Khaos - Stéphane Vedovato-Mauge - E-Book

Beschreibung

"Khaos – Itinéraire d’un quidam" est le témoignage de l’auteur qui, à l’aube de ses cinquante-huit ans, décide de raconter son parcours de vie exceptionnel, motivé par un événement assez singulier. Découvrez comment il a pu surmonter des obstacles plus intenses les uns que les autres, tant sur le plan personnel, sentimental, que professionnel, à travers le monde.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Stéphane Vedovato-Mauge est convaincu que les vraies histoires sont le meilleur moyen de se reconnecter à sa propre humanité. Dans cet ouvrage, il se livre complètement au lecteur en partageant ses propres péripéties de vie.

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Stéphane Vedovato-Mauge

Khaos

Itinéraire d’un quidam

© Lys Bleu Éditions – Stéphane Vedovato-Mauge

ISBN : 979-10-422-2272-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes deux fils, Nathan et Niels,

que j’aime plus que tout au monde.

Chaos : Confusion générale des éléments de la matière, avant la formation du monde. Ensemble de choses sens dessus dessous et donnant l’image de la destruction, de la ruine, du désordre. État de confusion générale.

KO : En boxe, synonyme de knock-out. Qui est épuisé par un effort ou assommé par un choc violent.

« Qui c’est ce gars-là, tu le connais ? »

« Oui, très bien, c’est le frère de mon père. Non, ce sont deux frères. Non, ce sont des pères tous les deux. Non, laisse tomber… »

« Le père, ton père, mais le père de qui ? »

« Mon père. »

« Alors, tu as deux pères ? »

« C’est un coup de chance. »

« Au revoir. »

« Au revoir. »

Paris Texas, Wim Wenders, 1984.

Prologue

« Le tercio de muleta »

Je me réveille encore angoissé. Depuis trois semaines, je suis comme un boxeur sur un ring, les mains attachées dans le dos, obligé de subir sans relâche les coups de son adversaire. Mettre un genou à terre, se relever. Encore et encore.

Ce matin, les messages pleuvent sur mon iPhone. C’est un nouveau déversement d’agressions, de haine, de violence, d’allégations mensongères, de menaces, de contrevérités, où l’obsession de la vengeance déforme la réalité. Tout y passe. Mes actes manqués répréhensibles moralement sont noyés dans un torrent de boue. Attestations, plaintes, associations pour les victimes, poursuites, dénonciations… Rien ne semble pouvoir arrêter cette marche en avant.

Une personne normalement formatée serait sous antidépresseurs ou pire. Je résiste. Lutte. Sans broncher. Je regarde devant moi. Cherche une solution. Mon silence est mon armure.

Depuis des années je veux écrire. C’est le moment. Je dois écrire. Soulager mes maux et toute cette fureur en affrontant une page blanche. Poser ma tête pour me lancer. Impossible.

Marie-Christine a entamé une politique de destruction massive, le tertio de muleta, une mise à mort. Elle est en mission. Elle n’est pas seule. Je la connais suffisamment pour savoir que des forces obscures lui servent de conseil. Ceux et celles qui depuis toujours restent dans l’ombre, prêts à me sauter à la gorge. Ceux et celles qui par petites touches chirurgicales, comme le picador pique le taureau avant la crucifixion par le toréador, ont toujours semé le doute dans son esprit. Ceux et celles aussi qui retournent leur veste.

C’est mal me connaître. J’encaisse. Je souffre.

« Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » Je t’entends Papa.

Cette citation de Nietzche dans le « Crépuscule des idoles » est un mantra qui m’accompagne depuis mon adolescence dès que j’ouvre les yeux, une manière singulière de défier le cours des choses, savoir résister, se battre, agir.

J’efface de ma mémoire tout ce qui est lié à un passé corrosif en m’accrochant à ce qui est du vivant, du sacré, tout ce qui donne du sens à la vie.

Je suis abîmé. Mais je ne vous donnerai pas satisfaction, vous qui espérez me voir tomber. Baisser les bras n’est pas dans mon ADN. Je ne suis pas plus fort qu’un autre, je survis par instinct.

Mes fils. Ils sont ma lumière. Je dois me tenir droit pour eux.

Si mon corps encaisse et se courbe, mon esprit doit rester combatif, résistant, résilient. Le vent souffle toujours plus fort au sommet de la montagne. Je sais que le temps un jour est oubli.

Marie-Christine et tout son entourage essayent avec une agressivité et une animosité déconcertantes de me couvrir d’opprobre doublée de menaces constantes. On veut entacher ma réputation. On veut me coller une image, me salir, me priver de ma liberté.

« Une image, c’est un boulet qu’on traîne. En permanence, pas comme une ombre. Le boulet reste là après le coucher du soleil. ». Cette phrase de Keith Richards des Rolling Stones a tout son sens aujourd’hui. Elle me permet de résister, de dire ma vérité le temps venu.

La vie m’a appris que même les pires tempêtes ont une fin.

Je sais que Marie-Christine, dans un futur plus ou moins lointain, regrettera. Regrettera d’être celle qu’elle est aujourd’hui.

Non pas regretter pour avoir déversé sur moi une colère légitime à un instant « t », mais regrettera une colère exutoire d’un passé de violence qui ne me concerne pas, une colère où la méchanceté et la haine atteignent un degré « méphitique », une colère, fruit d’une omerta reine dans sa famille, chez ses amis, refusant toute vérité par lâcheté, une colère dictée par la volonté de faire disparaître ce qui a été sublime entre nous pour essayer de survivre en acceptant in fine d’être malheureuse, une colère pour être celle qu’on lui demande d’être, une colère pleine de jugements égarés, destructeurs, alimentée par des tiers malveillants et malhonnêtes.

Regrettera pour essayer de croire que je ne l’ai pas aimée. Regrettera, car serais-je le seul à l’avoir vraiment aimée ?

Ce jour sera sans moi.

J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.

Alfred de Musset

Chapitre 1

Vachères

« Philippe, Marie-Christine. Je peux te parler ? »

« Je suis en réunion. Je reviens vers toi aussi vite que possible. »

« Merci. »

Je suis dans le Luberon depuis le début de la Covid. « Lubeuron » et non Lubéron comme disent les Parisiens. Il n’y a pas un Luberon, mais plusieurs Luberon.

Géographiquement, de L’Isle-sur-la-Sorgue jusqu’à Apt, c’est un Luberon où les villages perchés, Bonnieux, Mesnerbes, Gordes, Lacoste, regorgent de propriétés sorties des cahiers d’architectes et publiées dans les revues chics, où les belles voitures sont conduites par de belles personnes, où juillet et août ressemblent à un parc d’attractions avec un flot discontinu de touristes. Apt marque une frontière après laquelle un Luberon sauvage se dessine. Celui des amoureux de la nature, des villages plus rustiques, mais si vrais, Simiane la Rotonde, Viens, Reillanne, Banon, Vachères, où forêts et champs forment des mosaïques de couleurs l’été, où les crêtes balayées par le Mistral découvrent un paysage qui semble avoir encore échappé à une civilisation de perfection.

Le Luberon, c’est aussi le plus beau ciel d’Europe. Plus qu’en d’autres lieux, ce ciel est sur la terre. Il suffit de voir, d’entendre, et de sentir, puis de lever les yeux pour être en communion avec le Cosmos.

Il y a le Luberon de René Char à l’Isle-sur-la-Sorgue, hanté par « les sept parcelles », celui où Albert Camus trouvait inspiration, refuge, et venait échanger avec son ami voisin, avant de trouver la mort en 1960 en quittant sa maison de Lourmarin lorsque sa Facel Vega heurte un platane. Il y a le Luberon de Jean Giono, né à Manosque, figure dominante de la littérature du vingtième siècle et pourtant à part, mêlant un humanisme naturel à une révolte violente contre la société, où la ruralité provençale domine, comparant le Luberon à « une grosse baleine bleue ».

J’ai la chance d’y avoir dans ce Luberon une maison de famille à Vachères, petit village perché à huit cents mètres d’altitude, célébré par Jean Giono dans les premières lignes de son roman « Regain », « Quand le courrier de Banon passe à Vachères, c’est toujours dans les midis. »

Le regain c’est l’herbe qui repousse dans les prés après la première fauchaison, c’est le renouveau, c’est l’espoir. Après mon retour de Montréal et le décès de mon beau-père, mon père, Alain, je n’y ai pas remis les pieds. Impossible d’affronter son fantôme. Son empreinte est trop forte et son souvenir trop douloureux. Il aimait pourtant me rappeler à de nombreuses occasions combien cette maison était son refuge. Un endroit protégé de tout et de tous où il pouvait se ressourcer. C’est aussi le mien. Mais son absence est trop violente.

Lorsque le monde s’arrête avec la Covid, je m’installe dans cette grande maison. Plus de cinq cents mètres carrés articulés en forme de « u » autour d’une cour intérieure, des espaces de vie pour chaque génération, des chambres pour loger plus de vingt personnes, un salon immense avec au centre une cheminée ouverte, une table en chêne massif réalisée sur commande par un ébéniste, ancien élève de l’école Boulle, un ping-pong, une piscine.

Cette maison est vivante. Elle a une odeur. Un doux mélange de pierre, de bois, de cire, de feu, de cuisine, de vie heureuse tout simplement.

Des dizaines de kilomètres de nature sauvage à perte de vue où les sommets du Luberon jouent avec la lumière tout au long de la journée. Les animaux sauvages, sangliers, chevreuils, renards, sont de plus en plus nombreux et n’hésitent pas jusqu’aux premières lueurs du jour à venir sur les différentes terrasses.

J’ai besoin de vivre l’inconnu dans un endroit isolé dans lequel je me sens en paix. Cette ancienne bergerie restaurée au fil des années n’est pas simplement un lieu de villégiature. C’est le témoin « vivant » de notre histoire de famille depuis une cinquantaine d’années, là où nous avons la certitude de tous nous retrouver une ou deux fois par an, un pèlerinage incontournable et nécessaire pour chacun d’entre nous.

Les chaînes d’information diffusent en boucle des nouvelles de plus en plus inquiétantes. Le monde semble perdre pied. Je suis sensible aux mouvements, aux odeurs, aux sons des villes, des pays. Plus rien. Plus une voiture, plus un avion, plus une ombre qui se déplace. Des scènes apocalyptiques de fosses mortuaires sur Manhattan creusées en urgence, la bénédiction du pape François le 15 mars devant une place Saint-Pierre vidée de ses fidèles, des canards dans les rues de Paris, calme plat sur le grand canal de Venise d’habitude encombré par les gondoles et autres embarcations, silence terrifiant.

La vie s’est arrêtée pour lutter contre la propagation du coronavirus dont les formes les plus graves touchent chaque jour de plus en plus de malades. Une étrange course contre la montre a commencé. Personne ne sait encore quand elle s’arrêtera. Nous devons rester cantonnés dans nos appartements, maisons, et ne ressortir qu’en portant des masques à des heures précises pour faire nos courses. La planète entière retient son souffle. Le chaos semble en marche et sans le savoir encore, ma vie ne sera plus jamais la même.

Emmanuel Macron lors d’une allocution déclare : « Les circonstances exceptionnelles appellent des décisions extraordinaires, dont la privatisation temporaire de libertés pour chacun d’entre nous, car nous sommes en guerre ».

Ce qui est compliqué pour beaucoup est simple pour moi. Je suis dans un endroit magnifique, au milieu de nulle part, ne souffrant aucunement des contraintes imposées dans les villes. J’ai l’impression d’être en vacances.

Je ne suis pas témoin des fake news qui se multiplient sur les réseaux sociaux et autres canaux d’informations, aux manipulations de certains pour déstabiliser un monde en sursis. Je n’aime pas les Facebook, Instagram et autre TikTok, ces outils qui déshumanisent l’individu et le « prostituent » aux yeux de tous dans un mode relationnel et de fonctionnement virtuel, véritable arène de laquelle il est impossible de s’échapper, conduisant au pire, le « Metavers » de Mark Zuckerberg.

J’entends qu’un exode urbain a lieu et que les campagnes sont prises d’assaut. J’entends que les villes ressemblent à des prisons. J’entends que cette pandémie fait des milliers de morts sur la planète. J’entends que les plus grands chercheurs du monde travaillent pour trouver un vaccin. J’entends que…

Mais je vis dans ma bulle. Seul et apaisé. Je peux écouter tout le répertoire de Franck Sinatra, Serge Gainsbourg, Léonard Cohen, les sonates de Schubert, revoir pour la énième fois « Le Parrain » de Francis-Ford Coppola, les films de Clint Eastwood, Claude Sautet, Henri Verneuil, relire les romans de Stefan Zweig, Paul Auster, Hemingway, Jack London, Tom Wolfe, m’évader avec les dessins de Hugo Pratt ou Jean Giraud.

Un week-end sur deux, muni de mon acte de divorce prouvant que mes enfants habitent à Meudon et moi à Vachères (je me suis marié dans cette maison vingt ans auparavant), je prends la route pour les retrouver. Je ne manque jamais ces moments avec mes fils, Nathan et Niels. Traverser la France pratiquement seul sur l’autoroute, une sensation de fin du monde.

J’ai comme seul contact avec les villes, Manosque où je fais mes courses une fois par semaine et Meudon deux fois par mois pour voir mes enfants.

Cette solitude me convient. Elle me permet de faire le point sur ma vie.

J’en profite aussi pour me lancer dans une psychothérapie à distance sous la forme de visioconférence. J’ai déjà essayé quelques années plus tôt à Montréal lorsque notre couple avec Aline tangue. Mais je ne suis pas prêt. Je refuse de dire les choses, la vérité, et raconte ce que je veux entendre. Après trois séances, je cesse. Plus exactement, la thérapeute met fin à nos échanges.

Mais cela est différent maintenant. J’ai vieilli, mûri, affronté un certain nombre de séquences compliquées. Je suis père. Seul. Le monde à l’arrêt. C’est le bon moment.

J’écoute « Popsicle Toes » de Michael Franks.

Chapitre 2

Meetic

« Marie-Christine, Philippe. Excuse-moi, je ne pouvais pas te répondre. Je t’écoute. »

« Je voulais te parler de Stéphane. Tu es au courant que nous nous sommes séparés il y a trois semaines et que notre mariage est annulé. »

« Bien évidemment. »

Meetic. Je connais de nom. Mais qui peut objectivement trouver l’âme sœur via internet. Absurde. Les algorithmes remplacent les rencontres fortuites. Il n’y a plus de hasard, ce concours de circonstances inattendu et inexplicable. Absurde, mais comment rencontrer quelqu’un lorsque tout est à l’arrêt ? Le seul lien avec le monde extérieur est internet. Les apéros où chacun chez soi ouvre une bouteille et la partage virtuellement avec d’autres qui font de même devant l’écran de leur ordinateur.

Pire. Ces rendez-vous à vingt heures où les balcons de toutes les villes du monde se remplissent pour des applaudissements qui semblent dire « merci » à « nous sommes encore vivants ».

Mais « bordel », sommes-nous devenus aussi mécaniques que de simples machines programmées et conditionnées ? Un coup de sifflet général par un arbitre, et le match est terminé. Le match de la vie. « Garde à vous. »

Cette planète marche sur la tête. Nous sommes déjà dans un monde où nous ne maîtrisons plus rien. La fiction nous rattrape.

Je me résigne néanmoins à m’inscrire. Je remplis le questionnaire, donne mon pedigree, ajoute trois photos, et indique le profil de l’idéal féminin recherché.

Tout ce qui est beau dans une rencontre, ces moments de solitude complète avant d’aller aborder l’autre, les premiers regards, le cœur qui bat la chamade, il n’y a plus rien.

Je clique. Et voilà, c’est parti. Je suis en une seconde en contact avec un catalogue rempli de visages féminins. Quête terrible où chacun regarde, envoie ou non un cœur, passe très vite. Addictif. Les premiers échanges. Je n’aime pas ce supermarché de l’amour. Ce n’est pas moi. J’ai besoin de sensations fortes. Je vais éteindre mon ordinateur lorsque je reçois quelques mots pour échanger.

Le ton est direct. Je tombe sur les photos d’une femme blonde, superbe, à l’allure sportive. Je ne sais pas pourquoi, je suis attiré, intrigué. Par une image. Je réponds par l’affirmative, un premier échange a lieu. Marie-Christine. Très vite, en quelques minutes, je ressens quelque chose. Improbable. Je suis en train de converser via mon ordinateur avec une femme que je ne connais pas. Je ne suis pas indifférent. Marie-Christine me propose d’échanger nos numéros de téléphone, de nous appeler le lendemain. Sans hésitation, je lui communique le mien, lui souhaite de passer une belle soirée.

Je pose mon ordinateur, laisse mon imagination me porter. Je regarde à nouveau ses photos, quelque chose d’intrigant se dégage. Son visage est lumineux, son allure dynamique, son corps parfait. Ce n’est pas ça.

Réveille-toi Stephane. Tu es dans le Luberon, en plein Covid, tu t’imagines que le premier contact virtuel serait les prémices d’une histoire.

J’éteins mon ordinateur, monte me coucher. Je ne dors pas bien. Les échanges de mots avec Marie-Christine, ses photos, me perturbent. Va-t-elle vraiment m’appeler demain soir ? Une légère apnée m’envahit, signe qui ne me trompe pas. Cela fait très longtemps que ce sentiment si particulier de nervosité sensorielle ne m’a pas parcouru.

Je passe toute la journée en attendant son appel. Je suis nerveux. Il est vingt et une heures lorsque je reçois un SMS.

« Je peux t’appeler ? »

Nous avons lors de notre échange via Meetic décidé de nous tutoyer.

« Bien évidemment. »

Les quelques secondes avant la sonnerie de mon portable sont interminables. Mon cœur s’accélère. Pourquoi autant d’émotion ? Je décroche. Sa voix est posée, claire, nette.

« Bonjour. »

« Bonjour. »

« Comment vas-tu ? »

« Très bien. Où es-tu ? »

La question ridicule… Savoir où elle se trouve.

« Chez moi, à Sorel-Tracy. J’y habite depuis trente ans. »

Sorel-Tracy. Je ne connais pas, mais je sais que c’est au nord-est de Marseille, une côte abîmée par les usines, la pétrochimie, un port industriel.

« Et toi ? »

« Je suis chez moi dans le Luberon. Pourquoi Sorel-Tracy ? »

Qui a envie d’habiter aux pays des dockers ?

« Mon ex est originaire de Sorel-Tracy. Je suis originaire de Belgique. Je l’ai suivi en 1993. »

Cela peut s’entendre. Mais tout de même. Pourquoi rester pendant tout ce temps à Sorel-Tracy ?

« Quel est ton nom de famille ? »

Quelle question encore hors propos.

« Marie-Christine Peeters Maes. »

« C’est drôle. Nous avons un point commun. Un nom de famille composé. Je m’appelle Stéphane Vedovato-Mauge. »

« J’ai gardé le nom de mon ex après notre divorce. Toi ? »

« C’est une longue histoire. Je porte le nom de mon père et de mon beau-père. Pourquoi avoir gardé son nom ? »

« Pour les enfants. J’ai un fils de vingt-huit ans, Victor, et une fille de vingt-six ans, Gloria. »

« J’ai aussi deux enfants, plus jeunes. Nathan, seize ans, et Niels, douze ans. Ils vivent avec leur mère, Aline, avec laquelle je m’entends très bien. »

Pourquoi parler d’Aline à ce moment précis ? Je ne sais pas.

« Tu as de la chance. Je te raconterai un jour, j’ai vécu l’enfer avec mon ex. Il m’a tout fait, je me suis retrouvée en dépression. »

Comment cette voix apparemment aussi assurée a-t-elle pu être dépressive ? Que veut dire, j’ai vécu l’enfer ? Nous avons échangé quelques mots via un site de rencontres il y a vingt-quatre heures, nous nous parlons depuis quelques minutes au téléphone, et déjà, nous sommes dans l’intimité de l’autre.

Pourquoi ce besoin urgent de me parler de dépression ? Une personne guérie parle-t-elle immédiatement de sa maladie ? Une personne malade parle-t-elle immédiatement de sa maladie ? Cela me surprend.

Le monde actuel a perdu tous ses codes d’antan. La découverte de l’autre est immédiateté. Plus de recul. Plus de réserve. Plus de filtre.

« Tu habites dans le Luberon depuis longtemps ? »

« Non. J’étais à Montréal. Ma vie est un parcours peu classique. Tu es une habituée de Meetic  ? »

Je veux savoir.

« Je me suis déjà inscrite il y a un peu plus d’un an. »

« Et ? »

« J’ai eu des échanges divers et une relation qui a duré douze mois environ. Toi ? »

« Première fois. Je t’aurais bien proposé en temps normal de nous retrouver sur Aix pour dîner, mais tout est fermé. À moins de nous retrouver chez moi ou chez toi, je ne vois pas comment échapper aux consignes de restriction mises en place avec la Covid. »

« Oui, je sais. Tu habites où exactement ? »

« À une heure d’Aix-en-Provence. Si tu es d’accord, et prends le temps de réfléchir, viens dîner le week-end prochain. Si tu te sens bien, reste dormir, nous irons nous promener le lendemain. Si tu souhaites partir, tu le pourras. En deux mots, j’essaye de trouver une solution. Je te ferai une attestation mentionnant que tu habites à Vachères les week-ends en cas de contrôle. »

Je suis par nature une personne d’action. Correspondre par messages ou appels ne peut se substituer à une vraie rencontre, celle où l’on regarde l’autre droit dans les yeux, où le moindre frémissement se voit, se sent, se ressent, où ce qui est vivant reprend ses droits sur le virtuel. Revenir à un « logiciel » humain.

« C’est une bonne idée. Je te donne ma réponse demain, mais si je viens, je prendrai mes chaussures de randonnées et mon vélo. Tu as un VTT ? »

« Non, juste un vélo de route classique que j’ai acheté il y a longtemps à Montréal. »

« Je te laisse. Je commence tôt. »

« Que fais-tu professionnellement ? »

« J’ai un salon d’esthétique, mes journées sont très intenses. On s’appelle demain soir ? »

« Parfait. À demain. Passe une belle nuit. »

« Toi aussi. »

Le silence de la maison reprend ses droits. Comment ai-je pu lui proposer de venir passer le week-end ? Elle ne me connaît pas. Elle ne va pas accepter. Une maison éloignée de tout, un inconnu. Trop ambigu. Pourquoi ? Je suis pris d’une incertitude. J’ai envie de rencontrer Marie-Christine. Mais jamais après un temps de réflexion, elle viendra.

La nuit est compliquée, longue.

Je me réveille tôt. Attendre ce soir pour savoir ce que nous allons faire ou non. Il est sept heures, je n’ai pas faim.

Un bip retentit sur mon portable. Un SMS de Marie-Christine. Déjà ? J’ai enregistré son nom hier soir après l’appel pour me rassurer, me dire qu’en intégrant mon répertoire, il y a une suite.

« Bonjour, tu as bien dormi ? Je viens vendredi soir pour dîner, si tout se passe bien, je resterai. Donne-moi ton adresse. Bonne journée. »

Mon cœur s’accélère. Cogne. Lui répondre.

« Bonjour, je suis heureux de te lire, de savoir que tu vas venir. Sois rassurée, tu auras une chambre et une salle de bain pour toi à un étage différent du mien. Mon adresse est Le vieux Jas à Vachères. Je vais t’envoyer l’itinéraire. Lorsque tu arriveras à Reillanne, envoie-moi un message. Je t’attendrai au bout du chemin. Bonne journée. »

J’ai envie de lui dire que je l’embrasse, mais impossible. Non pas par convention (cette habitude d’embrasser pour dire bonjour sans connaître l’autre m’exaspère de plus en plus en vieillissant), mais naturellement, comme si cela était évident. Trop tôt.

« Au fait, je t’apporterai du Champagne. Mon père achète chez un producteur un Champagne très bon. Tu me diras. »

Elle vient. Avec du Champagne. Avec son vélo. Ses chaussures de randonnée. Pour dîner et peut-être passer le week-end. Je dois tout préparer. Sa chambre. Des menus. En mon for intérieur, je sais que quelque chose se passe. Mais quoi ?

J’écoute « Hey Jude » des Beatles.

Chapitre 3

Première fois

« Ton beau-frère n’est pas celui que tu crois. C’est un voleur, un escroc, un manipulateur, un menteur. »

Ma vie sentimentale, amoureuse, est pendant de trop nombreuses années percutée par une frénésie sexuelle me conduisant sur des chemins de dérives. Pourtant, je ne fais pas partie de ces adolescents dépucelés trop jeunes. Quelques baisers échangés dans un cinéma, rien de plus.

J’ai dix-sept ans lorsque je fais un tournoi de tennis dans le Luberon à Cereste. Yannick Noah vient de remporter Roland Garros. Tout le monde joue au tennis. Défait en demi-finale logiquement, je me retrouve en finale du double. L’un de mes amis parisiens, Franck, sort avec une superbe fille brune aux cheveux longs bouclés, Clémentine. Ils sont présents pour m’encourager. Je les aperçois dans les gradins où quelques personnes sont venues. À côté, je remarque une jeune femme.

Le match se termine par une nouvelle défaite. Nous décidons d’aller prendre un Coca sur l’une des terrasses du village.

Je fais la connaissance de Clara, vingt-quatre ans, la sœur de Clémentine. Clara est de taille moyenne, avec des cheveux noir corbeau, des yeux très foncés, une voix d’une douceur merveilleuse.

Lorsque nos premiers regards se croisent, quelque chose se produit. Mais impossible d’imaginer quoi que ce soit.

Je suis en première à L’Isle-Adam dans la région parisienne, puceau, sans aucune confiance en moi. Clara est fiancée, hôtesse de l’air, habite Cereste les week-ends, Paris la semaine.

Je suis en short de tennis avec ma raquette, me déplace au guidon d’une Suzuki 80 centimètres cube. Elle conduit une golf GTI.

Nous rentrons chacun chez nous et décidons de nous retrouver le lendemain pour passer l’après-midi ensemble.

Je ne pense qu’à Clara.

Comme convenu, à quinze heures, nous nous réunissons sur la place du village. Après trois minutes d’échanges, il est décidé que nous nous rendons à quelques kilomètres pour faire une promenade.

Je suis assis sur la banquette arrière de la voiture de Clara. Je sens son regard dans le rétroviseur me fixer. Je suis fiévreux, mal à l’aise, excité, mais totalement désemparé. Je passe toute la balade à ses côtés. Sa présence éveille en moi des sens que je ne connais pas.

Nous revenons vers dix-neuf heures et décidons de dîner tous ensemble. De quoi parlons-nous ?

Aucune idée. Un brouillard épais envahit ma tête.

Il est vingt-deux heures lorsque je décide de rentrer. J’ai une quinzaine de kilomètres à faire. Franck et Clémentine sont partis il y a quelques minutes.

Au moment où je me penche pour dire au revoir à Clara, ses lèvres se posent sur les miennes. Le goût délicat de sa langue vient m’embrasser. Tout mon corps réagit. Je suis tétanisé. Clara me regarde dans les yeux, me prend par la main sans rien dire. Je me laisse faire.

Elle m’emmène chez ses parents. Doucement, sans faire de bruit, nous traversons un long couloir, montons un escalier, entrons dans sa chambre. Tout est noir. Seule la lune éclaire faiblement les murs.

Lentement, Clara s’approche de son lit, enlève son tee-shirt. Son soutien-gorge blanc tranche avec sa peau bronzée. Elle m’attire doucement vers elle, s’allonge sur le dos. Mes mains fébriles parcourent ses épaules, et avec tremblement, s’approchent de ses seins. Clara retire le dernier rempart de tissu. Je peux les caresser. Sensation merveilleuse, ils sont doux, fermes, réagissent immédiatement au contact de mes doigts. Le temps semble s’arrêter. Je sens une érection dans mon jean. Je suis gêné. Elle se lève, retire son short, sa petite culotte, me déshabille avec délicatesse. Elle sait intuitivement que c’est la première fois. Nous nous allongeons sur son lit, nos corps se collent l’un à l’autre. De sa main droite, elle me caresse le sexe, le guide doucement entre ses cuisses. Je suis en panique totale. Je sens que je m’enfonce dans son ventre. Une sensation de chaleur m’envahit. Je bouge frénétiquement mes hanches comme un poisson sorti de l’eau et en quelques secondes éjacule.

Elle me regarde et d’une voix douce me dit : « J’en avais très envie. Tu me plais Stéphane ».

Clara est la première femme de ma vie. Celle qui m’a dépucelé. Celle dont je suis resté amoureux longtemps, mon premier amour, celui que l’on oublie jamais.

Je suis un homme maintenant.

Je pars pour le Canada un mois. Montréal. Je suis invité chez François Tisseyre, jeune avocat brillant de trente-cinq ans, et son épouse Christiane. François est le fils de Pierre, avocat, journaliste, éditeur, écrivain, au parcours exceptionnel, figure culturelle emblématique du Québec de l’après-guerre. Né à Paris en 1905, engagé volontaire, il est fait prisonnier cinq ans pendant la seconde guerre mondiale dans les camps allemands de prisonniers pour officiers.

Il écrit dans un oflag de Silésie : « Mon bras retombe. Je n’ai pas tiré. Je n’ai pas envie de tuer. Mon cœur ne contient ni haine, ni fureur, ni fièvre. Certes, cet homme appartient à un peuple que j’ai appris à redouter, à détester. »

Ces quelques mots sont toujours d’actualité, intemporels. Avec le conflit ukrainien, ils pourraient être référence en Russie chez une grande majorité si la dictature terrible de Vladimir Poutine doublée d’une propagande violente n’était pas. Mais ils sont aussi référence pour tout le monde. Ils ont un double sens : un sens politique et un sens humaniste, rappelant à l’homme quelles doivent être ses valeurs face à la haine, la fureur, la fièvre, et ce, peu importe la situation.

Libéré, il part s’installer au Québec en 1945 et épouse en 1947, la plus célèbre des speakerines de la radio nationale du Canada, Michelle. Ils ont quatre enfants.

Pierre est un ami de mon père Alain. Je passe un séjour incroyable entre Montréal, Saint-Sauveur les week-ends, et Toronto les quinze derniers jours, chez Michelle, la sœur de François, journaliste militante, ex Black Panther, mouvement de la fin des années soixante inspiré par Franz Fanon, Malcom X, Mao, pour contrer les attaques de la police contre les racistes blancs, où les femmes activistes sont plus nombreuses que les hommes.

À chaque déplacement de François à Paris, nous déjeunons ensemble. François se tue un après-midi d’été orageux avec son petit avion privé en allant chercher ses parents.

Je croise par hasard vingt ans plus tard Christiane dans mon show-room sur Saint Laurent à Montréal. Quelques minutes pour remonter le temps. Rien de plus.

Ce séjour estival détermine indéniablement mon futur.

À la rentrée, je revois Clara à Paris. Mais trop de différences. Je ne suis pas du tout un homme. Je suis seulement un adolescent qui vient de passer son BAC français, amoureux d’une femme. Notre flirt d’un été se termine logiquement en octobre.

Nos chemins se croisent à nouveau quelques trente ans plus tard. Nous nous retrouvons à Paris. Après un dîner où nous évoquons nos souvenirs, nos parcours de vie, nous passons une nuit à faire l’amour au Mama Shelter. Elle n’a pas changé. Seules quelques rides autour des yeux et des seins refaits avec perfection. Je suis un homme désormais, un vrai. Nous baisons avec frénésie. Nous rattrapons ce temps passé en sachant qu’il n’y a pas de lendemain.