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Marie, née sur un îlot reculé du Finistère à l’orée du XX siècle, grandit solitaire et isolée. Malmenée par les drames de l’histoire, en quête d’évasion et d’indépendance, elle interroge son statut et son époque portée par les prémices de l’émancipation féminine en marche. Son caractère entier et sa ténacité auront-ils raison du poids familial et du mystère qui entoure sa naissance ? À travers les passions et les guerres, face au conservatisme des traditions locales, sa fièvre de liberté l’enferme peu à peu entre rêves et réalité. Accablée par les non-dits et en lutte pour son identité, Marie trouvera-t-elle la force de se libérer d’un univers qui l’oppresse ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Depuis son plus jeune âge,
Brigitte Le Moigne est fascinée par les mots et leur pouvoir de résonance intérieure. Tout au long de sa vie, elle a écrit des poèmes et des textes. À la retraite, elle trouve enfin le temps d’écrire son premier roman, L’enfermée des Glénan, inspiré de sa propre histoire familiale.
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Brigitte Le Moigne
L’enfermée des Glénan
© Lys Bleu Éditions – Brigitte Le Moigne
ISBN : 979-10-422-4364-7
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À
Henriette,
Ludo,
Valérie,
Mariannick,
Anne-Cécile,
Delphine,
Catherine,
Nanou,
Bouton,
Pierre,
Hervé,
Philippe.
À quelques kilomètres au large de la baie de Concarneau, se trouve l’archipel des Glénan composé d’îlots et de roches isolées.
Nous sommes à la fin du XIXe siècle, en 1895 précisément, très loin de l’effervescence touristique et des navigateurs en herbe qui évoluent aujourd’hui dans l’univers préservé et sauvage de ce petit paradis terrestre aux eaux turquoise. Ces îles sont des terres perdues. On y vit isolé du reste du monde. La moitié de l’année, les vents et la pluie balaient la lande et les plages de sable blanc. Les températures n’y sont jamais extrêmes, mais une humidité y règne, quelle que soit la saison.
Les oiseaux de mer sont légion. Leurs cris traversent le ciel jusqu’au coucher du soleil. Ils planent au-dessus de l’eau à l’affût d’une pêche nourricière.
Une frêle population de paysans venue des côtes environnantes travaille la terre. Ils vivent modestement, mais sur un sol fertile. Ces métayers vendent le fruit de leur travail sur le proche continent pour assurer leur subsistance. Ils tirent l’essentiel de leurs revenus de la production des pommes de terre. Ils fertilisent leur champ armés de fourches avec lesquelles ils lancent de grandes brassées de goémons ramassés le long des grèves. Puis courbés tout le jour, ils plantent et récoltent à la main le précieux tubercule. Encore jeunes pour la plupart, ils cherchent à s’enrichir dans l’espoir d’une vie meilleure. Vaillants et assidus au labeur malgré un équipement rudimentaire, ils monnaient l’essentiel de leur production et se nourrissent de leur pêche issue des eaux riches et poissonneuses qui entourent l’archipel. Ainsi sont-ils paysans-pêcheurs et s’accommodent d’une vie faite de sacrifices, à l’écart de la société, dans le seul but de tenter de faire fortune.
C’est sur l’un de ces îlots nommé Penfret que Pierre était arrivé quelques semaines auparavant avec Jeanne sa jeune épouse.
Ils avaient emménagé dans l’unique bâtisse existante sur cet îlot. Le penty, entouré de quelques hectares de terre, était un modeste bâtiment constitué de deux pièces principales surmontées d’un grenier. Il fallut plusieurs convoyages sur le canot à voile pour y apporter les trois principaux meubles et l’ensemble de ce qui constituait leur ménage. L’armoire bretonne à clous et la grosse table rectangulaire meublaient la pièce principale, le lit clos accompagné d’une tablette, la chambre. Pour compléter l’aménagement, Pierre s’arrangerait avec les restes d’épaves apportées par les marées au fil du temps et qu’il trouverait sur place. Il savait que les tempêtes déposaient tout au long de l’hiver au bord des plages, quantité de bois et de matériaux divers que la mer charriait. Lorsque la ferme fut garnie, on embarqua une partie du bétail, une des deux vaches et le cheval. Pierre attendit le troisième et ultime convoyage pour faire monter Jeanne. Elle s’installa sur le foin auprès de la deuxième vache pendant qu’il plaçait les cages des quelques poules et lapins à l’autre extrémité. L’expédition ne fut pas une mince affaire. Il en fallut de la persévérance et l’aide de toute la famille pour organiser et rassembler l’essentiel du chargement ! Une journée entière fut ensuite consacrée au voyage. Le vent favorable indispensable pour gonfler la voile afin que l’embarcation glisse tout droit vers son but se fit attendre. En cette période de l’année, le temps était plutôt calme. Aussi patientèrent-ils quelques jours. Enfin, ils partirent. Ils passèrent une partie de la nuit couchés sur le foin en attendant que le Nordet les pousse un peu plus fort. Jeanne sentait qu’elle vivait l’aube d’un exil.
Finalement, ils atteignirent le rivage de Penfret. L’installation ne fut effective qu’après plusieurs semaines. Peu importe le temps et l’énergie dépensés, Pierre était bien décidé à prendre son destin en main.
Nous parlons là d’un temps où les hommes ne se préoccupaient guère des questions d’horaires. Ils ne dépendaient que d’eux-mêmes. L’intensité de leur tâche ne leur laissait pas le loisir de penser au temps qui passe. Si Pierre possédait une montre à gousset, c’est que son père lui avait fait solennellement ce présent. Il l’arborait fièrement le dimanche en la glissant sur sa poitrine dans la poche de sa veste courte ouverte sur son gilet breton brodé. La chaînette argentée qui reliait la boutonnière à la pochette ajoutait une petite coquetterie à la posture sérieuse qu’il se donnait en ces moments-là. Les autres jours, il consultait le soleil qui lui, ne se remonte pas et dont la fiabilité reste à tout jamais sans faille.
Pierre était un garçon volontaire et entreprenant, mais trop pauvre pour acheter ses terres. Il pouvait louer des parcelles, mais celles-ci étaient rares dans la région. Aussi, lorsqu’il avait appris que la métairie d’un des îlots était disponible, il n’avait pas hésité à faire à pied plusieurs kilomètres pour aller proposer sa candidature au propriétaire qui vivait dans la commune de Pont-
L’Abbé, le bourg voisin.
Il se présenta tôt ce matin d’avril devant un immense portail de fer forgé. Au fond d’un parc se tenait un petit château orné d’une tourelle et de son magistral escalier d’entrée. Les allées semblaient avoir été fraîchement ratissées. D’immenses pins çà et là ombrageaient un tapis de verdure uniforme et minutieusement entretenu.
Pierre fit retentir le carillon de l’énorme cloche qui émit un son grave et puissant. Il patienta quelques instants puis une employée de maison se présenta. Après un bref échange, elle introduisit Pierre à l’intérieur du château. Il y régnait une atmosphère ouatée et une odeur de miel. Les murs agrémentés de tentures paraissaient immenses et démesurément hauts. Il pensa que c’était la première fois de sa vie qu’il pénétrait dans un de ces châteaux qui fleurissaient aux alentours depuis deux décennies.
La région était désormais prisée par nombre de notables et d’aristocrates argentés qui venaient goûter aux douceurs estivales des plages. Leur vie mondaine connaissait un grand essor. Tous les étés, ils investissaient les plus grandes plages pour s’y adonner aux plaisirs de la baignade et des divertissements. Les villageois les regardaient passer dans leurs tenues légères pendant qu’eux peinaient dans les champs et les fermes.
Monsieur De Coadec était issu d’une vieille famille aristocratique de la région. Il était propriétaire des îles que l’église lui avait vendues, disait-on, contre une belle somme d’argent. Sa prestance et son chapeau haut de forme impressionnèrent Pierre qui tenta d’adapter sa posture du mieux qu’il pouvait. De ce fait, il se tenait droit comme un I, se répétant qu’il ne devait pas se laisser intimider par la situation, qu’il devait garder uniquement à l’esprit le but bien précis pour lequel il était venu. Tout ce chemin qu’il venait de faire, c’était pour devenir le métayer de cette île. Bien qu’il soit peu allé à l’école, Pierre savait déchiffrer quelques mots, mais surtout, il savait compter.
— Je suis intéressé pour devenir le métayer que vous cherchez, dit-il.
— Bien, bien. Savez-vous cultiver la terre correctement ? demanda fermement Monsieur De Coadec.
— Monsieur, je fais ça depuis que j’suis né. Le travail ne me fait pas peur, affirma Pierre.
Monsieur De Coadec semblait intéressé. L’ancien métayer avait quitté Penfret brutalement, emportant avec lui sa femme et ses dix-sept enfants. Il fallait de toute urgence trouver un remplaçant. Ce paysan qui se présentait si rapidement et qui venait à pied de bon matin paraissait très motivé. De plus, il était dans la force de l’âge et semblait vigoureux.
Une occasion, comme celle-ci, était pour Pierre une opportunité rare et inespérée. Il savait qu’il n’était pas seul à convoiter la place et mieux valait qu’il se décide rapidement. Monsieur De Coadec lui indiqua les clauses du contrat.
— Vous savez qu’il faudra me payer un loyer ! dit-il.
— Ça va de soi. Je m’engage à vous régler rubis sur l’ongle, promit Pierre.
Le propriétaire lui annonça un tarif somme toute, plutôt élevé.
On disait que la terre des Glénan était fertile. S’il travaillait dur, Pierre en tirerait le meilleur parti. Le contrat fut promptement conclu. Le notable étala divers documents que le paysan signa. Ce dernier s’engageait à cultiver et à verser en plus du loyer, une partie des revenus issus des ventes.
— Monsieur, ajouta le notable vous prendrez possession des lieux dès que possible. À compter d’aujourd’hui, vous en êtes le métayer. En pratique, vous verserez votre dû à mon comptable chaque dernier jour du mois au Café de la Marine situé dans le port de Concarneau face à l’île. Avez-vous compris ?
— Oui Monsieur, ça, vous pouvez me faire confiance, acquiesça Pierre.
— Si vous manquez à vos engagements, je vous renverrai.
— J’ai bien compris. Merci monsieur De Coadec, conclut Pierre.
Il n’y avait là rien de très compliqué à comprendre. À vingt-cinq ans, Pierre était fort, intègre et surtout il n’avait rien à perdre. Jusqu’à présent, il s’était loué de ferme en ferme. Il survivait avec le maigre salaire qu’on lui versait. Aujourd’hui, la chance lui souriait. Il ne croyait pas en Dieu. Comme la plupart des marins de ce secteur du sud de la Basse-Bretagne, jadis appelé Cap Caval, du plus loin qu’il se souvienne, le jeune homme s’opposait aux paysans pieux. Ces derniers demeuraient ralliés au clergé qui savait prendre la défense de leurs terres contre toute idée de partage de bien véhiculée par les partis de gauche. La voix de son père résonnait encore dans ses oreilles lorsqu’il revendiquait autrefois avec fierté et vigueur son statut de républicain tout en dénigrant « les blancs », rivaux mollement rangés dans le giron de l’église. À son image, Pierre déclarait haut et fort être « un rouge ». De ce fait, il rejetait l’église et tous ses paroissiens. Il préservait toutefois au fond de lui une part insaisissable qu’il imputait à la chance, au hasard ou à une chose immatérielle, mais à laquelle il devait respect et humilité, car elle détenait le pouvoir de le protéger autant que celui de le persécuter. Aujourd’hui, elle lui ouvrait la voie vers un avenir meilleur et il ne pouvait que s’en féliciter.
Le chemin du retour lui sembla nettement plus court que celui de l’aller. Il se sentait léger et soulagé. Ses sabots de bois claquaient allègrement sur le chemin caillouteux aux ornières remplies d’eau. Son imagination lui offrait des images de terres ensemencées et de récoltes abondantes sous le soleil de juin. Il avait souvent aperçu ces îlots depuis sa barque de pêche. Celui qui allait devenir le sien n’était qu’un petit bout de terre, mais il était confiant.
Il laissa ses sabots sur le seuil de la masure et courut annoncer la nouvelle à Jeanne.
Assise devant la lourde table de bois, celle-ci épluchait consciencieusement des pommes de terre qu’elle sortait une à une d’un énorme sac en toile de jute.
— Jeanne, j’ai eu la ferme ! on va partir !
Elle se leva promptement, essuya ses mains sur son tablier sombre et laissa lourdement tomber ses bras le long de son corps. Elle semblait désemparée. Ses yeux hésitaient entre la terreur et l’incompréhension. Pierre reprit :
— Je te l’avais dit, on n’passera pas notre vie comme des miséreux ! c’est l’occasion en or, et quand on reviendra, la tête haute, on nous respectera partout dans le canton.
— Oui, oui, je sais, mais… On va tout laisser alors ! bredouilla-t-elle.
Jeanne, née dans cette maison de pêcheurs vingt années plus tôt, n’avait jamais connu que cet endroit, entourée des siens. Pont-L’Abbé était le lieu le plus lointain où elle s’était rendue de toute son existence. Sa vie se passait ici, dans ce port de pêche, dans ce quartier que l’on nommait « La Cale ». Aussi, l’idée de partir était comme une petite mort. C’était effrayant. Elle allait être arrachée à sa vie.
Soudain, elle se précipita dans les bras de Pierre et s’effondra en sanglots. Celui-ci n’avait pas prévu une telle réaction et tenta maladroitement de réconforter son épouse.
— Mais, on apportera nos affaires ! lança Pierre. Tu te sentiras chez toi. La ferme de l’île est habitable ! tu comprends ? — J’sais pas, j’crois que j’ai peur d’y aller, pleurnicha Jeanne. Pierre était un garçon foncièrement gentil, mais pragmatique. À aucun moment, il n’avait envisagé de questions autres que techniques ou financières. L’essentiel à ses yeux était de construire et améliorer leur situation. Pour cela, deux solutions existent : soit on naît riche, soit on travaille. Lui n’avait pas le choix, c’est la seconde solution qui était la sienne. Jeanne était elle aussi issue d’une classe pauvre de la société, mais un peu craintive, elle avait besoin de sécurité. Même si certains jours étaient difficiles, sa routine la rassurait. Ici, elle connaissait tout et tout le monde. Elle préférait la sûreté d’une vie médiocre à l’audace d’un départ vers l’inconnu quand bien même il serait la promesse d’un futur florissant.
Plutôt que de le contrarier, la réaction de Jeanne surprenait Pierre. Il se rendait compte qu’il n’avait pas réellement pris le temps de parler avec elle. Il tenta de trouver les mots justes, ceux qui allaient la réconforter afin qu’elle prenne confiance. Il n’avait pas pensé une seule seconde que le fait de partir s’isoler pour des années dans une île quasiment déserte n’était pas forcément une chose que tout le monde pouvait entreprendre aisément. Pourtant, Jeanne le suivrait, car il n’existait pour elle aucune autre alternative.
Ils parlèrent longuement et la nuit était tombée depuis longtemps lorsqu’ils se couchèrent. Pierre avait élaboré dans son esprit un projet de vie. Ils réussiraient, quel qu’en soit le prix. Leur existence ne pouvait que devenir meilleure.
— Tu vas voir comme on sera bien Jeanne. Et puis on pourra revenir de temps en temps avec les bateaux.
— Tu penses ? interrogea-t-elle.
— Surtout à la belle saison ! insista-t-il.
Tout en évitant de chagriner son épouse et surtout de rentrer en conflit avec elle, sa décision n’était cependant pas négociable et Jeanne le savait. Mais la jeune femme était docile. Jamais elle n’aurait songé à exprimer, ou pire encore, à imposer son opinion pour autant qu’elle se soit autorisée à en avoir une.
Il fallut mobiliser toute la famille. Ils apportèrent l’aide précieuse et indispensable à l’organisation d’un tel déménagement. Fort heureusement, le temps devint clément pour plusieurs jours. Une légère brise au portant gonfla les voiles dès la sortie du port. Le bateau glissait sur une mer argentée. Une nouvelle vie commençait.
Pierre et Jeanne s’activèrent vaillamment durant tout le printemps. Ils préparèrent la terre, plantèrent les pommes de terre, installèrent les bêtes et ordonnèrent les lieux afin d’en tirer le meilleur profit. L’été touchait à sa fin. La saison estivale avait été favorable au jeune couple pour une rapide acclimatation à leur nouveau cadre de vie. En revanche, les familles du gardien de phare ainsi que celle du sémaphore, leurs seuls voisins, s’étaient dès les premières semaines, révélées plutôt distantes. Sans doute, leur isolement habituel les avait-il rendus au fil du temps quelque peu associables et sauvages. Pierre et Jeanne les apercevaient s’échappant brusquement dès qu’ils les remarquaient. Ceux-ci semblaient éviter toute rencontre. Leurs enfants, combien étaient-ils ? Cinq, dix ou peut-être plus épiaient cependant les moindres faits et gestes de leurs nouveaux voisins. On les voyait çà et là, pointer le sommet de leurs petites têtes blondes, cachés derrière les buttes de landes sur lesquelles fleurissaient des chardons mauves.
Le ventre de Jeanne s’arrondissait et bientôt, chez eux aussi un enfant allait venir égayer le quotidien. La jeune femme espérait sa venue, mais dans l’attente, elle aurait bien aimé rencontrer un de ces petits blondinets.
Un jour, elle surprit un frêle garçonnet qui appelait à voix basse Barry, le chien griffon qui somnolait sur le seuil de la porte. Elle s’amusa de l’avoir surpris alors qu’il pensait ne pas avoir été vu.
— Bonjour ! Qui es-tu ? Tu veux jouer avec le chien ? demanda-t-elle.
L’enfant qui semblait avoir huit ou neuf ans s’était figé, penaud.
— Viens, il est gentil et tu peux le caresser si tu veux, ajouta-t-elle calmement.
Jeanne avançait avec précaution afin de ne pas effrayer davantage le petit garçon. Barry lui, daignait ouvrir un œil derrière les longs poils clairs qui lui recouvraient la gueule et, le menton posé sur la pierre, suivait les évènements en bougeant les sourcils de droite à gauche. Jeanne tenta un nouvel échange.
— Comment tu t’appelles ? Moi, c’est Jeanne et lui c’est Barry. Il te plaît ?
— Oui.
— Viens, il aime bien quand on s’occupe de lui.
— Je m’appelle Michel, murmura l’enfant au bout d’un moment tout en gardant la tête baissée.
Jeanne lui prit doucement la main et le conduisit auprès de Barry qui n’avait toujours pas bougé. Le visage du petit garçon s’ouvrit quand il tapota doucement le flanc du chien. Ils restèrent ainsi quelques minutes. L’instant était insolite et heureux.
— Je retourne chez moi, dit-il tout à coup. Ma mère va me gronder.
Il repartit en courant sur ses jambes maigrelettes, mais revint les jours suivants. Il prit confiance. Il se révéla vite bavard et attachant. Il racontait volontiers à Jeanne les histoires de l’île qu’elle découvrait avec amusement et surprise.
— Mon père, c’est le gardien du phare, c’est lui qui garde la mer et surveille les marins ! C’est le chef du canot de sauvetage. Une fois, il est parti dans la nuit avec des gars des autres îles. C’était la tempête de l’hiver. Il a dit : un bateau est échoué, faut y aller ! Les cornes de brume faisaient houuuu, houuuu dans le vent. En plus, il y pleuvait fort.
— Ah bon ! Et il a sauvé les marins ton papa ? demanda Jeanne.
— Ouais. C’était la nuit quand ils sont revenus. On était tous debout avec mes frères et mes sœurs. Ma maman préparait plein de choses, des couvertures et à manger. Maman, elle regardait tout le temps à travers les carreaux de la fenêtre, mais on ne voyait que du noir. On entendait des paquets de pluie s’écraser sur la vitre comme si le diable nous jetait des cailloux. J’avais peur.
— Mais ta maman était là, avec toi !
L’enfant reprit :
— Tu sais pas toi, comme les tempêtes de l’hiver donnent envie d’aller s’cacher tout au fond d’son lit et se boucher les oreilles pour plus rien entendre ? C’est l’Ankou (personnage qui personnifie la mort) qui vient.
— Si, répondit Jeanne interloquée, je sais, les tempêtes elles arrivent aussi sur le continent.
— Et puis, tout d’un coup, la porte s’est ouverte. Mon papa, il était revenu. Il y avait des gens. Ma maman courait dans tous les sens pour sécher c’monde. Ils étaient tellement mouillés ! Mon papa, il a même sauvé deux marins. Moi, j’étais content de l’retrouver. Mon papa, il est très fort et j’ai pas peur quand il est là, mais moi quand je serai grand j’irai pas marin !
Jeanne comprit le sens de la formule prononcée par l’enfant face à ses yeux écarquillés qui témoignaient encore des traumatismes vécus, elle préféra passer à autre chose.
— Et tu feras quoi alors ? questionna-t-elle.
— Ah, ben je sais pas. Mon grand frère, il veut aller sur le continent. Il dit qu’on peut faire tout c’qu’on veut si on a été à l’école. Mon papa, c’est lui qui nous fait l’école et aussi à ceux des fermes des autres îles. Il sait tout mon papa, et moi, je sais lire. Quand on rapportera le journal du continent, je te montrerai. Jeanne se doutait bien que les tempêtes d’hiver allaient être, dans ce lieu, bien plus puissantes que toutes celles qui balayaient La Cale chaque année. Il lui semblait que l’isolement devait accentuer le sentiment de vulnérabilité et d’insécurité que chacun ressentait immanquablement au cœur des terribles nuits de tourmentes. C’est avec une certaine angoisse, que les récits du petit Michel étaient loin d’avoir dissipée, qu’elle appréhendait l’arrivée de la mauvaise saison.
L’automne qui s’annonçait apporta ses premiers frimas et la vie sur Penfret, imperceptiblement, devint plus rude. Tout le monde savait qu’on ne sortait quasiment plus en mer durant les mois d’hiver. L’heure était à la constitution de réserves qui serviraient à tenir jusqu’au printemps prochain. Le jeune couple se préparait à affronter les premiers mois difficiles. Ils allaient être isolés à plusieurs kilomètres de la côte. Pierre était confiant. Pour être franc, tout cela le grisait même un peu.
— Les tempêtes n’ont jamais détruit les îles Jeanne ! se plaisait-il à dire.
— Ça me fait peur moi de savoir que personne ne viendra si on a besoin de secours, râlait-elle.
— Pourquoi tu veux du secours ? répondait-il en riant. Suffit de faire des réserves. C’est comme si on devait rester là plusieurs mois. On n’est pas manchots, on se débrouillera tout seul !
— Et le bébé ? Comment on va faire avec le bébé ?
— Comme tout l’monde ! Je suis là et je t’aiderai.
Jeanne hésitait. Pierre était-il un être solide sur lequel elle pouvait se reposer en toute confiance ou quelqu’un d’inconscient et trop enthousiaste ? S’il l’entraînait vers des épreuves dont elle n’avait encore aucune idée ? Un péril qui les conduisait peut-être à la mort ? À ces questions, elle devait pourtant se rendre à l’évidence, ils vivaient maintenant ici. Cette réalité n’autorisait aucune forme de regret. Il fallait regarder devant.
Dès le milieu du mois d’octobre, les journées venteuses devinrent plus fréquentes. Alors ils prirent l’habitude des travaux d’hiver, demeurant le plus souvent au coin du feu.
Un matin de novembre, Jeanne perdit les eaux.
Heureusement, aucune complication ne survint et les souffrances de la jeune maman furent brèves. L’idée de courir chercher du renfort auprès des gardiens de phare traversa un temps l’esprit de Pierre. Mais il assista sa femme comme un expert, alors qu’il n’avait en tête que quelques pratiques théoriques dont il ignorait même d’où il les tenait. Finalement, Jean vit le jour le soir même.
Ils étaient les parents les plus heureux du monde. Jeanne ne pensait plus aux tempêtes à venir. Il lui advenait à présent le devoir de protéger et de nourrir son enfant. Tout l’hiver passa. Il n’y eut pas d’épisode climatique démesuré. À l’arrivée du printemps, un petit frère ou une petite sœur s’annonçait déjà.
François naquit en octobre de l’année 1896, onze mois après Jean. Entre le travail de la terre et les soins aux enfants, les journées de Jeanne commençaient à l’aube et cessaient tard, longtemps après le coucher du soleil. Elle n’avait guère le temps de s’épancher sur sa condition. La vie était rude, mais les affaires n’étaient pas mauvaises. La terre fertile permettait à Pierre de se rendre régulièrement sur le continent pour vendre sa production, et les eaux poissonneuses nourrissaient toute la petite famille.
Aussi, avaient-ils commencé à amasser un peu d’argent. Jeanne ne quittait jamais l’île. Elle n’imaginait pas un seul instant qu’elle pût laisser les enfants seuls dans cet environnement qui, d’un moment à l’autre, pouvait devenir hostile au gré des vents. D’énormes vagues déferlaient souvent sur les plages et de puissantes rafales emportaient tout ce qui était abandonné au-dehors. La plus grande inquiétude de la jeune mère restait cependant le puits derrière la ferme. Il représentait un danger permanent pour les petits sans surveillance. Malgré ses multiples avertissements, elle craignait toujours que l’un d’entre eux n’eût soudain l’idée saugrenue d’aller s’y pencher.
Lentement, cette vie était devenue la leur. Jeanne maîtrisait à présent les moindres aspects de ce monde qu’elle avait perçu si menaçant et étranger à leur arrivée.
— Tu vois, lui disait Pierre de temps à autre, fallait me faire confiance.
— Finalement je me plais bien ici ! On manque de rien et les enfants sont heureux !
— Toi qui avais si peur, s’exclama Pierre.
— Je savais pas. Finalement, je me sens presque mieux qu’à La Cale.
— Tu verras, quand on aura gagné des sous, un jour, je te construirai une maison là-bas à La Cale. Une maison rien que pour nous et je te promets, on sera les plus heureux du monde.
C’est en janvier 1899 qu’une petite sœur que l’on prénomma Lise vint compléter la fratrie. On expliqua aux garçons combien elle était fragile. Il était interdit d’y toucher. Sagement langée dans le berceau de bois qui avait accueilli ses frères, elle gazouillait près de sa mère.
Les années passaient vite. Ce mode de vie au grand air profitait aux enfants qui bénéficiaient d’une liberté sans limite pour autant qu’elle s’arrêtait aux contours de l’île.
Le gardien du phare, qu’ils avaient fini par rencontrer par la force des choses, même s’il demeurait froid et distant, n’était pas un mauvais bougre, bien au contraire. Contre toute attente, il était pourvu d’une certaine instruction qu’il mettait au service des îliens en faisant office d’instituteur. Ainsi les enfants suivaient une simili scolarité.
À la ferme, tout le monde participait aux récoltes et à l’entretien des animaux. Il était naturel que les membres de la famille, petits et grands, se rendent utiles chacun à sa mesure. Les quelques chamailleries étaient généralement réglées par Jean. Parce qu’il était l’aîné, la mission de veiller au bon ordre entre ses frères et sœurs lui revenait d’une manière indiscutable. Il s’était ainsi façonné une attitude supérieure et autoritaire qui lui permettait d’être craint et respecté. Au moment de la récolte des pommes de terre, ce n’était pas Pierre qui demandait l’aide de ses enfants, mais Jean qui attribuait une tâche à chacun en fonction de ses capacités et veillait à la bonne exécution du labeur. Luimême abattait autant de travail que son père. Aucune contestation n’avait jamais eu lieu. L’activité s’établissait ainsi, et tout le monde obéissait.
Durant les hivers difficiles, les habitants des îles restaient de longues semaines terrés chez eux, isolés du reste du monde. Les nombreuses tempêtes rendaient la navigation vers le continent impossible. Mais dès que le temps le permettait, ils se rendaient avec enthousiasme le long des grèves pour remplir de bigorneaux et de berniques leurs pots au lait ou leurs paniers. Les côtes foisonnaient de vie sous les goémons accrochés aux roches. Lors des grandes marées, les rochers regorgeaient d’ormeaux et de crabes. De bon matin, on creusait le sable pour y trouver des palourdes et piéger les crevettes dans le filet de grandes épuisettes à long manche.
La petite population des îles vivait ainsi en autarcie au gré de sa production. Le blé, l’orge et les pommes de terre étaient de la meilleure qualité. Les vaches donnaient le lait à partir duquel on confectionnait le beurre, les poules fournissaient les œufs et les lapins qui se multipliaient, régalaient les papilles de leur viande savoureuse. Les récoltes vendues sur le continent permettaient de se procurer ces denrées indispensables qu’étaient le sucre, la farine, le sel, le café ainsi que le pétrole pour nourrir les lampes. Jeanne et Lise brodaient des dentelles que Pierre proposait aux religieuses du couvent de Concarneau et qu’il échangeait pour compléter l’approvisionnement. Mais leur grand trésor, celui que les marins de tous les ports aux alentours convoitaient, car il constituait depuis longtemps déjà une manne chèrement monnayée, n’était autre que les grandes algues. Celles que les tempêtes apportaient durant l’hiver et qui s’accumulaient tout autour des îlots ainsi que celles que l’on arrachait aux roches environnantes avec de grands crocs et qu’il fallait périlleusement charrier jusqu’au rivage dans les barques débordantes. Chaque année à la même période, après qu’on les eut ramassées puis entassées sur les grèves, on attendait que ces grandes laminaires sèchent, exposées au vent et au soleil. Lors de la première saison, la famille entière avait participé à la construction de fours maçonnés à même la dune. Pierre et Jeanne, munis chacun d’un grand croc, enfournaient sans relâche la précieuse récolte qui se transformait en une cendre compacte. Ils en retiraient ensuite des pains de soude que Pierre chargeait sur son canot. Puis il les embarquait pour les vendre.
Les nombreuses usines d’iode disséminées le long de la côte achetaient aux paysans cette matière première nécessaire à leur production. Pierre vendait habituellement sa marchandise à la fabrique de Pont-l’Abbé ou à celle de Loctudy. On disait dans le pays que l’extrait des goémons servait ainsi à la fabrication de la teinture d’iode médicale si précieuse aux soins des blessures.
Les goémons des îles, connus dans toute la région, étaient d’une qualité exceptionnelle. Ils donnèrent lieu dans les temps passés, à de mémorables disputes entre les goémoniers de la côte et les îliens. Ces derniers défendaient la manne échouée sur leur territoire avec une ferveur remarquable. L’histoire de ces gens résidents d’un autre îlot isolé nommé Drenec avait fait, quelques années auparavant, le tour du pays. La mère de famille, aidée de ses deux filles, repoussa avec force et furie, toute une cohorte de goémoniers venus du continent afin de leur subtiliser le précieux sésame. Armées de fourches et de pics, l’agressivité des femmes fut telle que les marins préférèrent rebrousser chemin. Sous-estimer la bravoure et la ténacité des gens des îles pouvait donc coûter cher.
Au fil des ans, Jeanne et les enfants avaient pris le pli de cette vie coupée du monde. Comme il était l’aîné, c’est Jean qui accompagnait son père sur le continent. À quatorze ans, il était devenu un jeune homme fort et solide qui aidait vaillamment au déchargement des denrées à vendre. Il fut désigné naturellement pour remplir cette tâche et remplissait fièrement son devoir de manœuvre.
— Nous allons faire un convoyage à Concarneau, déclara Pierre ce matin-là. Jean, prépare ton balluchon, le temps de charger et on partira sitôt après.
L’automne était à peine entamé. Les deux hommes étaient partis de bonne heure. Ils venaient juste d’accoster dans le port. Ils s’apprêtaient à décharger pour vendre leur marchandise, lorsqu’une gigantesque tempête se leva. Nul n’avait prévu un tel évènement climatique en cette saison et nombre de marins, surpris, se réfugièrent au plus près du lieu où ils naviguaient.
Pierre et Jean, qui avaient à peine eu le temps de débarquer et mettre à l’abri leur cargaison, furent contraints de trouver refuge chez l’habitant dans l’attente d’une accalmie. Durant des jours, ils patientèrent, bloqués à quelques milles de leur île. Pendant ce temps, au fond de l’anse de Penfret, une chaloupe accostait en catastrophe afin d’éviter un chavirage assuré. L’embarcation fut amarrée le long de la petite cale, à l’abri approximatif des énormes lames qui frappaient la côte. Deux marins, ruisselants et tremblants de froid, coururent alors vers la ferme et frappèrent à la porte. Intriguée, Jeanne ouvrit et s’empressa de les faire entrer. Ils se réchauffèrent devant la cheminée, avalèrent une soupe réconfortante et Jeanne leur offrit l’hospitalité le temps que dureraient les intempéries. Elle prépara un lit de fortune fait de paille et de couvertures qu’elle installa dans la pièce principale.
Les deux hommes n’étaient guère bavards. Plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’une franche accalmie ne vienne les libérer de leur refuge. Parfois, le ciel semblait s’ouvrir puis, au bout de quelques heures, de nouveaux nuages noirs et épais assombrissaient le paysage et une pluie diluvienne s’abattait. Ils passaient le plus clair de leur temps à guetter une éclaircie derrière les carreaux. Lorsque la pluie cessait, ils bravaient les bourrasques pour aller vérifier les amarres de leur embarcation. Enfin, après plusieurs jours, les nuages se déchirèrent et le soleil apparut. Jeanne se rendit sur la plage pour scruter l’horizon. L’ampleur de la houle immense qui déformait la mer et s’abattait sur le rivage lui indiqua que ses hôtes ne partiraient pas avant quelques jours. Pour les mêmes raisons, elle ne s’attendrait pas non plus au retour des siens.
Trois nuits plus tard, alors qu’elle était blottie sous sa lourde couverture, le lit clos bien refermé sur elle, Jeanne perçut soudain un grincement. Elle ne réalisa pas immédiatement que quelqu’un cherchait à faire coulisser la porte du lit pour ouvrir. L’air frais tout à coup coula sur son visage et une ombre lourde et chaude s’écrasa sur elle. Elle cria, mais François et Lise couchés dans le grenier devaient dormir profondément et ne réagirent pas. Une main puissante se plaqua alors sur sa bouche pendant qu’une autre main poussait la couverture et remontait sa chemise de nuit.
Jeanne se débattait, ses jambes pédalaient dans l’air avec force, elle étouffait. L’agresseur dont elle ne pouvait voir le visage lui tenait à présent les deux mains et l’écrasait de tout son poids. Elle tournait sa tête avec vigueur d’un côté puis de l’autre, tentant de se délivrer de cette masse. Soudain, elle sentit qu’il la pénétrait par saccade, il entrait en elle à coup de boutoir, déchirant son ventre et lui enfonçant les côtes. La douleur était intense, les minutes interminables. Jeanne avait tellement mal, que les larmes jaillirent de ses yeux. Elle crut que des heures entières s’étaient écoulées lorsqu’enfin l’homme dégagea son étreinte. Elle n’avait plus de force ni de voix. Il disparut en silence comme une ombre et Jeanne resta un long moment sidérée, allongée sur ce champ de bataille qu’était son lit, sanglotant de douleur et de rage. Elle trouva enfin la force de se lever jusqu’au broc, remplit la bassine en étain qu’elle posa sur une chaise et se lava à grande eau. Le sang se mêlait à l’eau, elle brûlait de l’intérieur. L’obscurité totale régnait au-dehors, le vent était tombé. Seul le bruit des vagues troublait le silence. Les deux marins avaient disparu.
Plusieurs jours s’écoulèrent avant que Pierre et Jean ne franchissent enfin le seuil de la porte de la ferme. Dormant sous la voile du bateau, ils avaient attendu que la houle disparaisse totalement et que les conditions soient paisibles pour reprendre la mer.
— Hé ho ! nous voilà ! comment ça va ici après cette tempête folle ? s’exclama Pierre en ouvrant la porte.
— On a dû drôlement attendre ! renchérit Jean. Attendre et encore attendre. On n’en finissait plus de retarder nos ventes.
— Mais regarde Jeanne ! Pierre sortit une liasse de billets du fond de sa poche. On a bien fait d’y aller. On était les premiers et presque tout seul à vendre la récolte. Du coup, mon prix a été le leur !
— C’est vraiment une bonne nouvelle ! répondit Jeanne faiblement.
Elle accomplissait un effort immense pour paraître heureuse et faire bonne figure. Elle avait envie de s’écrouler et de laisser aller ses sanglots dans les bras de Pierre, mais elle ne pouvait rien révéler à son mari. La honte qui s’emparait d’elle lorsqu’elle songeait ne serait-ce qu’un instant, à cette horrible nuit, lui interdisait d’en évoquer la moindre bribe. Elle se sentait salie et restait persuadée que son mari ne tarderait pas à déceler cette souillure tant elle l’imprégnait. À peine osait-elle se tourner vers lui. Des semaines durant, elle se refusa à son époux. L’idée même d’une étreinte lui déchirait le ventre. Pierre n’insista pas, la saison du ramassage des goémons battait son plein et lorsqu’ils rentraient le soir après une journée éreintante, toute la famille tombait de sommeil.
Tandis que Pierre se sentait heureux et satisfait des bénéfices qu’il tirait enfin du résultat de son travail acharné, Jeanne, silencieuse, ne cessait de désespérer. Après de nombreuses années d’opiniâtreté et de sacrifices, son époux atteignait enfin l’objectif qu’il s’était fixé. Ils gagnaient leur vie correctement et même mieux qu’il ne l’avait espéré. Tant d’années s’étaient écoulées, les enfants grandissaient. Lise allait bientôt avoir onze ans, François quatorze et Jean devenait un homme. Leur retour sur le continent approchait. Au printemps prochain, ils envisageraient de rentrer.
— Ce sera la dernière saison ici ! annonça-t-il au repas du soir.
— Tu veux dire qu’on rentre à La Cale ? demanda Jeanne.
— Fallait bien que ça arrive un jour.
— On part quand ? questionna François dont le visage venait de s’illuminer.
— On se préparera pour le printemps. Quand la mer deviendra calme.
— C’est dans longtemps le printemps ! avisa Lise une pointe de déception dans la voix.
— Tu verras, ça va arriver plus vite que tu l’crois. Mange donc ta soupe en attendant, dit son père.
La petite était restée la bouche entrouverte, ébahie par la nouvelle.
— Je vais aller à l’école là-bas alors ? ajouta-t-elle, comme prise d’un soudain effroi. J’ai pas envie !
— Comment ça ! rétorqua aussitôt Jean. Bien sûr que tu iras, et ça jusqu’à ce que tu trouves un mari. Tu préfères peut-être aller décharger les sacs de patates sur les bateaux sitôt ton arrivée ? Lise baissa les yeux sur son assiette et n’osa pas répondre à son frère. Jeanne se leva rapidement pour débarrasser la table et revint aussitôt avec un panier chargé des belles pommes rouges rapportées par son époux le mois précédent.
L’hiver arriva. Jeanne s’était arrondie. Elle avait rapidement compris que la tempête de septembre avait aussi provoqué une catastrophe dans son corps. Elle ne pourrait pas garder ce secret très longtemps, son ventre la trahissait.
L’année se terminait et son bilan affichait pour Pierre des bénéfices non négligeables. Le prix des pommes de terre nouvelles avait flambé. Leur haute qualité attirait nombre de revendeurs qui travaillaient pour l’export vers l’Angleterre.
— Avant l’été, on rentre chez nous. Assez trimé maintenant ! déclara Pierre en déchargeant son dernier sac sur le quai du port.
— Ola l’Pierrot ! l’interpella un marin. C’est ta dernière saison alors ! Va falloir arroser cette bonne nouvelle dignement.
— T’inquiète pas, je ne suis pas un sauvage, malgré tout ce que les gens peuvent dire de nous ! répondit-il en éclatant de rire.
— En attendant, dit à ton fils de prendre la gamelle, c’est l’heure d’aller faire réchauffer la soupe chez la mère Guigou ! ajouta le marin.
Pierre avait du baume au cœur. Tout lui semblait léger et gai. Il plaisantait volontiers, se moquait des mines renfrognées des uns et des autres. Il n’avait pas besoin d’alcool pour être bien, sa vie lui suffisait. Il se disait qu’il avait de la chance. Il possédait de l’argent, avait de beaux enfants et une jolie femme travailleuse qu’il aimait.
Tout allait pour le mieux jusqu’à ce soir-là. Alors qu’ils tiraient la porte de leur lit clos, Jeanne le regarda d’un air ennuyé.
— Quelque chose va pas ? Pourquoi tu fais cette tête ? l’interrogea-t-il.
Elle fondit en pleurs. Comment lui annoncer une aussi terrible nouvelle ? Elle savait qu’à sa seule évocation, cette nuit de malheur recommencerait. Il fallait cependant qu’elle lui explique.
Alors, les yeux inondés de larmes, la voix hésitante, entremêlant les sanglots aux mots, elle vécut une seconde fois chaque minute de son calvaire.
— Je t’avais rien dit parce que je pensais que je saurais cacher ce malheur et l’oublier. Mais m’voilà grosse à présent, et je peux rien y faire, bredouilla-t-elle.
Pierre était abasourdi, aucune parole ne voulait sortir de sa bouche. Accablé, il ne savait pas s’il devait hurler ou pleurer. Cela n’était pas possible, pas vrai ! Il posa sa main sur le ventre de Jeanne. Et si elle lui mentait, et si elle avait profité de son absence pour céder à la tentation d’une aventure avec un marin de passage sans en avoir mesuré les conséquences. Toutes ces années passées isolés sur cette île ! Et ces hommes, pourquoi Jeanne n’était-elle pas capable de donner leur nom et dire d’où ils venaient. Si, comme elle l’affirmait, elle leur avait charitablement ouvert sa porte et offert l’hospitalité, ils avaient fatalement communiqué avec elle ? Elle lui cachait donc quelque chose. Et cet enfant, il ne devait pas vivre, on ne pouvait pas l’accepter, jamais.
— Pierre, dis-moi quelque chose, aide-moi, murmura Jeanne.
— Je sais pas, je sais plus. Il naîtra quand ?
— Juin.
— On restera ici, décida Pierre.
Jeanne s’enfouit sous les draps. Personne ne devait plus la voir, elle était maudite pour toujours. Il parut opportun à Pierre de préciser froidement.
— On va rester sur Penfret. Les gens de la côte vont faire des allusions, des rapprochements. Dieu sait ce qu’ils pourraient dire de nous. Je veux pas qu’on nous montre du doigt pour nous déshonorer. Et puis tu prendras pas le risque d’accoucher sur la chaloupe. Les garçons vont être déçus. Au moins, ils croiront que le petit c’est le nôtre, leur frère quoi. Personne doit jamais savoir et pour ça, on laissera passer tout le temps qui faudra.
Elle avait trop honte pour oser questionner son époux sur les véritables raisons du report de leur retour. Les motifs qu’il venait d’évoquer, mis à part celui d’un accouchement en pleine mer, lui apparaissaient insensés. Il savait pourtant que personne au pays ne pourrait mettre en doute la légitimité de l’enfant. Cette décision était tout simplement incohérente. Rentrer sur le continent les tiendrait au contraire à l’abri des rumeurs. Pourquoi Pierre réagissait-il ainsi ? se demandait-elle. Usant de mille précautions pour ne pas heurter son mari, elle osa cependant lui poser cette question qu’elle ne pouvait plus réprimer :
— Pourquoi imposes-tu cette attente supplémentaire aux garçons, tu sais bien qu’ils ne supportent plus la vie sur cette île ? Il s’emporta alors.
— J’ai trop honte. J’ai honte pour toi. J’ai honte pour nous tous. Je ne rentrerai pas et nous ne rentrerons pas. C’est tout !
Son caractère d’ordinaire calme et posé ne le portait pas à devenir violent. Cependant, la colère le submergeait. Il fallait qu’il l’exprime d’une manière ou d’une autre. Cette façon-là s’était imposée à lui : si tout le monde aspirait au retour et surtout les garçons, eh bien non, ils resteraient. Et ils resteraient tous.
Pierre ne prenait pas conscience qu’il infligeait une punition à l’ensemble de la famille, mais cela le soulageait.
Dès le lendemain matin, Pierre réunit tout le monde autour de la grande table. Jean pensa qu’on allait organiser les modalités d’un départ prochain. En catimini, il commençait à rassembler quelques affaires parmi celles qui lui semblaient les plus précieuses comme ses filets de pêche et quelques gros vêtements chauds et résistants, ceux qu’il portait au plus fort de l’hiver.
— On va devoir rester, car un petit frère ou une petite sœur va bientôt arriver !
Pierre avait lancé la phrase comme un couperet, comme un ordre ne laissant aucune discussion possible. Jean regardait son père, incrédule. Il venait de recevoir cette nouvelle comme un coup de poignard. Il sentait son ventre se tordre et sa gorge se serrer, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
Ces choses-là arrivaient elles par accident ? Nul parmi les trois enfants n’aurait été capable d’en débattre. Ces questions, taboues et honteuses, on ne les abordait tout simplement jamais. Dans le cas présent, le couple atteignait la quarantaine et le corps de leur mère qui peu à peu se transformait, restait pour eux une interrogation, une énigme. Ils avaient pensé que leurs parents n’étaient plus concernés par ces questions. Pierre les persuada que ce ventre arrondi susciterait à coup sûr nombre de ragots dans le pays et qu’ils en seraient aussi les premières victimes.
Aucun commentaire ne s’en suivit. Chacun mesurait l’infortune de la situation et tous se résignèrent à poursuivre quelque temps encore leur vie atypique et recluse.
Marie vit le jour en juin, toute rose et fraîche. S’il demeurait certain que personne sur le continent n’aurait été en mesure de contester la légitimité de la petite fille, il n’en était pas de même de leurs voisins. Ils remarquaient les absences de Pierre et avaient eu vent de ces marins en perdition, hébergés par Jeanne neuf mois auparavant. Depuis quelque temps déjà, Jeanne cherchait à éviter les regards indiscrets. La mission ne s’avérait pas difficile, personne ne s’était rendu jusqu’à la ferme depuis bien longtemps. Heureusement, l’accouchement ne posa pas de soucis. Une fois de plus, c’est Pierre qui assista sa femme. Le matin, les garçons furent priés d’emmener Lise le long de la grève. Munis chacun d’un casse-croûte, ils ne revinrent qu’à l’heure du souper, heureux du temps qu’ils avaient passé ensemble au grand air, comme si rien d’extraordinaire n’avait marqué cette journée. On avait soigneusement omis de parler du sujet et la présence de l’enfant ne devait pas changer cette règle. Chacun agissait comme si le bébé n’était pas là.
Pierre ne fit aucun effort pour trouver le bois nécessaire à la construction d’un berceau. Cette enfant qui s’imposait à eux ne méritait guère son attention. La malédiction qui entourait la petite fille ne lui offrait même pas l’opportunité de bénéficier du petit lit qui servit jadis à Lise, celui-ci ayant depuis longtemps fourni de combustible à la cheminée. Alors on dégagea une étagère dans le placard de la chambre. On y plaça Marie bien au chaud, entourée de langes, puis on repoussa le battant afin qu’elle s’endorme. En plus de remplacer une nacelle, cette couche improvisée présentait l’avantage de cacher la petite des regards gênants et d’étouffer ses cris aux oreilles indiscrètes.
Lorsqu’elle pleurait trop bruyamment, Jean, lorsqu’il était présent, avait la charge de parler derrière la porte de bois jusqu’à ce qu’enfin, elle se calme. Il n’aimait pas cette pleurnicharde qui les avait retenus dans la prison qu’était devenue pour lui cette île. Parfois, il arrivait que le bébé redouble de cris et de sanglots, alors il ouvrait en grand les deux battants du placard. Le bois grinçait. Il regardait sa sœur fixement en la sommant de se taire sur le champ. Généralement, l’opération portait ses fruits. L’enfant interloquée cessait de hurler. Satisfait, il refermait la porte en bougonnant. Lorsque vraiment la situation ne lui semblait pas maîtrisable, il s’empressait de quérir sa mère qui accourait.
— Maman, viens t’en occuper. Vraiment, c’est pas possible d’avoir du calme avec celle-ci !
— Tu ne comprends rien aux petits enfants, mon pauv’ Jean, répondait-elle alors !
— C’est une enquiquineuse, et voilà tout ! on va rester ici isolés et cloîtrés à cause d’elle. En plus, elle pleure et empoisonne la vie de tout le monde.
— Un bébé, ça pleure pas sans raison ! Elle a sûrement faim !
Ou c’est les dents ! Va donc rejoindre ton frère, je m’en occupe. Et elle le renvoyait à ses occupations.
Pourtant la petite Marie était un bébé sage et attachant. Elle tendait ses bras potelés à Jeanne qui la soulevait doucement et la transportait jusque devant la fenêtre pour lui offrir son sein. Quand le soleil illuminait la cour, Jeanne promenait Marie au creux de son aile en lui montrant les fleurs et les papillons. La petite souriait en gazouillant de bonheur et Jeanne s’attendrissait devant son enfant. Après tout, elle n’était pas responsable des conditions de sa venue au monde. Elle était là, et quand elle la regardait, Jeanne n’avait pas le cœur de la rejeter.
Pierre, au contraire, ne parvenait pas à accepter le bébé. Il représentait une honte pour lui et pour toute la famille et il le repoussait de toutes ses forces. Cette enfant n’aurait jamais dû voir le jour. Elle s’était imposée à la famille, mais n’en faisait pas partie. Il avait assisté sa femme lors de la naissance pour la délivrer de ce fardeau déshonorant. L’idée l’avait effleuré de se débarrasser du bébé d’une façon ou d’une autre, juste après qu’il eut poussé son premier cri. Mais il s’était ravisé. Posant son regard sur le petit visage fripé et hagard, le courage lui avait manqué.
La vie cependant reprit son cours comme si rien n’était arrivé. Nul ne parlait jamais de Marie. Quatre années entières passèrent sans que personne d’extérieur n’eût connaissance de son existence. Elle n’était pas mal traitée, mais on ne la sortait pas. On ne l’emmenait pas jouer près de l’eau et ramasser des coquillages comme les autres enfants, on ne la faisait pas courir sur les dunes balayées par le vent qui rougissait les joues des petits et des grands. Elle jouait dans la cour dissimulée derrière la haie, galopant derrière les poules ou caressant le chien. On la cachait du monde. Elle n’existait pas !
Jean et François travaillaient avec enthousiasme auprès de leur père. Lise aimait coudre, broder et s’occuper de la maison.
À quinze ans, d’une santé fragile, elle manquait souvent l’école du sémaphore et passait beaucoup de temps auprès de sa petite sœur qui la suivait pas à pas le plus clair du temps.
Les distractions étaient rares durant les longs mois d’hivers froids. On s’occupait, les pieds posés au plus près des rebords brûlants de la cheminée en prenant soin de ne pas s’en éloigner, car aussitôt, le froid et l’humidité vous saisissaient par les épaules.
Les quelques habitants des îles, ainsi coupés du monde, n’étaient pas au fait de l’actualité. Ce matin d’août de grande marée, en arrivant au bord de la grève pour la pêche à pied, Jeanne apprit avec stupeur que la guerre était déclarée. Heureusement, pensait-elle, ses fils étaient encore trop jeunes pour y être engagés.
Jean s’insurgea :
— Pour sûr, on est en prison ici ! Le monde pourrait s’écrouler, on saurait rien ! Dès demain, j’embarque pour La Cale. Je veux savoir ce qui se passe.
— Je t’emmène, déclara Pierre. On y va tous les deux.
Le père et le fils levèrent l’ancre à l’aube en direction du continent. Ils accostèrent en milieu de journée et amarrèrent minutieusement l’embarcation le long de l’unique quai. Un calme inhabituel régnait sur le port et dans le petit bourg. Des femmes passaient, l’air sombre, leur panier au coude, la tête penchée en avant.
Les deux hommes marchèrent d’un bon pas jusqu’à l’étal du marchand de journaux, afin de voir de leurs propres yeux, les dernières nouvelles.
— Eh oui mes pauv’, vous savez pas ? l’ordre de mobilisation est encore affiché à la mairie. Tous les hommes concernés sont partis avant-hier. Ils vont vite leur montrer aux Boches qu’on sait défendre notre patrie !
En effet, l’article du journal était clair. La guerre contre l’Allemagne avait bel et bien éclaté. On appelait la population à se mobiliser pour défendre la nation.
Ils se précipitèrent devant la mairie comme s’ils allaient en savoir plus.
— Et moi, s’écria Jean, je veux défendre mon pays, moi !
— Mais t’as que 18 ans ! T’es pas majeur, t’es trop jeune.
— Je vais demander à Monsieur l’maire. Pierre suivit son fils, un peu interloqué.
— Tu peux présenter une dérogation puisque tu as 18 ans, mais il faut l’accord écrit de ton père.
La réponse du maire éclaira le visage de Jean qui fixa son père d’un air satisfait.
— Mais Jean, on a besoin de toi sur l’île ! s’indigna Pierre.
— Ah oui ? Et quand la France sera Allemande, qu’est-ce qu’on fera nous sur cette île de malheur ? Et puis, il reste mon frère, il a dix-sept ans et il peut pas y aller à la guerre, lui. Papa, c’est mon devoir de m’engager. Et puis, je serai vite revenu parce qu’on va gagner.
— Je comprends ce que tu ressens mon fils, mais pense donc à ta mère.
La gravité des évènements qui se produisaient exacerbait la fierté et le sens de l’honneur ancrés dans le tempérament du jeune homme. Il lui semblait impossible qu’il ne participe pas au sauvetage de son pays. Lui, reclus depuis sa plus tendre enfance sur ce bout de terre loin de la société, devait prouver aujourd’hui qu’il était français. Jean se sentait soudain investi d’une mission. C’était en même temps l’occasion inespérée de sortir de son île. Cette pensée, moins glorieuse, il la cachait un peu, mais elle soulevait son cœur et lui donnait des élans de vie.
Des vents contraires rendirent leur retour long et difficile. Ils avaient hâte d’annoncer aux autres les toutes dernières nouvelles. Jean brûlait déjà de revenir, balluchon sur l’épaule, pour rejoindre sa troupe. Pierre se demandait avec quels mots il expliquerait à Jeanne la décision brutale de son fils. Elle était si sensible, si fragile. La guerre, c’était risquer sa vie. Jean en avait-il conscience ? Il était encore si jeune. Comment supporterait-elle une telle nouvelle ? Il tournait et retournait ces mots dans sa tête : c’est son choix et ce sera l’affaire de quelques semaines. Il verra du pays. Il n’y a pas de danger. Après tout, pour l’heure, personne n’était ni mort ni malade. Jeanne comprendrait.
Pourtant, le choc fut grand. Elle se mit à pleurer. Ce danger-là était peut-être plus terrible encore que la mer. Une fois de plus, elle ne possédait pas d’arguments suffisants pour retenir son fils. Poussée par une puissante émotion, elle s’approcha de Jean et les yeux embués, se mit à le serrer contre elle. Elle le voyait si insouciant et vulnérable. Surpris et gêné par ce mouvement qui lui parut incongru, le jeune homme saisit Jeanne par les épaules pour la repousser doucement. Il se sentait honteux, cet élan charnel si inhabituel lui semblait déplacé. Malgré tout, la conscience que les circonstances exceptionnelles méritaient peut-être qu’il accorde à sa mère une indulgence particulière le traversa. Mais il ne se pencha pas vers elle pour lui accorder la grâce d’un geste tendre et Jeanne se contenta de le regarder sans un mot pendant qu’il rassemblait ses affaires. Muni d’une besace garnie de quelques vêtements et d’un bon casse-croûte, Jean reprit la mer dès le lendemain. Il rejoindrait ensuite Brest par le train.
La première lettre ne tarda pas. François se chargea de la lecture. Peu explicite, on sentait que le jeune Jean tenait avant tout à rassurer les siens. Il ne se passait pas grand-chose. Il avait retrouvé quelques gars du Bourg et il se préparait à embarquer sur un navire-croiseur. Il ne faudra pas s’inquiéter si son prochain courrier tarde à leur parvenir. Une fois en mer, les communications deviennent moins faciles. Mais il était en pleine forme et embrassait tout le monde. Le ton était gai et léger. Le jeune homme semblait enthousiaste et heureux. Ceci rassura Jeanne pour un temps.
Sur Penfret, la vie se transformait cependant peu à peu. Des troupes de soldats avaient débarqué et investissaient le fort. On les apercevait arpentant la lande ou défilant au pas de gymnastique.
La clameur et les sifflements des ordres se mêlaient aux cris des oiseaux. Seule, cette nouvelle animation rappelait aux quelques habitants que la guerre était là. Les saisons se succédaient. Marie grandissait et peu à peu on fut bien obligé de la laisser vivre avec le monde. On l’emmena à l’école du phare.
Un beau matin, elle traversa la lande, accrochée à Lise qui serrait sa petite main. Les deux sœurs avançaient courbées, luttant contre le vent. Elles ne relevèrent la tête qu’en gravissant les marches de granit creusées dans le talus qui menaient jusqu’au fort. Les bourrasques passaient au-dessus d’elles et l’odeur âcre du goémon pourri montait jusque dans leur gorge.
Lise s’arcbouta pour ouvrir la lourde porte et poussa Marie devant elle. Intimidée, la petite fille n’osait pas faire un pas de plus. Le gardien et instituteur se tenait derrière un bureau au fond de la pièce faisant office de salle de classe. Une quinzaine d’enfants de tous âges occupaient des chaises bien ordonnées face au maître d’école. Pour certains d’entre eux, l’enseignant était leur père, d’autres arrivaient du sémaphore et plusieurs venaient des îlots environnants. Le silence régnait. Lise enjoignit à sa sœur d’imiter les élèves et de rester sage. Ainsi, propulsée brutalement hors de chez elle, la fillette découvrait le monde qui l’entourait. Personne ne posa de questions. Les interrogations cependant restaient en suspens. D’où arrivait cette petite fille que nul n’avait jamais vue ? Peut-être, pensait-on, l’avait-on fait venir du continent à cause de la guerre ? D’abord peu sociable, elle se révéla rapidement vive et intelligente. Malgré des premiers mois chaotiques où elle se cachait derrière les portes, elle constata d’elle-même comment ses propres attitudes provoquaient les rires des autres enfants. En peu de temps, elle devint la comique de la classe, sachant attirer à elle les faveurs de ses camarades et l’indulgence du maître. Les questions à son sujet s’estompèrent et la vie s’écoula.
Le fils cadet travaillait autant que son père. Il remplaçait son frère avec une égale vigueur et un même courage. Les affaires de la ferme prospéraient. Jean revint en permission pour quelques jours après plus d’un an d’absence. Lise était devenue une vraie jeune fille. En la voyant si fraîche, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de penser combien il était injuste qu’elle ne puisse pas avoir accès au monde en dehors de cet îlot. Comment allait-elle trouver un époux ? Il savait depuis longtemps que le retour de la famille sur le continent serait incontournable, mais aujourd’hui plus que jamais, la question se présentait à ses yeux comme un état d’urgence.
Aurait-il seulement reconnu la petite Marie s’il l’avait croisée sans savoir qui elle était ? Elle n’était plus le bébé qu’il avait laissé, mais une charmante petite fille aux cheveux blonds et bouclés.
Elle avait hésité à embrasser ce Monsieur qu’elle ne connaissait pas. Bien qu’on ait insisté sur le fait qu’il fût son grand frère, elle reculait devant cet homme qui ne sentait pas très bon. Puis, relevant la tête timidement tout en lui jetant un regard bleu furtif, elle finit par lui toucher la joue du bout des lèvres, ça piquait !
François fut à son tour mobilisé lors de l’année 1917. Comme son frère, il embarqua sur un croiseur cuirassé escortant les convois dans l’Atlantique Nord entre la France et les États-Unis. La ferme fut brusquement cruellement vide en l’absence des deux garçons. Les filles se mirent alors au travail, chacune à sa mesure. Il fallait aider même pour les travaux les plus lourds. Personne ne manquait de courage. Pierre veillait à répartir les tâches. Il s’agissait avant tout d’assurer le quotidien tout en veillant à ce que personne ne tombe malade. La seule idée d’avoir à s’enquérir d’un médecin s’avérait être tout simplement inenvisageable. Désormais, Pierre convoyait seul sa marchandise de Penfret vers Concarneau. En chef de famille, il s’appliquait à organiser la subsistance des siens. Il se considérait comme marqué par la chance puisqu’elle les avait placés à l’écart des hostilités. Leur éloignement les préservait des tensions de la guerre qui sévissaient ailleurs dans le pays. Seule la pensée de ses fils au plus près des combats le tourmentait la nuit lorsqu’il ne dormait pas. Il se rassurait cependant en pensant que Jean et François eux aussi, sans doute protégés par la bonne fortune, avaient été envoyés loin des fronts sanglants du nord-est du pays. Mad eo (c’est bien), la chance ne leur tournait pas le dos.
L’armistice avait été signé depuis longtemps déjà lorsque Jean revint. Jeanne, inquiète depuis plusieurs mois, accourut vers son fils. Refoulant sa retenue, elle se jeta malgré tout dans ses bras avec une telle force qu’elle le déséquilibra. Il ne la repoussa pas.
— Enfin ! Je me faisais tellement de soucis. T’as des nouvelles de ton frère ? demanda-t-elle, inquiète.
— Non, mais je suis un des premiers marins de mon âge à être rentré. Il va arriver bientôt.
En effet, trois jours plus tard, François descendit d’une barque de pêche qui le déposa avec son balluchon sur la petite cale près du sémaphore.
On fit des galettes, un vrai repas de krampouezh mad (bonnes crêpes). On parla une partie de la nuit. Intarissable, François relatait ce qu’il avait vu. Plus que les scènes de guerre, il racontait New York où le cuirassé avait fait escale et la famille antillaise où il fut reçu plusieurs jours. Il leur expliqua le déroulement de la vie dans ces contrées lointaines, ce qu’on y mangeait, ce qu’on y pêchait.
— La mer est tellement chaude qu’on rentre dedans en caleçon pour tirer son filet ! Le rhum, ma doué (mon Dieu), ça vous arrache la gorge ! et les femmes, elles ont des robes bariolées et des foulards dans les cheveux.
Marie buvait ses paroles. Comme elle aurait aimé l’accompagner ! Comme le monde devait être grand !
Le gardien du phare qui lui semblait jusque-là être un puits de science, lui apparaissait soudain détenir des connaissances bien modestes en comparaison du savoir de son frère. La petite fille, curieuse et intelligente, était assidue à l’enseignement prodigué par son instituteur de fortune. Elle apprenait vite et bien. Mais la vie sur Penfret commençait à devenir pesante. Elle s’était vite lassée des piques lancées à son encontre par les enfants de l’île qui parvenaient difficilement à apprendre les leçons qu’elle trouvait simples. D’admirateurs de ses pitreries, ils étaient devenus haineux. Elle se sentait de plus en plus exclue, comme à côté du monde, et de ce fait, inculte à propos de ce qui constituait l’actualité. Plus le temps passait et plus les récits de ses frères, au lieu de la divertir, la rendaient triste et morose.
C’est Jean qui le premier s’adressa à son père :
— Tu sais papa, on peut plus rester dans cette île. Faut qu’on parte sur le continent.
— Mais vous venez à peine de rentrer de la guerre ! répondit Pierre.
— Justement, tu te rends pas compte, mais on est retranché ici !
— Oui ajouta François, les filles, elles doivent penser à leur avenir sur le continent.
— Que deviendront-elles, enfermées ici ? Elles se marieront jamais ! renchérit Jean.