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Gérard De Nerval
Voyage en Orient - Volume 1
Introduction
I. LES FEMMES DU CAIRE
1. Les mariages coptes
2. Les esclaves
3. Les harem
4. Les pyramides
5. La cange
6. La Santa-Barbara
7. La montagne.
II. DRUSES ET MARONITES
8. Un prince du Liban
9. Le prisonnier
10. Histoire du calife Hakem
11. Les Akkals — L’antiliban
Épilogue
Gérard De Nerval
Voyage en Orient - Volume 2
I. LES NUITS DU RAMAZAN
1. Stamboul et Péra
2. Théatres et Fêtes
3. Les conteurs
4. Le Kairam
II. APPENDICE
III. DE PARIS A CYTHÈRE
IV. LORELY — SOUVENIRS D'ALLEMAGNE
5. Du Rhin au Mein
6. Souvenirs de Thuringe (1850)
7. Les fêtes de Hollande
Repères chronologiques
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ISBN : 979-10-372-0149-2
I — L’ARCHIPEL
Nous avions quitté Malte depuis deux jours, et aucune terre nouvelle n’apparaissait à l’horizon. Des colombes — venues peut-être du mont Éryx — avaient pris passage avec nous pour Cythère ou pour Chypre, et reposaient, la nuit, sur les vergues et dans les hunes.
Le temps était beau, la mer calme, et l’on nous avait promis qu’au matin du troisième jour, nous pourrions apercevoir les côtes de Morée. Faut-il l’avouer ? l’aspect de ces îles, réduites à leurs seuls rochers, dépouillées par des vents terribles du peu de terre sablonneuse qui leur restât depuis des siècles, ne répond guère à l’idée que j’en avais encore hier en m’éveillant. Pourtant, j’étais sur le pont dès cinq heures, cherchant la terre absente, épiant, à quelque bord de cette roue d’un bleu sombre que tracent les eaux sous la coupole azurée du ciel, attendant la vue du Taygète lointain comme l’apparition d’un dieu. L’horizon était obscur encore ; mais l’étoile du matin rayonnait d’un feu clair dont la mer était sillonnée. Les roues du navire chassaient l’écume éclatante, qui laissait bien loin derrière nous sa longue traînée de phosphore. « Au-delà de cette mer, disait Corinne en se tournant vers l’Adriatique, il y a la Grèce.... Cette idée ne suffit-elle pas pour émouvoir ? » Et moi, plus heureux qu’elle, plus heureux que Winckelmann, qui la rêva toute sa vie, et que le moderne Anacréon, qui voudrait y mourir, — j’allais la voir enfin, lumineuse, sortir des eaux avec le soleil !
Je l’ai vue ainsi, je l’ai vue, ma journée a commencé comme un chant d’Homère ! C’était vraiment l’Aurore aux doigts de rose qui m’ouvrait les portes de l’Orient ! Et ne parlons plus des aurores de nos pays, la déesse ne va pas si loin. Ce que nous autres barbares appelons l’aube ou le point du jour, n’est qu’un pâle reflet, terni par l’atmosphère impure de nos climats déshérités. Voyez déjà, de cette ligne ardente qui s’élargit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses épanouis en gerbe, et ravivant l’azur de l’air qui plus haut reste sombre encore. Ne dirait-on pas que le front d’une déesse et ses bras étendus soulèvent peu à peu le voile des nuits étincelant d’étoiles ? Elle vient, elle approche, elle glisse amoureusement sur les flots divins qui ont donné le jour à Cythérée.... Mais que dis-je ! devant nous, là-bas, à l’horizon, cette côte vermeille, ces collines empourprées qui semblent des nuages, c’est l’île même de Vénus, c’est l’antique Cythère aux rochers de porphyre : Κυθήρη πορφυροῦσσα.... Aujourd’hui, cette île s’appelle Cérigo, et appartient aux Anglais.
Voilà mon rêve… et voici mon réveil ! Le ciel et la mer sont toujours là ; le ciel d’Orient, la mer d’Ionie se donnent chaque matin le saint baiser d’amour ; mais la terre est morte, morte sous la main de l’homme, et les dieux se sont envolés !
« Je t’apprendrai la vérité sur les oracles de Delphes et de Claros, disait Apollon à son prêtre. Autrefois, il sortit du sein de la terre et des bois une infinité d’oracles et des exhalaisons qui inspiraient des fureurs divines. Mais la terre, par les changements continuels que le temps amène, a repris et fait rentrer en elle fontaines, exhalaisons et oracles. » Voilà ce qu’a rapporté Porphyre, selon Eusèbe.
Ainsi les dieux s’éteignent eux-mêmes ou quittent la terre, vers qui l’amour des hommes ne les appelle plus ! Leurs bocages ont été coupés, leurs sources taries, leurs sanctuaires profanés ; par où leur serait-il possible de se manifester encore ? O Vénus Uranie ! reine de cette île et de cette montagne, d’où tes traits menaçaient le monde ; Vénus Armée ! qui régnas depuis au Capitole, où j’ai salué (dans le musée) ta statue encore debout, pourquoi n’ai-je pas le courage de croire en toi et de t’invoquer, déesse ! comme l’ont fait si longtemps nos pères, avec ferveur et simplicité ? N’es-tu pas la source de tout amour et de toute noble ambition, la seconde des mères saintes qui trônent au centre du monde, gardant et protégeant les types éternels des femmes créées contre le double effort de la mort qui les change, ou du néant qui les attire ?... Mais vous êtes là toutes encore, sur vos astres étincelants ; l’homme est forcé de vous reconnaître au ciel, et la science de vous nommer. O vous, les trois grandes déesses, pardonnez-vous à la terre ingrate d’avoir oublié vos autels ?
Pour rentrer dans la prose, il faut avouer que Cythère n’a conservé, de toutes ses beautés, que ses rocs de porphyre, aussi tristes à voir que de simples rochers de grès. Pas un arbre sur la côte que nous avons suivie, pas une rose, hélas ! pas un coquillage le long de ce bord où les néréides avaient choisi la conque de Cypris. Je cherchais les bergers et les bergères de Watteau, leurs navires ornés de guirlandes abordant des rives fleuries ; je rêvais ces folles bandes de pèlerins d’amour aux manteaux de satin changeant.... Je n’ai aperçu qu’un gentleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons, et des soldats écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à l’horizon les brouillards de leur patrie.
Nous nous arrêtâmes bientôt au port San-Nicolo, à la pointe orientale de l’île, vis-à-vis du cap Saint-Ange, qu’on apercevait à quatre lieues en mer. Le peu de durée de notre séjour n’a permis à personne de visiter Capsali, la capitale de l’île ; mais on apercevait au midi le rocher qui domine la ville, et d’où l’on peut découvrir toute la surface de Cérigo, ainsi qu’une partie de la Morée, et les côtes mêmes de Candie quand le temps est pur. C’est sur cette hauteur, couronnée aujourd’hui d’un château militaire, que s’élevait le temple de Vénus Céleste. La déesse était vêtue en guerrière, armée d’un javelot, et semblait dominer la mer et garder les destins de l’archipel grec connue ces figures cabalistiques des contes arabes, qu’il faut abattre pour détruire le charme attaché à leur présence. Les Romains, issus de Vénus par leur aïeul Énée, purent seuls enlever de ce rocher superbe sa statue de bois de myrte, dont les contours puissants, drapés de voiles symboliques, rappelaient l’art primitif des Pélasges. C’était bien la grande déesse génératrice, Aphrodite Mélænia ou la Noire, portant sur la tête le polos hiératique, ayant les fers aux pieds, comme enchaînée par force aux destins de la Grèce, qui avait vaincu sa chère Troie.... Les Romains la transportèrent au Capitole, et bientôt la Grèce, étrange retour des destinées ! appartint aux descendants régénérés des vaincus d’Ilion.
Qui cependant reconnaîtrait, dans la statue cosmogonique que nous venons de décrire, la Vénus frivole des poètes, la mère des Amours, l’épouse légère du boiteux Vulcain ?
On l’appelait la prévoyante, la victorieuse, la dominatrice des mers, — Euplœa, Pontia ; — Apostrophia, qui détourne des passions criminelles ; et encore, l’aînée des Parques, sombre idéalisation. Aux deux cotés de l’idole peinte et dorée, se tenaient les deux amours Éros et Antéros, consacrant à leur mère des pavots et des grenades. Le symbole qui la distinguait des autres déesses était le croissant surmonté d’une étoile à huit rayons ; ce signe, brodé sur la pourpre, règne encore sur l’Orient, mais c’est bien chez ceux qui l’arborent que Vénus a toujours le voile sur la tête et les chaînes aux pieds.
Voilà quelle était l’austère déesse adorée à Sparte, à Corinthe et dans une partie de Cythère aux âpres rochers ; celle-là était bien la fille des mères fécondées par le sang divin d’Uranus, et se dégageant froide encore des flancs engourdis de la nature et du chaos.
L’autre Vénus — car beaucoup de poètes et de philosophes, particulièrement Platon, reconnaissaient deux Vénus différentes — était la fille de Jupiter et de Dionée ; on l’appelait Vénus Populaire, et elle avait, dans une autre partie de l’île de Cythère, des autels et des sectateurs tout différents de ceux de Vénus Uranie. Les poètes ont pu s’occuper librement de celle-là, qui n’était point, comme l’autre, protégée par les lois, d’une théogonie sévère, et ils lui prêtèrent toutes leurs fantaisies galantes, qui nous ont transmis une très fausse image du culte sérieux des païens. Que dirait-on dans l’avenir des mystères du catholicisme, si l’on était réduit à les juger au travers des interprétations ironiques de Voltaire ou de Parny ? Lucien, Ovide, Apulée, appartiennent à des époques non moins sceptiques, et ont seuls influé sur nos esprits superficiels, peu curieux d’étudier les vieux poèmes cosmogoniques dérivés des sources chaldéennes ou syriaques.
II — LA MESSE DE VÉNUS
L’Hypnérotomachie nous donne quelques détails curieux sur le culte de la Vénus Céleste dans l’île de Cythère, et, sans admettre comme une autorité ce livre où l’imagination a coloré bien des pages, on peut y rencontrer souvent le résultat d’études ou d’impressions fidèles.
Deux amants, Polyphile et Polia, se préparent au pèlerinage de Cythère.
Ils se rendent sur la rive de la mer, au temple somptueux de Vénus Physisoé ? Là, des prêtresses, dirigées par une prieuse mitrée, adressent d’abord pour eux des oraisons aux dieux Foricule, Limentin, et à la déesse Cardina. Les religieuses étaient vêtues d’écarlate, et portaient, en outre, des surplis de coton clair un peu plus courts ; leurs cheveux pendaient sur leurs épaules. La première tenait le livre des cérémonies ; la seconde, une aumusse de fine soie ; les autres, une châsse d’or, le cécespite ou couteau du sacrifice, et le préféricule, ou vase de libation ; la septième portait une mitre d’or avec ses pendants ; une plus petite tenait un cierge de cire vierge ; toutes étaient couronnées de fleurs. L’aumusse que portait la prieuse s’attachait devant le front à un fermoir d’or incrusté d’une ananchite, pierre talismanique par laquelle on évoquait les figures des dieux.
La prieuse fit approcher les amants d’une citerne située au milieu du temple, et en ouvrit le couvercle avec une clef d’or ; puis, en lisant dans le saint livre à la clarté du cierge, elle bénit l’huile sacrée, et la répandit dans la citerne ; ensuite elle prit le cierge, et en fit tourner le flambeau près de l’ouverture, disant à Polia : « Ma fille, que demandez-vous ? — Madame, dit-elle, je demande grâce pour celui qui est avec moi, et désire que nous puissions aller ensemble au royaume de la grande Mère divine pour boire en sa sainte fontaine. » Sur quoi, la prieuse, se tournant vers Polyphile, lui fit une demande pareille, et l’engagea à plonger tout à fait le flambeau dans la citerne. Ensuite elle attacha avec une cordelle le vase nommé lépaste, qu’elle fit descendre jusqu’à l’eau sainte, et en puisa pour la faire boire à Polia. Enfin, elle referma la citerne, et adjura la déesse d’être favorable aux deux amants.
Après ces cérémonies, les prêtresses se rendirent dans une sorte de sacristie ronde, où l’on apporta deux cygnes blancs et un vase plein d’eau marine, ensuite deux tourterelles attachées sur une corbeille garnie de coquilles et de roses, qu’on posa sur la table des sacrifices ; les jeunes filles s’agenouillèrent autour de l’autel, et invoquèrent les très saintes Grâces, Aglaïa, Thalia et Euphrosine, ministres de Cythérée, les priant de quitter la fontaine Acidale, qui est à Orchomène, en Béotie, et où elles font résidence, et, comme Grâces divines, de venir accepter la profession religieuse faite à leur maîtresse en leur nom.
Après cette invocation, Polia s’approcha de l’autel couvert d’aromates et de parfums, y mit le feu elle-même, et alimenta la flamme de branches de myrte séché. Ensuite elle dut poser dessus les deux tourterelles, frappées du couteau cécespite, et plumées sur la table d’anclabre, le sang étant mis à part dans un vaisseau sacré. Alors commença le divin service, entonné par une chantresse, à laquelle les autres répondaient ; deux jeunes religieuses placées devant la prieuse accompagnaient l’office avec des flûtes lydiennes en ton lydien naturel.
Chacune des prêtresses portait un rameau de myrte, et, chantant d’accord avec les flûtes, elles dansaient autour de l’autel pendant que le sacrifice se consumait.
Je viens de résumer, à l’intention des artistes, les principaux détails de cette sorte de messe de Vénus.
Nous verrons quelles autres cérémonies se faisaient à Cythère même, dans ce royaume de la maîtresse du monde, — κυποια κυθηπεκον και εανθου κοσμου, — aujourd’hui possédé par cette autre dominatrice charmante, la reine Victoria.
III — LE SONGE DE POLYPHILE
Je suis loin de vouloir citer Polyphile comme une autorité scientifique ; Polyphile, c’est-à-dire Francesco Colonna, a beaucoup cédé sans doute aux idées et aux visions de son temps ; mais cela n’empêche pas qu’il n’ait puisé certaines parties de son livre aux bonnes sources grecques et latines, et je pouvais faire de même, mais j’ai mieux aimé le citer.
Que Polyphile et Polia, ces saints martyrs d’amour, me pardonnent de toucher à leur mémoire ! le hasard — s’il est un hasard — a remis en mes mains leur histoire mystique, et j’ignorais à cette heure-là même qu’un savant plus poète, un poète plus savant que moi avait fait reluire sur ces pages le dernier éclat du génie que recélait son front penché. Il fut comme eux un des plus fidèles apôtres de l’amour pur… et, parmi nous, l’un des derniers.
Reçois aussi ce souvenir d’un de tes amis inconnus, bon Nodier, belle âme divine, qui les immortalisais en mourant 1 ! Comme toi, je croyais en eux, et comme eux à l’amour céleste, dont Polia ranimait la flamme, et dont Polyphile reconstruisait en idée le palais splendide sur les rochers cythéréens. Vous savez aujourd’hui quels sont les vrais dieux, esprits doublement couronnés : païens par le génie, chrétiens par le cœur !
Et moi qui vais descendre dans cette île sacrée que Francesco a décrite sans l’avoir vue, ne suis-je pas toujours, hélas ! le fils d’un siècle déshérité d’illusions, qui a besoin de toucher pour croire, et de rêver le passé… sur ses débris ? Il ne m’a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre, pour bien m’assurer que c’est nous, vivants, qui marchons dans un monde de fantômes.
Polyphile, plus sage, a connu la vraie Cythère pour ne l’avoir point visitée, et le véritable amour pour en avoir repoussé l’image mortelle. C’est une histoire touchante qu’il faut lire dans ce dernier livre de Nodier, quand on n’a pas été à même de la deviner sous les poétiques allégories du Songe de Polyphile.
Francesco Colonna, l’auteur de cet ouvrage, était un pauvre peintre du XVe siècle, qui s’éprit d’un fol amour pour la princesse Lucrétia Polia de Trévise. Orphelin recueilli par Giacopo Bellini, père du peintre plus illustre que nous connaissons, il n’osait lever les yeux sur l’héritière d’une des plus grandes maisons de l’Italie. Ce fut elle-même qui, profitant des libertés d’une nuit de carnaval, l’encouragea à tout lui dire et se montra touchée de sa peine. C’est une noble figure que Lucrétia Polia, sœur poétique de Juliette, de Léonore et de Bianca Capello. La distance des conditions rendait le mariage impossible ; l’autel du Christ… du Dieu de l’égalité !... leur était interdit ; ils rêvèrent celui de dieux plus indulgents, ils invoquèrent l’antique Éros et sa mère Aphrodite, et leurs hommages allèrent frapper des cieux lointains désaccoutumés de nos prières.
Dès lors, imitant les chastes amours des croyants de Vénus Uranie, ils se promirent de vivre séparés pendant la vie pour être unis après la mort, et, chose bizarre, ce fut sous les formes de la foi chrétienne qu’ils accomplirent ce vœu païen. Crurent-ils voir dans la Vierge et son fils l’antique symbole de la grande Mère divine et de l’enfant céleste qui embrasent les cœurs ? Osèrent-ils pénétrer à travers les ténèbres mystiques jusqu’à la primitive Isis, au voile éternel, au masque changeant, tenant d’une main la croix ansée, et sur ses genoux l’enfant Horus sauveur du monde ?...
Aussi bien ces assimilations étranges étaient alors de grande mode en Italie. L’école néoplatonicienne de Florence triomphait du vieil Aristote, et la théologie féodale s’ouvrait comme une noire écorce aux frais bourgeons de la renaissance philosophique qui florissait de toutes parts. Francesco devint un moine, Lucrèce une religieuse, et chacun garda en son cœur la belle et pure image de l’autre, passant les jours dans l’étude des philosophies et des religions antiques, et les nuits à rêver son bonheur futur et à le parer des détails splendides que lui révélaient les vieux écrivains de la Grèce. O double existence heureuse et bénie, si l’on en croit le livre de leurs amours ! quelquefois les fêtes pompeuses du clergé italien les rapprochaient dans une même église, le long des rues, sur les places où se déroulaient des processions solennelles, et seuls, à l’insu de la foule, ils se saluaient d’un doux et mélancolique regard : « Frère, il faut mourir ! — Sœur, il faut mourir ! » c’est-à-dire nous n’avons plus que peu de temps à traîner notre chaîne… Ce sourire échangé ne disait que cela.
Cependant Polyphile écrivait et léguait à l’admiration des amants futurs la noble histoire de ces combats, de ces peines, de ces délices. Il peignait les nuits enchantées où, s’échappant de notre monde plein de la loi d’un Dieu sévère, il rejoignait en esprit la douce Polia aux saintes demeures de Cythérée. L’âme fidèle ne se faisait pas attendre, et tout l’empire mythologique s’ouvrait à eux de ce moment. Comme le héros d’un poème plus moderne et non moins sublime 2, ils franchissaient dans leur double rêve l’immensité de l’espace et des temps ; la mer Adriatique et la sombre Thessalie, où l’esprit du monde ancien s’éteignit aux champs de Pharsale ! Les fontaines commençaient à sourdre dans leurs grottes, les rivières redevenaient fleuves, les sommets arides des monts se couronnaient de bois sacrés ; le Pénée inondait de nouveau ses grèves altérées, et partout s’entendait le travail sourd des Cabires et des Dactyles reconstruisant pour eux le fantôme d’un univers. L’étoile de Vénus grandissait comme un soleil magique et versait des rayons dorés sur ces plages désertes, que leurs morts allaient repeupler ; le faune s’éveillait dans son antre, la naïade dans sa fontaine, et des bocages reverdis s’échappaient les hamadryades. Ainsi la sainte aspiration de deux âmes pures rendait pour un instant au monde ses forces déchues et les esprits gardiens de son antique fécondité.
C’est alors qu’avait lieu et se continuait nuit par nuit ce pèlerinage, qui, à travers les plaines et les monts rajeunis de la Grèce, conduisait nos deux amants à tous les temples renommés de Vénus Céleste et les faisait arriver enfin au principal sanctuaire de la déesse, à l’île de Cythère, où s’accomplissait l’union spirituelle des deux religieux, Polyphile et Polia.
Le frère Francesco mourut le premier, ayant terminé son pèlerinage et son livre ; il légua le manuscrit à Lucrèce, qui, grande dame et puissante comme elle était, ne craignit point de le faire imprimer par Alde Manuce, et le fît illustrer de dessins, fort beaux la plupart, représentant les principales scènes du songe, les cérémonies des sacrifices, les temples, figures et symboles de la grande Mère divine, déesse de Cythère. Ce livre d’amour platonique fut longtemps l’évangile des cœurs amoureux dans ce beau pays d’Italie, qui ne rendit pas toujours à la Vénus Céleste des hommages si épurés.
Pouvais-je faire mieux que de relire, avant de toucher à Cythère, le livre étrange de Polyphile, qui, comme Nodier l’a fait remarquer, présente une singularité charmante ; l’auteur a signé son nom et son amour en employant en tête de chaque chapitre un certain nombre de lettres choisies pour former la légende suivante : Poliam frater Franciscus Columna peramavi3. Que sont les amours d’Abailard et d’Héloïse auprès de cela ?
IV — SAN-NICOLO
En mettant le pied sur le sol de Cérigo, je n’ai pu songer sans peine que cette île, dans les premières années de notre siècle, avait appartenu à la France. Héritière des possessions de Venise, notre patrie s’est vue dépouillée à son tour par l’Angleterre, qui, là, comme à Malte, annonce en latin aux passants sur une tablette de marbre, que « l’accord de l’Europe et l’amour de ces îles lui en ont, depuis 1814, assuré la souveraineté. » — Amour ! dieu des Cythéréens, est-ce bien toi qui as ratifié cette prétention ?
Pendant que nous rasions la côte, avant de nous abriter à San-Nicolo, j’avais aperçu un petit monument, vaguement découpé sur l’azur du ciel, et qui, du haut d’un rocher, semblait la statue encore debout de quelque divinité protectrice.... Mais, en approchant davantage, nous avons distingué clairement l’objet qui signalait cette côte à l’attention des voyageurs. C’était un gibet, un gibet à trois branches, dont une seule était garnie. Le premier gibet réel que j’aie vu encore, c’est sur le sol de Cythère, possession anglaise, qu’il m’a été donné de l’apercevoir !
Je n’irai pas à Capsali ; je sais qu’il n’existe plus rien du temple que Pâris fit élever à Vénus Dionée, lorsque le mauvais temps le força de séjourner seize jours à Cythère avec Hélène qu’il enlevait à son époux. On montre encore, il est vrai, la fontaine qui fournit de l’eau à l’équipage, le bassin où la plus belle des femmes lavait de ses mains ses robes et celles de son amant ; mais une église a été construite sur les débris du temple, et se voit au milieu du port. Rien n’est resté non plus sur la montagne du temple de Vénus Uranie, qu’a remplacé le fort Vénitien, aujourd’hui gardé par une compagnie écossaise.
Ainsi la Vénus Céleste et la Vénus populaire, révérée, l’une sur les hauteurs et l’autre dans les vallées, n’ont point laissé de traces dans la capitale de l’île, et l’on s’est occupé à peine de fouiller les ruines de l’ancienne ville de Scandie, près du port d’Avlémona, profondément cachées dans le sein de la terre ; là, peut-être, on retrouverait quelques monuments de la troisième Vénus, l’aînée des Parques, l’antique reine du mystérieux Hadès.
Car, il faut bien le remarquer, — pour sortir du dédale où nous ont égarés les derniers poètes latins et les mythologues modernes, — chacun des grands dieux avait trois corps et était adoré sous les trois formes : du ciel, de la terre et des enfers ; cette triplicité ne peut avoir, d’ailleurs, rien de bizarre au jugement des esprits chrétiens, qui admettent trois personnes en Dieu.
Le port de San-Nicolo n’offrait à nos yeux que quelques masures le long d’une baie sablonneuse où coulait un ruisseau et où l’on avait tiré à sec quelques barques de pêcheurs ; d’autres épanouissaient à l’horizon leurs voiles latines sur la ligne sombre que traçait la mer au-delà du cap Spati, dernière pointe de l’île, et du cap Malée, qu’on apercevait clairement du côté de la Grèce. Personne ne vint, au moment où nous débarquions, nous demander nos papiers ; les îles anglaises n’abusent pas des lois de police, et, si leur législation aboutit encore à un fouet par en bas, et par en haut à un gibet, les étrangers du moins n’ont rien à craindre de ces modes de répression.
J’étais avide de goûter les vins de la Grèce, au lieu de l’épais et sombre vin de Malte qu’on nous servait depuis deux jours à bord du bateau à vapeur. Je ne dédaignai donc pas d’entrer dans l’humble taverne qui, à d’autres heures, servait de rendez-vous commun aux garde-côtes anglais et aux mariniers grecs. La devanture peinte étalait, comme à Malte, des noms de bières et de liqueurs anglaises inscrits en or. Me voyant vêtu d’un mackintosh acheté à Livourne, l’hôte se hâta de m’aller chercher un verre de whisky ; je tâchai, quant à moi, de me souvenir du nom que les grecs donnaient au vin, et je le prononçai si bien, qu’on ne me comprit nullement. — À quoi donc me sert-il d’avoir été reçu bachelier par MM. Villemain, Cousin et Guizot réunis, et d’avoir dérobé à la France vingt minutes de leur existence pour faire constater tout mon savoir ? Le collège a fait de moi un si grand helléniste, que me voilà dans un cabaret de Cérigo à demander du vin, et aussitôt, remportant le whisky refusé, l’hôte vient servir un pot de porter. Alors, je parviens à réunir trois mots d’italien, et, comme personne ne m’a jamais appris cette langue, je réussis facilement à me faire apporter une bouteille empaillée du liquide cythéréen.
C’était un bon petit vin rouge, sentant un peu l’outre où il avait séjourné, et un peu le goudron, mais plein de chaleur et rappelant assez le goût du vin asciuto d’Italie ; — ô généreux sang de la grappe !... comme t’appelle George Sand, à peine es-tu en moi, que je ne suis plus le même ; n’es-tu pas vraiment le sang d’un dieu ? et peut-être, comme le disait l’évêque de Cloyne, le sang des esprits rebelles qui luttèrent aux anciens temps sur la terre, et qui, vaincus, anéantis sous leur forme première, reviennent, dans le vin, nous agiter de leurs passions, de leurs colères et de leurs étranges ambitions !...
Mais non, celui qui sort des veines saintes de cette île, de la terre porphyreuse et longtemps bénie où régnait la Vénus Céleste, ne peut inspirer que de bonnes et douces pensées. Aussi n’ai-je plus songé dès lors qu’à rechercher pieusement les traces des temples ruinés de la déesse de Cythère ; j’ai gravi les rochers du cap Spati, où Achille en fit bâtir un, à son départ pour Troie ; j’ai cherché des yeux Cranaé, située de l’autre côté du golfe et qui fut le lieu de l’enlèvement d’Hélène ; mais l’île de Cranaé se confondait au loin avec les côtes de la Laconie, et le temple n’a pas laissé même une pierre sur les rocs, du haut desquels on ne découvre, en se tournant vers l’île, que des moulins à eau mis en jeu par une petite rivière qui se jette dans la baie de San-Nicolo.
En descendant, j’ai trouvé quelques-uns de nos voyageurs qui formaient le projet d’aller jusqu’à une petite ville située à deux lieues de là et plus considérable même que Capsali. Nous avons monté sur des mulets, et, sous la conduite d’un Italien qui connaissait le pays, nous avons cherché notre route entre les montagnes. On ne croirait jamais, à voir de la mer les abords hérissés des rocs de Cérigo, que l’intérieur contienne encore tant de plaines fertiles ; c’est, après tout, une terre qui a soixante-six milles de circuit et dont les portions cultivées sont couvertes de cotonniers, d’oliviers et de mûriers semés parmi les vignes. L’huile et la soie sont les principales productions qui fassent vivre les habitants, et les Cythéréennes — je n’aime pas à dire Cérigotes — trouvent, à préparer cette dernière, un travail assez doux pour leurs belles mains ; la culture du coton a été frappée, an contraire, par la possession anglaise....
Mais n’admirez-vous pas tout ce beau détail fait en style itinéraire ? C’est que la Cythère moderne, n’étant pas sur le passage habituel des voyageurs, n’a jamais été longuement décrite, et j’aurai du moins le mérite d’en avoir dit même plus que les touristes anglais.
Le but de la promenade de mes compagnons était Potamo, petite ville à l’aspect italien, mais pauvre et délabrée ; le mien était la colline d’Aplunori, située à peu de distance et où l’on m’avait dit que je pourrais rencontrer les restes d’un temple. Mécontent de ma course du cap Spati, j’espérais me dédommager dans celle-ci et pouvoir, comme le bon abbé Delille, remplir mes poches de débris mythologiques. O bonheur ! je rencontre, en approchant d’Aplunori, un petit bois de mûriers et d’oliviers où quelques pins plus rares étendaient çà et là leurs sombres parasols ; l’aloès et le cactus se hérissaient parmi les broussailles, et sur la gauche s’ouvrait de nouveau le grand œil bleu de la mer que nous avions quelque temps perdue de vue. Un mur de pierre semblait clore en partie le bois, et, sur un marbre, débris d’une ancienne arcade qui surmontait une porte carrée, je pus distinguer ces mots : ΚΑΡΔΙΩΝ ΘΕΡΑΠΙΑ (guérison des cœurs).
Cette légende m’a fait soupirer.
V — APLUNORI
La colline d’Aplunori ne présente que peu de ruines, mais elle a gardé les restes plus rares de la végétation sacrée qui jadis parait le front des montagnes ; des cyprès toujours verts et quelques oliviers antiques dont le tronc crevassé est le refuge des abeilles, ont été conservés par une sorte de vénération traditionnelle qui s’attache à ces lieux célèbres. Les restes d’une enceinte de pierre protègent, seulement du côté de la mer, ce petit bois qui est l’héritage d’une famille ; la porte a été surmontée d’une pierre voûtée, provenant des ruines et dont j’ai signalé déjà l’inscription. Au-delà de l’enceinte est une petite maison entourée d’oliviers, habitation de pauvres paysans grecs, qui ont vu se succéder depuis cinquante ans les drapeaux vénitiens, français et anglais sur les tours du fort qui protègent San-Nicolo, et qu’on aperçoit à l’autre extrémité de la baie. Le souvenir de la république française et du général Bonaparte, qui les avait affranchis en les incorporant à la république des Sept-Îles, est encore présent à l’esprit des vieillards.
L’Angleterre a rompu ces frêles libertés depuis 1815, et les habitants de Cérigo ont assisté sans joie au triomphe de leurs frères de la Morée. L’Angleterre ne fait pas des Anglais des peuples qu’elle conquiert, je veux dire qu’elle acquiert, elle en fait des ilotes, quelquefois des domestiques ; tel est le sort des Maltais, tel serait celui des Grecs de Cérigo, si l’aristocratie anglaise ne dédaignait comme séjour cette île poudreuse et stérile. Cependant il est une sorte de richesse dont nos voisins ont encore pu dépouiller l’antique Cythère : je veux parler de quelques bas-reliefs et statues qui indiquaient encore les lieux dignes de souvenir. Ils ont enlevé d’Aplunori une frise de marbre sur laquelle on pouvait lire, malgré quelques abréviations, ces mots, qui furent recueillis en 1798 par des commissaires de la République française : Ναὸς Ἁφροδίτης θεᾶς κυρίας Κυθηρίων, και Παντὸς κὸσμου (temple de Vénus, déesse maîtresse des Cythéréens et du monde entier).
Cette inscription ne peut laisser de doute sur le caractère des ruines ; mais, en outre, un bas-relief enlevé aussi par les Anglais avait servi longtemps de pierre à un tombeau dans le bois d’Aplunori. On y distinguait les images de deux amants venant offrir des colombes à la déesse, et s’avançant au-delà de l’autel, près duquel était déposé le vase des libations. La jeune fille, vêtue d’une longue tunique, présentait les oiseaux sacrés, tandis que le jeune homme, appuyé d’une main sur son bouclier, semblait de l’autre aider sa compagne à déposer son présent aux pieds de la statue ; Vénus était vêtue à peu près comme la jeune fille, et ses cheveux, tressés sur les tempes, lui descendaient en boucles sur le cou.
Il est évident que le temple situé sur cette colline n’était pas consacré à Vénus Uranie, ou Céleste, adorée dans d’autres quartiers de l’île, mais à cette seconde Vénus, Populaire ou Terrestre, qui présidait aux mariages. La première, apportée par des habitants de la ville d’Ascalon en Syrie, divinité sévère, au symbole complexe, au sexe douteux, avait tous les caractères des images primitives surchargées d’attributs et d’hiéroglyphes, telles que la Diane d’Éphèse ou la Cybèle de Phrygie ; elle fut adoptée par les Spartiates, qui, les premiers, avaient colonisé l’île ; la seconde, plus riante, plus humaine, et dont le culte, introduit par les Athéniens vainqueurs, fut le sujet de guerres civiles entre les habitants, avait une statue renommée dans toute la Grèce comme une merveille de l’art, elle était nue et tenait à sa main droite une coquille marine ; ses fils Éros et Antéros l’accompagnaient, et devant elle était un groupe de trois Grâces dont deux la regardaient, et dont la troisième était tournée du côté opposé. Dans la partie orientale du temple, on remarquait la statue d’Hélène ; ce qui est cause probablement que les habitants du pays donnent à ces ruines le nom de palais d’Hélène.
Deux jeunes gens se sont offerts à me conduire aux ruines de l’ancienne ville de Cythère, dont l’entassement poudreux s’apercevait le long de la mer entre la colline d’Aplunori et le port de San-Nicolo ; je les avais donc dépassées en me rendant à Potamo par l’intérieur des terres ; mais la route n’était praticable qu’à pied, et il fallut renvoyer le mulet au village. Je quittai à regret ce peu d’ombrage plus riche en souvenirs que les quelques débris de colonnes et de chapiteaux dédaignés par les collectionneurs anglais. Hors de l’enceinte du bois, trois colonnes tronquées subsistaient debout encore au milieu d’un champ cultivé ; d’autres débris ont servi à la construction d’une maisonnette à toit plat, située au point le plus escarpé de la montagne, mais dont une antique chaussée de pierre garantit la solidité. Ce reste des fondations du temple sert de plus à former une sorte de terrasse qui retient la terre végétale nécessaire aux cultures et si rare dans l’île depuis la destruction des forêts sacrées.
On trouve encore sur ce point une excavation provenant de fouilles ; une statue de marbre blanc drapée à l’antique, et très mutilée, en avait été retirée ; mais il a été impossible d’en déterminer les caractères spéciaux. En descendant à travers les rochers poudreux, variés parfois d’oliviers et de vignes, nous avons traversé un ruisseau qui descend vers la mer en formant des cascades, et qui coule parmi des lentisques, des lauriers-roses et des myrtes. Une chapelle grecque s’est élevée sur les bords de cette eau bienfaisante, et parait avoir succédé à un monument plus ancien.
VI — PALÆOCASTRO
Nous suivons dès lors le bord de la mer en marchant sur les sables et en admirant de loin en loin des cavernes où les flots vont s’engouffrer dans les temps d’orage ; les cailles de Cérigo, fort appréciées des chasseurs, sautelaient çà et là sur les rochers voisins, dans les touffes de sauge aux feuilles cendrées. Parvenus au fond de la baie, nous avons pu embrasser du regard toute la colline de Palæocastro couverte de débris, et que dominent encore les tours et les murs ruinés de l’antique ville de Cythère. L’enceinte en est marquée sur le penchant tourné vers la mer, et les restes des bâtiments sont cachés en partie sous le sable marin qu’amoncelle l’embouchure d’une petite rivière. Il semble que la plus grande partie de la ville ait disparu peu à peu sous l’effort de la mer croissante, à moins qu’un tremblement de terre, dont tous ces lieux portent les traces, n’ait changé l’assiette du terrain. Selon les habitants, lorsque les eaux sont très claires, on distingue au fond de la mer les restes de constructions considérables.
En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes catacombes pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de la ville et où l’on monte par un sentier taillé dans la pierre. La catastrophe qui apparaît dans certains détails de cette plage désolée a fendu dans toute sa hauteur cette roche funéraire et ouvert au grand jour les hypogées qu’elle renferme. On distingue par l’ouverture les côtés correspondants de chaque salle séparés comme par prodige ; c’est après avoir gravi le rocher qu’on parvient à descendre dans ces catacombes qui paraissent avoir été habitées récemment par des pâtres ; peut-être ont-elles servi de refuge pendant les guerres, ou à l’époque de la domination des Turcs.
Le sommet même du rocher est une plate-forme oblongue, bordée et jonchée de débris qui indiquent la ruine d’une construction beaucoup plus élevée ; sans doute, c’était un temple dominant les sépulcres et sous l’abri duquel reposaient des cendres pieuses. Dans la première chambre que l’on rencontre ensuite, on remarque deux sarcophages taillés dans la pierre et couverts d’une arcade cintrée ; les dalles qui les fermaient et dont on ne voit plus que les débris étaient seules d’un autre morceau ; aux deux côtés, des niches ont été pratiquées dans le mur, soit pour placer des lampes ou des vases lacrymatoires, soit encore pour contenir des urnes funéraires. Mais, s’il y avait ici des urnes, à quoi bon plus loin des cercueils ? Il est certain que l’usage des anciens n’a pas toujours été de brûler les corps, puisque, par exemple, l’un des Ajax fut enseveli dans la terre ; mais, si la coutume a pu varier selon les temps, comment l’un et l’autre mode aurait-il été indiqués dans le même monument ? Se pourrait-il encore que ce qui nous semble des tombeaux ne fût que des cuves d’eau lustrale multipliées pour le service des temples ? Le doute est ici permis. L’ornement de ces chambres paraît avoir été fort simple comme architecture ; aucune sculpture, aucune colonne n’en vient varier l’uniforme construction ; les murs sont taillés carrément, le plafond est plat ; seulement, l’on s’aperçoit que primitivement les parois ont été revêtues d’un mastic où apparaissent des traces d’anciennes peintures exécutées en rouge et en noir à la manière des Étrusques.
Des curieux ont déblayé l’entrée d’une salle plus considérable pratiquée dans le massif de la montagne ; elle est vaste, carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par des pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux, soit des chapelles ; car, selon bien des gens, cette excavation immense serait la place d’un temple consacré aux divinités souterraines.
VII — LES TROIS VÉNUS
Il est difficile de dire si c’est sur ce rocher qu’était bâti le temple de Vénus Céleste, indiqué par Pausanias comme dominant Cythère, ou si ce monument s’élevait sur la colline encore couverte des ruines de cette cité, que certains auteurs appellent aussi la Ville de Ménélas. Toujours est-il que la disposition singulière de ce rocher m’a rappelé celle d’un autre temple d’Uranie que l’auteur grec décrit ailleurs comme étant placé sur une colline hors des murs de Sparte. Pausanias lui-même, Grec de la décadence, païen d’une époque où l’on avait perdu le sens des vieux symboles, s’étonne de la construction toute primitive des deux temples superposés consacrés à la déesse. Dans l’un, celui d’en bas, on la voit couverte d’armures, telle que Minerve (ainsi que la peint une épigramme d’Ausone) ; dans l’autre, elle est représentée couverte entièrement d’un voile, avec des chaînes aux pieds. Cette dernière statue, taillée en bois de cèdre, avait été, dit-on, érigée par Tyndare et s’appelait Morpho, autre surnom de Vénus. Est-ce la Vénus souterraine, celle que les Latins appelaient Libitina, celle qu’on représentait aux enfers, unissant Pluton à la froide Perséphonè, et qui, encore sous le surnom d’aînée des Parques, se confond parfois avec la belle et pâle Némésis ?
On a souri des préoccupations de ce poétique voyageur « qui s’inquiétait tant de la blancheur des marbres ; » peut-être s’étonnera-t-on dans ce temps-ci de me voir dépenser tant de recherches à constater la triple personnalité de la déesse de Cythère. Certes, il n’était pas difficile de trouver, dans ses trois cents surnoms et attributs, la preuve qu’elle appartenait à la classe de ces divinités panthées, qui présidaient à toutes les forces de la nature dans les trois régions du ciel, de la terre et des lieux souterrains. Mais j’ai voulu surtout montrer que le culte des Grecs s’adressait principalement à la Vénus austère, idéale et mystique, que les néoplatoniciens d’Alexandrie purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens. Cette dernière, plus humaine, plus facile à comprendre pour tous, a vaincu désormais la philosophique Uranie. Aujourd’hui, la Panagia grecque a succédé, sur ces mêmes rivages, aux honneurs de l’antique Aphrodite ; l’église ou la chapelle se rebâtit des ruines du temple et s’applique à en couvrir les fondements ; les mêmes superstitions s’attachent presque partout à des attributs tout semblables ; la Panagia, qui tient à la main un éperon de navire, a pris la place de Vénus Pontia ; une autre reçoit, comme la Vénus Calva, un tribut de chevelures que les jeunes filles suspendent aux murs de sa chapelle. Ailleurs s’élevait la Vénus des flammes, ou la Vénus des abîmes ; la Vénus Apostrophia, qui détournait des pensées impures, ou la Vénus Péristéria, qui avait la douceur et l’innocence des colombes : la Panagia suffit encore à réaliser tons ces emblèmes. Ne demandez pas d’autres croyances aux descendants des Achéens : le christianisme ne les a pas vaincus, ils l’ont plié à leurs idées ; le principe féminin, et, comme dit Goethe, le féminin céleste régnera toujours sur ce rivage. La Diane sombre et cruelle du Bosphore, la Minerve prudente d’Athènes, la Vénus Armée de Sparte, telles étaient leurs plus sincères religions : la Grèce d’aujourd’hui remplace par une seule vierge tous ces types de vierges saintes, et compte pour bien peu de chose la trinité masculine et tous les saints de la légende, à l’exception de saint Georges, le jeune et brillant cavalier.
En quittant ce rocher bizarre, tout percé de salles funèbres, et dont la mer ronge assidûment la base, nous sommes arrivés à une grotte que les stalactites ont décorée de piliers et de franges merveilleuses ; des bergers y avaient abrité leurs chèvres contre les ardeurs du jour ; mais le soleil commença bientôt à décliner vers l’horizon en jetant sa pourpre au rocher lointain de Cérigotto, vieille retraite des pirates ; la grotte était sombre et mal éclairée à cette heure, et je ne fus pas tenté d’y pénétrer avec des flambeaux ; cependant tout y révèle encore l’antiquité de cette terre aimée des cieux. Des pétrifications, des fossiles, des amas même d’ossements antédiluviens ont été extraits de cette grotte, ainsi que de plusieurs autres points de l’île. Ainsi ce n’est pas sans raison que les Pélasges avaient placé là le berceau de la fille d’Uranus, de cette Vénus si différente de celle des peintres et des poètes, qu’Orphée invoquait en ces termes : « Vénérable déesse, qui aime les ténèbres… visible et invisible… dont toutes choses émanent, car tu donnes des lois au monde entier, et tu commandes même aux Parques, souveraine de la nuit ! »
VIII — LES CYCLADES
Cérigo et Cérigotto montraient encore à l’horizon leurs contours anguleux ; bientôt nous tournâmes la pointe du cap Malée, passant si près de la Morée, que nous distinguions tous les détails du paysage. Une habitation singulière attira nos regards ; cinq ou six arcades de pierre soutenaient le devant d’une sorte de grotte précédée d’un petit jardin. Les matelots nous dirent que c’était la demeure d’un ermite, qui depuis longtemps vivait et priait sur ce promontoire isolé. C’est un lieu magnifique, en effet, pour rêver au bruit des flots comme un moine romantique de Byron ! Les vaisseaux qui passent envoient quelquefois une barque porter des aumônes à ce solitaire, qui probablement est en proie à la curiosité des Anglais. Il ne se montra pas pour nous : peut-être est-il mort.
À deux heures du matin, le bruit de la chaîne laissant tomber l’ancre nous éveillait tous, et nous annonçait entre deux rêves que, ce jour-là même, nous foulerions le sol de la Grèce véritable et régénérée. La vaste rade de Syra nous entourait comme un croissant.
Je vis depuis ce matin dans un ravissement complet. Je voudrais m’arrêter tout à fait chez ce bon peuple hellène, au milieu de ces îles aux noms sonores, et d’où s’exhale comme un parfum du Jardin des Racines grecques. Ah ! que je remercie à présent mes bons professeurs, tant de fois maudits, de m’avoir appris de quoi pouvoir déchiffrer, à Syra, l’enseigne d’un barbier, d’un cordonnier on d’un tailleur. Eh quoi ! voici bien les mêmes lettres rondes et les mêmes majuscules… que je savais si bien lire du moins, et que je me donne le plaisir d’épeler tout haut dans la rue.
— Καλιμέρα (bonjour), me dit le marchand d’un air affable, en me faisant l’honneur de ne pas me croire Parisien.
— Πόσα (combien) ? dis-je en choisissant quelque bagatelle.
— Δέκα δράγμαι (dix drachmes), me répond-il d’un ton classique.
Heureux homme pourtant, qui sait le grec de naissance, et ne se doute pas qu’il parle en ce moment comme un personnage de Lucien.
Cependant le batelier me poursuit encore sur le quai et me crie comme Caron à Ménippe :
— Ἀπόδος, ὦ κατὰρατε, τὰ πορθμεῖα (paye-moi, gredin, le prix du passage !)
Il n’est pas satisfait d’un demi-franc que je lui ai donné ; il veut une drachme (quatre-vingt-dix centimes) : il n’aura pas même une obole. Je lui réponds vaillamment avec quelques phrases des Dialogues des Morts. Il se retire en grommelant des jurons d’Aristophane.
Il me semble que je marche au milieu d’une comédie. Le moyen de croire à ce peuple en veste brodée, en jupon plissé à gros tuyaux (fustanelle), coiffé de bonnets rouges, dont l’épais flocon de soie retombe sur l’épaule, avec des ceintures hérissées d’armes éclatantes, des jambières et des babouches ! C’est encore le costume exact de l’Ile des Pirates ou du Siège de Missolonghi. Chacun passe pourtant sans se douter qu’il a l’air d’un comparse, et c’est mon hideux vêtement de Paris qui provoque seul, parfois, un juste accès d’hilarité.
Oui, mes amis ! c’est moi qui suis un barbare, un grossier fils du Nord, et qui fais tache dans votre foule bigarrée. Comme le Scythe Anacharsis.... Oh ! pardon, je voudrais bien me tirer de ce parallèle ennuyeux.
Mais c’est bien le soleil d’Orient et non le pâle soleil du lustre qui éclaire cette jolie ville de Syra, dont le premier aspect produit l’effet d’une décoration impossible. Je marche en pleine couleur locale, unique spectateur d’une scène étrange, où le passé renaît sous l’enveloppe du présent.
Tenez, ce jeune homme aux cheveux bouclés, qui passe en portant sur l’épaule le corps difforme d’un chevreau noir.... Dieux puissants ! c’est une outre de vin, une outre homérique, ruisselante et velue. Le garçon sourit de mon étonnement, et m’offre gracieusement de délier l’une des pattes de sa bête, afin de remplir ma coupe d’un vin de Samos emmiellé.
— O jeune Grec ! dans quoi me verseras-tu ce nectar ? car je ne possède point de coupe, je te l’avouerai.
— Πίθι (bois) ? me dit-il en tirant de sa ceinture une corne tronquée garnie de cuivre et faisant jaillir de la patte de foutre un flot du liquide écumeux.
J’ai tout avalé sans grimace et sans rien rejeter, par respect pour le sol de l’antique Scyros que foulèrent les pieds d’Achille enfant !
Je puis dire aujourd’hui que cela sentait affreusement le cuir, la mélasse et la colophane ; mais assurément c’est bien là le même vin qui se buvait aux noces de Pélée, et je bénis les dieux qui m’ont fait l’estomac d’un Lapithe sur les jambes d’un Centaure.
Ces dernières ne m’ont pas été inutiles non plus dans cette ville bizarre, bâtie en escalier, et divisée en deux cités, l’une bordant la mer (la neuve), et l’autre (la cité vieille) couronnant la pointe d’une montagne en pain de sucre, qu’il faut gravir aux deux tiers avant d’y arriver.
Me préservent les chastes Piérides de médire aujourd’hui des monts rocailleux de la Grèce ! ce sont les os puissants de cette vieille mère (la nôtre à tous) que nous foulons d’un pied débile. Ce gazon rare où fleurit la triste anémone rencontre à peine assez de terre pour étendre sur elle un reste de manteau jauni. O Muses ! ô Cybèle !... Quoi ! pas même une broussaille, une touffe d’herbe plus haute indiquant la source voisine !... Hélas ! j’oubliais que, dans la ville neuve où je viens de passer, l’eau pure se vend au verre, et que je n’ai rencontré qu’un porteur de vin.
Me voici donc enfin dans la campagne, entre les deux villes. L’une, au bord de la mer, étalant son luxe de favorite des marchands et des matelots, son bazar à demi turc, ses chantiers de navires, ses magasins et ses fabriques neuves, sa grande rue bordée de merciers, de tailleurs et de libraires ; et, sur la gauche, tout un quartier de négociants, de banquiers et d’armateurs, dont les maisons, déjà splendides, gravissent et couvrent peu à peu le rocher, qui tourne à pic sur une mer bleue et profonde. L’autre, qui, vue du port, semblait former la pointe d’une construction pyramidale, se montre maintenant détachée de sa base apparente par un large pli de terrain, qu’il faut traverser avant d’atteindre la montagne, dont elle coiffe bizarrement le sommet.
Qui ne se souvient de la ville de Laputa du bon Swift, suspendue dans les airs par une force magique et venant de temps à autre se poser quelque part sur notre terre pour y faire provision de ce qui lui manque. Voilà exactement le portrait de Syra la vieille, moins la faculté de locomotion. C’est bien elle encore qui « d’étage en étage escalade la nue, » avec vingt rangées de petites maisons à toits plats, qui diminuent régulièrement jusqu’à l’église de Saint-Georges, dernière assise de cette pointe pyramidale. Deux autres montagnes plus hautes élèvent derrière celle-ci leur double piton, entre lequel se détache de loin cet angle de maisons blanchies à la chaux. Cela forme un coup d’œil tout particulier.
IX — SAINT-GEORGES
On monte assez longtemps encore à travers les cultures ; de petits murs en pierres sèches indiquent la borne des champs ; puis la montée devient plus rapide et l’on marche sur le rocher nu ; enfin l’on touche aux premières maisons ; la rue étroite s’avance en spirale vers le sommet de la montagne ; des boutiques pauvres, des salles de rez-de-chaussée où les femmes causent ou filent, des bandes d’enfants à la voix rauque, aux traits charmants, courant çà et là ou jouant sur le seuil des masures, des jeunes filles se voilant à la hâte, tout effarées de voir dans la rue quelque chose d’aussi rare qu’un passant ; des cochons de lait et des volailles troublés, dans la paisible possession de la voie publique, refluant vers les intérieurs ; çà et là d’énormes matrones rappelant ou cachant leurs enfants pour les garder du mauvais œil : tel est le spectacle assez vulgaire qui frappe partout l’étranger.
Étranger ! mais le suis-je donc tout à fait sur cette terre du passé ? Oh ! non, déjà quelques voix bienveillantes ont salué mon costume, dont tout à l’heure j’avais honte.
Καθολικός ! Tel est le mot que des enfants répètent autour de moi.
Et l’on me guide à grands cris vers l’église de Saint-Georges, qui domine la ville et la montagne. Catholique ! Vous êtes bien bons, mes amis ; catholique, vraiment je l’avais oublié. Je tâchais de penser aux dieux immortels, qui ont inspiré tant de nobles génies, tant de hautes vertus ! J’évoquais de la mer déserte et du sol aride les fantômes riants que rêvaient vos pères, et je m’étais dit, en voyant si triste et si nu tout cet archipel des Cyclades, ces côtes dépouillées, ces baies inhospitalières, que la malédiction de Neptune avait frappé la Grèce oublieuse.... La verte naïade est morte épuisée dans sa grotte, les dieux des bocages ont disparu de cette terre sans ombre, et toutes ces divines animations de la matière se sont retirées peu à peu comme la vie d’un corps glacé. Oh ! n’a-t-on pas compris ce dernier cri jeté par un monde mourant, quand de pâles navigateurs s’en vinrent raconter qu’en passant, la nuit, près des côtes de Thessalie, ils avaient entendu une grande voix qui criait : « Pan est mort ! » Mort, eh quoi ! lui, le compagnon des esprits simples et joyeux, le dieu qui bénissait l’hymen fécond de l’homme et de la terre ! il est mort, lui par qui tout avait coutume de vivre ! mort sans lutte au pied de l’Olympe profané, mort comme un dieu peut seulement mourir, faute d’encens et d’hommages, et frappé au cœur comme un père par l’ingratitude et l’oubli ! Et maintenant… arrêtez-vous, enfants, que je contemple encore cette pierre ignorée qui rappelle son culte et qu’on a scellée par hasard dans le mur de la terrasse qui soutient votre église ; laissez-moi toucher ces attributs sculptés représentant un cistre, des cymbales, et, au milieu, une coupe couronnée de lierre ; c’est le débris de son autel rustique, que vos aïeux ont entouré avec ferveur, en des temps où la nature souriait au travail, où Syra s’appelait Syros....
Ici, je ferme une période un peu longue pour ouvrir une parenthèse utile. J’ai confondu plus haut Syros avec Scyros. Faute d’un c, cette île aimable perdra beaucoup dans mon estime ; car c’est ailleurs décidément que le jeune Achille fut élevé parmi les filles de Lycomède, et, si j’en crois mon itinéraire, Syra ne peut se glorifier que d’avoir donné le jour à Phérécyde, le maître de Pythagore et l’inventeur de la boussole.... Que les itinéraires sont savants !
On est allé chercher le bedeau pour ouvrir l’église ; et je m’assieds, en attendant, sur le rebord de la terrasse, au milieu d’une troupe d’enfants bruns et blonds comme partout, mais beaux comme ceux des marbres antiques, avec des yeux que le marbre ne peut rendre et dont la peinture ne peut fixer l’éclat mobile. Les petites filles vêtues comme de petites sultanes, avec un turban de cheveux tressés, les garçons ajustés en filles, grâce à la jupe grecque plissée et à la longue chevelure tordue sur les épaules, voilà ce que Syra produit toujours à défaut de fleurs et d’arbustes ; cette jeunesse sourit encore sur le sol dépouillé.... N’ont-ils pas dans leur langue aussi quelque chanson naïve correspondant à cette ronde de nos jeunes filles, qui pleure les bois déserts et les lauriers coupés ? Mais Syra répondrait que ses bois sillonnent les eaux et que ses lauriers se sont épuisés à couronner le front de ses marins !... N’as-tu pas été aussi le grand nid des pirates, ô vertueux rocher ! deux fois catholique, latin sur la montagne et grec sur le rivage : et n’es-tu pas toujours celui des usuriers ?
Mon itinéraire ajoute que la plupart des riches négociants de la ville basse ont fait fortune pendant la guerre de l’Indépendance par le commerce que voici : leurs vaisseaux, sous pavillon turc, s’emparaient de ceux que l’Europe avait envoyés porter des secours d’argent et d’armes à la Grèce ; puis, sous pavillon grec, ils allaient revendre les armes et les provisions à leurs frères de Morée ou de Chio ; quant à l’argent, ils ne le gardaient pas, mais le prêtaient aussi sous bonne garantie à la cause de l’indépendance, et conciliaient ainsi leurs habitudes d’usuriers et de pirates avec leurs devoirs d’Hellènes. Il faut dire aussi qu’en général la ville haute tenait pour les Turcs par suite de son christianisme romain. Le général Fabvier, passant à Syra, et se croyant au milieu des Grecs orthodoxes, y faillit être assassiné.... Peut-être eût-on voulu pouvoir vendre aussi à la Grèce reconnaissante le corps illustre du guerrier.
Quoi ! vos pères auraient fait cela, beaux enfants aux cheveux d’or et d’ébène, qui me voyez avec admiration feuilleter ce livre, plus ou moins véridique, en attendant le bedeau ? Non ! j’aime mieux en croire vos yeux si doux, ce qu’on reproche à votre race doit être attribué à ce ramas d’étrangers sans nom, sans culte et sans patrie, qui grouillent encore sur le port de Syra, ce carrefour de l’Archipel. Et, d’ailleurs, le calme de vos rues désertes, cet ordre et cette pauvreté.... Voici le bedeau portant les clefs de l’église Saint-Georges. Entrons : non… je vois ce que c’est.
Une colonnade modeste, un autel de paroisse campagnarde, quelques vieux tableaux sans valeur, un saint Georges sur fond d’or, terrassant celui qui se relève toujours… cela vaut-il la chance d’un refroidissement sous ces voûtes humides, entre ces murs massifs qui pèsent sur les ruines d’un temple des dieux abolis ? Non ! pour un jour que je passe en Grèce, je ne veux pas braver la colère d’Apollon ! Je n’exposerai pas à l’ombre mon corps tout échauffé des feux divins qui ont survécu à sa gloire. Arrière, souffle du tombeau !
D’autant plus qu’il y a dans ce livre que je tiens un passage qui m’a fortement frappé : « Avant d’arriver à Delphes, on trouve, sur la route de Livadie, plusieurs tombeaux antiques. L’un d’eux, dont l’entrée a la forme d’une porte colossale, a été fendu par un tremblement de terre, et de la fente sort le tronc d’un laurier sauvage. Dodwel nous apprend qu’il règne dans le pays une tradition rapportant qu’à l’instant de la mort de Jésus-Christ, un prêtre d’Apollon offrait un sacrifice dans ce lieu même, quand, s’arrêtant tout à coup, il s’écria qu’un nouveau dieu venait de naître, dont la puissance égalerait celle d’Apollon, mais qui finirait pourtant par lui céder. À peine eut-il prononcé ce blasphème, que le rocher se fendit, et il tomba mort, frappé par une main invisible. »
Et moi, fils d’un siècle douteur, n’ai-je pas bien fait d’hésiter à franchir le seuil, et de m’arrêter plutôt encore sur la terrasse à contempler Tina prochaine, et Naxos, et Paros, et Mycone, éparses sur les eaux, et plus loin cette côte basse et déserte, visible encore au bord du ciel, qui fut Délos, l’île d’Apollon !...
X — LES MOULINS DE SYRA
Je n’ai plus à parler beaucoup de la Grèce. Encore un seul mot. J’ai entraîné le lecteur avec moi sur le sommet de cette montagne en pain de sucre couronnée de maisons, que je comparais à la ville suspendue en l’air de Laputa ; — il faut bien l’en faire redescendre ; autrement, son esprit resterait perché pour toujours sur la terrasse de l’église du grand Saint-Georges, qui domine la vieille ville de Syra. Je ne connais rien de plus triste qu’un voyage inachevé. — J’ai souffert plus que personne de la mort du pauvre Jacquemont, qui m’a laissé un pied en l’air sur je ne sais quelle cime de l’Himalaya, et cela me contrarie fortement toutes les fois que je pense à l’Inde. Le bon Yorick lui-même n’a pas craint de nous condamner volontairement à l’éternelle et douloureuse curiosité de savoir ce qui s’est passé entre le révérend et la dame piémontaise dans cette fameuse chambre à deux lits que l’on sait. Cela est au nombre des petites misères si grosses de la vie humaine : — il semble que l’on ait affaire à ces enchanteurs malencontreux qui vous prennent dans une conjuration magique dont ils ne savent plus vous tirer et qui vous y laissent, transformés — en quoi ? — en point d’interrogation.
Ce qui m’arrêtait, il faut bien le dire, c’était le désir de raconter — et la crainte de ne pouvoir énoncer convenablement une certaine aventure qui m’est arrivée en descendant la montagne — dans un de ces moulins à six ailes qui décorent si bizarrement les hauteurs de toutes les îles grecques.
Un moulin à vent à six ailes qui battent joyeusement l’air, comme les longues ailes membraneuses des cigales, cela gâte beaucoup moins la perspective que nos affreux moulins de Picardie ; pourtant cela ne fait qu’une figure médiocre auprès des ruines solennelles de l’antiquité. N’est-il pas triste de songer que la côte de Délos en est couverte ? Les moulins sont le seul ombrage de ces lieux stériles, autrefois couverts de bois sacrés. En descendant de Syra la vieille à Syra la nouvelle, bâtie au bord de la mer sur les ruines de l’antique Hermopolis, il a bien fallu me reposer à l’ombre de ces moulins, dont le rez-de-chaussée est généralement un cabaret. Il y a des tables devant la porte, et l’on vous sert, dans des bouteilles empaillées, un petit vin rougeâtre qui sent le goudron et le cuir. Une vieille femme s’approche de la table où j’étais assis et me dit :
— Κοκόνιτζα ! καλὶ !
On sait déjà que le grec moderne s’éloigne beaucoup moins qu’on ne le croit de l’ancien. Ceci est vrai à ce point que les journaux, la plupart écrits en grec ancien, sont cependant compris de tout le monde.... Je ne me donne pas pour un helléniste de première force ; mais je voyais bien, par le second mot, qu’il s’agissait de quelque chose de beau. Quant au substantif Κοκόνιτζα, j’en cherchais en vain la racine dans ma mémoire, meublée seulement des dizains classiques de Lancelot.
— Après tout, me dis-je, cette femme reconnaît en moi un étranger ; elle veut peut-être me montrer quelque ruine, me faire voir quelque curiosité. Peut-être est-elle chargée d’un galant message, car nous sommes dans le Levant, pays d’aventures.
Comme elle me faisait signe de la suivre, je la suivis. Elle me conduisit plus loin à un autre moulin. Ce n’était plus un cabaret : une sorte de tribu farouche, de sept ou huit drôles mal vêtus, remplissait l’intérieur de la salle basse. Les uns dormaient, d’autres jouaient aux osselets. Ce tableau d’intérieur n’avait rien de gracieux. La vieille m’offrit d’entrer. Comprenant à peu près la destination de l’établissement, je fis mine de vouloir retourner à l’honnête taverne où la vieille m’avait rencontré. Elle me retint par la main en criant de nouveau :
— Κοκόνιτζα ! Κοκόνιτζα !
Et, sur ma répugnance à pénétrer dans la maison, elle me fit signe de rester seulement à l’endroit où j’étais.