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Adolescente discrète et sérieuse, Kezana mène une vie paisible avec ses parents. Invitée par sa grand-mère à célébrer son quinzième anniversaire à Gaboutiville, elle s’entoure de Kimberley et Kévin, ses meilleurs amis. Cependant, l’enthousiasme laisse place au désarroi. Sa grand-mère lui révèle sa véritable identité et lui offre un collier doté d’étonnants pouvoirs. Kezana visitera alors un monde étrange peuplé d’êtres merveilleux et fascinants, mais aussi malfaisants. Est-elle prête pour l’inconnu ?
À PROPOS DE L'AUTEURE
N-M Farah écrit ses premières notes dès l’âge de neuf ans. Élevée en grande partie par sa grand-mère, elle est fascinée par les contes que celle-ci lui racontait.
Kezana - Tome I - L’élue est son premier roman publié.
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N-M Farah
Kezana
Tome I
L’élue
Roman
© Lys Bleu Éditions – N-M Farah
ISBN : 979-10-377-7705-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mes parents et à Lydie, ma sœur de cœur,
qui ont cru en moi et qui m’ont toujours soutenue.
Reposez en paix, je vous aime.
À ma grand-mère Alia, dont j’ai hérité du
don de l’imagination grâce à ses contes qui m’enchantaient.
Repose en paix, ma Guida.
À mon amie de toujours, Eliane Armansa,
sans qui je n'aurais pas pu réaliser mon rêve.
Merci, pour ta précieuse aide apportée à mon ouvrage.
La lignée des Mounfarah était, pour ainsi dire, une famille tout à fait ordinaire qui menait une vie paisible à Gaboutiville, pays prospère de l’est de la Corne de l’Afrique.
Le père, Oban Mounfarah, vivait seul avec ses deux fils, Ibran et Mohaman, âgés respectivement de dix et douze ans, dans une grande maison perchée au sommet d’une montagne. Seul un chemin long et étroit conduisait à leur demeure, débouchant, d’un côté, surune vaste plaine arborée, et de l’autre, offrantune vue imprenable sur l’océan. Rien n’aurait pu laisser penser que l’existence calme de la famille Mounfarah serait, quelques années plus tard, bouleversée à tout jamais par l’arrivée des deux sœurs Almatar : Aleya et Baheya. La petite famille Mounfarah n’aurait pu imaginer un seul instant qu’elle serait un jour mêlée à d’étranges phénomènes où s’entrecroiseraient mystères, pouvoirs, magie et sorcellerie.
Tout commença un soir d’octobre mille neuf cent soixante-quatre.
Oban, le père de famille, était un très bel homme : grand et mince. Bien qu’il ne fût pas riche, il possédait l’une des plus belles maisons de la ville et avait un travail de responsable dans « l’Entreprise Alouane père et fils », une exploitation prospère de vente de bétail. À trente-cinq ans et veuf depuis presque trois ans, Oban n’avait jamais voulu se remarier par crainte de faire un mauvais choix et de prendre le risque d’infliger à ses filsune abominable marâtre. Alors, il préféra élever seul ses garçons. Oban Mounfarah sut leur donner une bonne éducation basée surle respect, la loyauté et l’honnêteté. Voulant le meilleur pour eux, le bon père de famille travaillait nuit et jour, sans relâche, afin d’économiser assez d’argent pour leur assurer le meilleur avenir possible et les mettre à l’abri du besoin. Il rêvait d’acheter l’un des entrepôts d’Alouane afin de se mettre à son compte et rentrer dans le monde des affaires.
Mais un soir, dans sa chambre, alors qu’il rentrait de son travail après une rude journée, Oban Mounfarah, sentit une douleur intense à la poitrine. Instinctivement, il posa lamain gauche sur son cœur et le serra très fort. Il saisit aussitôt un petit flacon posé sur la table de chevet et l’ouvrit pour y extraire des comprimés, mais rien n’en sortit, car le récipient était vide. Éprouvant un second élancement plus important que le précédent, il cria à l’aide et appela son frère, Housman, qui se trouvait alors dans la cuisine et préparait le dîner.
Housman entendit soudain l’appel d’Oban. Instantanément, il lâcha le couteau de ses mains, se précipita dans sa chambre et le vit effondré sur son fauteuil, serrant très fort sa poitrine. Housman et Oban avaient le même âge. Ils avaient grandi comme deux frères. Lorsque Kamaro, la mère de Housman, mourut quand il n’avait que six ans, il futrecueilli et adopté par la famille Mounfarah.
Housman, affolé, prit le flacon et remarqua aussitôt qu’il était vide. À ce moment précis, Mohaman et Ibran, ayant eux aussi entendu le cri de leur père, firent brusquement irruption dans la chambre. Housman lança le petit récipient dans les mains de Mohaman et lui ordonna :
— Il y a le même dans le tiroir de la cuisine ! Vite !
— Oui, tout de suite, mon oncle ! répondit Mohaman qui s’exécuta sur le champ.
Mohaman revint dans la chambre avec le nouveau flacon, le dévissa en extrayant deux comprimés dans la main, et les glissa dans la bouche de son père tandis que Housman lui donnait un verre d’eau.
— C’est la deuxième fois ce mois-ci ! dit Mohaman, inquiet.
Son père, d’une voix faible, le rassura :
— Ne t’inquiète donc pas, mon garçon, ton père est aussi fort qu’un chêne !
— Et si le chêne prenait des forces ? Je t’apporte le dîner dans un instant !dit Housman en se dirigeant vers la porte.
— Non, j’ai seulement besoin d’un bon sommeil. Merci d’être là, il est temps pour toi de rentrer chez toi afin de retrouver ta femme, répondit Oban en s’allongeant sur son lit.
— Kadour est chez sa sœur, je resterai ici pour cette nuit.
Si Oban Mounfarah était un homme fort comme un chêne, il n’en demeurait pas moins que son cœur était fragile comme du cristal. Sachant qu’il pouvait lâcher à tout moment, Oban ne prêtait guère attention à sa santé, mais pensait plutôt à l’avenir de ses fils. Il voulait à tout prix réaliser ses rêves de réussite à travers eux. Il voyait déjà ses fils au sommet de la gloire parmi les personnalités les plus puissantes du monde des affaires comme son patron, Monsieur Hamdani Alouane. Dans son lit, Oban ouvrit les yeux et vit à quel point la tristesse avait affecté les trois personnes les plus importantes de sa vie. Housman, qui était assis à ses côtés, sur le rebord du lit, laissa échapper une petite larme, tandis que ses fils, debout face à lui, avaient les yeux humides et l’air inquiet. Oban les regarda un instant puis, d’une voix faible, il dit à ses fils :
— Approchez, mes garçons, donnez-moi vos mains.
Mohaman lui tendit la main gauche, Ibran la main droite.
— Je veux que vous me promettiez une chose : veillez l’un sur l’autre, jamais rien ne doit vous séparer, quoi qu’il arrive, jamais…
— Oui, père ! Nous te le promettons, répondirent les deux frères en essuyant leurslarmes du revers de leurs manches.
— Allons, ne soyez pas tristes… à présent, laissez-moi seul avec votre oncle.
Avant de quitter la pièce, les deux frères embrassèrent, à tour de rôle, le front de leur père en marque de respect. Lorsque Oban fut seul avec Housman, il glissa délicatement sa main droite de sous son oreiller, en sortit une grosse enveloppe blanche et la lui confia :
— Ce sont mes économies. Il y a suffisamment de quoi acheter l’entrepôt de Hamdani Alouane. Négocie avec lui sesmeilleures bêtes et démarre l’entreprise comme nous l’avions prévu.
Silencieux et chagriné, Housman entrouvrit l’enveloppe et vit une grosse liasse de billets en francs gaboutiens. Oban enchaîna :
— Je te confie ce que j’ai de plus précieux au monde : mes fils. Apprends-leur le métier et fais d’eux des hommes accomplis.
Housman posa délicatement sa main droite sur celle d’Oban, les yeux larmoyants. Il laissa à nouveau échapper une larme amère qui glissa sur sa joue. La voix nouée, il répondit :
— Tu peux compter sur moi, mon frère, même si je sais que demain tu seras sur pied, en pleine forme.
— Pas cette fois, mon frère, pas cette fois.
Oban ferma les yeux et s’assoupit. Housman se leva sans bruit, se dirigea vers la commode, ouvrit le premier tiroir et y glissa l’enveloppe entre deux cahiers. Puis, sortant de la chambre, il tourna son regard vers Oban en murmurant :
— À demain, mon frère !
Le lendemain matin, Housman ouvrit discrètement la porte de la chambre de son frère et le vit exactement dans la même position qu’il l’avait laissé la veille.
— Oban ? Je t’apporte le thé du matin, mon frère !
N’obtenant aucune réponse, Housman s’inquiéta. Il déposa la tasse sur la table de chevet et s’approcha d’Oban. Il posa sa main droite sur son épaule, le secoua légèrement.
— Oban, tu m’entends ?
Mais celui-ci resta inerte. Craignant le pire, Housman plaça son oreille au-dessus de sa bouche pour tenter de percevoir un souffle, mais il ne sentit rien. Il comprit aussitôt qu’Oban les avait quittés pour toujours. Le cœur serré de chagrin, il l’embrassa surle front en guised’adieu. La gorge serrée, il lui chuchota à l’oreille :
— Repose en paix, mon frère.
Housman se redressa, essuya ses larmes du revers de sa main, se retourna, car il sentit la présence des garçons derrière lui. Il soupira de chagrin et dit d’une voix attristée :
— Venez, mes garçons ! Dites adieu à votre père.
Silencieux, Mohaman et Ibran s’approchèrent de leur père :
— On dirait qu’il dort paisiblement, dit Ibran d’une voix chagrinée.
L’un après l’autre, Mohaman et Ibran se penchèrent pour embrasser le front de leur père.
— Il nous manquera beaucoup, dit Housman en les prenant dans ses bras. Écoutez, mes garçons, je ne remplacerai jamais votre père bien sûr, mais sachez que je suis là à présent !
Dix années plus tard, les deux frères Mounfarah étaient devenus de beaux jeunes hommes, riches et redoutables en affaires, exactement comme l’avait souhaité leur père. Avec les bons conseils et l’aide précieuse de leur oncle Housman, Mohaman et Ibran avaient assuré leur avenir et dirigeaient ensemble l’entreprise familiale de commerce de bétail, connue sous le nom de « Entreprise des frères Mounfarah », dans la vaste péninsule d’Asie, entre la mer Rouge et le golfe Persique. Tous les matins, oncle Housman arrivait toujours à la même heure dans le bureau de ses fils adoptifs. Ce jour-là, il les trouva en train de discuter avec animation. Ils se saluèrent chaleureusement et entrèrent dans le vif du sujet.
— Vous n’êtes donc pas au courant ? questionna Ibran.
— Au courant de quoi ? interrogea oncle Housman, inquiet.
— La nuit dernière, un accident ferroviaire s’est produit et l’un des wagons s’est écrasé sur notre pâturage, tuant plusieurs de nos bêtes. Nous devons partir sur-le-champ constater les dégâts, dit Mohaman.
— Je vous accompagne, mes enfants, proposa oncle Housman.
— Cela ne sera pas nécessaire, mon oncle, reposez-vous, nous nous occupons de tout, suggéra Ibran.
— Bien ! Tenez-moi informé ! ditoncle Housman en s’asseyant sur le grand fauteuil en cuir noir.
Avec un sentiment de fierté, Oncle Housman les regardait discuter de cette affaire. Il se servit du thé à la cardamome.Alors qu’il s’apprêtait à boire la première gorgée, il leva les yeux et regarda l’immense portrait de son frère, Oban, accroché au mur. Il leva la tasse et dit avec satisfaction en haussant les sourcils :
— Mission accomplie, mon frère !
Bien que les frères Mounfarah aient réussi leur vie professionnelle, Mohaman et Ibran avaient le sentiment quequelque chose d’important manquait à leur bonheur. Cette morosité qu’ils ressentaient se manifestait le plus souvent lorsqu’ils rentraient tard le soir dans leur grande maison, ou lorsqu’ils dînaient ensemble autour de la grande table autour de laquelle certaines chaises restaient vides, pire encore lorsqu’ils étaient seuls dans leurs lits.
Ils décidèrent donc de fonder une famille. Pour cela, il leur fallait agrandir leur maison perchée au sommet de la montagne en lui accolant une autre bâtisse, séparée par une grande porte en fer forgé pour servir de passage entre les deux propriétés. Ainsi, ils pourraient accueillir leurs futures épouses.
Deux ans plus tard, lorsque les travaux furent terminés et les deux maisons intégralement meublées, les deux frères étaient enfin prêts à se marier. Il ne restait plus qu’à trouver les perles rares.
Un soir, alors qu’ils dînaient ensemble, Mohaman et Ibran évoquèrent le sujet :
— Les sœurs Bachray ? Elles sont charmantes, célibataires, et de bonne famille, proposa Ibran en avalant un morceau de viande.
— Certainement pas !
— Pourquoi cela ?
— Nous avons conclu un accord, il est important de le respecter, et tu en connais la raison, rappela Mohaman.
— Oui, je sais. Toute alliance avec la fille de l’un de nos clients ou fournisseurs pourrait compromettre nos affaires financières.
— Exact ! Il n’est pas question de compromettre notre patrimoine. Nous sommes tous les deux en haut de la liste et nous le resterons.
— Je le conçois, mais tu sembles oublier un détail primordial, grand frère.
— Lequel ?
— C’est que nous avons des clients et des fournisseurs dans toute la péninsule arabique ainsi qu’à l’étranger. Que feras-tu si le destin décide que nous épousions respectivement la fille de l’un d’entre eux ?
— J’ai ma petite idée, rétorqua Mohaman tout confiant.
— Je peux savoir ce que tu mijotes ?
— Eh bien, comme les protocoles et la demande en mariage ne sont pas ce que j’appellerai notre point fort, j’ai pensé à quelqu’un de plus compétent pour le faire à notre place.
— Qui donc ? interrogea Ibran intrigué.
— Par exemple, une marieuse professionnelle !
— Tu veux engager une entremetteuse ? Tu plaisantes, j’espère ?
— Pourquoi pas ? Il suffit de lui faire confiance. Nous l’informerons de nos souhaits et le tour sera joué.
— Écoute, nous n’aurons qu’à choisir celle qui nous conviendra le mieux, hormis les filles de nos clients bien sûr, insista Ibran en posant son couteau sur la table.
— Très bien ! Je serais curieux de savoir de quelle manière tu vast’y prendre ? Séduire une jeune demoiselle, ce n’est pas aussi simple que de conclure un contrat avec un client ou négocier le prix avec un fournisseur ! rétorqua Mohaman sur un ton ferme.
Ibran, déconcerté, ne dit plus rien. Son frère avait raison. Il est vrai que malgré leur réputation de redoutables hommes d’affaires, les deux frères étaient timides et maladroits avec les jeunes demoiselles… surtout lorsqu’il était question de batifolage. Les frères Mounfarah étaient certes jeunes, beaux et riches, mais ils n’étaientpas assez audacieux pour courtiser une jeune fille de bonne famille, et encore moins pourfaire face au père et lui demander la main de sa fille. Le plus important pour eux était de trouver les perles rares, celles qui seraient capables de les aimer par amour et non par intérêt financier, même s’ils devaient avoir recours à une marieuse professionnelle, de renom si possible. Après réflexion, Ibran dit :
— Je te fais confiance. Où comptes-tu la dénicher ?
— J’ai pensé qu’Oncle Housman pourrait nous aider.
— Oncle Housman ? J’adhère à l’idée, répondit Ibran.
— Bien, demain est un autre jour, je vais me coucher ! ditMohaman en se levant de table.
— Que penses-tu de Mariana, la petite fille de Bourani, le médecin d’oncle Housman ? demanda Ibran à brûle-pourpoint. Il paraît que la beauté de sa petite sœur, Mouneyra, pourrait faire tomber de cheval un homme.
— Désolé, mais Mariana ne m’intéresse pas. Quant à sa petite sœur, elle s’est fiancée le mois dernier. Alors, oublie ! répondit Mohaman, dans l’encadrement de sa chambre face à celle de son petit frère, en haussant les sourcils.
— Ah ! Et puis-je savoir avec qui ? demanda Ibran, l’air déçu.
— Abad ! dit Mohaman sur un ton ironique.
— Quoi ? Cet idiot qui nous sert de cousin ? D’où détiens-tu cette nouvelle ?
— Nous avons été conviés à ses fiançailles le mois dernier, lorsque tu étais en déplacement à Dekhella avec Oncle Housman.
Ibran sourit puis reprit en haussant les épaules :
— Tant pis pour moi ! Elle a fait le mauvais choix !
— Bonne nuit, petit frère.
— Oui, à toi aussi, et bonne chance pour demain, dit Ibran avant de refermer la porte de sa chambre.
— Attends, pourquoi me souhaites-tu bonne chance ?
Ibran rouvrit la porte et répondit :
— À propos de la marieuse… Pour en parler à Oncle Housman !
— Quoi ? Pas question ! C’est toi qui t’en chargeras ! protesta gentiment Mohaman.
— C’est ton idée, alors tu t’en charges. Faisde beaux rêves, grand frère, répondit Ibran avant de refermer, pour de bon, la porte de sa chambre.
Le matin suivant, dans leur bureau de l’entreprise familiale, les deux frères discutaient toujours duquel des deux se chargerait de faire part de leur décision. Certes, pensaient-ils, leur oncle serait très heureux pour eux, mais accepterait-il pour autant de s’impliquer dans cette affaire de cœur pour leur dénicher la bonne marieuse ?
Assis derrière son secrétaire, Ibran protesta :
— Tu es l’aîné !
— Et toi le cadet ! riposta Mohaman qui se servait du thé.
À cet instant même, Oncle Housman fit irruption dans la pièce, ne se doutant pas une seconde de ce qui se mijotait derrière son dos.
— Bonjour, jeunes gens ! J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
— Bonjour, mon oncle, nous aussi.
— Ah, la journée commence bien ! Je vous écoute, dit-il en s’asseyant sur son fauteuil préféré en cuir noir.
— Pas avant que vous ayez pris votre tasse de thé, proposa Mohaman.
Il tendit la tasse de thé, à son oncle.
— Merci, mon garçon ! Je vous écoute.
Aussitôt, les deux jeunes hommes prirent place sur le canapé face à lui.
— Vous d’abord, mon oncle ! proposa Mohaman.
— Bien. Nous avons trouvé preneur pour la petite bâtisse que vous avez agrandie. Le client est un certain Bachray. Il nous propose la coquette somme de….
Oncle Housman remarqua aussitôt le comportement des deux frères qui n’arrêtaient pas de se jeter des regards discrets comme pour inciter l’autre à prendre la parole. Oncle Housman posa sa tasse de thé sur la table basse et leur demanda :
— Qu’y a-t-il, mes garçons ? Tout va bien ? Y aurait-il un souci ?
— Non, non, mon Oncle ! rassura Mohaman.
— Vous ne voulez plus vendre, c’est ça ? interrogea Oncle Housman.
Les deux frères restèrent un instant silencieux, Ibran donna un grand coup de genou à son grand frère qui aussitôt se lança :
— Très bien ! Voilà, Ibran et moi avons pris une décision très importante et nous aurions besoin de votre aide.
— Vous m’intriguez, les garçons, de quoi s’agit-il ?
— En réalité, la bâtisse n’est pas à vendre, comme nous vous l’avions fait croire… En fait, si nous avons agrandi notre maison, ce n’est pas pour nous en séparer, mais dans un autre but… enfin, pour notre propre intérêt… à tous les deux…
— Je ne comprends rien, soyez plus clairs ! insista oncle Housman, intrigué.
— Nous avons décidé de nous marier et de fonder une famille, voilà la vraie raison ! s’exclama Ibran.
— À la bonne heure ! s’exclama joyeusement Housman en levant les deux bras. Et qui sont les heureuses élues ?
— Justement, à ce propos… nous aurions besoin de… que… vous… bafouillait Mohaman.
Intrigué, Housman ouvrit de grands yeux interrogateurs, agita sa main droite et posa la question :
— Besoin de quoi ?
— De votre aide, elle nous sera précieuse, répondit Mohaman.
— En quoi mon aide vous sera-t-elle précieuse, mes garçons ?
— À trouver une marieuse, lança spontanément Ibran.
Housman les fixa une seconde, posa sa main sur son menton et dit :
— Je vois. Bien, dans ce cas, engageons la meilleure de la région ! Mes fils vont se marier. Quel bonheur ! cria joyeusement l’oncle.
— J’aime votre bienveillance, mon oncle ! Vous ne pouvez pas savoir le soulagement que vous nous procurez ! lui avoua Mohaman.
— Oh, c’est parce que je vous connais trèsbien, mes garçons ! Sur ce, je pars immédiatement en quête d’une marieuse.
Housman se leva, fixa le portrait de son frère Oban, et dit sous les yeux étonnés de Mohaman et Ibran :
— Félicitations, tes fils se marient, mais ils me donneront toujours du fil à retordre…
Une semaine plus tard, Oncle Housman, avecl’aide de Kadour, son épouse, réussit à trouver la meilleure marieuse de la région. Il s’agissait de Madame Maktouba Zouag, une dame d’un certain âge, réputée pour son savoir-faire et sa discrétion. Lorsque cette dernière vint lui rendre visite, Oncle Housman lui expliqua rapidement la situation. Il organisa une rencontre avec ses fils adoptifs en l’invitant le soir même àdîner dans la demeure des Mounfarah.
— À vingt heures précises, spécifia oncle Housman.
Madame Maktouba Zouag acquiesça, se leva de son fauteuil, remercia ses hôtes d’un hochement de tête et se dirigea vers la sortie.
Avant l’heure fixée, les deux frères, installés dans le salon, attendaient fébrilement l’oncle et la marieuse. Sans cesse, ils fixaient, chacun à leur tour, l’horloge qui indiquait à présentdix-neuf heures cinquante.
— Plus que dix minutes, dit nerveusement Ibran.
Àvingt heures précises, on frappa à la grande porte d’entrée des Mounfarah, Saydi, le majordome, alla ouvrir. C’était l’oncle Housman et Madame Maktouba Zouag qui entraient dans la grande pièce. Cette dernière jeta un coup d’œil furtif sur l’immense hall tapissé de magnifiques tapis orientaux, puis sur les murs ornés de portraits de la famille Mounfarah, et notamment de celui de Oban Mounfarah et de son épouse, Fandiya. Au centre, un large escalier en marbre desservait plusieurs pièces à l’étage. Oncle Housman l’invita à le suivre vers le salon.
Les garçons se levèrent simultanément de leur canapé lorsque la porte du salon s’ouvrit. Oncle Housman entra le premier, Madame Maktouba Zouag le suivit. Il les salua d’un geste de la main.
— Bonsoir, mes garçons, permettez-moi de vous présenter Madame Maktouba Zouag !
Lorsque cette dernière fit son apparition, les deux frères ouvrirent de grands yeux. Ils restèrent bouche bée d’admiration devant cette belle femme.
Madame Maktouba Zouag avait l’habitude de ce genre de réaction lorsque les hommes la voyaient pour la première fois. Malgré ses soixante ans, elle paraissait bienplus jeune que son âge. Elle avait une élégance naturelle, une allure distinguée et son visage plutôt rond n’avait pas une seule ride. Une longue robe noire en mousseline dentelée, assortie à son châle, épousait parfaitement son grand corps mince et élancé. Le noir profond de ses yeux en amande lui donnait un beau regard qui déconcertait les deux hommes.
Les deux frères ne purent que bafouiller quelques mots de bienvenue.
— Messieurs, c’est un honneur de faire votre connaissance. Je tenais également à vous remercier de m’avoir si courtoisement invitée à dîner.
Amusée par leur attitude embarrassée, elle eut un léger sourire qu’elle dissimula poliment en mettant une main sur sa bouche.
— Et si nous passions à table à présent ? suggéra oncle Housman en indiquant de sa main la direction dela salle de séjour où unegrande table garnie de victuailles les attendait.
— Avec grand plaisir ! dit-elle en passant la première.
Lors du dîner, Mohaman et Ibran jetaient de temps en temps un petit coup d’œil discret vers Madame Maktouba Zouag, dans l’espoir que celle-ci aborde le sujet, mais elle restait silencieuse et mangeait avec grâce sa tranche de bœuf et son riz parfumé à la sauce tomate. Les jeunes frères avaient hâte d’exposer leurs vœux dans l’espoir que cette dernière saurait être à la hauteur de leur exigence. Soudain, elle posa sa fourchette sur la table et dit d’une voix douce qui interrompit leurs pensées :
— Messieurs, voyez-vous, parmi tant de jeunes filles de bonne famille à marier, il est important pour moi de connaître vos préférences et ce quevous recherchez plus particulièrement.
— Eh bien, mon frère et moi souhaitons des sœurs orphelines, nées d’un même père et d’une même mère, exactement comme nous, et de préférence qu’elles ne soient pas de la région. C’est notre vœu le plus cher, spécifia Mohaman.
— Et si possible, qu’elles aient les mêmes valeurs morales, précisa Ibran.
Madame Maktouba Zouag resta silencieuse quelques secondes, puis prit une légère inspiration et répondit gracieusement :
— Je vois. Les filles d’ici ne sont-elles pas à votre goût, jeunes gens ?
— Bien au contraire, mais la raison est tout autre, Madame, répondit Oncle Housman.
Àcet instant même, Saydi, le majordome, fit irruption dans la salle de séjour et leur proposa de prendre le thé dans le petit salon. Ils se levèrent tous de table et allèrent dans la pièce voisine. Madame Maktouba Zouag s’installa sur le petit canapé, tandis que les trois hommes optèrent pour un fauteuil chacun. Pendant que Ibran servait le thé, Oncle Housman reprit la conversation :
— Nous avons entièrement confiance en vos compétences et nous sommes persuadés que vous ferez de mes garçons des hommes heureux.
— Ce sera pour moi un grand honneur de vous servir, répondit-elle en buvant une petite gorgée de thé.
— Nous vous récompenserons généreusement, Madame, dit Mohaman.
La marieuse eut un sourire satisfait. Elle les fixa silencieusement quelques secondes, puis elle posa sa tasse de thé sur la petite table, croisa les mains sur ses genoux et dit d’une voix bienveillante :
— Voyez-vous, aussi incroyable que cela puisse paraître, j’ai comme le sentiment que votre vœu se réalisera plus vite que vous ne le pensez.
À ce moment bien précis, venu de nulle part, un étrange et minuscule oiseau aux couleurs arc-en-ciel vint se poser sur le rebord de la fenêtre du petit salon. Sa tête ressemblait à celle d’un colibri et sa queue à celle d’un paon. Le volatile les observait à travers la vitre.
— Expliquez-vous, je vous prie ? demanda Mohaman désireux de savoir.
— Récemment, lors d’un voyage à Messina, j’ai plus ou moins entendu parler de deux jeunes sœurs orphelines qui vivraient chez leur grand-mère et leur tante paternelles, et qui seraient bonnes à marier.
— Extraordinaire ! s’exclama Mohaman.
— De plus, ces rumeurs disent qu’elles sont très jolies et bien éduquées. Jepourrai rendre une petite visite de courtoisie à cette famille…
Mohaman, soudain, se leva, s’excusa poliment et quitta la pièce. Il revint peu après avec une enveloppe qu’il tendit à Madame Maktouba Zouag. Puis d’une voix déterminée, il lui dit :
— Faites donc le nécessaire, chère Madame. Ceci couvrira largement vos frais ainsi que vos efforts.
La marieuse glissa l’enveloppe dans la poche de sa robe et répondit :
— Je ne vous décevrai pas, vous avez ma parole.
Oncle Housman ajouta à son tour :
— Lorsque vous irez parler à cette famille, je vousseraireconnaissant de ne pas révéler la situation financière de mes garçons. Assurez-vous d’abord qu’elle présente tous les gages de respectabilité.
— Nous ne voulons pas de mariage arrangé, basé sur l’intérêt, mais une union fondée sur la sincérité, la loyauté et l’amour, ajouta Mohaman avec conviction…
Madame Maktouba Zouag l’interrompit gentiment :
— Je comprends. Ne vous inquiétez pas, comme dit le vieux dicton, « Mieux vaut un mariage riche en amour et pauvre en argent qu’un mariage riche en argent et pauvre en amour ».
La marieuse se leva, posa son châle autour de ses épaules et se dirigea vers la sortie. Les deux frères et leur oncle, Housman, l’accompagnèrent jusqu’à l’entrée de la maison. Elle se tourna et dit :
— Au revoir, jeunes gens, je vous promets de revenir avec de bonnes nouvelles.
Juste après le départ de la marieuse, l’étrange oiseau qui les épiait depuis quelques minutes décida lui aussi de partir. Il déploya grandement ses ailes et s’envola vers l’horizon en un rien de temps.
Comme convenu, le lendemain à l’aube, Madame Maktouba Zouag, prit le bateau pour Messina, situé à deux jours de Gaboutiville. Lorsqu’elle arriva le matin à bon port, elle s’arrêta en chemin devant une bijouterie dont elle connaissait parfaitement le propriétaire, Monsieur Dahabi, pour y acheter deux paires de bracelets en or, en guise de présents, puis elle se renseigna auprès de l’épouse de Monsieur Dahabi à propos des deux sœurs orphelines. Cette dernière lui donna toutes les informations nécessaires.
En fin de matinée, Madame Maktouba Zouag frappa à la porte de la famille Almatar. Une dame âgée, bien distinguée, vêtue d’une longue robe blanche satinée et d’un large châle brodé d’argent qui couvrait toute sa tête, lui ouvrit la porte. Dans l’encadrement, Madame Maktouba Zouag sourit et demanda poliment :
— Bonjour. Madame Kaoulma Almatar ?
— Non, je suis sa mère, Askar Almatar ! Entrez, je vous en prie ! Qui demande à la voir ?
Madame Maktouba Zouag entra volontiers dans la grande pièce et répondit :
— Enchantée. Je me présente, Maktouba Zouag, et j’apporte de bonnes nouvelles.
— Ma fille est dans le salon, si vous voulez bien me suivre.
Dans la grande pièce, Kaoulma était assise sur son fauteuil, en train de broder un tissu blanc en lin avec du fil argenté. Elle leva les yeux et vit sa mère en compagnie d’une inconnue. Kaoulma posa ses lunettes ainsi que son accessoire de couture, se leva et dit avec un sourire :
— Oh, bien le bonjour, Madame !
— Kaoulma Almatar, je suppose ? Je me présente, je suis Maktouba Zouag et je viens vous apporter de bonnes nouvelles.
— Soyez la bienvenue chez moi. Voulez-vous une tasse de thé ?
— Avec grand plaisir.
— Ne te dérange pas, ma fille, je m’occupe du thé, proposa gentiment sa mère.
Après que les trois femmes se furent concertées, Askar Almatar se leva et s’excusa poliment avant de quitter la pièce, laissant sa fille seule avec Madame Maktouba Zouag sirotant leur thé à la menthe.
Elle revint peu après dans le salon, suivie par ses deux petites-filles. Madame Maktouba Zouag, en voyant les deux sœurs, Baheya et Aleya, âgées respectivement de quinze et dix-sept ans, fut ébahie par leur beauté naturelle et eut un large sourire de satisfaction. Les jeunes filles portaient une robe satinée imprimée de fleurs argentées avec un châle de la même nuance sur leurs têtes ornées de bijoux. Elles étaient grandes et fines. Leur longue et belle chevelure mettait en valeur leur teint clair. L’une des sœurs était brune,l’autre rousse. Madame Maktouba Zouag se leva de son fauteuil et, d’un geste délicat, posa sa main sur leurs têtes puis les invita à prendre place sur le canapé, face à son fauteuil.
— Kaoulma, vous avez là de merveilleuses nièces. Il est vrai que parfois les rumeurs ne répandent pas toujours des mensonges, dit la marieuse.
Kaoulma regarda ses nièces avec fierté. Madame Maktouba Zouag croisa les mains sur ses genoux et lui demanda gentiment :
— Voulez-vous commencer la première ?
Kaoulma acquiesça d’un hochement de tête, prit une légère inspiration et se lança :
— Madame Maktouba Zouag est venue de très loin pour nous annoncer une très bonne nouvelle. Elle est envoyée pour une demande en mariage.
— Pour vous, ma tante ? demanda naïvement Baheya.
— Mais bien sûr que non ! Il n’est pas question de ta tante, mais de toi et de ta sœur, petite linotte, corrigea Grand-mère Askar.
— Deux prétendants souhaitent vous demander en mariage. Ils sont frères et orphelins. Tous deux travaillent dans le commerce de bétail et ils ont une excellente réputation, expliqua leur tante Kaoulma.
— C’est exact, mes princesses ! De très charmants jeunes hommes, sérieux et généreux, acquiesça Grand-mère Askar.
— L’aîné se nomme Mohaman et le cadet Ibran, précisa Madame Maktouba Zouag.
— Madame Maktouba Zouag devra repartir demain avec une réponse. Sachez toutefois que si vous consentez à ce mariage, les deux frères viendront personnellement faire leur demande la semaine prochaine, enchaîna Kaoulma.
— L’important est de vous voir heureuses dans votre future maison, auprès de ceux qui sauront rendre votre vie merveilleuse. C’estuniquement à cette condition que votre tante et moi-même consentirons à ces mariages, déclara Grand-mère Askar.
Les deux sœurs se fixèrent mutuellement un moment puis Aleya rompit le silence et demanda à Madame Maktouba Zouag :
— Madame, nous autoriserez-vous à nous parler en privé ?
— Absolument ! Je vous en prie, concertez-vous donc en famille, consentit Madame Maktouba Zouag en sirotant son thé. Je ne serai pas bien loin.
Dans la chambre, Aleya ferma la porte derrière elle et dit sur un ton anxieux :
— Ce n’est pas un hasard si cette dame est ici. Maître Cordowe l’a envoyée jusqu’à notre porte pour bénir ce mariage avec les frères Mounfarah.
— Les frères Mounfarah ? Quelle chance ? Il paraît qu’ils sont très beaux et très riches. Leur nom est connu dans toute la péninsule arabique ! s’exclama Baheya insouciante.
— Tais-toi donc, tu veux qu’elle nous entende ? grogna Aleya.
— Tu as eu un contact, mon enfant ? demanda Grand-mère Askar.
— Oui, par la pensée, juste après que la dame ait posé sa main sur ma tête.
— Dis-moi mot pour mot ce qu’il t’a révélé !
— Je bénis ce mariage, car de cette union naîtra celle dont l’humanité dépendra, répéta Aleya, tout émue, en serrant son médaillon argenté en forme de livre dans sa main droite. Qu’insinuait-il ?
La vieille dame ne répondit pas. En revanche, un long et large sourire se dessina sur son visage. Elle laissa échapper un profond soupir de soulagement, presque comme une délivrance. Elle ferma les yeux et murmura :
— Enfin viendra celle qui vous délivrera, cher Maître !
— Mère ? Tout va bien ?
Grand-mère Askar ouvrit les yeux et répondit d’un air plus que satisfaisant :
— Oh, plus que jamais, mes trésors. Je vous expliquerai plus tard. Dieu soit loué. Les frères Mounfarah, c’est bien plus que nous ne l’aurions espéré !
— Pourquoi la marieuse nous cacherait-elle leur identité ? demanda Kaoulma.
— À cause de leur fortune et afin de les préserver d’un mariage douteux, répondit Aleya.
— Qu’il en soit ainsi. Vous devrez honorer la volonté de Maître Cordowe et accepter votre destinée, conclut Grand-mère Askar.
— Croyez-vous que Maître Cordowe lui soit apparu ? Sinon, comment expliquez-vous sa présence ici ?
— Baheya a raison ! Venir de si loin ! acquiesça Kaoulma.
— Non ! L’excellente réputation de mes petites-filles s’est répandue comme une traînée de poudre et a atterri au creux de son oreille, voilà tout ! conclut Grand-mère Askar.
— Elle a simplement été guidée par lui. Devrons-nous révéler à nos futurs maris notre secret et celle de Maître Cordowe ? ajouta Aleya.
— Je pense que le lien sacré du mariage stipule qu’il ne doit pas y avoir de secret entre les deux époux. C’est un sacrilège de…
Tante Kaoulma plaqua la main sur la bouche de sa nièce Baheya pour l’obliger à se taire.
Puis Grand-mère Askar conseilla fermement à ses petites-filles :
— Tant que Maître Cordowe ne s’est pas manifesté, vous n’en ferez rien ! C’est compris ?
— Promettez-le ! ordonna Kaoulma en ouvrant grand les yeux.
— Oui, on le promet ! firent les deux adolescentes.
— Bien, il est temps pour nous de rejoindre Madame Maktouba Zouag, elle doit s’impatienter ! suggéra Kaoulma.
Madame Maktouba Zouag avait hâte de connaître leur décision. Grand-mère Askar et Kaoulma Almatar, qui n’espéraient pas tant du destin, acceptèrent les deux prétendants avec soulagement et honneur. Elles se gardèrent bien de dire à la marieuse qu’elles avaient deviné qu’il s’agissait des frères Mounfarah. Kaoulma prit une légère inspiration et dit sur un ton assuré :
— Nous consentons à cette union.
— À la bonne heure ! s’exclama gaiement Madame Maktouba Zouag.
Madame Maktouba Zouag, avec un large sourire de satisfaction, se leva, prit délicatement le bras droit de Aleya, lui glissa deux bracelets en or autour dupoignet, puis elle fit de même avec Baheya et enchaîna :
— J’officialise par ce modeste présent, une alliance durable et prospère entre les deux familles. Que Dieu bénisse les futurs mariés.
— Que Dieu bénisse les futurs mariés, répétèrent joyeusement en chœur Grand-mère Askar et sa fille Kaoulma.
De retour à Gaboutiville, Madame Maktouba Zouag ne perdit pas de temps et alla sur-le-champ dans la demeure des Mounfarah pour annoncer l’excellente nouvelle.
Comme convenu, une semaine plus tard, les frères Mounfarah, ainsi qu’Oncle Housman et la marieuse, se rendirent à Messina pour y rencontrer la future belle-famille. Le soir même, la famille Mounfarah fut invitée à dîner chez la famille Almatar pour officialiser le mariage. Lorsqu’ils entrèrent dans la maison, Grand-mère Askar les accueillit chaleureusement, les fit installer dans le salon et se précipita dans la chambre de ses petites-filles qui se préparaient pour l’occasion. Leur tante Kaoulma les aidait à s’habiller.
— Les convives sont arrivés. Oh, mes petites tourterelles, comme vous êtes magnifiques dans ces robes ! Votre père aurait été tellement fier de vous ! dit Grand-mère Askar, les yeux larmoyants de bonheur.
— Grand-mère, de quoi ont-ils l’air ? Ibran est-il mignon ? demanda Baheya qui chaussait ses pantoufles dorées.
— Ils sont très beaux tous les deux. Mais vous êtes encore plus belles. Allons, dépêchons, ne faisons pas attendre nos invités !
— Elles sont prêtes ! dit Kaoulma.
Lorsque les deux sœurs entrèrent dans le salon, accompagnées de leur grand-mère Askar et de leur tante Kaoulma, les deux garçons furent éblouisdevant tant de beauté. Oncle Housman tourna son regard vers Madame Maktouba Zouag, lui lança un sourire chaleureux pour la remercier de tout son cœur d’avoir fait le bon choix et réussi dans sa mission. Elle acquiesça d’un hochement de tête. Les yeux baissés, l’air timide, les deux sœurs s’assirent à côté de leur futur mari. Oncle Housman tendit les alliances à ses fils adoptifs et demanda à chacun de glisser l’anneau dans le doigt de sa bien-aimée.
À ce moment précis, ils entendirent un bruit sourd provenant de l’extérieur. Aleya eut un léger sursaut, fixa la fenêtre puis tourna son regard vers sa grand-mère et sa tante. Grand-mère Askar décida d’aller ouvrir la fenêtre. Elle vit un minuscule oiseau, pas plus gros qu’un pouce, aux plumes multicolores, sur le rebord de la fenêtre. Sa tête ressemblait à celle d’un colibri, et sa queue à celle d’un paon. La famille Almatar reconnut aussitôt l’oiseau. Elle paraissait à la fois bouleversée et heureuse de son apparition. Brusquement, l’oiseau déploya ses ailes et s’invita à la fête. Sous le regard surpris de la famille Mounfarah, d’Oncle Housman et de Madame Maktouba Zouag, le volatile survolait tout l’espace de la pièce, sans crainte ni peur des convives. Soudain, il se posa délicatement sur l’épaule d’Aleya. Émerveillé par l’animal, Ibran demanda :
— Ce bel oiseau vous appartient-il ?
— Non, mais il fait partiede notre vie, il n’est pas du tout apprivoisé, il est libre comme l’air, dit spontanément Baheya. C’est le Ghourghour.
Aleya, grand-mère Askar et sa tante Kaoulma lui jetèrent un regard furieux pour lui dire de se taire. Baheya comprit le message et baissa les yeux.
— Le ghourghourou ? répéta Ibran maladroitement. Il n’a pas l’air sauvage pourtant ! Je n’en ai encore jamais vu de semblable !
Le jeune homme se pencha vers lui pour essayer de le caresser.
L’oiseau piqua violemment la main d’Ibran qui instantanément la retira en grimaçant de douleur.
Kaoulma Almatar prit rapidement un chiffon, y versa de l’eau glacée et l’appliqua sur la main d’Ibran pour soulager sa douleur.
— C’est efficace contre l’hématome. Si toutefois vous avez un peu de fièvre cette nuit, ne vous inquiétez pas, cela ne durera pas longtemps, dit-elle pour le rassurer.
Aleya se leva lentement et se dirigea vers la fenêtre ouverte. L’oiseau déploya légèrement ses ailes aux couleurs de l’arc-en-ciel, mais avant de prendre son envol, il lui murmura quelques mots, au creux de l’oreille.
— Il reviendra un jour…
Aleya leva les yeux vers le ciel étoilé et contempla l’oiseau qui s’éloignait à l’horizon.
Une semaine plus tard, comme le veut exactement la tradition, le plus âgé des frères épousa l’aînée et le plus jeune, la cadette. Aleya fut donc promise à Mohaman et Baheya à Ibran. Le bonheur des deux frères était à présent à son comble. Plus rien ne leur manquait.
À ce moment-là, ils ne pouvaientpas deviner qu’un jour ils seraient mêlés à une étrange histoire. En effet, secrets et pouvoirs mystérieux étaient détenus par la famille Almatar depuis des générations…
Vingt ans étaient passés depuis que les familles Almatar et Mounfarah s’étaient unies, agrandissant leur famille.
Aleya donna deux fils à Mohaman : Haman et Abraman qui ont maintenant respectivement 19 ans et 15 ans. Quant à Baheya, elle eut avec Ibran, un fils et une fille, Kisan, 18 ans et Fayana, 14 ans.
Jusque-là, les deux familles, qui menaient une vie heureuse dans leur immense maison perchée au sommet de la montagne en bordure de mer, étaient loin d’imaginer qu’une visite inattendue allait très bientôt chambouler leur vie, à tout jamais.
Un soir d’octobre, pendant que parents et enfants étaient sur le point de se mettre à table pour dîner, on entendit frapper trois coups, à la porte. Mohaman alla ouvrir, pensant que c’était l’oncle Housman, qui venait comme à son habitude, rapporter le cahier des charges ainsi que les contrats des nouveaux clients.
Ce n’était pas lui, mais sept vieillards géants qui se tenaient dans l’encadrement de la porte. Stupéfait, Mohaman ouvrit grand les yeux en les apercevant. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau et avaient le même visage fin, presque entièrement caché par une longue barbe broussailleuse rouge flamboyant. Ilsportaient une coiffe épaisse et crépueen dreadlocks de la même nuance. Ils tenaient, chacun dans leur main, un long bâton cambré et usé et dégageaient une odeur d’encens très agréable, un mélange parfumé où se mêlaientle oud, le musc et le jasmin. Les sept vieillards étaient vêtus d’une longue tunique blanche ainsi que d’une écharpe brodée de fils d’argent, aux nuances de l’arc-en-ciel, simplement posée sur leurs larges épaules. Mohaman resta figé, sans voix. Leurs yeux brillaient comme deux pierres d’ambre dans l’obscurité de la nuit et leur teint basané laissait découvrirune peau lisse presque sans rides. Respectueusement, les sept vieillards s’inclinèrent devant lui, puis l’un d’eux, d’une voix rauque, prit la parole :
— Bonsoir honorables gens. Mes frères et moi venonsde très loin, pouvons-nous bénéficier gracieusement de votre hospitalité, pour cette nuit ? Nous repartirons demain à l’aube.
À cet instant même, Baheya poussa un petit cri étouffé en voyant les sept vieillards. Son cœur se mit soudain à battre très fort. Elle se précipita dans la cuisine rejoindre sa sœur Aleya et dit d’une voix troublante :
— Ils sont là, Maître Cordowe et ses acolytes sont revenus ! s’extasia Baheya.
— Quoi ? Tu en es bien certaine ?
— Puisque je te le dis. Allez, dépêche-toi !
— Oui, j’arrive, une seconde !
Baheya tira sa sœur par le poignet et la dirigea vers le salon.
Intrigués par cette étrange visite, les deux frères acceptèrent de les recevoir et les invitèrent à se joindre au repas. Aleya ouvrit la porte du salon et jeta un coup d’œil par l’entrebâillement.
— Tu as raison, c’est bien eux ! chuchota Aleya, la gorge nouée et le cœur battant. Comment est-ce possible ? À moins que ce ne soit…
— Je le pense aussi. Le Ghourghour, l’oiseau aux couleurs de l’arc-en-ciel, n’avait-il pas dit qu’il reviendrait un jour ? rappela Baheya en murmurant.
— Après tant d’années, le voilà de retour. Aleya prit une grande inspiration.
Écoute, rappelle-toi ce que nous disait grand-mère Askar : « Tant que Maître Cordowe ne s’est pas manifesté, on ne fera rien ». Alors, pas un mot avant de voir ce qu’il a à nous dire. D’accord ?
— Oui, bien sûr ! répondit Baheya tout excitée.
Les deux sœurs n’avaient jamais oublié ce vieillard et ses acolytes. Leurs souvenirs s’envolèrent vers cette nuit où Maître Cordowe promit à leur père malade que s’il venait à mourir, il s’occuperait personnellement de ses filles. Les voix de leurs maris résonnaientdans le salon et ramenèrent les deux sœurs à la réalité. Silencieuses, elles entrèrent dans la pièce et saluèrent timidement les sept vieillards d’un hochement de la tête. Le vieil homme, plissa ses yeux luisants, attarda son regard quelques secondes sur elles, puis leur sourit ducoin des lèvres. De sa voix rauque, il répondit aux frères Mounfarah :
— Nous prendrons très peu de place. Nous dormirons dans le jardin.
— Quelle idée ? Chez les Mounfarah, il y a suffisamment de place pour tout le monde. Moi, c’est Mohaman, voici mon frère Ibran et notre famille respective.
— Respect à vous, Mesdames, les enfants ! salua le même homme en inclinant légèrement la têtetandis que les six autres se contentaient de sourire gentiment.
— Soyez ici chez vous et autant de temps que vous le souhaitez ! acquiesça Ibran sur un ton chaleureux.
— Votre générosité nous va droit au cœur ! Veuillez pardonner mon impolitesse, je me nomme Cordowe et voici mes frères Gourowe, Gabowe, Alfowe, Tayrowe, Gawchowe et Izowe. Ils sont très peu bavards.
Les sept vieillards s’assirent volontiers autour de la grande table pour dîner. Abraman enleva délicatement une plume d’oiseau multicolore coincée entre deux mèches du vieillard qui s’était installé à côté de lui. L’homme lui adressa un petit sourire et sortit de sa coiffe un petit coquillage en argent qui étincelait tel un diamant puis l’offrit à l’adolescent.
— Il est pour moi ?
— Oui, mon garçon, prends-en bien soin, il est magique.
— Merci ! s’exclama Abraman ravi de ce cadeau. Il le glissa dans sa poche sous le regard envieux de son grand frère Haman.
— D’où venez-vous, si je peux me le permettre ? demanda Ibran.
— De quelque part, d’au-delà de ces vastes terres !
Les deux frères échangèrent un regard cocasse. Maître Cordowe reprit :
— À en juger par l’expression de vos visages mes garçons, vous vous demandez certainement, si le vieillard que je suis n’a pas perdu la boussole, plaisantaMaître Cordowe.
— Veuillez nous pardonner, nous sommes tout simplement intrigués et curieux de savoir, voilà tout, dit Ibran.
— Oh ! Je vous rassure, il n’y a pas grand-chose à savoir ! répondit le vieil homme.
Puis de ses yeux luisants, il fixa à nouveau les deux sœurs. Instantanément, il sentit leur cœur battre et ce qu’elles éprouvaient en le revoyant. Il devina qu’elles ne l’avaient jamais oublié. Puis, il leur adressa la parole :
— Nous avons appris pour la mort de votre père ! Toutes nos sincères condoléances, mes chères filles ! dit-il d’une voix attristée.
Les autres vieillards et lui posèrent leur main droite sur le cœur et baissèrent légèrement leur tête en hommage au défunt.
— Nous vous remercions, Maître. Je n’avais que quinze ans et ma sœur treize quand notre père nous a quittées. On se souvient de ce soir-là, lorsque vous étiez venu lui rendre visite alors qu’il était malade, répondit Aleya, toute confuse de se retrouver face à ce vieil homme qui à l’époque l’avait tant marquéepar sa présence.
— Oui, il y a bien longtemps mon enfant. Je me réjouis de vous voir si heureuses dans cette si charmante famille, rétorqua Maître Cordowe.
— Cher Maître, je garde toujours le coquillage en diamant que vous m’avez offert. Il ne me quitte jamais, confessa Baheya, montrant son cadeau fièrement suspendu à une chaîne en argent massif.
Abraman sortit le coquillage de sa poche et laissa échapper une exclamation de joie.
— Il est en diamant ? Wouah !
— Abraman, prends-en bien soin ! conseilla sa tante. Ilte portera chance autant qu’il m’en a apporté.
— Oui, ma tante ! Il le remit aussitôt dans sa poche.
Agacé, Haman fixa Maître Cordowe puis se tourna vers son petit frère et dit d’une voix ironique.
— Tu as bien de la chance, frérot, si ta pierre est aussi vieille que ton nouvel ami, elle fera certainement de toi le doyen de notre famille, une antiquité !
— HAMAN ! cria Aleya.
Après cette réflexion mal placée, tous les regards se rivèrent sur Haman qui fronça les sourcils et baissa la tête. Aleya se leva de table, s’approcha de son fils, le secoua par le bras et, sur un ton ferme, lui ordonna de s’excuser immédiatement.
Maître Cordowe fit un signe négatif de la main. Il regarda Aleya et lui demanda gentiment :
— Venez donc vous rasseoir, mon enfant !
Haman baissa les yeux et s’excusa d’une voix pas plus haute qu’un murmure.
Aleya, confuse, se rassit au côté de son époux sans dire un mot. Les deux frères restèrent bouche bée par ce qu’ils venaient d’entendre et voir. Qui sont ces vieillards qui connaissent si bien leur famille ? Perplexes, ils adressèrent un regard interrogateur à leur épouse respective sans trop comprendre ce qu’il se passait réellement.
— Tu veux bien m’expliquer ? demanda Mohaman. Je suis perdu là !
À l’instant même où Aleya s’apprêtait à répondre, Maître Cordowe rétorqua :
— Votre beau-père, Awal Almatar, était un grand ami. Il y a bien longtemps, mes frères et moi étions en mission dans le Sud lorsque nous avons été surpris par une violente tempête de sable. Votre beau-père nous a recueillisdans sa maison. Ses filles et lui ont passé des heures à soigner nos blessures, à nous nourrir et à s’occuper de nous. Mes frères et moi, nous leur devons la vie. Cela fut un honneur d’avoir connu un tel homme, si généreux et loyal. Jeunes gens, vous n’avez aucune idée de la chance que vous avez d’avoir épousé les filles d’Awal Almatar. Leur âme est pure et leur sang royal.
Les frères Mounfarah restèrent sans voix.
— Alors, puisque vous étiez l’ami de mon grand-père, vous faites aussi partiede notre famille ! dit spontanément Abraman.
— Tout à fait, mon garçon, acquiesça Maître Cordowe.
— Si vous connaissez si bien nos femmes, j’en déduis que votre présence ici n’est pas due à un pur hasard ? dit Mohaman.
— Je suis d’accord, approuva Ibran. Si toutefois vous êtes en mission, pouvons-nous savoir son but ?
Maître Cordowe, agacé par l’interrogatoire des deux frères, les interrompit sur le champ en leur lançant un regard décourageant.
— Jeunes gens, avant de me mitrailler avec vos questions pertinentes, sachez à l’avance que je ne répondrai qu’à deux questions. La première, à savoir d’où nous venons, vous a été renseignée. Quant à la deuxième, nous ne sommes que des porteurs de messages.
Le regard dissuasif de Maître Cordowe fit taire les deux frères. Mohaman eut un petit sourire en coin et répondit en bafouillant :
— Euh… très bien… dans ce cas… finissons notre repas en famille.
Après le repas, les deux sœurs proposèrent de conduire les sept vieillards dans leur chambre pour qu’ils puissent se reposer.
Les sept vieillards se levèrent instantanément de table et les suivirent. Lorsqu’ils franchirent la porte du salon, Maître Cordowe, dernier de la file, tourna son regard vers Haman. Dès le début, il avait remarqué que le jeune homme le regardait cyniquement avec un sourire narquois. Le vieillard plissa les yeux et se mit à lire dans ses pensées. Ce qu’il découvrit le laissa pensif. Il s’empressa de rejoindre les autres puis baragouina discrètement quelques incantations.
Soudain, Haman sentit son estomac se soulever, il eut un haut-le-cœur, puis cracha une substance verte, épaisse et filante dans la serviette qu’il tenait dans la main.
Mohaman, l’air inquiet, lui tendit un verre d’eau. Haman le but d’un trait. Il se sentit mieux après.
— À mon avis, tu devrais arrêter d’ingurgiter tout et n’importe quoi, mon garçon ! conseilla oncle Ibran.
— Voilà ce qui arrive quand on n’écoute pas les conseils, frérot! acquiesça Abraman en haussant les sourcils.
— Mêle-toi de tes affaires, frérot, ironisa Haman en lui donnant une tape sur la tête.
Maître Cordowe rejoignit les autres dans le couloir. Aleya s’excusa auprès de lui et ajouta :
— Ils sont parfois chamailleurs, mais Haman me préoccupe. Je ressens en lui un fond obscur et parfois malsain ? Est-ce une malédiction ?
Maître Cordowe la rassura de sa voix rauque.
— Il souffre d’une maladie que ni vous ni moi ne pouvons guérir hélas, cela s’appelle la jalousie, mais je m’en suis occupé personnellement.
— Merci, Maître. Ma sœur et moi avions perdu tout espoir de vous revoir un jour. Après tant d’années, nous avons pensé que vous nous aviez oubliées, dit Aleya.
— Je ne faillis jamais à mes promesses, mon enfant. Je voulais simplement m’assurer que tout allait bien ! répondit Maître Cordowe, dont les yeux brillaient à la lueur des lampes murales.
— Nos maris sont généreux et bienveillants. C’est d’ailleurs grâce à vous si nous vivons un tel bonheur. Et nous vous serons reconnaissantes toute notre vie.
— Le destin des frères Mounfarah vous méritait amplement, déclara Maître Cordowe en posant la main sur l’épaule d’Aleya.
— Vous avez béni cette union avant même que la marieuse franchisse notre porte. Dans votre message, vous disiez « de cette union naîtra celle dont l’humanité dépendra », que suis-je censée comprendre ?
— Le moment venu, vous saurez !
— Doit-on leur dire pour notre secret ?demanda Baheya.
— Mes chères petites, demain est un autre jour. Chaque chose en son temps, répondit-il en bâillant.
— Il est temps que vous vous reposiez, Maître. Voici vos chambres, dit Aleya, passez une excellente nuit.
Les deux sœurs embrassèrent, respectueusement, la main de Maître Cordowe avant de rejoindre leur famille respective.
À l’aube, Maître Cordowe huma la bonne odeur de pain qui se dégageait dans toute la maison. Il réveilla ses acolytes et leur demanda de le suivre jusqu’au salon. Aleya et Baheya étaient déjà sur place. Elles disposaient sur la table des assiettes remplies de victuailles : galettes dorées, gâteaux au miel, beignets aux pommes, œufs au plat, omelettes, brioches, fruits de saison, jus d’orange, lait chaud aux amandes grillées, café ainsi que du thé à la menthe. Lorsqu’elles entendirent des pas dans la pièce, elles levèrent les yeux et aperçurent les sept vieillards debout, face à elles. Contentes de les voir, Aleya et Baheya leur firent un sourire radieux et affectueux puis embrassèrent respectueusement la main de Maître Cordowe.
À cet instant, Mohaman et Ibran entrèrent, à leur tour, dans le salon, de bonne humeur.
— Bonjour à tous. Prenez donc place, je vous en prie, convia chaleureusement Mohaman.
— Avez-vous bien dormi, Messieurs ? demanda Ibran en tapotant légèrement l’épaule de Maître Cordowe.
Les sept vieillards saluèrent poliment leurs hôtes d’un simple hochement de tête. Maître Cordowe répondit en déployant ses bras dans les airs à plusieurs reprises :
— Comme un oiseau dans son nid.
En même temps, il laissa tomber deux petites plumes multicolores, sur le sol qu’Aleya ramassa discrètement. Mohaman et Ibran, amusés par le geste étonnant du vieillard, se regardèrent en souriant légèrement, pensant qu’il se prenait réellement pour un oiseau.
Ravis de l’invitation, les sept vieillards s’installèrent à table et se servirent avec grand appétit les bons petits plats qu’avaient si bien préparés les deux sœurs. Puis les enfants vinrent les rejoindre à table, les saluant de la main. Mohaman proposa alors à Maître Cordowe :
— Mon frère et moi irons en fin de matinée sur le lac d’Assoul, en camion, pour charger du bétail chez notre fournisseur. Nous pourrions vous déposer en centre-ville, c’est sur notre chemin.
— C’est gentil à vous mon garçon, mais nous devons partir tôt. Nous prendrons un autre moyen.
— Il n’y a qu’une seule route qui mène à la ville, nous sommes entourés par la mer. À moins que vous désirez vous y rendre en bateau ? rétorqua Ibran.
— Ne vous inquiétez pas pour nous, jeune homme, mes frères et moi connaissons parfaitement les lieux, répliqua Maître Cordowe sur un ton presque agacé.
Sans trop comprendre par quel moyen les sept vieillards parviendraientà regagner le centre-ville, les deux frères n’insistèrent pas davantage afin de ne pas brusquer le vieillard qui les fixait d’une drôle de façon.
Après avoir terminé leur petit déjeuner, les sept prêtres se levèrent de table. Sous le patio de la maison, Maître Cordowe s’approcha d’Aleya et, devant toute la famille Mounfarah, dit :
— Mon enfant, vous avez deviné que je ne suis pas Maître Cordowe ?
— Oui, je l’ai su au moment même où Abraman a enlevé la plume sur votre coiffe.
— Bien, dans ce cas, vous connaissezla raison de ma visite ?
— Je devine que vous avez une prédiction à nous communiquer de la part de Maître Cordowe ?
— Tout à fait! Il prédit la naissance de la dernière et huitième héritière de votre famille. Celle dont l’humanité dépendra, qui saura braver etdominer les deux forces.Écoutez attentivement, car je ne le dirai qu’une seule fois.
— Je vous écoute.
— Une fille du nom de Kezana verra le jour en automne. Lors de sa quinzième année, elle sera l’Élue, portera le médaillon, apprendra notre existence, recevra les pouvoirs du « Ghourghour » et acquerra notre savoir. Elle vous succédera sur les sept royaumes d’Alfelowne et sera gardienne de la Terre.
Les deux frères, ainsi que leurs enfants, restèrent figés, sans trop saisir ce qu’ils venaient d’entendre. Ils pensaient que le vieil homme avait perdu la tête et ne savait plus ce qu’il racontait. Seules les deux sœurs semblaient comprendre la situation. Mohaman laissa échapper un grognement à l’attention de la personne qui prétendait être Maître Cordowe.
— Qu’est-ce que ça veut dire tout ce charabia ? Si vous n’êtes pas Maître Cordowe, qui êtes-vous donc ? Qui est Kezana ? Aleya, qu’est-ce qu’il se passe ?
Aleya essaya d’apporter quelques explications, devant les sept prêtres silencieux.
— Je t’en prie, calme-toi ! C’est le « Ghourghour », un oiseau sacré, il est le messager de Maître Cordowe.
— Ce sont tous des « Ghourghours », dotés de multiples pouvoirs ! précisa Baheya tout émue.
— Chacun a pris la forme de son maître. Seule ma famille Almatar connaît leur existence. Et à présent, vous !
— Comment est-ce possible, voyons, Aleya ? Aurais-tu perdu la raison ? grogna à nouveau son mari. J’aidu mal à avaler ces balivernes…
Pendant quelques secondes, il régna un silence de cimetière. Les enfants s’approchèrent de leur père respectif sauf Abraman qui, contrairement auxautres, alla vers sa mère, serrant fortement le coquillage en diamant dans sa main gauche. Le représentant de Maître Cordowe le prit par les épaules et lui dit d’une voix rassurante :
— Mon garçon, un jour tu auras une fille…
— Quoi ? brailla Haman. Papa, il essaie d’envoûter Abraman comme maman et tante Baheya. C’est certainement à cause du coquillage…
— Ça suffit, Haman, pas un mot de plus ou je te punirai sévèrement ! s’énerva Aleya en foudroyant son fils du regard.
— Notre fils a raison, s’écria Mohaman, je ne peux accepter de telles…
— Crois-moi Mohaman, personne n’a été envoûté. C’est la volonté de Maître Cordowe. Qu’il en soit ainsi ! approuva fermement la jeune femme.
— Qu’il en soit ainsi ! répondit Baheya.
— Attendez une minute, n’est-il pas le même « Ghourghourou » qui m’a piqué la main, le jour de notre mariage ? se rappela Ibran.
— Exact, c’était bien moi !
— Son nom, c’est « Ghourghour », rectifia Baheya en fronçant les sourcils. Il est venu bénir notre union.
Mohaman, reprenant ses esprits, poursuivit calmement en s’adressant àson épouse Aleya :
— Admettons que ce que tu dis est vrai, balbutia-t-il, pourquoi ne se sont-ils pas déplacés en personne au lieu de nous envoyer leur « Ghourougoug » ?
— « GHOURGHOUR » ! On ne plaisante pas avec ça ! corrigea à nouveau Baheya en s’énervant pour de bon.
— Nos maîtres sont prisonniers, rétorqua aussitôt le messager.
Aleya prit délicatement la main de son mari et enchaîna :
— Vous êtes tous tenus de garder le secret à tout jamais.
— Je te le promets, maman ! répondit Abraman en s’approchant davantage de sa mère, tenant serré le coquillage en diamant dans sa main gauche.
Les autres firent un signe approbatif de la tête. Ibran éberlué demanda au représentant de Maître Cordowe :
— Que leur est-il arrivé ?
Aleya s’excusa de prendre la parole la première et expliqua :
— Il y a des siècles de cela, Maître Cordowe et ses acolytes furent accusés de haute trahison par le redoutable Abagongowe. Ils ont été jugés à tort et bannis par le comité de l’ordre des prêtres. Actuellement, ils purgent leur peine au fond d’un gouffre, sur l’île de Goubouta.
— Quelle horreur ! Ils vivent sous terre, privés de leurs sens naturels ainsi que de leurs pouvoirs, dit Baheya qui fondit en larmes, tout en tenant le coquillage attaché à sa chaîne dans la main droite.
— Les « Ghourghours », dit Abraman.
— Depuis le début, vous saviez toutes les deux que le vieillard qui rendait visite à votre père n’était autre que son oiseau magique ? demanda Ibran, intrigué par cette histoire à dormir debout.