Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
"L’héritage – Souvenirs des années 1945-1995" plonge dans les mémoires post-Seconde Guerre mondiale d’une femme qui relate avec émotion son enfance à la campagne alsacienne. Elle partage des anecdotes éclairantes sur son parcours d’adulte, évoluant dans une société en constante mutation. Au fil des pages, elle dévoile ses expériences, ses joies et ses peines, toutes façonnées par un passé révolu, mais jamais oublié. Son attachement indéfectible à la terre et à l’identité familiale, ancré au plus profond d’elle-même, témoigne de sa résilience inébranlable face aux épreuves.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Marie-Rose Elie-Egermann s’inspire de son expérience personnelle pour transmettre aux jeunes générations un modèle de vie social et familial authentique.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 180
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Marie-Rose Elie-Egermann
L’héritage
Souvenirs des années 1945-1995
© Lys Bleu Éditions – Marie-Rose Elie-Egermann
ISBN : 979-10-422-3164-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Jean-Philippe, Laurence, Adeline,
Anissa, Ilhan, Noham,
Camille, Emma, Jade,
avec tout mon amour.
La résilience c’est l’art de naviguer dans les torrents.
Le malheur n’est jamais pur, pas plus que le bonheur.
Boris Cyrulnik
La résilience a guidé ma plume pour tracer une vie remplie de crépuscule et de lumière. Jacques Salomé n’a-t-il pas dit : Nous portons tous des cicatrices de nos blessures de vie… les épreuves, lorsque nous les surmontons, nous font toujours grandir.
Le sentiment de la puissance de la filiation et de la postérité ancré en moi a préservé mes souvenirs, bribes d’une vie en Alsace après la Seconde Guerre mondiale. Au fond de moi, la pensée du poète : S’il y a une chose dont je me souviens, c’est que tout ce que j’ai oublié n’est jamais vraiment parti. Sur chaque sol qui m’a accueillie j’ai planté un arbre, à chaque fois l’arbre de vie qui est le mien, qui est celui de la famille.
Fille de la campagne, j’ai hérité de la richesse de la nature, de son perpétuel renouveau et de l’exigence de la terre généreuse. La vie d’Andréa en est pétrie.
À l’aube de l’automne de sa vie, une femme revient sur son sol natal à la recherche de ses racines.
Mais le jardin du temps passé n’est plus et les fondations de la maison de son enfance sont scellées par le macadam.
Les enfants qui jouent au ballon aperçoivent l’étrangère et la voient se pencher pour cueillir le myosotis à la lisière de la place goudronnée et du sentier qui monte vers l’église. Durant quelques instants, leurs regards la suivent : elle porte la fleur bleue à son visage puis la silhouette disparaît au détour du chemin qui mène au ruisseau.
Andréa est à la recherche de l’endroit où les saules de la berge l’abritaient jadis des intrus, le retrouve puis s’y assied, la fleur du souvenir qui lui souffle « ne m’oublie pas » dans sa main frémissante.
La source n’est pas tarie, le ru n’a pas achevé sa course vagabonde à travers les champs, il caresse toujours les galets qui paressent sur son lit de sable fin, la tourterelle comme autrefois roucoule dans son nid, le pivert frappe inlassablement l’écorce de l’arbre et le ragondin continue de se faufiler subrepticement entre les roseaux.
Le souffle vibrant de l’air empreint d’odeurs minérales, âmes des pierres disparues, enveloppe Andréa qui achève apaisée son parcours. Et elle se souvient, se souvient d’images qui se chevauchent, se déplacent, se côtoient et s’emboîtent maintenant comme les pièces d’un puzzle. Ses souvenirs sont maintenant à portée de main et ses doigts les emprisonnent pour mieux retenir le temps jadis.
Jadis… la brise, le vent, la tempête ont effeuillé des centaines de pages de vie. Pages blanches, pages noircies, pages en filigrane, carnets blancs, carnets roses, recueils de joies, de souffrances, de souvenances et d’oublis.
Toutes ces pages sont accrochées à l’arbre de vie que la femme enracine définitivement dans la fertilité du sol familial. Avec l’espoir que de magnifiques bourgeons éclosent encore le printemps venu, s’épanouissent et mûrissent au fil des saisons, avec l’espoir que le pollen de chaque corolle reproduise le meilleur à l’infini.
Itinéraire d’une enfant de la campagne
Entre l’ombre et la lumière
Une petite fille blonde serre dans ses bras un poupon en celluloïd. Elle admire ses yeux bleus aux cils dessinés, ses joues rebondies, ses lèvres douces et charnues, son corps potelé. Le premier cadeau dont elle se souvient. Cadeau de celui qui se tient en face d’elle, souriant. Habillé d’un uniforme aux boutons métalliques, ronds, scintillants, fascinants, il semble partager la joie de l’enfant. Mais ce regard étranger qui la fixe fait monter progressivement en elle une peur obscure. Cet homme paraît être un danger déguisé. Telle une flèche, elle traverse la cour de la ferme pour se réfugier dans un endroit familier et sécurisant : la cave aux voûtes légèrement suintantes où flotte une douce odeur de moisissure. Elle se recroqueville sur son matelas sans lâcher sa poupée, le souffle haletant. Son petit cœur bat à se rompre, ses oreilles bourdonnantes guettent le moindre bruit, ses prunelles affolées essaient de percer la semi-obscurité qui court sur les marches de l’escalier. Durant un long moment, elle reste ainsi sur le qui-vive, puis demeure prostrée. Des voix tonitruantes à l’accent rauque, mêlées au bruit des bottes et des sabots de chevaux, sortent la petite fille de sa torpeur. Elle distingue la voix familière de ses parents parmi tout ce tohu-bohu. La fillette étant rassurée, son petit corps se détend pour s’arrondir en position assise, ses minuscules jambes engourdies se déplient lentement, puis prudemment, s’aventurent jusqu’à la porte entrouverte. Ses yeux écarquillés captent des images indélébiles : des géants bottés poussent des chevaux vers la sortie de la cour avec une vivacité brutale, suivis par une espèce de bolide pétaradant où s’agitent des formes vociférantes. Une énorme masse sombre se met enfin en branle, accompagnée par le cliquetis métallique de ses entrailles.
Andréa comprendra, beaucoup plus tard, avoir assisté à une scène de la débâcle de l’armée allemande : la levée du cantonnement, le départ des soldats ennemis de la ferme pour rejoindre les rives du Rhin, accompagnés de quelques officiers de la cavalerie, suivis par la cantine militaire et la cuisine roulante de campagne.
***
L’armée allemande, la guerre…
Un vrombissement sourd pénètre les nuages, enfle la voûte céleste, inonde l’atmosphère. Le tocsin du village au timbre perçant monte crescendo.
Les parents hurlent :
— Les avions allemands ! Vite à la cave !
La cave creusée dans la terre nourricière est devenue l’ancre de salut. La famille reste dans une attente insoutenable ; ils sont blottis les uns contre les autres tremblants ou tétanisés. Puis, un murmure s’élève lentement, une prière au Dieu tout-puissant. Progressivement, la terreur de la petite fille se trouve adoucie et elle arrive à ouvrir ses paupières soudées par la peur. Les parents, yeux clos, mains jointes, visages graves continuent à invoquer le Sauveur.
L’enfant se laisse bercer par la mélopée. Enfin, le silence, le silence précaire des murs ourlés de mousse blanchâtre qui s’effiloche sous la tonalité de la sirène annonciatrice de la fin de l’alerte.
Dans la nuit, le ciel sanguinolent reste embrasé par les lueurs meurtrières de l’explosion des bombes dans un village voisin.
***
Après moult alertes, la vie semble devoir reprendre son cours. Un matin de printemps, après des jours et des nuits de mortelles angoisses et privations, Andréa voit tomber du ciel couleur azur, au gré du souffle tiède de l’air, une myriade de lamelles argentées libérées par un avion allié qui veut dérouter l’ennemi. Ravie, elle ouvre ses petites mains, qui cherchent à saisir ces trésors inattendus et capricieux. Elle court, s’arrête, saute, repart à droite, à gauche, en avant, en arrière… Quelques papillons scintillants se laissent prendre au piège de l’innocence. Ils vont rejoindre dans une boîte secrète des fragments de mosaïque aux couleurs nacrées, vestiges d’un proche passé encore présent. Les vitraux de l’église du village, ébranlés par la violence des bombardiers allemands, se sont brisés en mille morceaux. Le sol du jardin en est jonché, tapis d’ombre et de lumière qui accroche la curiosité de l’enfant. Minutieusement, elle choisit et rassemble ce qu’elle considère être ses pierres précieuses. Le sinistre s’est mué en bonheur sous la magie du soleil printanier et d’un regard limpide.
Magique aussi, la première vision de ce fruit inconnu à la couleur chatoyante, au parfum à nul autre pareil. La petite fille tend la main. Le contact délicieusement granuleux de l’agrume lui donne envie d’y mordre comme dans une pomme appétissante. Le goût de la première orange est amer jusqu’à ce qu’elle découvre qu’il faut la peler. Alors, elle se goinfre des quartiers de fruit succulents et odorants dont la saveur lui est restée. Tout comme lui est resté le goût du sucre et du chocolat dont elle est privée. Mais un jour elle déniche dans la maison natale, dans un coin obscur du palier, la boîte renfermant les douceurs rares. À compter de ce moment-là, elle déjoue régulièrement la vigilance maternelle. Pareille à un petit animal rusé et affamé, elle s’approprie des portions indues. Mais l’autorité parentale retrouve tous ses droits quand force est faite à l’enfant d’avouer son forfait !
***
Andréa a quatre ans et c’est la fin de la guerre. Les troupes américaines font une entrée triomphale au village. Les habitants et la fanfare saluent les héros. Gagnée par l’euphorie collective, elle se voit, vêtue du costume local, agiter frénétiquement le fanion national associé aux couleurs américaines. Rires et chants s’entrelacent aux accents des vainqueurs parfumés d’orange et de menthe, jusqu’à plus ni soif ni faim.
Le village revit après quatre années d’agonie.
***
Une paire d’années sépare Andréa de la libération de la France par les Forces alliées. Ses cheveux sont toujours blonds et sa frimousse pouponne, mais elle a grandi. Elle fréquente maintenant l’école communale à classes uniques, tout comme ses deux sœurs aînées. L’apprentissage de la langue française est laborieux, car elles ne connaissent que le dialecte, le « parler français » étant proscrit durant l’occupation allemande. Les souvenirs de sa première année de scolarité sont pénibles. Andréa garde, au tréfonds de sa mémoire, les traces de la baguette de la religieuse. Celle-ci ne lésine ni sur la quantité ni sur la qualité des coups portés. « Pour le plus grand bien de l’écolière », dit-elle aux parents.
— Toi, au tableau !
D’un geste redoutable, la soi-disant sainte femme fait courir son bâton vindicatif sur d’épaisses lettres diaboliques qui affolent l’esprit. Malgré la bonne volonté d’Andréa, la séance de lecture s’achève en séance de torture dont elle sort l’âme et le corps meurtris. Le corps essentiellement : ses mollets sont rompus par la force rigide de la punition. « Punition bien méritée » ne se prive pas d’ajouter la tortionnaire.
Les jambes de la petite fille semblent être, par ailleurs, un lieu de prédilection pour la souffrance. Ainsi, les morsures de la laine rêche des bas imposés, aussi bien par la rigueur du climat que par celle de sa mère, ne cessent de la tourmenter.
Tourment, aussi, que celui de la messe matinale qui ponctue ses réveils d’une sourde révolte. Affronter le regard courroucé et le verbe acerbe des religieuses qui comptent le nombre de brebis égarées, donc absentes, est une rude épreuve pour Andréa. N’empêche que les années passant, devenue jeune fille, elle se sent attirée par un mysticisme religieux…
Des résultats à peine satisfaisants sanctionnent la première année de scolarité d’Andréa, des résultats honorables les années suivantes. Et suprême fierté : le parchemin, frappé aux écussons et au sceau de l’Académie, atteste qu’elle a été jugée digne d’obtenir le Certificat d’Études Primaires. Ce certificat permet l’accès au collège cantonal. Les nantis sont orientés vers l’enseignement appelé secondaire dès l’âge de onze ans. Les autres, de condition modeste, mais titulaires du C.E.P. comme Andréa, intègrent une classe de cinquième à l’âge de quatorze ans. Qu’à cela ne tienne ! Son esprit de compétition grandit avec elle, ainsi que la rage d’être parmi les meilleurs voire la meilleure l’habite.
Que de temps passé à ânonner l’alphabet récalcitrant, à maîtriser les caprices de la langue française, à découvrir les arcanes des opérations de division et de multiplication des chiffres ! Diviseur, dividende, quotient, unité, produit… autant de spectres qui hantent ses cauchemars… Une tunique sombre qui frémit, une cornette aveuglante qui tremble, des mains redoutables qui maltraitent l’ampleur de l’habit, un regard inquisiteur qui foudroie, la nonne sonne le glas pour l’enfant : elle doit s’exécuter, exécuter l’opération inscrite en chiffres pâles sur le tableau noir. Avec l’énergie du désespoir, elle rassemble ses dernières forces pour ne pas capituler. La déroute annoncée devient victoire !
L’heure consacrée au travail manuel est d’emblée un moment privilégié pour l’écolière ayant déjà été initiée par sa mère. Les tracés de canevas n’ont plus de secrets pour elle. L’aiguille, au bout arrondi et au chas large, se prête aisément à l’enfilage des bouts de coton soyeux qu’elle affectionne. Elle s’applique à donner vie à la toile blanche et rigide : une multitude de petites croix colorées, isolées ou groupées, tapisse progressivement le support stérile transformé en une toile féconde.
Au fil de l’apprentissage de la lecture, la bibliothèque de l’école représente un havre de délices pour Andréa. Un lieu délictueux aussi puisqu’il lui arrive, affamée de mots et d’aventures, de subtiliser deux livres de bibliothèque à la place du livre hebdomadaire autorisé. L’aventure se prolonge durant de longues soirées d’hiver : assise à même le sol derrière le poêle, elle dévore des pages et des pages à la lueur d’une lampe défaillante, s’abreuve d’images au son du crépitement de la flamme. Mais le bois agonise, l’âtre s’éteint et le froid l’appelle à la raison, tout comme la voix de sa mère :
— Il est tard, va te coucher.
Elle rejoint ses sœurs déjà dans les bras de Morphée.
***
Les pensées d’Andréa continuent à vagabonder : son père, sa mère, ses sœurs, le frère tant désiré par le père, mais qui n’est pas encore né, grand-père…
Surtout grand-père, homme voûté et frêle, mais néanmoins impressionnant.
— Petit diable, va me chercher du vin à la cave, demande-t-il souvent à sa petite fille.
Complice du penchant trop prononcé selon ses parents de grand-père pour le « petit rouge », elle est récompensée par un sou. Mieux encore : il lui dévoile le contenu insolite du coffret dont il est dépositaire, à savoir une infinité de boutons de vêtements… ! Le très vieil homme, aux manies étranges, lui demande de garder le secret sur sa collection comme s’il s’agissait du trésor des Templiers ! Elle est fière de sa confiance. Il sera toujours temps de lever le voile à la demande expresse de maman. Celle-ci feint de ne pas s’apercevoir de l’effraction de sa boîte à couture, car elle en connaît vraisemblablement l’auteur. Mais elle ignore que son bien a fructifié grâce aux efforts de grand-papa. Le nez chaussé de lunettes, l’échine plus que jamais courbée, les bras croisés dans le dos, il sonde le sol du regard à la recherche du précieux objet. Le hasard clément et généreux daigne quelquefois combler sa persévérance.
Le souvenir de l’aïeul marquera à jamais le subconscient d’Andréa, car s’y rattachent ses premières notions de vie et de mort. Apprentissage qui aurait pu être traumatisant pour l’enfant sans son sens inné précoce du dévouement et du dépassement de soi-même.
***
La mère fait des recommandations à la fillette âgée de huit ans :
La porte claque, les parents s’éloignent avec la charrette à foin. Le vieil homme et l’enfant sont maintenant seuls dans la chambre obscure où flotte une odeur entêtante de camphre et de chair meurtrie, « une odeur de mort », dira-t-elle plus tard. Assise sur un lit de fortune, transie de peur, elle éprouve une envie quasi irrésistible de fuir ce lieu lugubre, mais des sentiments intenses la retiennent. Elle ne peut abandonner grand-père à son sort, seul. Grand-père qui n’est plus qu’une ombre dans la pénombre, un corps malade, une respiration haletante. Respiration dont elle écoute attentivement le souffle, corps dont elle suit scrupuleusement les mouvements.
Cela dure, lui semble-t-il, une éternité. La porte s’ouvre enfin, laisse entrer un souffle d’air frais, un rayon de lumière. Andréa sort de son état devenu léthargique au rythme du balancier de l’horloge. Elle prend conscience de sa délivrance. Cependant, une angoisse la tenaille, ne s’est-elle pas endormie, n’a-t-elle pas laissé grand-père mourir seul ? Soulagée, elle entend le murmure de sa voix sans toutefois pouvoir distinguer une syllabe. Mais elle voit sa mère soutenir le corps chancelant, lequel au prix d’un effort extrême, arrive sur le seuil de la porte ouverte. Grand-père regarde une dernière fois la récolte que les parents d’Andréa viennent de rentrer. Elle revoit le regard intense du vieillard, son sourire radieux et infini. C’est la dernière vision qui lui reste de l’être arrivé miraculeusement jusqu’à cette porte. Grand-père a refermé le livre de sa vie, sans oublier de transmettre à l’enfant le message de la page finale, ultime offrande à celle qu’il a tant chérie : une vie s’achève, mais la vie continue, perpétuée par et au-delà des actes du quotidien de chaque membre de la famille.
Les cloches aux tonalités lugubres sonnent le glas. Flore essaie vainement de consoler Andréa. Celle-ci avec une pudeur farouche fuit les bras protecteurs et se réfugie sous la table de la cuisine, semblable à un animal blessé, pour étouffer ses sanglots et cacher sa souffrance. Elle a mal, si mal… Elle a l’impression que son cœur va éclater.
Les croque-morts descendent avec difficulté le cercueil dans lequel gît grand-père. L’escalier est étroit et les marches sont raides.
Puis le vide… Andréa ne se souvient pas de la suite de la cérémonie. Le refus de la perte de l’être cher a amputé sa mémoire.
***
Quelques années plus tard, Andréa se trouve de nouveau face à la mort implacable. Un soir de mai, l’adolescente insouciante descend de l’autobus qui la ramène du collège. À peine a-t-elle fait quelques pas qu’un gamin du village s’approche d’elle pour lui asséner la terrible nouvelle :
Malgré le choc ressenti et encore incrédule, elle demande des précisions qui lui sont apportées sans hésitation par le funeste messager à la cruauté inconsciente. Les mots se bousculent dans sa tête : accident, charrette, chute, nuque brisée… Subitement, son corps se vide de toute substance. Les larmes ravagent ses joues exsangues, ses lèvres blêmes ne laissent plus sortir aucun son, ses membres se glacent. Puis machinalement, elle se met à bouger, pantin désarticulé, mais réanimé par les ficelles du destin : elle court maintenant, elle court haletante, oppressée par la douleur, elle court vers la souffrance de la mort.
Dans la maison familiale règne un silence atroce. Son père, sa mère, ses sœurs aînées l’accueillent, les visages douloureux, les yeux rougis, les voix brisées. Ils la conduisent à la chambre. Un parfum lancinant flotte dans la pièce : sa sœur cadette Germaine repose entre les fleurs blanches du jasmin qui ornent sa couche mortuaire. Sans la couleur de sa peau d’une singulière blancheur, ses yeux clos dans un visage diaphane, ses petites mains rigides jointes en un geste de prière, Andréa aurait pu croire que sa sœur dort.
Elle s’approche du petit corps immobile pour lui prodiguer une caresse désespérée. Ce contact froid la fait frissonner malgré elle ; sa sœur est bien morte. Andréa pose un dernier regard noyé de larmes sur le visage bien-aimé puis se jette dans les bras de ceux que la douleur rapproche.
***
L’adolescente surmonte difficilement son chagrin et entame un cycle scolaire perturbé par des obsessions morbides. L’idée de la mort la hante, d’autant que son père souffre d’une maladie cardiaque. Les crises d’angine de poitrine sont de plus en plus fréquentes, la boîte de pilules blanches est ouverte de plus en plus souvent. Mais son père ne veut entendre raison. Il ne peut arrêter l’exploitation agricole qui lui permet de nourrir sa famille, il ne veut y mettre un terme, car son métier est sa raison de vivre, ne refusant pas de payer le tribut à la vie.
Homme laborieux de la campagne, il meurt aux alentours de la cinquantaine, le cœur et le corps brisés par des décennies de travaux harassants.
Il meurt sans savoir qu’il a légué un fabuleux héritage à ses enfants : le sens du devoir, la notion d’endurance, l’amour du travail bien fait. Non pas en utilisant le verbe ou la lettre, mais par la force et par la force des choses. Il meurt humblement dans les champs qu’il a tant aimés, par un trop bel après-midi de septembre, terrassé par une agonie brutale et assisté par sa femme, Line et Andréa.
Dans l’humble village de l’Est de la France, la vie de la famille est rude tout comme pour la plupart des familles de paysans de la localité : les exploitations agricoles sont trop petites pour être rentables, les parcelles de terre familiale dispersées aux quatre points cardinaux, le matériel agricole est rudimentaire. C’est l’après-guerre.
La polyculture impose ses exigences à la cadence des saisons.