feu ; ses yeux étincelaient comme éclairés intérieurement par le reflet d’un monde inconnu, une dignité surhumaine relevait son maintien, puis la vision s’éteignait, et il se laissait aller mollement sur les carreaux à toutes les béatitudes du kief.
« Ehbien ! compagnon, dit Yousouf, saisissant cette intermittence dans l’ivresse de l’inconnu, que te semble de cette honnête confiture aux pistaches ? Anathémiseras-tu toujours les braves gens qui se réunissent tranquillement dans une salle basse pour être heureux à leur manière ?
-Le haschisch rend pareil à Dieu, répondit l’étranger d’une voix lente et profonde.
-Oui, répliqua Yousouf avec enthousiasme ; les buveurs d’eau ne connaissent que l’apparence grossière et matérielle des choses. L’ivresse, en troublant les yeux du corps, éclaircit ceux de l’âme ; l’esprit, dégagé du corps, son pesant geôlier, s’enfuit, comme un prisonnier dont le gardien s’est endormi, laissant la clef à la porte du cachot. Il erre joyeux et libre dans l’espace et la lumière, causant familièrement avec les génies qu’il rencontre et qui l’éblouissent de révélations soudaines et charmantes. Il traverse d’un coup d’aile facile des atmosphères de bonheur indicible, et cela dans l’espace d’une minute qui semble éternelle, tant ces sensations s’y succèdent avec rapidité. Moi j’ai un rêve qui reparaît sans cesse, toujours le même et toujours varié : lorsque je me retire de ma cange, chancelant sous la splendeur de mes visions, fermant la paupière à ce ruissellement perpétuel d’hyacinthes, d’escarboucles (4), d’émeraudes, de rubis, qui forment le fond sur lequel le haschisch dessine des fantaisies merveilleuses... comme au sein de l’infini j’aperçois une figure céleste, plus belle que toutes les créations des poètes, qui me sourit avec une pénétrante douceur, et qui descend des cieux pour venir jusqu’à moi. Est-ce un ange, une péri (5) ? Je ne sais. Elle s’assied à mes côtés dans la barque, dont le bois grossier se change aussitôt en nacre de perle et flotte sur une rivière d’argent, poussée par une brise chargée de parfums.
-Heureuse et singulière vision ! murmura l’étranger en balançant la tête.
-Ce n’est pas là tout, continua Yousouf. Une nuit, j’avais pris une dose moins forte ; je me réveillai de mon ivresse, lorsque ma cange passait à la pointe de l’île de Roddah. Une femme semblable à celle de mon rêve penchait sur moi des yeux qui, pour être humains, n’en avaient pas moins un éclat céleste ; son voile entrouvert laissait flamboyer aux rayons de la lune une veste raide de pierreries. Ma main rencontra la sienne ; sa peau douce, onctueuse et fraîche comme un pétale de fleur, ses bagues, dont les ciselures m’effleurèrent, me convainquirent de la réalité.
-Près de l’île de Roddah ? se dit l’étranger d’un air méditatif.