L'ambassade des francs - Jean-Luc Marchand - E-Book

L'ambassade des francs E-Book

Jean-Luc Marchand

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Beschreibung

En 797, Charlemagne envoie une ambassade auprès du calife Hâroun ar-Rachîd.

Il veut lui demander d’assurer la sécurité des chrétiens sur les Lieux saints de la Palestine, et peut-être d’autres choses. La possibilité d’une alliance entre le roi des Francs et le calife des Arabes va dès lors inquiéter leurs adversaires : l’Empire romain de Byzance dirigé par la complexe Irène et l’émirat omeyyade d’al-Andalus. 

Pour servir d’interprète, il est fait appel à Isaac qui va quitter sa Septimanie natale pour servir le roi Charles. Au cours de son périple, il découvrira Rome, Alexandrie, Jérusalem et la Mésopotamie. Il sera confronté aux rivalités entre les puissants : empereurs, pape, calife et rois sur fond de querelles religieuses.

Sous la menace de Constantinople mais aussi de Cordoue, l’Ambassade des Francs réussira-t-elle à remplir sa mission ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Avec ce récit de l’Ambassade des Francs qui a laissé comme principal souvenir le cadeau de l’éléphant blanc à Charlemagne, Jean-Luc Marchand évoque cette période du haut Moyen Âge, où certains rêvent encore de la grandeur d’un Empire romain qui pourtant n’est plus.



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Jean-Luc Marchand

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Ambassade des Francs

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Compagnie Littéraire

www.compagnie-litteraire.com

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ISBN 978-2-87683-786-7

© Jean-Luc Marchand, 2022

© Illustration de couverture : Julie Pedron

© Illustrations à l’intérieur de l’ouvrage : Hélène Marchand-Cury

La Compagnie Littéraire

11/13, rue Vernier – 75017 Paris

 

Tous droits réservés pour tous pays. Aux termes de la loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l’article 40, toute représentation ou reproduction de cet ouvrage, tant partielle qu’intégrale et par quelque procédé que ce soit, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite et constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivant du Code pénal. Fors les analyses et les courtes citations à titre d’exemple ou d’illustration, selon l’article 41 alinéas 2 et 3, les copies ou reproductions sont strictement réservées à l’usage privé du copiste et interdites à toute utilisation collective.

Cartes

 

PLAN DE CONSTANTINOPLE

à la fin du VIIIe siècle

Préface

À la fin du VIIIe siècle, l’Occident, le Proche et le Moyen-Orient sont dominés par plusieurs grandes puissances.

Les restes de l’Empire romain se gouvernent depuis Constantinople, l’ancienne Byzance que Constantin Ier avait choisie comme nouvelle capitale à partir de 330. En sus d’une grande partie de la Grèce, la domination romaine s’exerce encore sur quelques territoires au sud de l’Italie ainsi qu’en Anatolie. Ce reliquat de l’empire sera plus tard désigné comme l’Empire romain d’Orient. Bien que sa population se considère toujours comme romaine, le grec a remplacé le latin à la cour et dans les textes, au point que l’empereur a même pris le titre de basileus, désignation attachée aux rois de la Grèce antique. Imprégné du souvenir de sa grandeur, persuadé d’avoir des droits sur les anciennes possessions romaines conquises par divers envahisseurs, se considérant toujours comme le chef des chrétiens depuis Constantin Ier (ce qu’on désignera plus tard par le terme de césaropapisme), l’empereur doit pourtant faire face aux harcèlements répétés des Bulgares et des Arabes qui convoitent ses terres et ses richesses. En cette fin de siècle, l’empereur Constantin VI règne. Mais c’est en réalité sa mère Irène qui, après avoir assuré la régence durant plusieurs années, tient les rênes du pouvoir.

L’ancien Empire perse a lui été conquis au siècle précédent par les Arabes, conquête motivée par l’extension du Dar al-Islam, la terre de l’islam, prêchée par le prophète Mahomet. L’expansion arabe s’est poursuivie notamment en Afrique du Nord, puis dès 711 en Hispanie (Espagne) au détriment des Wisigoths. En 750, les Abbassides renversent la dynastie des Omeyyades. Ils massacrent à cette occasion tous les membres de la famille du khalife, excepté ‘Abd al-Rahmân, un cousin du souverain déchu. Le pouvoir est alors transféré de Damas à Bagdad. À la fin du VIIIe siècle, le khalife Hâroun ar-Rachîd, le « Bien-Guidé », qui servira de modèle au khalife des Mille et Une Nuits, construit sa légende. Il rêve notamment de faire tomber Constantinople.

La péninsule ibérique sous domination arabe est appelée Al-Andalus. Cette occupation va pendant quelques années s’étendre jusqu’en Septimanie, l’ancienne Gaule narbonnaise, avant que Pépin le Bref et ses Francs ne reconquièrent ce territoire en 759. Cette date, plus que celle de la bataille de Poitiers en 732, marque le véritable coup d’arrêt de la conquête arabe en Europe. ‘Abd al-Rahmân, le seul survivant omeyyade du coup d’État des Abbassides, s’était réfugié en Hispanie, où il avait fondé le premier émirat de Cordoue (756). Son petit-fils Al-Hakam règne en cette fin de siècle. Il se méfie des Francs, qui font des incursions en Al-Andalus, et des usurpateurs abbassides, avec lesquels la querelle n’est pas purgée. Mais l’émir doit considérer d’autres menaces. Il voit apparaître un nouveau royaume chrétien, le royaume des Asturies, qui veut mener la Reconquista. Il doit aussi se méfier de certains de ses gouverneurs prêts à trahir pour s’affranchir de sa tutelle.

Charles Ier (Charlemagne) est le fils de Pépin le Bref, l’ancien maire du palais qui s’est fait élire roi avec l’approbation du pape. La dynastie des Mérovingiens s’est désintégrée au profit d’une nouvelle lignée : les Pépinides, puis les Carolingiens. Ce roi des Francs et des Lombards domine l’Occident. Il a battu les Saxons et les Avars. L’Italie et son pape lui sont presque entièrement soumis. Sa grande piété l’incite aussi à vouloir diriger les affaires de l’Église. Sa puissance, ses conquêtes et son pouvoir semblent sans limites.

Pendant ce temps, les chrétiens sont agités par de nombreux débats, notamment en Orient, sur la véritable nature du Christ. Différents courants divergent sur le dogme établi lors du concile de Nicée I (325). L’iconoclasme a par ailleurs déchiré la société byzantine. Irène, alors régente pour le compte de son fils Constantin VI, était toutefois parvenue à restaurer le culte des images (vénération et non adoration des images saintes). Mais les prérogatives de l’empereur ou du pape le disputent aux ambitions de Charles, le grand roi des Francs, qui compte tenir un rôle prépondérant dans ces débats.

Poursuivant des relations distendues, mais préexistantes entre les Francs et les Arabes de Bagdad, Charles décide d’envoyer une ambassade au khalife Hâroun ar-Rachîd en 797. Ce lointain souverain pourrait bien lui être utile face aux Omeyyades d’Al-Andalus ou aux Romains de Constantinople. L’islam est mal connu par les Francs, mais on sait que les croyances des Arabes ont des sources communes avec le christianisme (le terme de musulman sera tardif en France. À l’époque de ce récit les musulmans sont appelés Arabes, Sarrasins, mahométans, Ismaélites ou Agarènes).

Dans un monde plein de rivalités, empreint des ambitions des grands souverains, l’ambassade des Francs va devoir rejoindre Bagdad pour porter un message du roi Charles au khalife Hâroun. Aux dangers multiples qu’un tel voyage peut réserver, d’autres menaces pourraient s’ajouter, suscitées par les inquiétudes d’un rapprochement entre Francs et Abbassides.

Très peu d’informations sont parvenues jusqu’à nous au sujet de ce périple. L’Ambassade des Francs propose une version imaginée de son déroulement, qui exploite cependant tous les faits connus.

***

Quelques illustrations au fil des chapitres sont complétées en exorde par une carte de l’Europe occidentale et du Moyen-Orient ainsi que par un plan de Constantinople à la fin VIIIe siècle. En addenda sont présentés : les principaux courants religieux à cette époque, une frise chronologique, des arbres généalogiques, un glossaire et une bibliographie.

Les noms suivis d’un astérisque (*) sont repris dans le glossaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Vivons, voyons, voyageons : le monde est un livre dont chaque pas nous tourne une page ; celui qui n’en a lu qu’une, que sait-il ? »

 

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient

 

 

I. Septimanie1*, début de l’année 797

Le soleil n’allait plus tarder à se coucher. Isaac* avait voulu profiter le plus longtemps possible de cette belle lumière caractéristique du printemps qui s’annonçait. Même si le sommet des montagnes au loin était encore couvert de neige, il avait pu observer avec plaisir que la nature se préparait à éclore. Les arbres commençaient à voir leur houppier se teinter très légèrement d’un vert parfois un peu jaunâtre, prélude à une floraison généreuse. Après un hiver assez rigoureux durant lequel l’activité agricole avait été très réduite, la terre se préparait une fois de plus à renouveler les miracles de la germination et de la croissance des plantes semées. Les travaux des champs allaient les occuper jusqu’à la fin de l’été. Il avait eu envie de profiter de ces dernières heures de l’hiver pour flâner un peu sur le chemin du retour vers la ville après la visite d’inspection détaillée qu’il venait de faire de son domaine. Durant sa tournée qui l’avait occupé pendant une grande partie de l’après-midi, il avait rencontré assez peu de personnes. Il aimait ces moments de solitude dans la campagne qui lui laissaient le loisir de réfléchir à ses proches, à ses affaires ou à ses projets tout en admirant la beauté des paysages dont il ne se lassait pas. À la veille d’une nouvelle saison, il pouvait savourer sa situation, pour lui et sa famille. Ses terres lui assuraient depuis plusieurs années des revenus suffisants pour vivre confortablement. Bien sûr, nul n’était à l’abri d’une mauvaise année en raison d’intempéries ou de guerres qui étaient susceptibles de saccager les récoltes. Mais à son âge2, Isaac pouvait être satisfait du patrimoine qu’il avait accumulé principalement en vue d’une transmission à ses enfants. Par ailleurs, son autorité reconnue dans la communauté juive de Narbonne faisait de lui une personnalité qui comptait dans la région. Il se disait parfois qu’il ne fallait rien espérer d’autre ; qu’il aurait sans doute la chance de mourir sur le sol qui l’avait vu naître.

Au détour d’un sentier, il déboucha sur la voie principale qui allait le ramener vers sa maison au cœur de la ville. Le soleil avait disparu, mais la lumière était encore assez intense pour éclairer sa route. À peine engagé sur ce chemin, il aperçut au loin un individu qui semblait courir à sa rencontre. Isaac continua son chemin du même pas tranquille tout en tentant de deviner à qui appartenait cette silhouette qui lui semblait de plus en plus familière au fur et à mesure qu’elle se rapprochait. Enfin, il put reconnaître Justus, le fils d’un cousin. Le jeune garçon, qui devait avoir une dizaine d’années, lui faisait un signe de la main tout en continuant de courir effrénément, comme s’il voulait s’assurer qu’Isaac l’avait bien vu. Enfin, tout essoufflé, Justus le rejoignit.

—Isaac, il faut rentrer, bredouilla-t-il. Vite ! On vous cherche…

—Reprends ton souffle, jeune Justus. Qui me cherche ? Il n’est pas arrivé un malheur au moins ?

—Non, non. Mais des seigneurs francs sont arrivés chez vous. Votre femme a envoyé plusieurs enfants pour vous chercher. Vous devez revenir au plus vite.

—Des seigneurs francs ? Mais que veulent-ils ?

—Je ne sais pas.

—Que font-ils ? Ils sont chez moi, dis-tu ?

—Oui, votre femme leur a offert l’hospitalité en attendant votre retour.

—Combien sont-ils ?

—J’ai vu cinq chevaux.

—Les as-tu vus, eux ?

—Non, seulement les chevaux.

Isaac devint soucieux subitement. Que pouvaient lui vouloir ces Francs ? Tout en pressant le pas, le jeune Justus trottinant à ses côtés, il commença à imaginer les pires options. Celle qu’il redoutait le plus était que la guerre ne recommençât dans la région. Guillaume de Gellone3* et Louis4*, roi d’Aquitaine, prépareraient-ils une nouvelle campagne pour s’opposer aux Arabes de Cordoue ? Ces cinq Francs constituaient-ils déjà une avant-garde ? Ou bien pouvaient-ils n’être que des brigands, des soldats désœuvrés, des aventuriers qui vivaient de rapine ou de rançonnage ? Mais pourquoi alors le cherchaient-ils, lui ? Tout en forçant le pas pour rejoindre au plus vite sa femme, qui devait être bien embarrassée avec de tels hôtes, il essaya de faire parler le jeune garçon, qui finalement ne faisait que répéter ce qu’il avait déjà dit. Puis Isaac lui demanda de se taire, car à son tour Justus le questionnait pour savoir ce qui pouvait bien expliquer une telle visite. L’ignorant lui-même, il préféra finir le chemin en silence tout en continuant d’examiner les raisons possibles d’une telle délégation. L’inquiétude commença à le ronger et il se souvint que durant les instants précédant l’apparition de Justus il avait savouré avec sérénité son sort et celui de sa famille. Il se dit que rien finalement dans la vie ne devait être considéré comme définitif et que les destins pouvaient basculer du meilleur vers le pire à tout moment.

***

Quand il pénétra dans la vaste cour de la bâtisse qui lui tenait lieu de demeure, Isaac n’observa aucun signe inhabituel. Les chevaux des Francs évoqués par Justus n’étaient pas même visibles. Seraient-ils déjà repartis sans l’avoir attendu ? Il se précipita vers l’intérieur, s’affolant soudainement à l’idée que quelque exaction pût avoir précédé un départ si prompt. En ouvrant la porte de la maison, il se retrouva dans la grande pièce commune qui accueillait la plupart des activités domestiques. On y trouvait un grand fourneau pour cuisiner, des étagères pour ranger les ustensiles et les accessoires de l’intendance quotidienne, une grande table entourée de bancs pour tous les usages et plus particulièrement pour prendre les repas ainsi que des banquettes et des sièges divers pour se regrouper autour de la grande cheminée. Assis à la grande table au centre de la pièce, un homme jeune était installé, seul. Il s’était visiblement mis à l’aise, ne portant que sa chemise sur le dos ; il paraissait profiter de la douce chaleur diffusée par le feu de cheminée, tout en grignotant quelques cerneaux de noix dont les coques étaient éparpillées devant lui. Un gobelet en étain posé à portée de sa main droite fit immédiatement comprendre à Isaac que sa femme Rolinde lui avait servi du vin. Il remarqua que celle-ci s’activait avec leur servante autour du fourneau ; là aussi, Isaac comprit instantanément que sa femme aidait à la préparation d’un dîner digne d’un invité sans doute inattendu, mais que les lois de l’hospitalité imposaient d’accueillir du mieux possible. Après ce bref coup d’œil, il s’était senti rassuré quant au risque éventuel que sa famille aurait pu courir. L’homme se leva quand il aperçut Isaac entrer dans la pièce ; Rolinde interrompit ses tâches pour observer la scène, alors que la servante poursuivait la préparation du dîner. Isaac prit la parole en premier. Il se demanda dans quelle langue le visiteur allait s’exprimer. Lui choisit sa langue romane5 de Septimanie.

Après lui avoir souhaité la bienvenue, il demanda immédiatement :

—Que nous vaut l’honneur de votre visite ?

L’homme ne parlait pas tout à fait le même dialecte mais une autre langue romane, assez proche. Si chacun devait fournir un petit effort pour se comprendre mutuellement, le plus souvent une reformulation de la proposition clarifiait le propos.

—Permettez-moi avant tout de me présenter. Je me nomme Adalard* de Chelles. Ma famille vous est sans doute inconnue, mais j’ai pu par mon dévouement devenir vassal de Charles6*, le roi des Francs.

—Bienvenu chez moi. On m’a averti que vous étiez plusieurs. Où sont passés vos compagnons ?

—Nous sommes venus à cinq effectivement. Ces hommes sont à mon service. Je les ai envoyés s’occuper des chevaux et chercher un refuge pour passer la nuit.

—Me ferez-vous l’honneur de dormir sous mon toit ? Aussi humble soit-elle, j’ai une chambre ici qui dispose d’un très bon lit.

—J’accepte volontiers.

Ces préliminaires de courtoisie terminés, Isaac attendait désormais la réponse à sa question sur l’objet de cette visite. Il prit cependant le temps de se mettre également à son aise, puis vint s’asseoir face à son hôte. Rolinde savait que son mari ne buvait que rarement du vin, mais elle avait sans doute pensé que, pour qu’il pût faire bonne figure dans la discussion qui s’annonçait, elle devait lui en servir un verre ; puis elle remplit celui d’Adalard de Chelles, qui l’en remercia. Elle s’assit alors à l’extrémité de la table pour écouter la conversation.

—Je vous remercie pour votre accueil, enchaîna l’invité, et j’imagine que vous attendez maintenant de connaître les raisons de ma présence ici. J’ai voyagé pendant un mois depuis Aachen7*, où je demeure le plus souvent. Eh oui, je fais partie de ces quelques vassaux du roi Charles non chasés8 qui remplissent à ses côtés toutes les missions qu’il souhaite leur confier. Nous pouvons l’accompagner à la guerre ou dans ses déplacements, lui rendre des services personnels, notamment porter ses messages. Je suis venu jusqu’en Septimanie pour trouver un homme, un ami du roi lui-même auquel je dois présenter une requête. C’est en questionnant des habitants de Narbonne pour trouver sa demeure que je me suis retrouvé chez vous ; je n’avais pas vraiment compris si j’étais à la bonne adresse, mais votre femme m’a confirmé que tel était le cas ; elle vous a fait quérir aussitôt.

—Quel nom avez-vous mentionné ?

—Ibn Habibaï. Est-ce vous ?

—Je suis bien un ibn Habibaï, mais je ne suis pas le seul à porter ce nom. Nous étions plusieurs enfants Habibaï. Avez-vous plus de précision sur l’homme que vous cherchez.

—Son nom complet serait Makhir ibn Habibaï al-Narboni9*. Le roi m’a dit qu’il l’appelait Makhir de Narbonne et qu’il le tenait en très grande estime.

—C’était mon frère.

—Votre frère ? C’était ?

—Mon frère est hélas mort il y a quatre ans déjà.

—Que c’est ennuyeux. Le roi devait donc l’ignorer.

—Je connaissais les liens qui unissaient mon frère au roi Charles. Aussi avais-je fait partir un courrier pour l’informer de sa mort. Il semblerait que ce message ne soit jamais arrivé à destination.

—Que c’est ennuyeux … Que c’est ennuyeux …

 

 

L’homme répétait ces mots tout en restant songeur, comme s’il réfléchissait aux solutions possibles pour sortir de cette impasse. En quittant Aachen, il savait qu’il partait pour de longs mois, mais, dès la première étape de sa mission, voilà qu’il se trouvait face à une situation qu’il n’avait pas imaginée. Isaac le laissa dans ses pensées quelques instants, puis il reprit :

—Mais quelle est cette requête que vous deviez lui présenter ?

—Vous êtes son frère, dites-vous ? Peut-être allez-vous pouvoir répondre malgré tout à la demande du roi ?

—Parlez, je verrai ce que je puis faire.

—Le roi voulait que Makhir lui désignât parmi ses proches une personne de grande confiance pour partir en mission diplomatique. Cette personne, outre d’avoir toute la confiance de Makhir et donc celle du roi, devait impérativement parler l’arabe. Il lui fallait un traducteur loyal pour accompagner des ambassadeurs francs. En réalité, le roi souhaitait que Makhir lui-même remplît cette mission.

La famille d’Isaac était arrivée de Babylonie à Narbonne un peu avant sa naissance. Dans le foyer des Habibaï, ces exilés, tout le monde avait continué à parler l’arabe. Mais le temps avait passé et la langue de Septimanie s’était progressivement substituée dans la vie de tous les jours à leur langue d’origine. Ils n’étaient plus très nombreux, ceux de son entourage qui savaient encore parler l’arabe.

—Quelles régions d’Hispanie devra parcourir cette ambassade ? Vise-t-elle à fomenter des alliances avec quelques gouverneurs rebelles à l’autorité de l’émir de Cordoue ou un espoir de paix avec Al-Hakam10* lui-même est-il envisageable ?

—Le roi veut seulement un interprète ; il a déjà désigné ses diplomates.

—Il n’est anodin pour personne de savoir si l’on se met au service de la guerre ou de la paix. Les Arabes omeyyades* ont été plutôt cléments envers le peuple juif de Narbonne. Les Wisigoths11 avaient persécuté mes coreligionnaires, alors que les Omeyyades ont toléré la pratique de notre culte. Vous, les chrétiens et nous, les juifs, étions appelés des dhimmis*. Certes nous étions redevables d’une compensation financière, mais qui payait le grand avantage de ne pas avoir à intégrer leur armée.

—Mais je ne comprends plus bien. Êtes-vous Arabe ou Juif ?

—Vous-même, d’où êtes-vous ? Quelle est votre terre d’origine ?

—Je suis un Franc de Neustrie, originaire de Chelles précisément, même si je réside le plus souvent à Aachen.

—Et vous êtes chrétien bien sûr. Eh bien, moi, si mes ancêtres proviennent d’Israël, mon père est né en Babylonie où la population est principalement perse ou arabe et je vis à Narbonne.

—Et votre religion est donc l’ismaélisme ?

—Non, ma religion est le judaïsme. Tous ceux qui parlent arabe ne sont pas forcément mahométans.

Adalard visiblement venait d’apprendre quelque chose. Isaac le laissa méditer un court instant avant de reprendre la question restée sans réponse :

—Alors cette ambassade qui réclame un traducteur arabe est-elle annonciatrice de paix ou de guerre pour Al-Andalus12* ?

Sortant Adalard de ses réflexions, cette interpellation le ramena à l’objet de sa mission. Il prit le temps de vider son gobelet de vin avant de répondre à Isaac :

—Il ne s’agit pas d’Al-Andalus. L’ambassade doit prendre le chemin de Bagdad pour aller rencontrer le khalife13* Hâroun ar-Rachîd14.

À ces mots, Isaac ressentit un violent serrement de cœur : Bagdad, Al-Anbâr15*, Ctésiphon16*, la Babylonie, la Mésopotamie, Poumbedita* et Soura*, les gaonim17*, son père l’exilarque Natronaï ibn Habibaï18*... Tous ces noms lui revenaient et se bousculaient dans son esprit. Il songea à son père et à son frère aîné décédés et enterrés sur cette accueillante terre de Septimanie, mais qui étaient nés bien loin d’ici, qui avait vécu dans des villes qu’Isaac ne connaissait qu’au travers des récits de son père, qui en avait toujours parlé avec beaucoup d’émotion. Il fit signe à Rolinde de lui verser encore du vin. Elle s’exécuta, empressée, car elle avait bien remarqué le trouble de son mari.

***

L’arrivée des deux fils de la famille, qui étaient eux aussi partis à la recherche de leur père, mit en suspens la discussion. Isaac présenta ses enfants à Adalard. L’aîné avait déjà vingt ans et le cadet, seize ans. À peine le Franc avait-il prononcé les quelques paroles d’amabilité pour complimenter Isaac de ses beaux garçons que Rolinde suggéra de s’installer pour le dîner. Adalard accueillit avec enthousiasme cette perspective, car il avoua avoir été mis en appétit par les bonnes odeurs qui se dégageaient des fourneaux à proximité immédiate. Au menu une soupe de poireaux, carottes, navets et choux accompagnée de pain frais et d’œufs durs ; une poule avait été sacrifiée en ce jour de réception pour accueillir comme il convenait un seigneur de la cour du roi Charles. Isaac s’enquit du sort des compagnons d’Adalard qui lui assura que ceux-ci se débrouilleraient seuls, et qu’il n’y avait pas lieu de s’en préoccuper.

Les premières lampées confirmèrent au Franc que les odeurs ne l’avaient pas trompé. Il complimenta Rolinde pour le délicieux repas qu’ils venaient d’entamer. Il reprit de la soupe avant d’attaquer la volaille. Les premiers tiraillements de sa faim apaisés, pensant reprendre la conversation là où elle avait divergé vers des considérations culinaires, il se mit à discourir au sujet de la diplomatie et de la politique du roi Charles. Il parla des frontières pacifiées de la Carantanie après la soumission des Avars19*. Il mentionna ces féroces Saxons enfin ralliés à la cause du roi, qui les avait habilement intégrés à sa cour. Il se moqua des ambitions de ces quelques seigneurs lombards qui prétendaient récupérer leur prééminence en Italie, mais qui avaient essuyé défaite sur défaite. Il mentionna toutes ces régions du monde bien lointaines de la Babylonie, dont l’évocation quelques instants auparavant avait bouleversé Isaac. Le réconfort du repas et la chaleur du vin qu’Adalard avait continué à boire copieusement l’amenèrent à confesser que toutes les conquêtes franques nourrissaient son espoir de voir un jour le roi Charles lui attribuer quelques terres en récompense pour ses loyaux services. Il se trouverait bien encore quelques alleutiers20* qui attendaient leur maître. Puis, s’étant rendu compte qu’il faisait trop durer un monologue écouté poliment par Isaac et Rolinde, il changea de sujet car il voulait mieux connaître cette famille Habibaï qu’il était venu rencontrer à Narbonne :

—Mais vous-mêmes, vous possédez un important domaine, me semble-t-il. D’où vous vient-il ? Comment votre famille l’a-t-elle acquis ? Quelle est donc l’histoire des Habibaï de Babylone qui aujourd’hui exploitent la terre de Septimanie ? Avez-vous été entraînés dans le sillage de la ruée sanglante des Omeyyades depuis la Perse jusqu’en Hispanie ? Comment votre frère est-il devenu l’ami du roi ?

Isaac comprenait très bien la curiosité d’Adalard. Souvent, les étrangers de passage s’étonnaient de découvrir cette communauté juive de Narbonne et concluaient d’emblée qu’il devait y avoir quelques liens avec l’invasion des Omeyyades et les nombreuses incursions en Aquitaine ou en Provence des guerriers agarènes21*. Mais l’histoire de sa famille était tout autre. Avant de répondre, il se demanda si la question d’Adalard émanait d’une sincère curiosité ou si elle n’était que l’expression d’une politesse formelle, censée faire montre d’un minimum d’intérêt envers cette famille qui l’avait accueilli.

—Nous n’avons pas suivi les Sarrasins22*, expliqua-t-il. Certaines familles juives étaient déjà présentes ici bien avant leur arrivée et celle même des Wisigoths.

—Depuis l’époque des Romains alors ? Que sont-ils venus faire ici, si loin de leur pays ?

—Narbonne n’a plus la puissance qu’elle avait alors. Son port était par son importance le second après celui d’Ostie23, du moins pour cette partie occidentale de la mer Méditerranée. Nombreux commerçants, notamment des Juifs ont fait voyager pendant des années des marchandises entre l’Orient et l’Aquitaine ou l’Hispanie en passant par cette ville. Beaucoup ont fini par s’installer sur place.

—Vous êtes donc issus d’une famille de commerçants ?

—Non, pas du tout24. Mais le commerce est la raison de la présence de nombreux Juifs en Septimanie. Mon père est né à Al-Anbâr, non loin de l’actuelle Bagdad, où il a exercé des fonctions de première importance. Il avait le titre d’exilarque.

—Exilarque ? Quel est le rôle d’un exilarque ?

—L’exilarque est le représentant de la communauté juive de Babylone auprès des autorités locales.

—Cela a-t-il un lien avec l’exil ?

—Oui, l’exil que Nabuchodonosor25 imposa à mon peuple il y a bien longtemps.

—J’ai déjà entendu l’étrange nom de ce tyran à la messe. La Bible en parle26, me semble-t-il.

—Si Cyrus le Grand27, l’ancien roi des Perses, a autorisé le retour des prisonniers juifs capturés par ce roi babylonien, un grand nombre d’entre eux est resté sur place. Ils ont établi au fil du temps la plus grande communauté juive hors de la Palestine, cependant toujours en exil de la terre promise. Mon père les représentait.

—Votre père devait donc être un homme important.

—Il l’était, mais des rivalités et des susceptibilités contrariées au sujet de prérogatives des uns ou des autres ont vu le jour parmi les principaux dirigeants juifs. Mon père a vu son autorité contestée par les gaonim, chefs religieux en charge de nos académies28 qui étudient, enseignent et expliquent nos textes sacrés29. Sous couvert de divers désaccords, ces hommes ont manœuvré pour contester son pouvoir en remettant en question son rôle.

—Mais avait-il fait quelque chose de condamnable ?

—En réalité, ces religieux intransigeants souhaitaient rompre avec la tolérance et même une certaine amitié qui s’était installée entre le khalife, le chef des mahométans, et l’exilarque, le chef des Juifs. Vous le savez, celui qui ne partage pas votre croyance est très aisément traité d’impie. Une tendance intolérante a vu le jour, qui refusait que de bonnes relations pussent être entretenues entre les deux représentants de ces deux religions. Des décisions de mon père ont été contestées.

—Que lui est-il donc arrivé ?

—Sa vie était menacée. Le khalife n’a pas voulu s’en mêler pour ne pas avoir à affronter une révolte juive. Pour apaiser les tensions et surtout pour préserver les siens, mon père a préféré s’exiler d’abord à Alméria en Hispanie, puis à Narbonne, où il a rejoint ainsi une branche de sa famille qui était installée ici de longue date.

—Cela fait-il longtemps que ces événements se sont passés ?

—Oui, assez longtemps, effectivement. C’était un peu avant ma naissance. Sachez en effet que moi-même, je suis né ici, à Narbonne, et que je n’ai jamais vu l’Orient.

—Mais votre frère ? Comment est-il devenu ami avec le roi Charles ?

—Eh bien, les liens entre les Francs et la Perse ne datent pas d’aujourd’hui. Pépin30*, le père de Charles, était déjà en relation avec les khalifes omeyyades de Damas. À un moment, Pépin a eu le souhait de connaître mieux les mœurs des Juifs de son royaume. Ayant eu connaissance de cette demande, le khalife s’est souvenu de ma famille, qu’il a alors recommandée au roi. Nos terres ont été en partie la récompense des services rendus. Depuis, Charles est devenu roi et les Abbassides31* ont pris le pouvoir qu’ils ont installé à Bagdad au lieu de Damas. Mon père, devenu trop âgé, a cédé sa place de conseiller du roi à mon frère aîné Makhir. Celui-ci a toujours servi Charles de son mieux.

Isaac avait essayé de résumer en quelques mots une histoire familiale peu commune. Son père avait été l’héritier de la longue tradition des exilarques. Mais cette lignée des exilarques Habibaï s’était arrêtée après son décès bien loin du lieu de sa naissance, duquel il avait toujours conservé le souvenir et l’amour. Bercé par tous les récits entendus dans son enfance, imprégné par la nostalgie de la Mésopotamie souvent manifestée par son père, émerveillé par les descriptions que ce dernier faisait de Babylone sur l’Euphrate ou de Ctésiphon sur le Tigre, Isaac croyait connaître le pays de son père, bien qu’il n’eût jamais quitté la Septimanie.

—Ainsi donc, votre père est resté en exil de la Judée toute sa vie. En quittant la Babylonie, il est devenu un exilarque exilé en quelque sorte. Et votre frère finalement a eu ce rôle de représentant des Juifs auprès des autorités locales franques si je comprends bien.

—On peut dire cela effectivement.

—Comment devient-on exilarque en Babylonie ?

—Les exilarques sont les descendants directs du roi David32.

—Vraiment ? Je suis très impressionné. Vous êtes donc de sang royal ? Êtes-vous prince ?

—Je suis ce qu’on appelle un nassi33*. Mais mon seul pouvoir34 s’exerce sur mon domaine et mes terres ici à Narbonne.

Adalard était quelque peu ébaubi de tenir une tranquille conversation avec un descendant du roi David. Il savait que certains rois en Europe cherchaient à se prévaloir d’ancêtres prestigieux. Pour asseoir leur pouvoir, ils revendiquaient de célèbres ascendances, parmi lesquelles les plus souvent citées étaient soit le héros troyen Énée, soit le roi légendaire David, fondateur d’Israël. Le Franc se sentit soudainement très intimidé de partager aussi simplement un repas avec un authentique héritier de la sainte royauté juive.

Un cavalier franc

***

Le dîner prit fin. À ce moment-là, un écuyer d’Adalard se présenta pour prendre ses instructions. Les hommes qui accompagnaient le jeune seigneur franc avaient trouvé un lieu pour se loger et pour dîner, et ils se tenaient à sa disposition. Celui-ci le remercia et le congédia. Les commensaux qui s’étaient levés de table prirent alors place auprès du feu. Rolinde, qui n’avait presque pas parlé durant le dîner, vint s’asseoir à leur côté : elle voulait découvrir où cette conversation allait les conduire. La soirée était déjà avancée, mais le Franc souhaitait visiblement poursuivre la discussion : il avait gardé à l’esprit la mission que le roi lui avait confiée. Après avoir accepté un autre verre de vin pour accompagner sa digestion, verre qu’Isaac ne prit pas, Adalard mentionna devoir désormais trouver une solution pour remplacer Makhir de Narbonne. Il ne devait pas décevoir le roi ni retarder l’ambassade qui avait déjà dû se mettre en route depuis Aachen et qu’il devait retrouver à Marseille. Mais il lui fallait un traducteur de confiance.

—Comme, malheureusement, votre frère n’est plus, qui pourrais-je solliciter pour accomplir cette mission diplomatique ? demanda-t-il. Est-il à Narbonne d’autres serviteurs loyaux du roi qui parlent l’arabe ?

Adalard n’avait pas osé poser la question directement à Isaac, de crainte d’incommoder son hôte. Si Isaac était resté fidèle au souvenir de son frère disparu, sa loyauté envers le roi des Francs ne devait faire aucun doute. Cependant, le Nassi avait mentionné qu’il était né à Narbonne, aussi peut-être ne parlait-il pas l’arabe. Poser directement la question lui avait semblé inconvenant car, en cas de réponse positive, cela aurait pu être compris comme une incitation à prendre la place de Makhir pour assurer cette charge d’interprète, comme un gage indiscutable d’une loyauté indéfectible envers le roi des Francs. Mais, par ailleurs, Adalard s’était dit que si Isaac ne parlait pas l’arabe, il le dirait rapidement et spontanément.

Isaac avait aussitôt perçu la suggestion latente de son invité; il lui fut reconnaissant de sa subtilité en ne posant pas la question directement. L’intérêt qu’Adalard venait de montrer pour son histoire familiale et cette délicatesse dont il venait de faire preuve méritaient l’estime. Isaac souhaitait en effet gagner un peu de temps pour réfléchir à l’affaire avant d’envisager une réponse à la sollicitation du Franc. Car bien évidemment, il avait été éduqué dans la langue arabe qu’il ne pratiquait certes plus beaucoup, mais qu’il connaissait encore suffisamment bien. Il avait compris qu’Adalard ne le brusquerait pas ce soir pour obtenir une réponse:

—Quelques personnes parlent cette langue à Narbonne.

—Très bien, espérons que je trouverai parmi elles l’interprète que je dois conduire à Marseille pour accompagner les deux ambassadeurs francs.

—Qui sont ces hommes ? Quels sont leurs mérites pour se voir confier une mission aussi lointaine et possiblement périlleuse ?

—Les ambassadeurs désignés par Charles sont le comte Lantfrid* et le baron Sigismond*, deux seigneurs fidèles à la cause du roi.

—La fidélité au roi est certainement une condition indispensable pour mener une telle expédition. Mais dites-moi, quel est donc l’objet précis de cette ambassade ? Quelles qualités d’ailleurs ont incité Charles à choisir ces deux seigneurs ? Et s’ils ne parlent pas l’arabe, quelles autres langues parlent-ils pour envisager un si lointain voyage ?

—Lantfrid et Sigismond parlent assurément le francique ripuaire35*, mais aussi le latin. Ils comprennent également un peu la langue romane. Ils sont très pieux et veulent servir Dieu en servant le roi.

—En quoi vont-ils servir Dieu ? Quel but poursuit le roi Charles pour chercher ainsi à nouer des liens avec le puissant Hâroun ar-Rachîd ?

—Ces liens existent déjà et Charles veut les consolider : nos ambassadeurs emportent de nombreux présents pour Hâroun comme preuves d’amitié. En échange, ils vont demander au khalife de bien vouloir assurer la protection des chrétiens qui visitent les Lieux saints de Jérusalem. Trop de pèlerins ont été maltraités, voire tués, sur les chemins de Judée. Notre très pieux roi ne tolère plus ces exactions dirigées contre notre foi. Ces attaques sont assurément le fait de brigands impies qui ne cherchent qu’à voler de pauvres fidèles, mais il n’est pas acceptable que les dangers du voyage empêchent des chrétiens de se rendre en Terre sainte. Charles veut donc requérir l’appui du khalife pour que celui-ci garantisse leur sécurité durant leur voyage et leur séjour en Palestine.

Les motifs de l’ambassade semblèrent tout à fait estimables à Isaac. Il comprenait très bien qu’un accès libre et sûr à Jérusalem devait pouvoir être garanti pour tous les croyants : juifs, mahométans ou chrétiens. Mais Isaac devina immédiatement l’intention politique derrière ce louable désir de protéger les chrétiens en Orient. Il n’ignorait pas les relations versatiles que les Francs entretenaient avec l’Empire romain de Byzance. À Constantinople, au cœur d’un pouvoir plus grec que latin, l’illusion perdurait encore que tous les royaumes d’Occident devaient allégeance à l’empereur, celui qui se considérait toujours comme le seul véritable maître du monde chrétien. Pour Constantin VI36* et sa mère Irène*, Charles n’était que le souverain d’un État fédéré. Une tentative de mariage37 entre les deux familles avait échoué et depuis les rivalités pour faire valoir leur prééminence étaient incessantes. Par ailleurs, à la suite du recul byzantin devant la conquête arabe, qui avait abouti à la perte de la Palestine en 638, l’empereur romain ne pouvait plus se prévaloir d’être le protecteur des Lieux saints. Charles cherchait sans aucun doute par son ambassade à faire revenir Jérusalem dans le giron de la chrétienté après plus de cent cinquante ans d’occupation sarrasine. Mais il avait choisi la diplomatie plutôt que la guerre qui eût été de toute façon bien trop lointaine pour envisager son succès. En cherchant à devenir le nouveau gardien et bienfaiteur de Jérusalem, il tentait ainsi de s’arroger un immense prestige aux yeux du monde. Byzance, en revanche, perdrait de sa superbe et en serait plus que contrariée.

Tout cela n’était que des suppositions d’Isaac, mais elles lui étaient venues immédiatement à l’esprit, s’imposant comme des évidences, si bien qu’il ne doutât pas que telles étaient les véritables intentions de l’ambassade. Il tut cependant ses réflexions, mais voulut tout de même savoir si Adalard avait déduit la même chose.

—Mais une alliance avec le puissant khalife Hâroun ar-Rachîd ne servirait-elle pas quelque autre objectif politique ou militaire ? demanda-t-il. Tous les ans, les Francs partent en campagne pour faire la guerre. Quelle véritable ambition cette amitié recherchée du chef arabe vise-t-elle à servir ?

—Le khalife pourrait effectivement devenir un allié puissant pour prendre à revers l’émir de Cordoue. Charles est resté amer après sa campagne d’Hispanie38, qui ne lui a apporté aucun succès et au cours de laquelle il a perdu beaucoup de valeureux compagnons39. J’y verrais pour ma part la tactique préférée du roi qui consiste à prendre son ennemi en tenaille40.

—Est-ce donc en vue de mener une nouvelle guerre contre les Omeyyades que cette ambassade est diligentée ?

—Non, pas une guerre, mais la menace d’une éventuelle guerre. Cette alliance pourrait inquiéter l’émir de Cordoue et refréner ses ambitions sur l’Aquitaine, la Septimanie ou la Provence : si vis pacem, para bellum41.

—Bagdad est bien loin de Cordoue pour être menaçante.

—Ce n’est qu’une question de temps pour que les Abbassides de Bagdad décident d’en finir avec les Omeyyades de Cordoue.

Isaac était perplexe. Certes, cette ambassade cherchait à renforcer des liens d’amitié entre deux souverains. De plus, le souhait de protéger les croyants sur les Lieux saints était tout à fait louable. Cette démarche ne pouvait que recueillir l’assentiment d’Isaac, mais les soupçons que ne se préparent de futurs conflits contre Byzance ou contre Cordoue l’inquiétaient. Il ne voulait pas y contribuer d’une manière ou d’une autre, car il était avant tout un homme de tolérance et de paix. Après un court instant de silence, Adalard se rappela un autre objet de cette ambassade :

—Ah, j’oubliais. Hormis de demander à Hâroun ar-Rachîd de protéger les chrétiens en Terre sainte, les deux Francs ont également comme mission de ramener en Austrasie quelques animaux rares et exceptionnels que nous ne connaissons pas dans nos régions. Le roi considère que montrer à tous la diversité du monde forme les esprits, élève les âmes et rend gloire à Dieu. Il a fait savoir notamment qu’il aimerait posséder un éléphant.

***

Isaac conduisit Adalard à sa chambre. Avant de le quitter sur le pas de la porte, il invita son hôte à prendre tout son temps le lendemain, car Isaac avait des affaires à traiter dans la journée, qui l’éloigneraient de son domicile, mais il serait de retour le surlendemain. Adalard le remercia et, alors qu’il allait fermer la porte, le questionna une dernière fois pour savoir s’il pourrait lui désigner le traducteur qu’il était venu chercher. Isaac réfléchit un court instant et promit au Franc qu’il aurait une réponse à son retour, puis il alla rejoindre son épouse dans leur chambre. Rolinde était visiblement agitée et l’attendait en faisant les cent pas dans la pièce. Si elle avait peu parlé en présence de leur invité, elle avait eu tout le temps de réfléchir à la situation. Elle avait bien perçu l’émotion de son mari à l’évocation de l’ambassade pour Bagdad et s’en était aussitôt inquiétée.

Le mariage entre Rolinde et Isaac avait été le fruit du travail de Makhir. Ce dernier avait cherché continuellement à favoriser la mixité entre les familles juives récemment ou anciennement implantées et les familles wisigothiques, franques, arabes ou aquitaines. Son frère lui avait alors expliqué que de telles unions, parce qu’elles imposaient de mieux se connaître, devaient progressivement concourir à la paix et à une plus grande tolérance des uns envers les autres. Makhir avait donc imaginé, négocié et organisé le mariage de son jeune frère avec cette fille d’un riche commerçant de Toulouse. Les Habibaï étaient eux-mêmes déjà prospères, ce qui sans aucun doute avait facilité ce rapprochement entre les familles chrétienne et juive. Il fallait admettre que leur mariage avait été une réussite : le couple s’entendait bien ; leurs deux enfants avaient grandi et étaient devenus de jeunes hommes forts qui se préparaient à prendre la relève pour diriger le domaine. Et puis, cette famille était considérée comme l’une des plus influentes et des plus respectables de la région.

Rolinde ne pouvait donc pas imaginer que puisse manquer à son mari un pays qu’il n’avait jamais vu. Pressentant pourtant son hésitation à s’engager personnellement dans une telle expédition, elle avait préparé ses arguments. Dès que leur porte fut close, elle chercha d’emblée à lui faire désigner celui qui pourrait participer à cette ambassade et qui ne serait pas lui-même. Elle n’était cependant pas vraiment capable d’en nommer un seul avec certitude. Toutefois évoqua-t-elle quelques noms dans l’espoir de convaincre son époux de désigner celui qui pouvait présenter les deux qualités d’avoir sa pleine confiance et de parler l’arabe. Mais depuis que Pépin le Bref avait réussi à reprendre la ville42, la plupart des colons mahométans étaient repartis. Il restait bien quelques rares commerçants qui avaient choisi de rester à leurs risques et périls, mais il aurait été imprudent de leur faire confiance quant à leur loyauté envers le roi Charles. Pourtant, il suffisait d’identifier une seule personne ; alors saurait-elle bien vanter tous les avantages à la solliciter, elle plutôt que son mari, qui n’avait assurément plus l’âge pour entreprendre un tel voyage. Mais aucun des noms cités par Rolinde ne suscita de réaction d’Isaac, qui restait songeur et finit par lui dire qu’il ne voyait personne à part lui-même. Même leurs enfants n’avaient pas appris la langue de son père. Parmi ceux qui parlaient l’arabe à Narbonne, car il y en avait, bien évidemment, il ne voyait absolument personne en qui il pouvait avoir une totale et aveugle confiance.

Alors Rolinde s’inquiéta encore plus. Elle évoqua tous les périls d’un voyage aussi lointain et long : les brigands inéluctablement présents sur toutes les routes du monde, les pirates qui sillonnaient les mers, les tempêtes et les naufrages, l’hostilité des peuples à l’égard des étrangers, les conflits violents au milieu desquels ils pourraient se retrouver, les maladies que l’on attrapait sans jamais savoir comment… Tous ces dangers, et certainement en oubliait-elle, rendaient un tel voyage extrêmement dangereux. Il y perdrait la vie sans aucun doute. Sa famille avait pourtant encore besoin de lui. Il devait toujours accompagner ses enfants pour qu’ils devinssent capables de gérer le domaine. D’ailleurs, Isaac ne connaissait personne à Bagdad. Sa famille était dispersée et quand son père était parti, il était en mauvais termes avec la communauté juive de là-bas.

Isaac écoutait silencieusement. Il constata que Rolinde avait vraiment tout imaginé pour le dissuader. Il y vit une preuve de son amour ou au moins de son attachement. Il finit toutefois par lui avouer son irrésistible envie de connaître sa patrie d’origine. Il ne lui en avait jamais fait part, mais souvent il avait rêvé qu’un jour il irait voir la Babylonie et peut-être même la Judée et Jérusalem. Cependant, il admettait parfaitement que sa femme, issue d’une respectable famille chrétienne d’Aquitaine, pût ne pas comprendre cette envie d’un tel voyage.

—Et qui te dit que le véritable motif de l’ambassade n’est pas plus risqué ? demanda Rolinde. Il t’a bien trop facilement dévoilé l’objet de leur mission. La diplomatie exige plus de discrétion et surtout de savoir garder les secrets. Peut-être d’ailleurs ne connaît-il pas lui-même la vraie raison, et les deux ambassadeurs francs qui attendent à Marseille ont d’autres motifs, bien moins louables, voire néfastes ou belliqueux.

—Une ambassade permet aux hommes de se parler, rien de plus. Ce n’est pas une expédition militaire. N’oublie pas que mon frère faisait confiance au roi Charles.

—Mais tu ne connais pas cet homme, Adalard de Chelles. Qui prouve qu’il est ce qu’il dit ? Il ne t’a montré aucune lettre de créance, aucune preuve qu’il est ce qu’il prétend être. Il pourrait avoir inventé toute cette histoire pour t’amener à quitter tes terres et ainsi te tenir en son pouvoir. Ensuite, il chercherait à extorquer à ta famille de grosses sommes d’argent contre ta vie ou ta liberté. Ses hommes de main ont certainement déjà repéré l’endroit qui te servira de prison en attendant le paiement de la rançon. Tu vas risquer ta vie et nous allons perdre nos biens.

—Comment connaîtrait-il alors le nom de Makhir, décédé il y a quatre ans déjà ? rétorqua Isaac en souriant tendrement à Rolinde.

Pour tenter de le convaincre de rester à Narbonne, elle faisait preuve d’une ardeur qui ne le surprit pas. Il voyait là cette ferme détermination habituelle qu’il connaissait à sa femme. Il admit volontiers que certains de ses arguments le faisaient hésiter et il avait probablement plus à perdre qu’à gagner. Mais servir le roi des Francs lui était apparu comme un devoir de mémoire à l’égard de son frère resté loyal à Charles jusqu’au bout. Il n’oubliait pas non plus que leur domaine avait été considérablement agrandi grâce à la générosité du souverain envers Makhir, qui avait par ailleurs toujours parlé du roi avec beaucoup de respect et d’admiration.

Bien sûr, sa raison disait à Isaac de ne pas suivre son cœur. Il savait qu’il lui fallait réfléchir. L’avis de sa femme comptait évidemment, mais elle était trop concernée pour rester impartiale. Lors de la discussion avec Adalard, il avait imaginé sa journée du lendemain qu’il voulait consacrer à une délibération interne. Mais avant, il irait prendre conseil auprès d’hommes sages qu’il admirait. Il informa donc Rolinde qu’il ne déciderait rien dans l’immédiat et que les affaires qui le tiendraient éloigné de la maison pendant les deux jours suivants et auxquelles il avait fait allusion au Franc n’avaient été qu’un prétexte pour prendre le temps de mûrir sa décision.

Cette nuit-là, les deux époux dormirent peu.

 

 

II. Le choix d’Isaac

Isaac se leva de bonne heure. Le peu de repos pris au cours de la nuit se ferait sans doute ressentir plus tard dans la journée, mais sur l’instant il n’eut aucun mal à s’extraire de son lit. Toute la nuit il avait imaginé quel pourrait être ce voyage, les étapes, les péripéties, les rencontres, l’émerveillement de pouvoir enfin découvrir le pays de son père, la magnificence de Bagdad, le souvenir de Babylone, la majesté de l’Euphrate et du Tigre, fleuves nourriciers pour les hommes, fleuves mythiques pour Isaac. Bien sûr, il ne sous-estimait pas les arguments de sa femme, et la durée possible de son absence le préoccupait. Il avait évalué qu’il serait parti environ six mois. Il ne participerait donc pas à la récolte de cette année, mais ses fils étaient capables de le remplacer et ses paysans connaissaient leur travail. Pour justifier son envie d’entreprendre cette aventure, il lui suffisait d’invoquer l’obligation incontournable de servir son roi. Cet argument à lui seul balayait toutes les objections qui pourraient lui être opposées. Même sa femme n’avait pas cherché à contester une inconditionnelle loyauté à Charles.

Il se leva en essayant de ne pas faire de bruit, mais dans l’obscurité qui baignait encore la chambre, il s’était aperçu que Rolinde était elle aussi réveillée. Alors qu’il allait franchir la porte, il l’entendit se lever à son tour. Elle le rejoindrait dans un instant et sans doute allait-elle vouloir évoquer de nouveau l’ambassade. Descendu dans la grande pièce principale, Isaac alla se servir un grand bol de lait provenant de la traite du matin, puis il prit un morceau de pain sur lequel il étala du fromage et commença à manger. Comme attendu, sa femme le rejoignit. Elle se prépara elle aussi quelque chose et vint s’asseoir à la grande table. Mais contrairement à ce qu’Isaac avait cru, elle se mit à manger sans rien dire. Les époux se connaissaient bien et Isaac avait très bien compris qu’elle montrait ainsi sa contrariété persistante. Pour tenter d’adoucir son mécontentement, car à coup sûr elle était persuadée qu’il allait partir avec les ambassadeurs, il crut utile de lui répéter qu’il allait consacrer les prochaines heures à réfléchir et à prendre conseil :

—Je vais ce matin trouver notre vieux rabbin Haïm. Il se lève toujours très tôt et je voudrais le voir avant qu’il ne commence sa longue journée. C’est un homme intentionné plein de bon sens et qui tient des propos toujours très avisés. Il nous connaît bien, il a été proche de mon père et de mon frère et je veux entendre son conseil.

—Vas-tu entendre ou suivre les conseils qui te seront donnés ? Le conseil des tiens a-t-il la même valeur que celui du rabbin ?

—J’écoute tout le monde. Si j’ai besoin de conseils pour me décider, c’est uniquement parce que ma famille est directement concernée par le choix à faire.

—Qui d’autre t’inspire confiance au point de mériter que tu le questionnes ? Auprès de quel sage crois-tu trouver la réponse à ton dilemme ?

Isaac ne répondit pas immédiatement. Il savait que sa démarche pouvait n’être pas comprise. Mais après tout, se dit-il, pourquoi la cacher à sa femme ? Rolinde avait dû épouser le judaïsme en prenant Isaac comme mari, mais elle avait été éduquée dans la religion chrétienne. Elle aimait à dire que tout cela était pareil finalement, hormis que pour louer Dieu les uns parlaient en hébreux et les autres en latin ou en grec. Il y avait bien quelques autres différences, mais les subtilités et les arguties théologiques lui échappaient. Elle croyait en Dieu et le priait sincèrement, c’était l’essentiel pour elle. Elle ne pourrait pas lui reprocher de chercher l’avis d’un homme que les chrétiens considéraient déjà comme un saint.

—Je veux rendre visite au cénobite43* Benoît d’Aniane44*, dit-il alors.

—Mais ne vit-il pas un peu loin d’ici ?

—Il me faudra environ six à sept heures de route pour parvenir à son monastère si je pousse un peu mon cheval. Il connaît très bien la famille royale franque et sa réputation est grande. Il est sans doute l’un des hommes les plus remarquables de notre temps, à la fois très pieux et d’une intelligence exceptionnelle. S’il accepte de me recevoir, je ne veux pas me priver d’un avis aussi important.

—Mais tu le connais à peine. Je me souviens que vous vous étiez vus à l’enterrement de Makhir, mais vous n’aviez discuté qu’un assez court instant, me semble-t-il.

—Oui, c’est vrai. Et il m’avait fait une très forte impression. Je crois que la rumeur à son sujet est fondée : c’est un esprit éminent et il fait preuve d’une piété remarquable.

—Crois-tu qu’il acceptera de te recevoir dans son monastère ? Les querelles religieuses des chrétiens doivent le préoccuper bien plus que les hésitations d’un Juif à servir le roi. Quel conseil peut-il te donner sinon d’obéir ? Il a toujours été au service des Francs si je ne me trompe pas. Que dira-t-il d’autre sinon de servir le roi ? Épargne-toi ce périple à cheval, car je peux dès à présent te donner sa réponse et je ne vois pas pourquoi elle pourrait être autre !

Isaac retrouvait l’esprit vif et parfois provocateur de sa femme. Sa verve, ce matin-là, lui confirma qu’elle n’était décidément pas disposée à accepter son départ pour l’Orient. En parlant de la sorte, elle cherchait à lui montrer qu’il avait tort, qu’il ne faisait pas le bon choix ; aller voir Benoît d’Aniane ne servait à rien, de même que partir ne servait à rien. D’autre part, cela faisait longtemps qu’Isaac avait souhaité revoir ce moine brillant à tout point de vue. S’il avait été très admiratif de l’homme la première et seule fois qu’il l’avait rencontré, il avait surtout éprouvé une forte émotion à son contact. Il avait compris que Benoît savait parler aux cœurs et toucher les âmes. Il ne s’étonnait pas que les chrétiens qui l’avaient approché l’eussent qualifié de saint de son vivant. Sa réputation s’était propagée bien au-delà de sa Septimanie natale et s’était établie dans tout le royaume des Francs. Isaac se demanda quelle autre occasion pourrait permettre de le rencontrer à nouveau, sinon pour le consulter sur ce choix cruel qui lui était imposé : délaisser sa famille pour servir le roi au bout du monde ou demeurer pour mener avec les siens les travaux humbles des champs qui nourrissent tous les hommes. La question à laquelle Isaac ne parvenait pas à trouver de réponse évidente était quel choix Dieu souhaitait qu’il fasse? Laquelle de ces deux possibilités servait le mieux la grandeur du créateur ? Car Isaac était maintenant persuadé qu’Adalard était le messager de son destin. Dieu le mettait à l’épreuve. De même que le patriarche Abraham avait été mis à l’épreuve45 lorsqu’il dut choisir entre la vie de son fils Isaac née de Sarah et l’obéissance aveugle à Dieu, lui, Isaac ibn Habibaï de Narbonne devait aussi choisir entre ceux qu’il aimait et son devoir. Abraham n’avait pas hésité. Dieu l’appelait à agir, à faire quelque chose, à lui démontrer sa foi. Il venait lui demander par la voix d’Adalard de bouleverser sa vie et ses habitudes, de remettre en cause son confort et son bonheur pour mieux le servir. Mais Isaac savait aussi que parfois le diable se faisait passer pour Dieu. Il espérait donc que des hommes de foi pussent lui confirmer qu’il s’agissait bien d’un message divin. Le saint allait l’aider à décider s’il devait rester ou partir, s’il devait obéir au roi ou servir sa famille, s’il allait choisir le bien ou le mal. Car quel que soit son choix, il ne doutait pas que des conséquences, bénéfiques ou maléfiques, suivraient immédiatement.

Rolinde et Isaac finirent en silence de prendre leur collation. Après une rapide préparation de quelques affaires en vue d’une absence qui ne durerait pas plus de deux jours, Isaac vint embrasser sa femme, qui se laissa faire. Il lui annonça qu’il serait de retour le lendemain soir au plus tard et il lui demanda de bien s’occuper de leur visiteur. Silencieuse, mais non encore résignée, elle lui fit comprendre d’un léger signe de tête qu’elle ne manquerait pas à son devoir d’hospitalité. Isaac se dirigea vers l’écurie, prépara un cheval, puis, avant que le soleil ne fût levé, il se mit en route.

***

Dès son réveil, Adalard avait déjà à l’esprit ce qu’il voulait faire durant cette journée. Puisqu’il était bien obligé d’attendre le retour d’Isaac, il allait mettre à profit ce temps pour tenter de trouver un possible traducteur de remplacement dans cette ville qu’il ne connaissait pas. Le frère de Makhir ibn Habibaï al-Narboni était sans aucun doute celui qui convenait pour accompagner l’ambassade chez le khalife Hâroun ar-Rachîd, mais visiblement il hésitait à se décider et Adalard n’avait pas les moyens de le brusquer. Il faudrait tenter de le convaincre en cas de réticence, mais il fallait aussi se préparer à trouver une alternative en cas d’un refus. Le mandat du jeune seigneur franc était de faciliter la mission des deux ambassadeurs au service desquels il avait été affecté. La première tâche qui lui avait été assignée consistait à les rejoindre à Marseille en leur amenant comme traducteur l’homme qui lui avait été indiqué et que tous croyaient encore vivant. Mais il lui fallait trouver une autre solution. Par ailleurs, si la loyauté de la famille Habibaï envers Charles devait suffire à décider l’individu sollicité, il semblait désormais probable qu’il faudrait peut-être payer un interprète inconnu pour partir loin et longtemps. Lui n’avait pas d’argent en quantité suffisante pour acheter les services d’un tel homme, mais, par quelque promesse d’une généreuse récompense, il pensait pouvoir l’amener au moins jusqu’à Marseille. Lantfrid et Sigismond décideraient s’ils étaient disposés à payer les montants qu’Adalard aurait négociés.

Le Franc retrouva Rolinde dans la grande pièce principale de la maison. Il la salua courtoisement et celle-ci lui proposa de prendre place à table pour se faire servir à manger. Comme il avait bien perçu que la femme du Juif n’était pas très bien disposée à son égard, il ne chercha pas immédiatement à nouer une conversation. Le silence dura quelques instants, puis par simple délicatesse envers la maîtresse de maison, le jeune homme se décida enfin à dire quelques mots :

—Je compte faire un tour de la ville ce matin. J’irai d’abord à l’église faire mes prières. Quel est son saint protecteur ?

—Elle a été consacrée il y a peu à deux jeunes saints : Just et Pasteur46.

—Je ne connais pas ces saints. Voilà bien l’un des avantages du voyage qui permet de découvrir de nouvelles choses. J’irai apprendre leur histoire dans cette église avant de découvrir Narbonne.

—Si vous parcourez la ville, passez par le port. Vous trouverez peut-être quelques marchands arabes disposés à devenir l’interprète que vous cherchez.

Adalard ne s’attendait certes pas à voir ce sujet abordé. Il comprenait pourtant que Rolinde serait heureuse qu’un autre que son mari partît avec lui pour Marseille. En fin de compte, elle allait peut-être pouvoir l’aider contrairement à ce qu’il avait initialement pensé.

—Merci pour cette indication. Se pourrait-il que l’un de ces marchands accepte de me suivre ? Les connaissez-vous ? Quel est leur commerce ? Quelles langues parlent-ils ? Car s’ils ne parlent qu’arabe, je n’en ferai pas des traducteurs.

—Je ne les connais qu’assez vaguement moi-même, contrairement à mon mari, qui les fréquente occasionnellement. Je sais qu’il y en a un qui fait venir des bateaux dont ils achètent la cargaison pour aller la vendre en Aquitaine ou en Hispanie. Il en est deux ou trois autres qui s’occupent d’aller chercher eux-mêmes leurs produits pour ensuite les vendre. Ils ont laissé leurs familles à Narbonne malgré le départ de la plupart des mahométans47.

—À quel propos votre mari les fréquente-t-il ? Fait-il du commerce avec eux ou est-ce plutôt pour pratiquer leur langue ?

—Je ne sais pas dans quelle langue ils se parlent. Isaac me dit qu’il aime aller les écouter raconter leurs histoires de marchands à leur retour d’une navigation lointaine ou d’un séjour en Al-Andalus. Ils sont cependant le plus souvent en voyage. Peut-être ne trouverez-vous personne.

—Je vais aller voir, merci pour ce précieux renseignement.

Après avoir prévenu Rolinde qu’il ne reviendrait que le soir, Adalard quitta la maison et fit comme il avait dit. Il passa voir l’église. Il prit le temps de la visiter en regardant attentivement chaque ornement, chaque décoration, chaque statue qui l’agrémentait. Sur un panneau en bois peint était racontée en latin l’histoire des deux jeunes saints qui avaient été mis à mort par le gouverneur romain Dacien lorsqu’ils avaient protesté contre l’interdiction de la religion chrétienne. Un dessin assez grossier illustrait le martyre des enfants. Puis il assista à la première messe de la journée. Ayant satisfait à son devoir de chrétien, il décida d’aller voir ses quatre hommes, qui avaient trouvé gîte et nourriture dans une auberge un peu sordide à la sortie de la ville. Ils profitaient de leur oisiveté pour goûter les vins que leur hôte leur servait sans restriction, trop heureux d’avoir de tels clients sous son toit. Adalard ne dit rien à ce sujet, mais enjoignit à deux d’entre eux de le suivre. Il leur demanda de prendre une arme discrète avec eux, un couteau, mais de ne pas l’exhiber. Puis les trois hommes se dirigèrent vers le port.

Parvenus au bord de l’eau, ils ne constatèrent que peu d’activité. Les pêcheurs étaient sans doute partis en mer de bonne heure. Pas de navire en approche ou se préparant au départ. Quelques bateaux à quai, de piètre allure, se laissaient légèrement bercer par un vent faible mais irrégulier. D’un coup d’œil, Adalard avait repéré quelques constructions qui pouvaient servir d’entrepôts et il avait aperçu des hommes s’occupant à des activités de manutention entre un bateau d’une meilleure allure que les autres et l’un de ces bâtiments. Il s’approcha d’eux et, s’adressant à celui qui supervisait le travail en cours, il se présenta :