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Juan Bautista commence sa vie d’adulte en 1912 dans le Rif, marqué par quatre ans de service militaire. De retour dans le Bas Aragon, il s’engage dans les collectifs sociaux de Calaceite. En 1936, la guerre civile éclate, Juan Bautista sera le dernier maire républicain du village. L’avancée des troupes franquistes force Juan, son épouse Joaquina et leurs six enfants à fuir. Leur périple à travers l’Aragon et la Catalogne les conduit à la frontière française qu’ils franchissent le 7 février 1939. La vie au camp d’Argelès et les absences forcées dans les compagnies de travail mettent la famille à rude épreuve. Finalement, ils s’installent près de Toulouse, espérant un retour en Espagne. La quête de survie est un voyage palpitant où chaque décision peut changer leur destin.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ancien chef d’établissement de formation, responsable mutualiste et auteur franco-espagnol,
Michel Manade Roig enrichit ses récits d’une profondeur unique grâce à ses riches expériences professionnelles et personnelles. Il est également auteur de "Nono chronique paysanne 1918-1945" publié en 2021 aux Éditions Le Livre Actualité.
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Michel Manade Roig
Ils venaient d’Aragon
1912-1970
© Lys Bleu Éditions – Michel Manade Roig
ISBN :979-10-422-3976-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Conversations et récits
sur une famille aragonaise
Pour Joaquina, Juan Bautista
et pour toute la casa Roig
Il y a quelques années, quand on me demandait quelles étaient les origines de ma famille, je répondais le plus souvent, « ils venaient d’Aragon ». Et on arrêtait là sur le sujet, à mon grand regret, mais rendu à l’évidence que l’Aragon éveillait trop peu de choses pour engager une discussion. J’espère aujourd’hui, en toute modestie, qu’en parcourant les pages de cet ouvrage, le lecteur accordera une attention éclairée sur cette région voisine de la nôtre, au travers d’un moment d’histoire et des évènements bouleversants vécus par une famille aragonaise.
Ce livre est le résultat de conversations entre un grand-père, son petit fils et sa mère, pendant les années cazériennes1 de Juan Bautista Roig. La suite du récit sera élaborée plus tardivement par l’auteur dans le cadre d’une recherche personnelle.
De nombreux ouvrages racontent l’histoire de familles de réfugiés espagnols de la Guerre civile, écrits par des auteurs talentueux, par des universitaires ou plus simplement par des inconnus au combien authentiques, ayant vécu les épreuves de l’exil forcé dans leur chair et dans leur esprit. Ce livre cherche à expliquer les mécanismes conduisant aux évènements de 1936 vécus par une famille, en nous y replaçant depuis l’épisode sanglant du Rif dans les années vingt pendant le protectorat espagnol au Maroc. La famille aragonaise de Juan Bautista Roig Vidal a été engagée dans toutes les étapes du processus meurtrier, leur village natal de Calaceite ayant plus que d’autres du Bas Aragon de par sa proximité avec la Catalogne, subi tour à tour, l’extrême violence des différents belligérants, une situation assez inédite, si l’on excepte bien sûr les théâtres de guerre comme Belchite.
Cet ouvrage tente de respecter au mieux la spécificité de la situation locale et n’a donc pas pour vocation de tirer des conclusions générales sur l’ensemble des évènements de la guerre civile, le vécu des calaceitanos2 parle de lui-même.
Parmi les personnes présentes, Joaquina Ber l’épouse de Juan Bautista, mère courageuse des six enfants de la famille, occupe une place des plus importantes, mais apparaît injustement assez absente dans le récit, par faute d’informations. Sa disparition dramatique au début des années cinquante aura provoqué une douleur familiale si intense qu’elle fût suivie d’une discrétion partagée par les siens.
Avoir sa propre famille plongée au cœur du drame, apporte assurément ce qu’il manque d’humanité et d’incarnation dans la plupart des chroniques historiques, mais en même temps vient naturellement créer une complexité supplémentaire face à la réalité effective, avec parfois une interprétation partisane des évènements, difficile à dénouer. Le temps joue également un rôle fixateur en forgeant le récit familial définitif auquel chacun va se référer et en assurer la transmission. On sait que la mémoire n’est pas l’histoire et ce livre n’élude pas le risque de la subjectivité, au final assumée par l’auteur.
Il ne s’agit pas ici d’une ode à la seconde République espagnole par les questionnements qu’elle a suscités dès sa proclamation et tout au long de sa trop brève existence ; il n’en demeure pas moins que ses intentions étaient aussi nobles qu’hélas empêchées, trop à rebours des tendances brutales d’une époque en pleine ascension des idéologies barbares. Tendances portées par des extrêmes qui vont, hélas, torturer très tôt la jeune République en limitant ses chances de réussite. L’adhésion de Juan Bautista à la gauche républicaine du village dès 1932, marque son attachement indéfectible à cette République naissante et son empathie sincère pour le prolétariat agricole miséreux qui l’entoure, sujet au cœur des problématiques sociales de l’Espagne. Cet engagement politique est aussi à relier au jugement qu’il porte sur l’armée nationale, nourri par son temps de service de quatre années dans le Rif.
Pas d’antimilitarisme de sa part, mais un regard instruit sur les derniers reliquats du colonialisme espagnol, entretenu vaille que vaille au Maroc et agité en permanence par certains de ces généraux exaltés, nostalgiques d’une Espagne éternelle disparue.
On a dit que l’histoire était écrite par les vainqueurs. Les ouvrages sur la guerre civile espagnole montrent une autre réalité, avec une production littéraire des plus fournies de la part des vaincus et de leurs sympathisants, une mémoire historique particulièrement vivante et dont la recherche ne s’épuise pas, au regard des analyses continuant d’être proposées après plus de huit décennies. Mais dans l’écriture de la tragédie de l’exil, la limite ultime pour celui qui raconte, c’est de parler de la souffrance, celle qui a été endurée et celle qui perdure avec des conséquences bien après le drame, pour des hommes et des femmes viscéralement attachés à leur terre natale et arrachés injustement. J’ai perçu, des années durant étant enfant, des bribes de discussions de fins de repas du dimanche, les retrouvailles se terminant toujours par des larmes, le moment habituel ou l’oncle Honorato (dit Jean) regroupait les cousins pour une promenade d’éloignement sur les bords de Garonne. Il fallait en priorité protéger les enfants du sentiment de désespoir toujours tenace dans les esprits. Dans ce livre, les incursions familiales et celles des amis proches sont fréquentes, les anecdotes également, dépeignant des scènes quotidiennes qui peuvent distraire le lecteur, mais qui illustrent aussi la marche vers l’intégration dans leur nouveau pays. Envers et contre tous, la famille prédomine. La « casa Roig », constitue une force collective incontournable autour des parents et des six frères et sœurs, unis par l’amour profond qu’ils se portent. Un amour qui a nourri leur courage d’affronter une autre vie en France, sans réel espoir de retour. Mais que dit le courage des ressentiments que chacun d’entre eux a éprouvé, parfois dans sa solitude, marqués encore et toujours par le tragique d’une partie de leur vie, une route interminable pour quelques-uns.
Lépante 1571. Au large de la Grèce, la flotte chrétienne titanesque affronte celle des Ottomans qui ne l’est pas moins, un épisode d’un conflit de grands intérêts doublé d’une guerre sainte des identités religieuses. Cervantès était là, que faisait-il dans cette galère ce jeune espagnol engagé volontaire du côté des Italiens et qui va s’en retourner en Espagne presque manchot, après cinq ans de sa vie dans les prisons d’Alger, comme esclave de rachat chez les Barbaresques. La délivrance viendra enfin par les moines trinitaires, spécialistes reconnus dans la libération négociée des captifs. Avait-il perçu au cours de ses aventures navales, le début du changement d’époque allant vers la fin des galères et voguant vers le début des vaisseaux de haut bord à gros canons ? Il était sur place pour le constat, et dans les tirs des bouches à feu qui pilonnaient le navire, il ne pouvait rien manquer de cette transition technologique qui l’affectera pour la vie, cruellement dans sa chair de soldat, mais aussi dans son esprit de conteur. Son livre, connu mondialement, viendra dépeindre un monde achevé s’éloignant tel celui des galères. La page qui se tourne va hanter son héros à la lumineuse folie, le chevalier errant et idéaliste courant sur les chemins d’Espagne pour combattre à « l’ancienne » le mal et l’injustice. Une croisade personnelle sur un terrain si coutumier de ce pays, celui de l’incompatibilité entre la vieille mystique éternelle et celle des idées nouvelles. Une mission de petite noblesse, une mission codifiée, une mission qui sied à un hidalgo.
Juan Bautista Roig est espagnol, mais n’est pas un hidalgo. Cet homme, né à la fin du 19e siècle, plus de 300 ans après le temps de Cervantès, est confronté lui aussi à un monde qui passe, contre son grès, en assistant au glissement continu de sa société vers l’inconnu, un inconnu qui lui parle de dureté, avec immanquablement ses victimes expiatoires. « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », comment mieux dire qu’Antonio Gramsci ? Il va vivre son propre rejet de la terre natale par la folie des hommes, une folie meurtrière venue de « longtemps » pour finir par s’emparer de ce vieux pays en 1936 et s’y installer pour des décennies. On est loin, bien loin du romantisme de Cervantès, mais si près de l’âme espagnole. Pas de Lépante non plus pour Juan Bautista, il n’aura pas à faire la guerre de 14, celle du Rif « seulement » dont il rentrera chanceux physiquement entier.
Il faut bien reconnaître que pour l’Espagne les priorités étaient ailleurs dans un entre soi de cent ans de différents familiaux, parfois très violents à la recherche du bon régime, un de ses vieux moulins à elle. Avec plus de cinquante « pronunciamientos3 » militaires depuis 1814, une cadence bisannuelle par une armée qui se croit prédestinée, l’Espagne se forge par le putschisme une sorte de culture du sursaut national dans un climat de tensions « à n’en plus finir » et un niveau de violence grandissant jusqu’au dernier coup d’État déclencheur de la guerre civile.
Avec le recul, peut-on s’empêcher de penser que le bilan de la tragédie du premier conflit mondial aurait pu aurait inspirer à temps les dirigeants du pays pour épargner la nation du risque ultime d’une forme de suicide collectif ? On aurait pu en effet le penser, avec plus de qui-vive sur l’interventionnisme militaire dans la politique nationale et un corsetage plus ferme des ambitions de certains généraux. Le ministre Manuel Azaña, dès les débuts de la seconde République, montrera une main ferme dans cette direction, pour une armée plus démocratique et moins agissante sur la politique du pays. Mais les militaires conserveront leur mission cinquantenaire d’ordre public contre les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur, un chèque en blanc à discrétion pour toute insurrection à venir.
Au début des années 20, la guerre du Rif au Maroc espagnol fut le lancement d’un processus militaire calculé, on va « s’y faire la main » lors de tragédies inouïes et dans la victoire finale arrachée avec l’appui de l’armée française, « Pétain » aux manettes, sur les Berbères d’Abdelkrim. L’armée en ressortira plus politisée que jamais, parée pour une nouvelle Reconquista4 dont rêvent des généraux ambitieux, brutaux et incontrôlables.
Quinze ans plus tard, alors que l’Espagne du Front populaire pouvait humer son grand soir dans l’euphorie, un pouvoir de caserne aguerri de longue date guettait la grande étincelle pour le feu aux poudres : elle partira des garnisons du Maroc, des troupes de Melilla en juillet 1936, toujours le souffle du Rif ! Juan Bautista aurait-il pu en être vingt ans avant, avec son régiment de cavalerie ? Sans aucun doute, il servait à Melilla. Aurait-il pu s’y soustraire au risque du peloton d’exécution ? Peu de chance dans cette armée de conspiration, prête à la purge au moindre doute sur un soupçon d’ennemi intérieur ou sur une dénonciation et avec pour tactique la marche forcée, au risque d’être fusillé pour l’exemple, une méthode qui suscitera ; hélas, des émules dans l’armée régulière de la République.
On a pu dire que l’idée d’extermination serait dans la nature profonde de la guerre civile espagnole, répondant au cri de « Viva la Muerte, abajo l’inteligençia !5 » du général galicien commandant en chef de la Légion, José Millan Astray : un fidèle de Franco, borgne et amputé lors de la reprise du siège de Melilla en 1921, invalide cicatrisé à jamais… Comme Cervantès, seul point commun. Mais les crescendo pour une violence au moins équivalente, vociférations et hurlements à la mort, ne sont pas l’apanage d’un seul camp : « Battez-vous, tuez et mourrez ! Jeunes barbares d’aujourd’hui, venez piller la civilisation décadente, abattez ses dieux, détruisez ses temples, arrachez le voile de ses novices et faites-en des mères. » Qui se douterait que ces paroles sont d’un futur chef du gouvernement de la République, Alejandro Lerroux Garcia, leader de l’aile gauche du Parti républicain radical ? L’appel au meurtre officiellement proclamé, au-delà d’une simple exaltation que certains ont pu y voir.
Revenons à Juan Bautista qui n’est donc pas un Don Quichotte, son récit personnel n’est pas inspiré par l’œuvre de Cervantès et ne soyons pas tentés d’aller extirper des ressemblances hypothétiques dans la geste de notre hidalgo. Dommage, la tentative ne manquait pas d’attrait.
Juan Bautista a sans doute rêvé de ce héros comme beaucoup d’Espagnols et comme tant de lecteurs sur la planète dont je suis. Comment ne pas être touché par le feu intérieur de ce personnage faisant face à une réalité accablante qui provoque son courroux de chevalier errant, toujours dans une grande dignité et parfois même dans le sublime. Juan Bautista porte lui aussi sa part de mélancolie et de tristesse, la « triste figure » qui transparaît sur ces photos de famille qui ne mentent pas, comme celles de l’exil, son errance à lui, sur ces visages qui nous racontent le vrai…
Grand-père parvenu au deuxième versant de sa vie, il s’ouvre sur son long voyage d’homme à son petit-fils encore bien jeune et à sa fille Angela qui assiste aux confidences dans la pièce unique. Penchée sur son ouvrage de couturière, l’esprit de protection reste en éveil pour son petit à l’écoute du récit d’un carnet de route dans sa complexité et de ses contours de douleur.
L’histoire commence pour Juan Bautista par le tirage au sort de son contingent en avril 1912, annonçant le départ vers le Maroc, direction le Rif. Ce n’est qu’un début dont il ignore la suite, il n’en a pas fini, il vivra d’autres départs et d’autres retiradas qui viendront lui faire subir à lui et sa famille le sort des déracinés sur les routes de son propre pays et dans celles de la France bientôt en guerre à la recherche d’une hospitalité, d’un refuge pour les siens, d’un peu de chaleur et de dignité. La fuite, sans doute pour rester vivant, mais dans l’honneur et l’esprit de résistance, mots magnifiques dans presque toutes les langues, qui aident à supporter la tragédie et à espérer. Dans cette vie, le ciel mettra du temps à changer de couleur, beaucoup de temps, et il faudra toute la force de résilience de cette famille pour affronter une longue année de marche partie de Calaceite en Aragon jusqu’à l’instant décisif ou tout bascule dans le franchissement de la frontière des Pyrénées, le 7 février 1939… Des kilomètres de cahot épuisant avec la peur des balles des Savoia de Mussolini ! Ce ciel d’Espagne ne peut plus rien, la vie va continuer sous un autre ou le pouvoir reconnaît sans tarder le gouvernement nationaliste de Burgos (régime de Franco) le 27 février 1939, en échange de sa neutralité face à l’autre conflit en devenir… un de ces grands moments de diplomatie quand tout se dérobe.
Juan Bautista va patiemment et longtemps, conter son histoire à son petit Michou, il sait ce que doit aux malheurs de son pays l’absence d’éducation de sa jeunesse. Il faut qu’il dise sur son Espagne, sur ses questionnements restés sans réponses, ses luttes contre les « influences », ses idéaux face à la réalité, sur ses déceptions et ses joies, sur Joaquina et sa famille, sur son pays perdu… Il veut transmettre ses pensées nées des longues méditations puisées dans les couloirs d’un passé qui s’éloigne, mais toujours en éveil. Il faut que ça sorte !
Au commencement de l’exercice, ce jeune enfant aura tout juste onze ans en janvier. Il vit les premiers épisodes comme un roman épique de la chevalerie, raconté par le cavalier lui-même, son héros de pépé. Tant pis si les réactions spontanées qui s’échappent de son univers de gosse débarquent quand Juan Bautista s’y attend le moins, il faut y répondre pour continuer le voyage, celui ou Michou se voit chevaucher dans le Rif Marocain, apprenant Melilla avant Calaceite. Serait-ce une sorte d’imprégnation qui le guidera plus tard au service militaire, à choisir la cavalerie ? Trop tard, en 1973, les chars d’assaut avaient depuis longtemps remplacé les chevaux, dommage…
Pour l’heure, comment s’y prendre ? Juan Bautista s’imagine déjà en train de raconter, sous le regard protecteur d’Angela avec un sourire, de gros yeux, une parole de modération, voire pire… Un doute le tenaille à présent, le petit sera-t-il suffisamment réceptif ? Ce qui va être dit n’est ni facile à entendre ni facile à comprendre dans l’univers de cet enfant, mais par bonheur, encore peu exalté avant l’adolescence divagante qui va poindre un de ces jours. C’est donc maintenant, sans attendre, qu’il faut commencer.
Juan Bautista vient d’atteindre ses 71 ans. Sans me l’expliquer, je commence ce travail de mémoire au même âge que lui.
Ce matin-là, Michou observe son grand-père qui finit de s’habiller, en guettant les derniers gestes, le moment où il déplie et enroule la faixa traditionnelle autour de son ventre. Le petit fils n’ose pas l’interrompre, une question scolaire lui traverse pourtant l’esprit sur la longueur de ce grand foulard noir qui n’en finit pas de ceinturer Juan Bautista : « combien ça peut mesurer ? Deux mètres, trois mètres peut-être ? Il me faudra le savoir quand pépé sera sorti. » Il n’est pas le seul pépé du quartier à porter cette chose étrange, mais il la porte à sa manière, un peu comme une parure et qui change de couleur le dimanche ; les copains lui ont déjà posé des questions sur le sujet. Aujourd’hui, c’est la faixa de semaine, elle ira bien pour déambuler ensemble vers Garonne ; par chance, c’est un jeudi ensoleillé et exceptionnellement sans catéchisme, une des sœurs de l’Avenue de la Gare est morte lundi, c’est donc vacances et pas de cours de Bon Dieu aujourd’hui pour les deuxièmes années.
— Ne t’en fais pas, tu te rattraperas jeudi prochain, une petite promenade au Petit Nice vaut bien deux heures d’évangile dans cette crypte de l’église à se geler. Tu n’es pas enfant de chœur, juste un bon petit paroissien puisque ta mère le veut ainsi.
— Sœur Odette était très gentille avec nous, pépé, elle amenait toujours des nougats et son projecteur, on finissait la leçon avec un film de Tintin comme « Les Sept Boules de Cristal », c’était drôlement bien !
— Je te crois, moi aussi, à ton âge, j’aimais les sœurs et les curés : en Espagne, on avait souvent, au moins un curé chez soi, c’était le plus instruit, il avait fait le séminaire pendant que ses frères travaillaient au champ ou chez un patron. Personne ne trouvait rien à redire, au contraire on se sentait honorés, et un peu intéressés, l’église était puissante : certains pensaient sans doute que le chemin vers le Bon Dieu serait plus facile pour la famille. Tu sais, nous avions des vues simples à la campagne, un peu naïves, cela nous a bien coûté par la suite ; tu te feras ton idée plus tard. Avec mes copains, on a étudié le catéchisme sans ton ami Tintin, au village le cinéma n’existait pas quand j’avais dix ans, il a ouvert plus tard et mon frère Esteban est y mort dans la bousculade à cause d’un incendie en 1934, avec huit autres personnes : un grand malheur pour notre village et pour la famille, mais malgré tout j’ai toujours aimé le cinéma. Tu sais Michou, à chaque fois que la lumière s’éteint avant la projection, j’ai toujours un frisson, je pense à mon frère.
Au catéchisme, j’ai un peu appris la musique avec les curés. Je les voyais souvent, c’étaient nos voisins, ils étaient sept, notre maison s’appuyait sur l’église principale de Calaceite.
Au rythme de quelques dribles factices à la Kopa, devançant son grand-père, Michou pousse son ballon vers le Campet, une esplanade qui surplombe la Garonne : quel spectacle, c’est la période des eaux bouillonnantes du mois de mars, celle où le fleuve honore son statut, charriant vers l’aval toulousain de gros objets végétaux ou non identifiés et quelques cadavres d’animaux piégés par la crue. Accompagnée d’embruns frais sur les visages, une symphonie grondante sort des profondeurs du lit avec des échos qui montent vers la ville, rappelant à leur impuissance quelques Cazériens qui s’approchent prudemment du bord pour mater le spectacle, sentir la bête furieuse qui s’agite en dessous d’eux.
Juan Bautista ramasse de justesse le ballon qui se dirigeait vers un caniveau mal fermé :
— fais donc attention à moins que tu ne veuilles peut être l’offrir à Garonne ! dans une heure il sera à Toulouse comme ce tronc qui passe : il vient de loin celui-là, de Saint-Gaudens peut être, ou même d’Espagne. Là-haut, à sa source au Val d’Aran, tout ça n’est qu’une grosse rigole qui se lance vers la France, mais Garona est espagnole, elle vient de chez moi, c’est un peu de mon pays qui passe en bas sans s’arrêter, et aussi un peu du tien, Michou, ne l’oublie jamais !
— Elle aurait pu descendre vers l’Espagne, elle a choisi la France : comment tu expliques ça, pépé ? En attendant que tu réfléchisses, moi je vois surtout de l’eau. La plage d’en bas, où maman m’amène en été pêcher des rabotes a complètement disparu. Dans ton village en Espagne, pépé, on peut se baigner dans une rivière ?
— On peut se baigner dans la Matarranya, j’y allais souvent, c’est une belle rivière à côté de Calaceite avec ses cascades et qui rejoint l’Ebre, un grand fleuve d’Espagne qui montre son mauvais caractère au mois de mars, comme Garonne. Il y a eu une grande bataille autour de ce fleuve, je te raconterai ça une autre fois, on va rentrer maintenant, ta mère pourrait s’inquiéter.
— Maman, pépé va me raconter l’histoire d’une bataille d’Espagne, tu la connais ?
— Moi, tu sais, les batailles, je n’y connais rien et il y en a déjà beaucoup à apprendre dans ton livre d’histoire de France.
— Oui, mais celle-là, c’est celle de pépé, près de sa maison au bord d’un fleuve qui s’appelle l’Ebre.
— Eh bien, je vois que tu retiens tout ce que te dit pépé. Maintenant, il va être obligé de t’expliquer et je ne sais pas si tu vas tout comprendre, mais avant, il faudra me montrer tes devoirs de classe.
— Au fait, maman, j’ai demandé à la maîtresse de prendre l’Espagnol en deuxième langue.
— C’est une très belle langue avec des différences selon les régions : à Calaceite, c’est l’aragonais, mais beaucoup y parlent le catalan. On parle aussi un dialecte entre nous, le « chapurriau ». À Madrid, on parle le castillan, c’est ce que tu étudieras en cours d’espagnol avec M. Piquemal. Parles-en à ton grand-père, ça va lui faire plaisir, il roule une cigarette devant la porte, il croit sans doute que je ne le vois pas…
— Oui, mais j’ai quelque chose à faire avant, j’ai besoin de ton mètre de couturière.
Soldado
C’est l’heure des devoirs dans la pièce de vie du petit logement. Angela est à sa machine à coudre depuis des heures, mettant la dernière main à un costume pour un client pressé, tête baissée, elle y passera la nuit s’il le faut. Pour les devoirs, comme souvent, Michou se débrouille seul. Pépé continue ses dessins sur les marges de la Dépêche du jour, après en avoir fini avec la lecture intégrale qu’il s’impose, un lien précieux avec ce monde qui bouge sans cesse. Le crayon à papier se plaît à croquer et à charbonner des silhouettes féminines aux longs cheveux noirs, des Espagnoles sans nul doute, à l’élégance des danseuses de flamenco, cambrées et tête en arrière pendant leurs vueltas6. Mais le petit fusain est espiègle, en arrière-plan de la danseuse, apparaît l’esquisse d’un soldat, un jeune cavalier sur son cheval noir qui contemple la scène : serait-ce Juan Bautista ? Un autoportrait ? Peut-être, dans une lueur de romantisme accompagnant ses méditations comme on l’a déjà remarqué, mais assurément un souvenir qui viendrait de loin.
Le jeune Michou attend maintenant son pépé pour la récitation. C’est du Verlaine, « Il pleure dans mon cœur », la prof trouve ça beau. Juan Bautista dans son catalan arrive à comprendre qu’il s’agit d’un chagrin.
À peine le cahier refermé et voici la bataille de l’Ebre qui refait surface. Ce gosse n’oublie rien ! Ce soir, impossible d’échapper à la promesse : les conditions d’écoute sont réunies, la machine à coudre vient de rentrer dans sa pause. Angela passée à la préparation du repas se dispensera-t-elle d’intervenir ? Pas sûr, il faudra contrôler la contrôleuse.
— Tu sais, Michou, on se ressemble un peu tous les deux, mon père était agriculteur comme Noël, ton papa ; il partait « al campo » de bon matin comme lui, vers notre champ d’oliviers et c’était notre mule qui portait les outils et le repas de midi. Nous aussi, on habitait comme toi à Cazères, au milieu du village de Calaceite, depuis toujours.
Nous étions heureux dans la grande famille Roig et avec les amis, on s’entraidait pour les travaux des champs, on se retrouvait à toutes les fêtes des saints. En Espagne, il y en a beaucoup, trop sans doute. Chez nous, c’était San Cristóbal et Santa Ana les plus importants qui comptaient pour les gens. Moi je n’étais pas très attiré par la religion, ma mère me le reprochait par principe, mais sans excès. J’ai surtout vécu dans ma jeunesse une vie tranquille de petit paysan entre les oliviers, les amandiers et la vigne, guidé par mon grand-père, et jusqu’à mon départ à l’armée je savais très peu de choses de la société et du reste du pays ; j’essayais bien de comprendre les conversations des parents, je lisais les journaux sur les tables des cafés et j’écoutais plus tard les émissions de la radio du Secours Mutuel, mais je manquais d’expérience pour me faire une opinion sur les nouvelles qui nous parvenaient.
Premier voyage dans le Rif
Un jour, mon père a reçu une lettre de l’armée, en général ce n’était rien de bon, mais on s’y attendait, j’étais sur la liste des appelés pour 1912. La lettre du Conseil de révision d’Alcañiz disait que le tirage au sort m’avait placé en numéro un à Calaceite, tu parles d’une chance ! On se rappelait au village que dans le temps, tous les numéros un partaient obligatoirement pour Cuba, lors de cette guerre très meurtrière des années 90 : c’était donc un mauvais coup du sort qui me ferait quitter la maison le premier août à moins de payer la cuota7 à un remplaçant plus pauvre que moi ; je n’en voulais pas, je rentrerai donc comme conscrit pendant quelques mois à la caserne d’Alcañiz afin de préparer mon départ pour le Régiment de cavalerie de Taxdir, au Maroc espagnol.
Il était cantonné à Melilla sur la côte marocaine orientale. Pour la plupart des gens de Calaceite, Melilla c’était un bagne où l’on envoyait les bandits et les assassins, un mauvais endroit. Pour mon grand-père Estéban, c’était une terre de guerre contre les Berbères, d’où je ne reviendrais pas. Le traumatisme de la « semana trágica » de 1909 qui puisait son origine dans le Rif était encore présent et expliquait la fureur de mon pépé. Il m’avait tout appris de mon métier d’agriculteur et je l’aimais beaucoup.
Je crois l’avoir déçu en partant à l’armée, il sera même obligé à contrecœur de me remplacer par Belmonte, un journalier charbonnier jusqu’à mon retour. Ce n’étaient pourtant pas les bras qui manquaient à Calaceite, mais j’étais le premier petit fils, celui sur qui on place l’avenir de la ferme. La tradition des propriétaires en Aragon était de confier le patrimoine au premier né mâle, pour qu’il le passe à son tour à la génération à venir. Je ne sais pas si tu comprends, ne crois pas qu’il n’y avait que des avantages, c’était aussi une responsabilité familiale sur mes épaules. Tout cela sous condition d’être marié, le mariage restant chez nous le pilier principal, et d’accorder à mes frères et sœurs le droit d’habiter la maison de famille si c’était nécessaire. C’était comme ça, une sorte de droit d’aînesse avec ses obligations. Tu imagines la fierté de mon père et surtout de mon grand-père qui pensaient que la suite était réglée ! Je savais tout du grand-père et de son armée à Cuba contre los gringos : il m’avait fait promettre que je n’irai à aucune guerre.
Je croyais que c’était pour jouer avec moi, mais j’ai compris qu’il le pensait vraiment quand toute la famille a voulu se cotiser pour payer la cuota militar. J’ai refusé, mon père m’en a voulu lui aussi en me traitant de fou : il savait le danger, il m’a raconté lui aussi que notre armée avait déjà plié contre les Berbères, malgré le sacrifice héroïque de la cavalerie de Melilla. C’était justement le régiment ou je devais servir ! Mauvais présage, la défense des mines de fer avait coûté plus de 1000 morts en quelques jours, une douleur pour tout le pays et beaucoup de colère contre l’État-major. Le gouvernement a décidé d’envoyer d’autres recrues dans ce casse-pipe, malgré des manifestations très violentes de la population jusqu’aux bateaux. En fait, mon père ne prêtait aucune confiance en l’armée nationale, il avait sûrement un peu raison, mais rien à faire, je ne voulais pas laisser ma place contre de l’argent.
Quelques mois après, en mars 1913 j’ai embarqué sur un vapeur à Barcelone, le « Teudoro Llorente », avec tout un régiment pour un voyage de trois jours sur la méditerranée. On a fait escale à Alicante avant de repartir vers le port de Melilla. À l’arrivée, j’ai été surpris par la beauté de cet endroit, par la lumière sur les pierres des falaises inaccessibles de la forteresse et aussi par la fourmilière des ouvriers sur la jetée, occupés à charger des minerais et à décharger des marchandises pour l’armée et pour le commerce. À ce moment-là, je n’imaginais pas encore que j’allais vivre quatre années qui allaient changer ma vision de la vie.
— Mais alors, pépé, tu as vu des batailles là-bas au Maroc ? Et au fait, c’est quoi un vapeur ?
— J’y viens, mais sois patient, je vais d’abord te montrer où c’était, sur la carte de ton dictionnaire. Ici, vois-tu, c’est la Méditerranée et là, l’Algérie, la région de tes nouveaux copains, nos voisins les Carretero, les rapatriés arrivés l’an dernier. Le Maroc est juste à côté. En rouge, au bord de la mer tu peux voir Melilla et Ceuta qui sont des villes espagnoles depuis longtemps, des enclaves, une situation mal acceptée par les Marocains qui explique les batailles, comme tu dis.
— Mais pourquoi l’Espagne est au Maroc ?