L'affaire Blaireau - Alphonse Allais - E-Book

L'affaire Blaireau E-Book

Alphonse Allais

0,0
2,49 €

-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Une erreur judiciaire à Montpaillard ? La petite ville est en émoi : jamais un tel événement n'était venu troubler son paisible ennui provincial... Soudain, rien ne va plus ! Une folie furieuse et contagieuse s'empare de ses habitants. Le maire est dépassé. Disputes... Empoignades... Manifestations... On veut renverser le gouvernement ! Décidément, ce petit monde bien réglé ne tourne plus rond. Et c'est un braconnier débonnaire qui, sans le vouloir, sème une telle pagaille. Héros malgré lui, tour à tour brigand, bagnard, saint et martyr... Ce bougre de Blaireau n'en demandait pas tant ! Sous la plume à la fois féroce et tendre d'Alphonse Allais, une satire sociale d'une brûlante actualité...

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
MOBI

Seitenzahl: 158

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



L'affaire Blaireau

Pages de titreQuelques lignes de l’auteurà l’adresse de Tristan Bernard 1Chapitre premierChapitre IIChapitre IIIChapitre IVChapitre VChapitre VIChapitre VIIChapitre VIIIChapitre IXChapitre XChapitre XIChapitre XIIChapitre XIIIChapitre XIVChapitre XVChapitre XVIChapitre XVIIChapitre XVIIIChapitre XIXChapitre XXChapitre XXIChapitre XXIIChapitre XXIIIChapitre XXIVChapitre XXVChapitre XXVIChapitre XXVIIChapitre XXVIIIChapitre XXIXChapitre XXXChapitre XXXIChapitre XXXIIChapitre XXXIIIChapitre XXXIVChapitre XXXVPage de copyright

Alphonse Allais

L’affaire Blaireau

Ni vu ni connu

Quelques lignes de l’auteur

à l’adresse de Tristan Bernard 1

Cher Tristan Bernard,

Te rappelles-tu le voyage que nous fîmes l’an dernier à pareille époque au tombeau de Chateaubriand ? (Je ne sais plus si cette visite avait le caractère d’un pèlerinage, ou si elle était le résultat d’un pari de douze déjeuners.) Nous avions pris le train, selon une pieuse coutume, à la gare Montparnasse.

Le soir, sur ces entrefaites, était tombé. Je me souviens qu’au moment où nous brûlions la station de N., et où une brusque secousse nous avertit que nous passions sur le premier degré de longitude, je te parlai de mon prochain volume, avec la fièvre et l’abondance qui me caractérisent quand je suis dans une période de production. Dans mon ardeur, je m’engageai alors à te dédier ce livre, moyennant certaines conditions.

Je tiens aujourd’hui ma promesse : non sans une joie très vive, je te dédie le livre suivant, sur lequel j’attire ton attention.

Tu remarqueras d’abord que les descriptions y sont très brèves, et que l’on n’y insiste sur l’aspect général des nuages, arbres et verdures de toute sorte, sentiers, lieux boisés, cours d’eau, etc., que dans la mesure où ces détails paraissent indispensables à l’intelligence du récit. En revanche, le plus grand soin a été apporté au dessin (outline) et à la peinture (colour) des caractères. D’autre part, l’intrigue (plot) est entrecroisée avec tant de bonheur qu’on la dirait entrecroisée à la machine ; or il n’en est rien. Quant au style (style), il est toujours noble et, grâce à des procédés de filtration nouveaux, d’une limpidité inconnue à ce jour...

Tels sont, mon cher ami, les mérites de cet ouvrage, qu’en échange de la petite gracieuseté que je te fais, tu pourras recommander, le cigare aux lèvres, avec une nonchalance autoritaire, dans les cercles, les casinos, les garden-parties et les chasses à courre.

Cordialement à toi,

Alphonse Allais

Chapitre premier

Dans lequel on fera connaissance : 1° de M. Jules Fléchard, personnage appelé à jouer un rôle assez considérable dans cette histoire ; 2° du nommé Placide, fidèle serviteur mais protagoniste, dirait Bauër de onzième plan, et 3°, si l’auteur en a la place, du très élégant baron de Hautpertuis.

Madame de Chaville appela :

– Placide !

– Madame ?

– Vous pouvez desservir.

– Bien, madame.

Et Mme de Chaville alla rejoindre ses invités.

Resté seul, le fidèle serviteur Placide grommela l’inévitable « Ça n’est pas trop tôt, j’ai cru qu’ils n’en finiraient pas ! ».

Puis il parut hésiter entre un verre de fine champagne et un autre de chartreuse.

En fin de compte il se décida pour ce dernier spiritueux, dont il lampa une notable portion avec une satisfaction évidente.

Bientôt, semblant se raviser, il remplit son verre d’une très vieille eau-de-vie qu’il dégusta lentement, cette fois, en véritable connaisseur.

– Tiens, M. Fléchard !

Un monsieur, en effet, traversait le jardin, se dirigeant vers la véranda, un monsieur d’aspect souffreteux et pas riche, mais propre méticuleusement et non dépourvu d’élégance.

– Bonjour, Baptiste ! fit l’homme peu robuste.

– Pardon, monsieur Fléchard, pas Baptiste, si cela ne vous fait rien, mais Placide. Je m’appelle Placide.

– Ce détail me paraît sans importance, mais puisque vous semblez y tenir, bonjour, Auguste, comment allez-vous ?

Et le pauvre homme se laissa tomber sur une chaise d’un air las, si las !

– Décidément, monsieur Fléchard, vous faites un fier original !

– On fait ce qu’on peut, mon ami. En attendant, veuillez prévenir Mlle Arabella de Chaville que son professeur de gymnastique est à sa disposition.

– Son professeur de gymnastique ! pouffa Placide. Ah ! monsieur Fléchard, vous pouvez vous vanter de m’avoir fait bien rigoler le jour où vous vous êtes présenté ici comme professeur de gymnastique !

Sans relever tout ce qu’avait d’inconvenant, de familier de trivial cette réflexion du domestique, M. Fléchard se contenta d’éponger son front ruisselant de sueur.

J’ai oublié de le dire, mais peut-être en est-il temps encore : ces événements se déroulent par une torride après-midi de juillet, à Montpaillard, de nos jours, dans une luxueuse véranda donnant sur un vaste jardin ou un pas très grand parc, ad libitum.

– Un petit verre de quelque chose, monsieur Fléchard ? proposa généreusement Placide, sans doute pour effacer la mauvaise impression de sa récente et intempestive hilarité.

– Merci, je ne bois que du lait.

– Un cigare, alors ? Ils sont épatants, ceux-là, et pas trop secs. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, monsieur Fléchard, j’adore les cigares légèrement humides. Du reste à La Havane, où ils sont connaisseurs, comme de juste, les gens fument les cigares tellement frais qu’en les tordant, il sort du jus. Saviez-vous cela ?

– J’ignorais ce détail, lequel m’importe peu, du reste, car moi je ne fume que le nihil, à cause de mes bronches.

L’illettré Placide ne sembla point goûter intégralement cette plaisanterie de bachelier dévoyé, mais pour ne pas demeurer en reste d’esprit, il conclut :

– Eh bien ! moi, je ne fume que les puros à monsieur.

– Cela vaut mieux que les purotinos que vous pourriez vous offrir vous-même.

Cette fois, Placide, ayant saisi, éclata d’un gros rire :

– Farceur va !

– Et Mlle Arabella, Victor, quand prendrez-vous la peine de l’aviser de ma présence ?

– Mlle Arabella joue au tennis en ce moment, avec les jeunes gens et les jeunes filles. C’est la plus enragée du lot. Vieille folle, va !

Jules Fléchard s’était levé tout droit ; visiblement indigné du propos de Placide, il foudroyait le domestique d’un regard furibond :

– Je vous serai obligé, mon garçon, tout au moins devant moi, de vous exprimer sur le compte de Mlle Arabella en termes respectueux... Mlle Arabella n’est pas une vieille folle. Elle n’est ni folle, ni vieille.

– Ce n’est tout de même plus un bébé. Trente-trois ans !

– Elle ne les paraît pas. Là est l’essentiel.

Éreinté par cette brusque manifestation d’énergie, le professeur de gymnastique se rassit, le visage de plus en plus ruisselant, puis d’un air triste :

– Alors, vous croyez que Mlle Arabella ne prendra pas sa leçon de gymnastique aujourd’hui ?

– Puisque je vous dis que quand elle est au tennis, on pourrait bombarder le château que ça n’arriverait pas à la déranger.

(Placide aimait à baptiser château la confortable demeure de ses maîtres.)

– Alors, tant pis ! retirons-nous.

Et la physionomie de Jules Fléchard se teignit de ce ton gris, plombé, pâle indice certain des pires détresses morales.

De la main gauche, alors, prenant son chapeau, notre ami le lustra au moyen de sa manche droite, beaucoup plus par instinct machinal, croyons-nous, qu’en vue d’étonner de son élégance les bourgeois de la ville.

Il allait sortir, quand un troisième personnage fit irruption dans la véranda :

– Bonjour, monsieur, je... vous salue !... Dites-moi, Placide, le facteur n’est pas encore venu ?

– Pas encore, monsieur le baron.

Cependant Fléchard considérait attentivement le gentleman à monocle que Placide venait de saluer du titre de baron.

Mais non, il ne se trompait pas. C’était bien lui, le baron de Hautpertuis !

– Monsieur le baron de Hautpertuis, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

Le baron (décidément c’est un baron) ajusta son monocle, un gros monocle, pour gens myopissimes, fixa son interlocuteur, puis soudain joyeux :

– Comment, vous ici, mon bon Fléchard ! Du diable si je m’attendais à vous rencontrer dans ce pays !

– Je suis une épave, monsieur le baron, et vous savez que les épaves ne choisissent pas leurs séjours.

– C’est juste... les épaves ne choisissent pas leurs séjours, c’est fort juste. Mais, dites-moi, il y a donc quelqu’un chez les Chaville qui apprend le hollandais ?

– Le hollandais ! fit Fléchard en souriant. Pourquoi le hollandais ?...

– Mais il me semble, poursuivit le baron, que quand j’ai eu l’avantage de vous connaître...

Fléchard se frappa le front et s’écria :

– Par ma foi, monsieur le baron, je n’y pensais plus... Cet épisode de mon existence m’était complètement sorti de la mémoire... En effet, en effet, je me rappelle maintenant à merveille. Quand j’eus l’honneur de faire votre connaissance, j’enseignais le hollandais à une demoiselle...

– À la belle Catherine d’Arpajon. Quelle jolie fille ! Ah ! la mâtine !... À ce propos, Fléchard, dites-moi donc quelle étrange idée avait eue Catherine d’apprendre le hollandais ? Le hollandais n’est pas une de ces langues qu’on apprend sans motif grave.

– C’est toute une histoire, monsieur le baron, et que je puis vous conter maintenant sans indiscrétion. Catherine d’Arpajon avait fait connaissance, aux courses d’Auteuil, d’un riche planteur fort généreux, mais qui ne savait pas un mot de français. En quittant Paris, cet étranger, grâce à son interprète, dit à Catherine : « Ma chère enfant, quand vous saurez la langue de mon pays, venez-y (dans le pays), vous serez reçue comme une reine. » Et il lui laissa son adresse. Peu de temps après, j’appris que Catherine d’Arpajon cherchait un professeur de hollandais.

– Vous vous présentâtes ?

– Quoique bachelier, ajouta M. Fléchard avec amertume, je me trouvais alors sans position ; je me présentai.

– Vous savez donc le hollandais ?

– Ce fut pour moi l’occasion d’en apprendre quelques bribes.

– Et cette bonne Catherine, qu’est-elle devenue ?

– Je ne l’ai jamais revue depuis. J’ai su seulement que la pauvre petite s’était trompée de langue. Ce n’est pas le hollandais que parlait le planteur, mais le danois1.

– Et qu’est-ce que vous faites maintenant, mon vieux Fléchard ?

– Actuellement, je suis professeur de gymnastique.

– De gymnastique ?

Rajustant son monocle, le baron de Hautpertuis s’abîma dans la contemplation des formes plutôt grêles de Jules.

– Oui, monsieur le baron, de gymnastique ! Oh ! je m’attendais bien à vous voir un peu étonné.

– J’avoue que votre extérieur ne semble pas vous désigner spécialement à cette branche de l’éducation. Comment diable avez-vous eu l’idée ?...

– Oh ! mon Dieu, c’est bien simple. À la suite de déboires de toutes sortes, j’étais devenu neurasthénique.

– Comment dites-vous cela ?

– Neurasthénique, monsieur le baron. Les médecins me conseillèrent de faire de la gymnastique, beaucoup de gymnastique, rien que de la gymnastique. Une deux, une deux, une deux...

– Excellent, en effet, la gymnastique !

– Excellent, oui, mais voilà ! Mes modestes ressources ne me permettant pas de me livrer exclusivement à ce sport, j’eus l’ingénieuse idée d’en vivre en l’enseignant... et je m’établis professeur de gymnastique.

– Ce n’est pas là une sotte combinaison, mais avez-vous réussi au moins ?

– À Paris, non, trop de concurrence. Alors je suis venu ici, à Montpaillard.

– Est-ce que votre aspect, un peu... chétif, ne vous fait pas de tort auprès de votre clientèle ?

– Pourquoi cela, monsieur le baron ? Aucunement. Il n’est pas nécessaire pour être un bon professeur de gymnastique d’être personnellement un athlète, de même qu’on peut enseigner admirablement la comptabilité, sans être pour cela un grand négociant.

– Votre raisonnement est des plus justes, mon cher Fléchard.

– D’ailleurs, afin d’éviter le surmenage, le terrible surmenage, je recrute principalement mes élèves parmi les dames et les demoiselles. Quelques-unes sont devenues très fortes et même plus fortes que moi, ce qui, entre nous, ne constitue pas un record imbattable. Ainsi Mlle Arabella... Avez-vous vu Mlle Arabella au trapèze ?

– Je l’ai aperçue, mais sans y prêter une grande attention.

– Vous avez eu tort, monsieur le baron. Mlle Arabella au trapèze, c’est l’incarnation de la Force et de la Grâce.

– Vous faites bien de me prévenir. La prochaine fois, je regarderai.

– Le spectacle en vaut la peine.

Et Fléchard répéta avec une sorte d’exaltation :

– Oui, monsieur le baron, l’incarnation de la Force et de la Grâce.

– Oh ! Fléchard ! sourit le baron. Quelle chaleur ! Seriez-vous amoureux de votre élève, comme dans les romans ?

– Vous plaisantez, monsieur le baron. Amoureux de Mlle Arabella de Chaville, moi, un humble professeur de gymnastique ?

À la main un plateau chargé de lettres, Placide entrait :

– Le courrier de monsieur le baron !

– Vous permettez, mon cher Fléchard ?

– Je vous en prie, monsieur le baron. D’ailleurs, je m’en vais.

– Sans adieu, Fléchard.

– Tous mes respects, monsieur le baron.

– Monsieur Fléchard, ajouta Placide, Mlle Arabella vous prie de repasser sur le coup de cinq heures pour sa leçon de gymnastique.

– Ah ! exulta le pauvre garçon.

Au lecteur peu versé dans l’art de la géographie, apprenons qu’une des Antilles : l’île Saint-Thomas, est possession danoise; le planteur en question appartenait, sans doute, à cette colonie. (Note de l’auteur.)

Chapitre II

Dans lequel le lecteur continuera à se créer de brillantes relations, notamment dans la famille de Chaville et chez quelques-uns de leurs invités.

Il fallait positivement avoir le diable au corps pour faire du tennis à cette heure de la journée et par une température pareille.

Heureusement qu’à la campagne et même dans beaucoup de petites villes départementales, les autochtones jouissent d’une endurance fort supérieure à celle de nos Parisiens.

Tout de même, il faisait trop chaud et la partie fut bientôt abandonnée d’un commun accord.

Chacun s’achemina vers la véranda où de la bière fut versée pour les messieurs, du sirop de framboise pour les dames.

Pendant que s’abreuvent tous ces quidams, examinons-les à la dérobée.

Les maîtres de céans, d’abord, M. et Mme de Chaville, braves gens, quelconques, riches.

M. Hubert de Chaville exerçait, vers la fin de l’Empire, une noce assez carabinée en compagnie de son excellent camarade de Hautpertuis, déjà nommé. Arrivent l’année terrible et nos désastres. Le jeune de Chaville fait vaillamment son devoir en qualité de lieutenant de mobiles. On signe le traité de Francfort. Quelques années après, notre héros épousait une insignifiante et riche cousine qui lui donnait bientôt une petite demoiselle, Lucie, laquelle, à l’époque où se déroulent ces événements, est devenue la plus charmante jeune fille de tout le district. C’est tout.

Le membre le plus intéressant de la famille est, sans contredit, cette Arabella de Chaville dont il fut question plus haut et cousine germaine de M. de Chaville.

Puisque le fidèle mais discourtois serviteur Placide a dévoilé l’âge de cette personne, nous n’avons aucune raison de le celer : Arabella se trouve, en effet, à la tête d’une belle pièce de trente ans copieusement sonnés.

Les paraît-elle ? Jules Fléchard le nie non sans vivacité.

Contredire un si brave garçon serait criminel ; concluons galamment : si Mlle Arabella de Chaville paraît vingt-huit ans, c’est tout le bout du monde.

Mettons même vingt-huit printemps pour faire plaisir à Jules.

En dépit de son âge un peu avancé (pour une jeune fille), Arabella détient un cœur qui n’a pas su vieillir, un cœur ardent qui s’ennuie de battre par les temps de platitude et de morne prose que nous traversons.

Riche, bien née, pas plus laide qu’une autre, Arabella ne s’est jamais mariée, parce que, tout enfant, elle s’était juré à elle-même de n’appartenir qu’à un homme qui se serait sacrifié pour elle, un homme qui aurait bravé mille dangers, mille morts, un de ces hommes comme on n’en voit plus guère, hélas ! depuis la fermeture des croisades.

Le cas ne se présenta jamais ; Arabella tint son serment et demeura demoiselle1.

Quand je dis que le cas ne s’est jamais présenté, je me hâte un peu trop, comme la suite de ce récit ne va pas tarder à vous l’apprendre.

Revenons à nos invités.

Le baron de Hautpertuis déjà nommé, élégant viveur parisien, le meilleur ami de l’excellent Chaville, chez lequel il vient tous les ans passer quelques jours à la belle saison. (Rappelons, pour mémoire, que le baron est aussi myope, à lui seul, que tout un wagon de bestiaux. Ce détail aura son importance par la suite.)

M. Dubenoît, maire de Montpaillard, et Mme Dubenoît son épouse.

M. Dubenoît n’a qu’une marotte, mais une bonne : la tranquillité de Montpaillard.

Depuis la fondation de Montpaillard (fin du XVIe siècle ou commencement du XVIIe, les historiens ne sont pas d’accord), les révolutions se sont succédé en France, des trônes ont croulé, des têtes de gens huppés tombèrent sous le couperet de la guillotine, des rois connurent le chemin de l’exil, les pires clameurs troublèrent la paix des rues dans bien des cités que de détestables excès allèrent jusqu’à ensanglanter.

Seule, la petite ville de Montpaillard demeura paisible malgré ces tourmentes.

– Depuis Henri IV, proclame M. Dubenoît avec une légitime fierté, oui, messieurs, depuis Henri IV, à part les jours de marché, il n’y a jamais eu le moindre attroupement dans les rues de Montpaillard.

Et devant la mine admirative du baron, il insiste :

– Oui, monsieur de Hautpertuis, pas le moindre attroupement ! Et tant que j’aurai l’honneur d’être le premier magistrat de Montpaillard, il continuera d’en être ainsi ! J’aimerais mieux voir ma ville en cendres que la proie du désordre !

– Vous êtes bien radical, monsieur le maire, pour un conservateur !

C’est Me Guilloche qui lance cette réflexion assez naturelle.

Me Guilloche est un jeune et élégant avocat qui se trouve au nombre des invités.

– En matière d’ordre, mon cher Guilloche, on ne saurait jamais être trop intransigeant et si vous et votre parti essayiez jamais de troubler Montpaillard, vous me trouveriez sur votre chemin.

– M. Guilloche a donc un parti ? demande le baron.

– Parfaitement ! vous pouvez contempler en M. Guilloche le chef du parti révolutionnaire de notre ville, un parti qui compte dix-sept membres. Chaque fois que M. Guilloche se présente aux élections, il a dix-huit voix à Montpaillard : les dix-sept voix des révolutionnaires plus la sienne. La dernière fois, il n’a eu que dix-sept voix parce qu’un révolutionnaire était malade.

– Dix-sept révolutionnaires sur une population de dix mille habitants ! concilia le baron, il n’y a pas encore péril en la demeure. Mais, dites-moi, mon cher Guilloche, quelle drôle d’idée pour un homme bien élevé comme vous de vous mettre dans ce parti-là ?

M. Dubenoît ne laissa pas au jeune homme le temps d’exprimer son amour ardent de l’humanité, sa folie de sacrifice pour les déshérités. Il s’écria :

– Comme tous ses pareils, Me Guilloche n’est qu’un ambitieux, un de ces ambitieux qui n’hésiteraient pas à provoquer des attroupements dans la rue pour devenir quelque chose dans le gouvernement !

– Pardon, mon cher Dubenoît...

Mais devant la réprobation unanime de l’assemblée hostile aux discussions politiques et religieuses, la conversation bondit sur divers autres tapis.

Des groupes se formèrent ; Arabella causait avec le baron :

– Mademoiselle, assurait ce dernier, je me permettrai de n’être point de votre avis. Cette petite ville de Montpaillard n’est nullement désagréable, je vous affirme. Depuis une huitaine de jours que je l’habite, je ne m’y suis pas ennuyé une minute.

– Si vous y étiez comme moi depuis... depuis vingt et quelques années, vous parleriez autrement. Enfin, ce qui est fait est fait. Je terminerai ma vie ici entre mes cousines et mon cousin, comme une vieille fille.

– Oh ! mademoiselle ! protesta galamment le baron.

– Je parle pour plus tard.

– Ah ! dame ! Il est certain qu’à la longue...

– Et vous, vous allez rentrer à Paris ?

– Pour quelques jours, avant de partir à la mer.

– Retrouver vos amis, votre club, vos maîtresses...

– Mes maîtresses ! Comme vous y allez !

– Ne vous en défendez pas, c’est si naturel pour un homme !

– Alors, mettons ma maîtresse et n’en parlons plus.

– Jolie ?

– Très jolie... et d’un désintéressement !