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"La constante de planque" relate l’histoire de Marie, déterminée à sauver son petit commerce en déclin, avec une résilience admirable. En partageant son expérience en tant qu’autiste Asperger, elle explore les défis quotidiens d’adaptation dans une société remplie de normes complexes. Toujours en quête d’acceptation, elle raconte avec humour comment elle a navigué dans les méandres de la vie d’adulte malgré les obstacles et les douleurs.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Le parcours de
Marie Variéras fut chaotique, mais enrichissant. La lecture et l'écriture sont devenues son refuge, lui permettant de communiquer sans crainte. Elle affectionne les mots et jongle avec eux pour créer un univers à son image : sensible, drôle et parfois tragique.
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Marie Variéras
La constante de planque
© Lys Bleu Éditions – Marie Variéras
ISBN : 979-10-422-3498-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Je suis plutôt doué pour faire l’humain en mode émulation.
Elon Musk,
Saturday night live du samedi 8 mai 2021
***
L’humour ne se résigne pas, il défie.
Sigmund Freud,
Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient
Mettre de la distance, ne pas se laisser grignoter comme la terre sous les rouleaux de l’océan, comme la matière sous les effets du temps.
J’allais larguer Palmarosa dans le néant de l’oubli, tombée comme tant d’autres sociétés à la dérive. C’était acté dans mon esprit : clair, net, réfléchi. Néanmoins, en cet instant, sur ce tremplin que je m’offrais au pied de cet immeuble Haussmannien, mon sens de l’orientation m’avait abandonnée. Il me tournait le dos depuis près de cinquante ans d’errance existentielle.
S’adapter et s’adapter encore. Adopter la norme et l’adopter encore.
Je me sentais perdue. Perdue sur cette terre en perpétuelle rotation, dans cette France incomparable, dans ce Paris luxuriant, dans mon corps si fort et si fragile. Plus de repères. Dans quel sens devais-je me diriger pour rejoindre le R.E.R. ? Je ne savais plus. J’avais tranché pour mon destin, connaissais à présent le chemin à suivre… mais ne savais plus comment rentrer chez moi. Plus de prise de terre, l’espace à déchirer sans aucun repère.
Ce choix de vie qui prenait naissance occupait sans doute trop d’espace dans mon esprit pour réserver un modeste recoin à l’acte présent. Mais était-ce réellement cette décision cruciale qui m’imprégnait tout entière ou bien était-ce autre chose ? Cette autre chose impalpable, qui vous attrape tout entière, qui s’infiltre en vous et qui palpite en tout. Cela ressemblait fort à cet élan fougueux que l’on ne maîtrise pas et qui maîtrise tout en soi.
Je sentais bien cette sensation mystérieuse, si excitante et si fertile, trop envahissante et trop futile, qui m’avait abandonnée depuis bien des années, me laissant seule au bord de la route le ventre vide et l’âme chargée.
J’étais plantée là, telle une gourde vide, telle une fleur livide, fantôme de moi-même devant cet immeuble haussmannien magistral et majestueux. Toute petite gamine de cinquante ans, écrasée par l’ombre rutilante de ce colosse aux pieds de pierre taillée qui abritait un cabinet d’avocats de renommée internationale. Je me sentais insignifiante, impuissante et transparente, la confiance m’ayant lâchement tourné le dos depuis ce jour frissonnant de ma naissance et désormais, l’éclat du diamant ne me renvoyait pas vraiment son rayonnement.
Clément venait de me conseiller de remonter l’avenue en direction de la Seine, tournant le dos au magistral Arc de Triomphe.
Le triomphe m’avait tranquillement abandonnée ces dernières années, me laissant pâle et résignée ; cependant, contre toute attente, je crois bien que l’arc fatal de Cupidon venait de me décocher sa flèche en plein cœur. Un cœur savamment emmuré pour échapper aux échecs récurrents et aux flèches assassines, qui me laissaient un arrière-goût d’amertume prête à massacrer mon plus délicieux festin. La colère grondait en mes tripes sans savoir s’exprimer sainement.
Telle une somnambule, la tête comme plongée dans un robot-mixer, flèche plantée dans le cœur, je m’appliquai à remonter l’avenue, catapultée hors de mon espace-temps. Mon « automatisme cartésien extravagant », qui représente ma véritable signature comportementale, me remit rapidement sur les rails de la réalité. « Bonjour, espace-temps, mon espace à moi ponctué par le tic-tac de mon horloge à jamais déréglée ! Accueille-moi dans tes bras, moi l’esclave du devoir et des horaires bien établis. »
Je consultai ma montre bien fatiguée mais toujours d’attaque pour me rendre service. Ma plus fidèle amie se laissa déshabiller pour m’exhiber son cadran immaculé et se laisser caresser par le lourd rayon de soleil de ce mois de juillet.
18 h 45. Dix-huit heures quarante-cinq ? Je crus rêver. Comment avais-je pu rester si longtemps en mode « pause » ? Deux heures aspirées hors de mon quotidien. Épargnées, mais sauvegardées sur mon disque dur. Deux heures d’entretien zappées de tout contrôle. Sans calculs ni résistances, sans pressions ni insistance.
Moi, minuscule atome bouillonnant d’énergie, perpétuellement en autocontrôle pour ne pas me faire éjecter de ma trajectoire, je venais visiblement de la quitter. Une force magnétique m’avait sans doute attirée vers une nouvelle orbite où le contrôle n’a pas sa place. Impossible de se planquer derrière mes artifices de pacotilles et mes automatismes exacerbés.
Je venais de retrouver Clément, un ami de scolarité, perdu de vue depuis des décennies.
Clément ? Ah, Clément…
Nous avions partagé la même classe, de la sixième à la terminale. Notre proximité ne se limitait pas au seul parcours scolaire puisque nous avons cheminé ensemble, chacun à notre rythme sur le chemin tortueux de l’adolescence : lui, tortue, moi, lièvre. Ensemble, nous allions à l’aumônerie du lycée, avons participé à des fêtes, partagé des vacances aux sports d’hiver et camping et randonnées… en somme, nous étions si souvent côte à côte, à se frôler, sans jamais se toucher, sans se dévoiler, ne laissant aucune place à une réelle proximité intime. Nous avons traversé ces années de jeunesse avec pour unique passerelle la déconne et l’humour.
L’humour, ma cage dorée, ma planque adorée, rempart pour me protéger, pour ne pas avoir à me mettre à nu. L’humour pour contourner les modes, pour détourner les codes.
Ma tactique instinctive, ma technique incisive.
Tous ces kilomètres de vie avalés en tandem et pourtant, je ne l’ai pas vu. Ou plus exactement, je ne me suis jamais risquée à le regarder. Ma bulle protectrice a roulé à ses pieds sans jamais éclater et il ne s’est jamais baissé pour la ramasser. Terrible constat qui me tombe dessus et pourrait bien me réduire en bouillie : je crois bien que je suis passée à côté. À côté de lui, à côté de moi-même.
Si insouciante et fixée sur un autre dans mes rêves de gamine ombrageuse et solitaire, ces premières années de scolarité. Encore davantage excentrée de moi-même les (morbides) années suivantes sous l’emprise de cette maladie sournoise et destructrice qui avait fait de moi l’ombre de l’ombre de moi-même et surtout pas une femme. Elle m’avait neutralisée, rendue aveugle, encore plus infirme de mes sens, encore plus amputée d’émotions, encore plus handicapée de la vie. La môme néante, ni moi-même, pas plus qu’une autre. Errante et transparente.
Bien que le pathos se soit dressé entre nous, Clément était resté à mes côtés, silencieux, spectateur impuissant comme tous, à me regarder chuter toujours plus profondément dans les abîmes de l’enfer. Peut-être avait-il alors le cœur serré, les yeux humides… sans pour autant me tendre sa main. J’ai beau refaire le film encore et encore, décomposer les scènes, les images, les sensations, je me heurte frontalement à un point d’interrogation géant, qui me nargue avec sa grosse tête et son point final en bout de queue : quelle était donc la nature de l’onde qui transitait de lui à moi et de moi à lui ?
Aujourd’hui encore, je serais bien incapable de trouver réponse à cette question mystère. Je n’en ai pas les codes et toutes ces interactions intimes m’échappaient, m’échappent et m’échapperont encore. C’est écrit, c’est transcrit.
Pour autant, le vendredi précédent, ce jour de juillet impitoyablement écrabouillé par l’irradiation massive du soleil, je ne me posai pas encore la question.
Lorsque je pris la décision d’appeler à l’aide Clément, c’est à Palmarosa que je pensais et non à moi-même. Je sentais mon cœur battre à m’en décoller la plèvre, impulsée par l’idée folle d’escalader ce mur infranchissable que Palmarosa avait dressé face à moi, qui m’isolait chaque jour un peu davantage de « la vraie vie », des autres, des plaisirs banals de l’existence.
Je me jetai à l’eau, vidée.
Téléphone collé à ma feuille de chou bouillante, prise en tenaille entre ma caisse sur comptoir et pains bio sur présentoir, je composai fébrilement son numéro professionnel. J’avais déniché les coordonnées de son cabinet d’avocats premier choix, via Internet. Je savais par avance qu’il était spécialisé dans les litiges entre sociétés et donc roué à l’exercice rébarbatif des procédures administratives.
Liquidations judiciaires, droits des salariés, contestations de créances et autres embrouilles du business lourdingue ne devaient avoir aucun secret pour lui. J’avais des haut-le-cœur en imaginant les tonnes de textes administratifs et juridiques bien indigestes qu’il avait dû se résoudre à avaler pour pondre ses plaidoiries. Moi qui ne me nourrissais que de sommes à quatre chiffres maxi, de facturettes poids plume, il devait en bouffer des montants à sept ou huit chiffres au compteur.
Néanmoins, malgré le décalage de « notoriété » qui existait entre ses méga clients et ma micro S.A.R.L. Palmarosa, j’ai frappé à sa porte. J’étais persuadée qu’il ne ferait qu’une bouchée de la problématique de Palmarosa car « qui mange un bœuf mange un œuf »… et puis, j’étais convaincue que toutes ces décennies d’éloignement n’avaient rien entamé de notre fraternité.
Notre prise de contact téléphonique avait été amicale, complice et j’avais ressenti de sa part cette étreinte protectrice inespérée, exacerbée par son calme, qui flirtait dangereusement avec l’affection. À force d’encaisser les coups, fragilisée par une cruelle indifférence généralisée, je fus alors déstabilisée puis happée par tant de compréhension sincère et carrée. Dès sa première phrase « que puis-je faire pour toi ? », je me suis sentie étrangement bien, comme enveloppée dans un cocon régressif et sécurisant.
Je lui avais synthétisé ma situation professionnelle actuelle. La minuscule S.A.R.L. Palmarosa à l’agonie. Un petit commerce de produits naturels et biologiques bouffé par la concurrence émergente, rugissante et menaçante. Dans ce marasme déstabilisant, je m’épuisais à zigzaguer entre les mines stratégiquement enfouies par mes adversaires commerciaux. Moi, microscopique gérante, ratatinée par l’épuisement, asphyxiée, quasiment engloutie par cet océan déchaîné de la concurrence qui mène une guerre des prix impitoyable. Grandes et moyennes surfaces bio, grande distribution, sans oublier l’arrogant e-commerce : tous s’y sont mis pour me mettre à bas sans pudeur aucune.
Combien d’heures passées à me battre avec mon cabinet immobilier, le franchiseur, les fournisseurs, la banque, les administrations diverses et variées, les livreurs, les clients de plus en plus exigeants, les squatteurs de parking champions des plaidoiries les plus improbables. Sans parler de l’inondation de juin 2016 qui s’était invitée dans mes locaux, un cambriolage, une grosse arnaque, une tentative de hold-up, ce chèque caduc censé régler mes quinze bouteilles de champagne grand cru. Et que dire du rat d’eau venu ramer en toute arrogance dans mes locaux, escorté d’une poignée de souris délurées venues festoyer à l’œil dans certains rayons. En somme, le quotidien ingrat d’un petit commerçant de banlieue parisienne.
J’avais viscéralement besoin de trouver un appui pour reposer cette tête prête à exploser, asphyxiée par les émanations de l’urgence et de l’angoisse du lendemain. Je savais que Clément pourrait incarner ce guide qui me conduirait tout naturellement à envisager puis concrétiser cette rupture de vie.
Seule, bouffée par ce burn-out latent, je me sentais impuissante pour prendre quelque décision qui soit. Dépôt de bilan ? Liquidation judiciaire ? Autant de solutions barbares dont j’avais même du mal à saisir le sens exact et que je ne parvenais pas à envisager pour ma Palmarosa. Je pensais alors que cette décision signerait un échec cuisant que mon orgueil génétique et légendaire aurait de la difficulté à digérer ne laissant aucune place à la fierté de m’être battue jusqu’au bout, d’être restée debout, ainsi qu’au soulagement de m’évader de cette sombre prison pour voler vers d’autres horizons plus ensoleillés.
Je comptais sur Clément et sur sa bienveillance pour m’aider à trancher enfin dans le vif, d’un geste précis et professionnel. En cet instant de tourmente, j’attendais qu’il me jette une bouée de sauvetage et c’était bien inédit puisque je me bornais à ne faire que des nœuds sur toutes les cordes ou amarres que l’on me jetait : la confiance en les autres m’était devenue encore plus étrangère ces dernières années de cuite professionnelle.
Au son de la voix enveloppante de Clément, j’avais instantanément senti que je pouvais lui accorder cette confiance, ainsi immergée dans le lourd sommeil de « la Belle au bois dormant »… qui ne rêvait plus depuis longtemps.
À ma grande stupéfaction, il me proposa une rencontre à son bureau le lundi suivant, à 15 h.
— Tu peux te rendre à Paris ? Ça ne te pose pas de problème ?
Je restai interloquée par ces questions médico-psychopathologiques et me suis franchement demandé s’il ne me prenait pas pour une handicapée physique ou motrice. Néanmoins, curieusement, ma susceptibilité exacerbée se dissipa instantanément. Je lui accordai le doute quant à ma capacité de maintenir mes pieds solidement ancrés dans la réalité.
Il m’avait vue culminer au sommet, puis dévisser jour après jour dans une crevasse où la glace me tranchait cette chair qui disparaissait à vue d’œil. Il n’ignorait rien, je l’imagine, de mon parcours ultérieur, si chaotique, ballottée d’une grande école d’ingénieur en services psychiatriques, réanimation, cabinets de psy… rescapée de l’enfer, à jamais en rémission de moi-même. Il pouvait bien tout imaginer, concernant l’épilogue de cette folle aventure.
— Oui, je peux encore me déplacer, je ne suis pas si handicapée que cela… pour un peu, je parais presque normale.
Il avait souri, déstabilisé ou désarmé : je le savais bien sans même le voir… comme avant. Le monde s’était métamorphosé sous le diktat implacable du temps qui fuit, il avait raboté de trois dizaines d’années nos vies ainsi amputées de leur fraîcheur, mais avait visiblement laissée intacte notre complicité.
Quand je raccrochai, j’avais déjà tourné la page obscure de la petite S.A.R.L. Palmarosa et qui sait, déjà attaqué un nouveau chapitre de mon existence.
J’atteignis Paris, Place de l’Étoile, ce lundi 12 juin vers 14 h 15. La bouche de métro me cracha dans l’air étouffant de ce Paris asphyxié.
La place légendaire fourmillait de touristes poisseux, avides de se régaler des merveilles culturelles, architecturales et gastronomiques dont Paris regorge à l’envi.
Je quittai ma veste de toile bleu marine, exhibant ma peau laiteuse qui se laissait si rarement caresser par les rayons câlins du soleil. Comme à l’accoutumée, je n’avais pas mis le paquet sur l’élégance, mais au moins, je croyais me sentir moi-même : ado attardée, naturelle et passe-partout. Blue-jean, tee-shirt blanc imprimé, baskets, lunettes rondes et longue natte brune : ma panoplie fétiche, inchangée à quelques détails près, depuis cinquante ans. Temps figé et constance obligée : la planque idéale, assurée et assumée.
Moi, brindille sans talons ni jupe sexy, sans gros seins ni déhanchement suggestif, sans maquillage clinquant ni artifices de séduction. Femme ado, femme pseudo, un rien garçon manqué… c’est toujours une fille de gagnée.
Je repérai la rue Marceau et la remontai, vaguement tendue, jusqu’au numéro recherché. L’immeuble se dressait là, impressionnant de classe et de cachet.
Je rougis en mesurant mentalement le décalage obscène qui existait entre la misère de mon logement et le luxe assumé de cet édifice imposant. Le temps avait fait son œuvre, offrant une pluie d’étoiles pour certains et un soleil éteint pour d’autres.
— Ils sont bien logés les avocats, pensai-je. Pas la même clientèle que la mienne, j’imagine… c’est un peu José Beauvais face à Jérôme Cahuzac.
Je consultai furtivement ma montre : 14 h 35. Aïe, encore vingt minutes à consumer ; comme d’hab, je devais me résoudre à jouer le rôle du poireau de service, sans ego et sans vices.
Toujours prévoir de l’avance, beaucoup d’avance, des siècles d’avance de façon à repousser l’angoisse assassine.
La base.
Bizarrement, moi qui passais ma vie à déverser mon énergie dans les moindres recoins de l’espace, je n’avais nulle envie de me balader dans cet élégant quartier de Paris. Les terrasses de cafés, prises d’assaut par des bobos parisiens et des touristes cramés de soleil, étaient inenvisageables pour mon porte-monnaie famélique.
Que faire pour tuer l’attente ? J’optai pour le sitting et, coup de bol, un sympathique banc bien astiqué semblait faire de l’œil à mes fesses… une fois n’est pas coutume. Impeccable : ainsi, j’avais une vue imprenable sur le clapier d’avocats. Je sortis un bouquin, histoire de m’évader un peu de cette atmosphère huppée et décontractée à laquelle je me sentais bien étrangère… ou pour me donner un air d’intellectuelle poussiéreuse au nez et à la barbe de ces nantis pistonnés. La vérité étant que nul ne me calculait et que le faux-semblant vous rend transparent… ce que je n’avais alors pas intégré.
Il est vrai que l’imposture pathologique s’impose parfois lorsqu’elle s’apparente à une technique de survie plus ou moins choisie, plus ou moins subie : je suis rouée à cet audacieux exercice.
Cette tentative d’évasion mentale fut rapidement avortée puisque cela faisait une poignée d’années que je ne parvenais plus à fixer mon attention sur la lecture, mon esprit étant trop accaparé par mes problèmes quotidiens et par mes triturations mentales existentielles. Indomptable, il s’entêtait à vagabonder de faits réels en faits imaginaires et d’analyses judicieuses en jugements à l’emporte-pièce : aucun répit, nulle maîtrise possible.
La terrasse bondée d’un café, gavée de touristes apparemment ravis de débourser dix euros pour un verre de coca-citron, me détournait systématiquement de mes tentatives de concentration. Je me sentais observée et eus vite fait d’assimiler les éclats de rire de ces insouciants à autant de railleries à mon égard. Je me sentais seule, abandonnée, prisonnière des griffes impitoyables de l’autodépréciation. Ce malaise indéfinissable ne faisait que légitimer ma présence au pied de cet immeuble, à attendre sur ce banc : le temps était venu d’en finir avec ce mélo ravageur et me confronter une fois de plus à mon destin, si anguleux soit-il.
Je consultai ma montre, un brin exaspérée par ces gens normaux qui semblaient me narguer avec leur excès de confiance surjouée.
— 14 h 50 ? Encore deux minutes chrono et je me jette dans le guacamole d’avocats, décidai-je.
Je me sentais moche et visqueuse ainsi offerte au fouet ardent de cette chaleur accablante. J’avais conscience que je ne me rendais pas un casting de mannequins, cependant, un voile de coquetterie survivait en moi malgré la débâcle de ma situation professionnelle et de ma stabilité émotionnelle.
— Je vais lui foutre la honte à Clément, pensai-je. Lui qui doit assister toute la journée à un défilé de clientes élégantes en tailleur Gucci et pompes Louboutin faisant office d’écrins pour accueillir leurs pieds fraîchement pédicurés. Désolée, moi c’est jean délavé et baskets sur pieds mycosés par abus de running !
Je donnai un furtif coup de peigne sur ma frange et quittai sans regret mon ami le banc qui m’avait sournoisement meurtri les fesses… caricature absurde de cinquante nuances de Grey.
Enfin plantée au pied de la porte magistrale.
Je sonnai puis me présentai via l’interphone. Une interlocutrice mystère déclencha l’ouverture de la lourde porte, me signalant au passage le numéro de l’étage. J’optai pour l’escalier, façon parquet vêtu d’un tapis rouge à la Balmain. Un vrai festival de Cannes pour une étoile dénuée de rayonnement, un trou noir… planqué.
Enfin l’étude d’avocats, le guacamole géant en croûte feuilletée façon Lenôtre. Je pressai de toutes mes forces sur la sonnette parfaitement astiquée : l’impressionnante porte laquée s’ouvrit dans un silence empesé.
Une jeune femme m’accueillit, me fit pénétrer dans un immense hall où l’élégance était de mise. Comme toujours, impossible de me remémorer les détails, mais l’impression reste profondément ancrée dans ma mémoire : ici régnaient calme, luxe et volupté. Ce dont je me souviens précisément, c’est la présence d’une impressionnante corbeille de fruits qui aurait pu être immortalisée en nature morte sur toile de maître.
— J’espère qu’ils ne vont pas la laisser pourrir sur place, songeai-je… réflexion plutôt terre à terre dans ce halo de luxe déraisonné.
La malheureuse corbeille faisait face à un immense bureau où une jeune femme vêtue d’un tailleur crème façon « top-modèle » était accrochée à un téléphone crème. Raccord sur toute la ligne.
— Vous avez rendez-vous ?
— Oui, avec maître Perez, à 15 h.
— Qui dois-je annoncer ?
— Melle Variéras.
— Je vais le prévenir de votre arrivée. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous faire patienter dans un bureau.
Je la suivis le long d’un couloir impeccable, bordé de bureaux mystérieux : probablement des clapiers grand luxe, peuplés d’avocats concentrés sur des documents indigestes.
Elle m’invita à entrer dans ce qui avait tout l’air d’être une salle de réunion, avec une interminable table, encadrée de sympathiques fauteuils.
— Je peux vous offrir quelque chose à boire ? Café ? Thé ? Boisson fraîche ?
— Je veux bien un verre d’eau, il fait vraiment chaud aujourd’hui.
— Installez-vous, je vous apporte une bouteille d’eau ; je préviens maître Perez de votre arrivée.
Elle referma la porte derrière elle et me planta là comme on plante un poireau dans la gadoue.
Équilibre instable.
Je faisais face à une porte-fenêtre donnant sur une terrasse, écrasée de soleil. Je me levai pour inspecter la vue panoramique qui s’offrait à moi : tout Paris à mes pieds basketés, tour Eiffel en ligne de mire.
J’imaginai les cocktails pailletés d’or, de Rolex, de costumes trois-pièces, de robes décolletées griffées, le tout baigné par les effluves de parfums capiteux. Champagne et toasts au caviar Pétrossian pour honorer les contrats juteux. Si encore la pauvre corbeille de fruits pouvait se trouver ici recyclée pour le prochain cocktail… au moins, ça donnerait une touche écolo-responsable.
Je regagnai mon fauteuil et entamai mon attente, ma période de latence.
Surprise du chef, je n’en restai pas à l’entame et fus contrainte à attaquer le cœur du gâteau ; un coup d’œil à ma montre me confirma un plantureux « poireautage » d’une bonne heure… et personne à l’horizon : ni Clément, ni hôtesse classe, ni bouteille d’eau fraîche. Aucun bruit ne filtrait à travers les murs de cette cage dorée.
Rien, absolument rien. Voilà qui alimentait grassement cette gluante crise existentielle. Non seulement je ne me sentais pas vraiment à ma place ici mais en plus, je n’avais apparemment aucune place dans la mémoire des résidents. M’aurait-on oubliée telle une vieille chaussette malencontreusement coincée dans le tambour de la machine ? Effacée du logiciel universel ? Gommée sur la page du jour de l’agenda ?
Détestable ressenti. Une fois de plus, j’étais de trop. Encombrante, déconcertante, vouée à devenir transparente malgré tout, malgré moi… cet autre moi qui ne s’assume pas, une créature informelle qui dit « oui » quand elle pense « non ».
— Je vais finir par me dessécher sur place si ça perdure. Clément va découvrir une momie échevelée. Il m’a quittée quasiment morte et va visiblement me retrouver dans un état proche de l’agonie, pensai-je.
Moi d’ordinaire si impulsive, si impatiente, aussi sanguine qu’une orange Moro, je me surpris à accepter sans broncher cette attente injustifiée qui flirtait même avec les limites de l’injustice. Serais-je subitement devenue un modèle de tolérance ? Pouvais-je donc tout pardonner à mon ami de toujours ? Je me raisonnai, me persuadant qu’il avait probablement d’autres chats à fouetter qu’un petit chat de gouttière râpé.
J’attaquai encore davantage le gâteau (ou plutôt la tarte au poireau), zigzagant entre mon smart phone agonisant, mes documents administratifs blafards, mon bouquin insipide, mes pensées moribondes, en évitant tactiquement d’avachir mon regard sur le cadran de ma montre, dont le tic-tac semblait déchirer ce silence plombant.
Je craquai enfin : 16 h 40 ! Cela faisait plus d’une heure trente que je me momifiais sur place dans cette salle mutique !
— Flûte alors ! ruminai-je, si ça se trouve, Clément et toute sa bande d’avocats se sont barrés, ont claquemuré l’étude et sont partis faire du golf en week-end prolongé… quoiqu’un lundi, ça semble plutôt inconcevable. Mais qu’est-ce qu’ils foutent dans cette boîte à fric ?
La tension interne grimpait dangereusement : l’angoisse opportuniste tissait peu à peu sa toile et cette perfide eût tôt fait de me conduire au stade de la déshydratation avancée.
— Ils m’ont ou-bli-ée, les avocats ! pensai-je. S’ils agissaient ainsi avec tous leurs clients, il y a longtemps qu’ils auraient déposé le bilan en plaidant leur propre cause. Et si Clément ne voulait pas me recevoir ? Et s’il s’était enfui au golf pour éviter la confrontation avec la plouc de banlieue ?
Je me sentais aussi moite qu’humiliée. Nul doute : j’étais de trop, une cerise confite puis déconfite sur un pudding indigeste.
Je rassemblai toute l’énergie de mon désespoir, mes affaires éparpillées sur la table d’exécution, remballai le tout dans ma sacoche en similicuir et décollai mes fesses brûlantes du fauteuil de torture.
Je pointai le bout de mon nez dans le couloir blafard : personne à l’horizon. Je remontai l’enfilade de clapiers engourdis et regagnai le hall. La corbeille de fruits avait apparemment survécu au néant ambiant et les deux employées de l’accueil faisaient de la résistance. La crème de leurs tailleurs ne semblait pas avoir tourné : elles restaient fidèles à leur poste.
Je m’approchai du long bureau.
— Excusez-moi… j’avais rendez-vous à 15 h avec maître Perez et depuis, j’attends… je ne sais pas s’il peut toujours me recevoir.
— Vous patientez depuis 15 h ? Comment est-ce possible ? Attendez, je vais me renseigner.
Elle se leva très professionnellement de son fauteuil, l’allure irréprochable, et disparut dans le bureau qui lui faisait face.
Deux minutes plus tard, elle resurgit, l’air visiblement embarrassé.
— Toutes nos excuses, maître Perez n’a pas été prévenu de votre arrivée. Il va vous recevoir dans quelques instants. Vous avez patienté dans quel bureau ?
— Ce n’est pas grave, ça peut arriver.
D’ordinaire, je n’aurais pas manqué de décocher une flèche un brin moralisatrice, de façon à déstabiliser l’adversaire. Là : rien. La machine de guerre était incontestablement grippée.
Je lui désignai le couloir de la mort puis la suivis jusqu’à la salle de momification comme un chien frustré talonne son maître le long du trottoir immaculé.
Rebelote : installée à mon poste de latence. J’évitais d’axer mes pensées sur cette boulette si inattendue dans cette atmosphère convenue. En réalité, j’appréhendais trop le premier regard de cet ami éjecté de ma trajectoire pendant tant d’années pour pouvoir river ma pensée sur cet impair bien anecdotique pour le commun des mortels mais qui, en temps ordinaire, eut spontanément viré au cataclysme planétaire pour moi. Mon familier tryptique « frustration – colère – culpabilisation » s’était volatilisé.
La porte s’ouvrit et m’arracha de mes doutes les plus profonds.
Maître Perez pénétra dans mon champ de vision.
C’était bien lui, le même, encombré cependant de quelques décennies supplémentaires et de quelques kilos superflus mais non moins rassurants et protecteurs. Nos regards se croisèrent : le sien n’avait pas changé. Franc et massif quand il le plantait dans vos yeux, égaré et fragile lorsqu’il le détournait pour fuir l’intimité.
Je ne me souviens plus si nous nous sommes fait la bise : ma mémoire s’est probablement verrouillée en cet instant magique, s’éclipsant pour laisser tout l’espace à mes intellectualisations mortifères.
— Je suis désolé, il paraît que tu attends depuis 15 h.
Je souris vaguement, désarmée par le son inchangé de sa voix grave qui me catapulta instantanément dans mon adolescence bicéphale, successivement insouciante puis chaotique.
— Oui. C’était bien l’heure fixée pour le rendez-vous, il me semble ?
— C’est la stagiaire, elle a oublié de me prévenir. Je ne sais pas ce qu’elle a foutu, dit-il sur un ton calme et amusé.
Je le reconnaissais bien là : incapable de condamner, de piquer une colère si justifiée soit-elle, d’exhiber ou suggérer ses sentiments.
— C’est embêtant pour toi : ça t’a fait perdre ton temps.
— Non, j’avais des dossiers à approfondir : j’en ai profité pour m’avancer.
Je l’imaginai, le nez plongé dans ses dossiers vénéneux, histoire de combler l’attente, contrôlant parfois sa montre en se figurant que j’étais restée figée dans cette personnalité incontrôlable, capable de tout, y compris du pire, comme le planter là sans le prévenir de l’avortement impulsif du rendez-vous. S’il pouvait imaginer à quel point j’étais devenue pointilleuse, voire psychorigide, pour affronter les contraintes et respecter les horaires, le tout bien arrosé de rituels sirupeux qui dégoulinent sur le mille-feuille effondré de mon quotidien décrépi.
— Alors, explique-moi tout. Tu en es où avec ta société ?
Je m’appliquai à dérouler l’épais tapis noir de ces onze années de gérance de mon petit magasin « bio » et plus particulièrement de ces dernières années de dégringolade financière, de dégringolade de tout ce que j’étais et de tout ce que je désirais qu’on voie de moi : une petite commerçante courageuse, volontaire, victime de tout et de tous. Ainsi fondue dans la masse, planquée derrière des artifices sans éclat, je mentais à tous et surtout à moi-même.
Il m’interrompait parfois, me demandant de préciser des faits ou de lui fournir certains documents. Heureusement, prévoyante et consciencieuse, la bonne élève avait embarqué toute l’activité de la petite S.A.R.L. Palmarosa dans son cartable en similicuir : bail commercial, contrat de franchise, documents administratifs, achat du fonds de commerce, dettes diverses, derniers bilans. Sur cette table baignée de soleil, venait s’échouer tout ce qu’il affectionne et maîtrise, tout ce que je déteste et méprise… immaturité et naïveté bien ancrées en moi.
Je lui fournis quelques détails sur mon ressenti, sur les conflits qui s’accumulaient, les coups bas qui pleuvaient, sur cette lutte perpétuelle pour résister sans plier.
Au regard de cette complicité ressuscitée qui s’installait, je sentais bien qu’il m’avait retrouvée : cette bonne élève parfois rebelle, si forte et si fragile, simultanément ombrageuse et appliquée, orageuse et déchaînée. Il m’écoutait dans un silence respectueux et rien de lui ne filtrait. Le grand vide instinctif s’étalait entre nous deux. Seuls nos échanges formels créaient un pont entre lui et moi. Un pont suspendu au-dessus du grand vide des sentiments.
— Bon, je vois bien que tout cela n’a pas été simple pour toi ces derniers temps. Je pense qu’il serait temps que tu te décides à lâcher l’affaire. Il faut absolument que tu mettes ta société en liquidation judiciaire pour défaut de paiement. Plus le temps va passer et plus tu vas accumuler de dettes, passer ton temps à batailler avec tes créanciers et ton franchiseur finira par bloquer tes livraisons. Tu vois bien que tu as tout tenté pour maintenir la tête hors de l’eau, mais il viendra un moment où tu ne pourras plus rien faire. Quoiqu’il en soit, ne te fais pas de soucis pour la suite, avec la liquidation judiciaire, tu ne risqueras rien et tu n’auras rien à te reprocher : je te le répète, tu as fait ce que tu as pu et un accident de parcours, ça peut arriver. À quel montant évalues-tu tes dettes ?
— Je ne sais pas précisément mais je les ai évaluées à environ 12 000 euros. Je sais… ça commence à faire beaucoup.
Il sourit, étincelle dans le regard, comme lorsqu’il m’envoyait des vannes bien placées qui, paradoxalement, me permettaient de me hisser sur la marche supérieure ainsi enveloppée d’affection sous-jacente.
L’humour fraternel et paternel, l’humour exceptionnel et universel, l’humour qui tend la main et vous retient. Un pont sacré en nous ancré.
— Ça me change un peu de mon quotidien. Habituellement, je gère plutôt des montants s’élevant à des millions d’euros… De même, au tribunal de commerce, ils voient généralement passer des dettes bien plus conséquentes, même pour de petites boîtes comme la tienne. Je t’assure, ça va être une simple formalité, c’est juste un peu contraignant de monter le dossier. Il faut tout récapituler et fournir les pièces justificatives mais ton comptable pourra t’aider pour tout rassembler et si tu as besoin de renseignements, je serai là. N’hésite pas à me faire signe.
— Oui, mais le problème dans l’histoire, c’est que mon cabinet comptable représente mon plus gros créancier. Ils ont été vraiment compréhensifs, conscients de mes difficultés financières… on n’en attend pas moins d’un comptable. Ils me font crédit depuis bien longtemps ; parfois, quand il y a une embellie qui se profile, je leur lâche quelques mois d’honoraires mais actuellement, je leur dois quand même près de deux ans d’honoraires. Je m’imagine mal leur demander de plancher sur ma liquidation judiciaire. Ils sont bien placés pour comprendre ce que cela signifie : à la trappe, leurs honoraires !
Mais déjà, germait dans mon esprit de tacticienne improvisée, l’ébauche d’une stratégie un rien simpliste, pour parvenir à sortir de cette impasse.
— Remarque, j’ai peut-être une solution : j’ai conservé un peu de trésorerie sur le compte de ma société… c’est mon matelas de sécurité pour honorer les factures urgentes à venir. Je vais en bloquer une partie (quasiment l’intégralité de la trésorerie) pour régler le comptable. En fait, ça m’évitera certains états d’âme car eux, contrairement à d’autres partenaires (je pense au propriétaire et au franchiseur), ils m’ont fait confiance et assistée jusqu’au bout sans l’ombre d’un mépris. Je trouve logique de les rétribuer pour leur mission accomplie sans failles… et puis, ils pourront m’accompagner pour liquider Palmarosa. Donnant-donnant. Qu’en penses-tu ?
— Oui, ça me semble judicieux. Concernant les autres créanciers, laisse tomber : je te le répète, tu ne crains rien. Tu ne seras pas redevable de tes dettes.
— Tu es sûr ?
Ça, c’est tout moi : têtue comme une mule, campée sur mes positions parfois instables et un peu l’air de prendre les autres pour des crétins, si spécialistes en la matière soient-ils. Il m’arrive même parfois de rabaisser mon interlocuteur, quel qu’il soit, avec cette maladresse abrupte décalée qui déconcerte ma victime et moi-même la coupable. Je ne mesure pas combien mon attitude peut parfois être blessante. Excès de naïveté innée et de franchise affranchie ? Certes. Cela signe surtout une forme de pulsion naturelle et sincère qui me pousse à formuler haut et fort que je m’étonne de l’incompréhension dont fait preuve mon interlocuteur et de sa difficulté à suivre mon raisonnement. Cette pulsion ardente, je ne parviens pas à la maîtriser, à la planquer. Elle s’éjecte hors de mon corps, telle une éructation de ce que je suis au plus profond de moi-même et que je planque.
En cet instant, face à Clément, je commençais à entrevoir une fragile lueur d’espoir à laquelle je ne croyais plus, laissant s’infiltrer en moi la crainte. Doute et méfiance s’invitent systématiquement à ma table lorsque le bonheur ou un simple espoir me tendent les bras… « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve ».
Clément sourit face à cette créature inchangée, butée, qui s’acharne à vouloir caser des ronds dans des carrés, à sa convenance.
— Ça fait plus de trente ans que je suis sûr de ça. L’expérience et la législation montrent que c’est ainsi.
— Et si le propriétaire ou le franchiseur me font du chantage, veulent m’intenter un procès ?
— Un procès de quoi ? Ils iront expliquer quoi à la Justice ? Tu as choisi le statut de société pour ton commerce, ainsi tu n’es pas redevable de tes dettes. Tu as vraiment bien fait : si tu avais mis ton commerce en ton nom-propre, tu serais redevable de tes dettes et là, tu aurais dû les régler de ta poche ou de la poche de tes proches.
— Et comment cela va-t-il se passer concrètement ?
— Il faut que tu te rendes sans tarder au tribunal de commerce de ta préfecture, en l’occurrence Évry, pour retirer un dossier de demande de liquidation judiciaire. Tu le rempliras avec l’aide de ton comptable et le déposeras au tribunal. Là, ils te fourniront une date d’audience au tribunal, où la décision sera prise par les juges. Ne t’en fais pas, c’est une simple formalité : la plupart du temps, ils acceptent la demande. Ensuite, ton dossier sera suivi par un mandataire judiciaire, qui sera le détenteur provisoire de ta société. Il te demandera de tout récapituler, notamment l’état de tes dettes avec tous documents justificatifs. C’est très fastidieux mais ton comptable sera là pour t’assister.
— OK, mais je vais bien être obligée de contacter tous mes partenaires…
— Non, c’est le mandataire qui se chargera de tout.
— Mais concrètement, quand devrai-je cesser mon activité, baisser définitivement le rideau du magasin ?
— Juste après l’audience au tribunal : ta société sera considérée en liquidation et tu n’en seras plus la gérante ; donc plus d’activité possible. Si tu veux, dès qu’on t’aura communiqué ta date d’audience au tribunal, tu me préviens et je t’accompagnerai, même si ce n’est qu’une simple formalité.
Je n’en attendais pas tant. Cette main tendue, inespérée, me dépouilla de toutes mes résistances, de cette armure censée me protéger de tout engagement affectif, quel qu’il soit. Les relations humaines, qu’elles soient bienveillantes ou malveillantes, empreintes d’affection ou entachées d’aversion, restent pour moi les plus insolubles mystères de l’existence. Ainsi, le décodage acrobatique qui s’impose pour éviter sur le long terme une asphyxie fatale passe par l’observation, le décryptage, l’expérience et parfois par la libre interprétation.
Ainsi conditionnée, je ravalai mes émotions et les planquai consciencieusement dans le dossier sursaturé de mon disque dur.
Une pirouette énergivore et chronophage pour me protéger et me planquer.
J’avais toutes les cartes en main et comptais bien les abattre avec fermeté. Ma décision était inscrite en tant que titre du prochain et ultime chapitre de cette fable (amputée de toute morale) qui s’était étirée sur ces onze années d’existence de Palmarosa. Je décidai de conserver mon camembert pour un hypothétique festin soldant la fin de mon activité.
Clément m’avait déposée sur les rails avec toute la délicatesse que sa fidélité lui imposait : il ne me restait plus qu’à me laisser glisser, sans crainte du déraillement fatal. Ce que j’ignorais sans doute ou que je repoussais de toutes mes forces loin de ma pensée, c’est que la S.N.C.F., jamais avare de bonnes surprises, ne se priverait pas de suspendre régulièrement le trafic, ralentissant ma progression… les aléas et balbutiements de l’Administration. Cependant, j’étais profondément convaincue de ma capacité à relever ce défi, conviction actée comme véritable signature de mon parcours, de mes choix les plus existentiels.
Je me suis souvent imposé des défis (si improbables soient-ils), cependant, l’enfilade d’échecs que je venais d’essuyer ces dernières années, avait littéralement neutralisé ma capacité à relever tout challenge. Ma vie était subitement devenue une couette moelleuse et tiède dans laquelle je me réfugiais pour éviter de me vautrer sur la moquette. Même châtiment concernant mon univers de prédilection, cette addiction ludique, cet exutoire narcissique qui fait partie intégrante de mon quotidien : la course à pied. L’adversité que je sentais planer en permanence au-dessus de moi m’imposait de même un éloignement de tous terrains de compétitions, sources potentielles de blessures, de souffrance physique, de déception éventuelle voire de marasme narcissique. C’était la quarantaine à tous les étages. Je m’infligeais une camisole existentielle, une autocastration de libertés et d’aventures fondatrices : je réintégrai encore et encore ma planque protectrice pour me régénérer.
Contre toute attente, dans ce bureau tiédi par le soleil, je me suis sentie prête à me lancer dans ce futur combat, ce bouleversement de mon quotidien médiocre et non moins confortable. J’avais trouvé mon guide, qui avait su raviver cette étincelle qui avait fait tout exploser en moi.
Une pluie de confettis d’hésitations, de trébuchements, de doutes, de pertes de repères, d’amertume, de mésestime de soi, d’autodestruction galopante : tout avait subitement volé en éclats en moins de temps qu’il n’en faut pour allumer le feu et m’ouvrir grandes les portes du pénitencier…
L’entretien théorique semblait visiblement achevé. On avait réglé le compte de cette pauvre S.A.R.L. Palmarosa : diagnostic en mains et euthanasie en perspective.
La conversation dériva vers un terrain plus personnel sans pour autant déchirer le rideau opaque de l’intimité… rien n’avait changé. Nous avons ainsi remonté le cours de nos lignes de vie respectives, détaillé nos parcours professionnels, évoqué les destins des membres de nos familles et de nos amis communs, évitant soigneusement d’aborder les nôtres… l’art subtil de l’évitement.
Je ne jugeai pas adéquat de détailler mon parcours du combattant jonglant avec dextérité entre déchéance et sursauts, avec pour seules étapes salutaires les chambres plus ou moins closes d’hôpitaux et autres cabinets de psychiatres : tout cela restait en toile de fond de notre conversation… trop lourd et trop intime.
De même, aucune allusion possible concernant nos vies sentimentales, nos rencontres nécessairement fondatrices, nos états d’âme les plus profonds. Comme hier, la pudeur prudente, celle qui protège, faisait des nœuds de sécurité sur cette corde qui ne romprait jamais.
Empreinte de naïveté et de mauvaise foi explicite, je concluais que ces trente dernières années avaient juste fait fonction d’écrin pour sa carrière professionnelle éclatante et vorace, ne laissant aucun espace à son épanouissement sentimental. Fac de droit, avocat stagiaire, avocat débutant, avocat confirmé, avocat réputé… overdose « d’avocaterie » et monodiète du fruit à chair tendre et nourrissante. Cette hypothèse toute réductrice m’apportait (en dépit de tout fondement rationnel) une forme de soulagement narcissique.
Ainsi, je ne me risquai pas sur le terrain glissant de sa vie affective et familiale car je craignais cette gamelle redoutée, qui aurait brisé ce filet d’espoir si fragile : celui de rattraper « mes erreurs de jeunesse ». Égoïstement, je crois bien que je redoutais de me retrouver une fois de plus face au constat ravageur de ma vie brisée en voie d’inachèvement. Seule, sans conjoint, sans enfants, prochainement sans domicile et sans travail, à observer mes plus ou moins proches, entourés, sociabilisés, épanouis, comblés et descendance assurée. Je me sentais si seule à supporter un tel gâchis de tout ce qui devrait naturellement nourrir une existence. Donc impossible de me risquer à en savoir davantage sur ce maillon de ma jeunesse avec lequel je venais de renouer. Qui dit terrain trop glissant dit poussière sous le tapis…
Par effet miroir et conforme à son image, Clément ne jeta pas la première pierre : aucune allusion à ma vie privée.
Rien.
Et c’était mieux ainsi.
Le temps s’était évaporé, nul repère possible. L’entretien avait-il duré une heure ? Une heure trente ? Deux heures ? Davantage ? Aucune estimation envisageable. Moi, la maniaque de l’horloge, comment avais-je pu me laisser déborder par cette situation qui semblait avoir dangereusement dérapé de la banalité à l’exceptionnel ?
Conditionnés par la pression du temps qui s’échappe, nous nous sommes retrouvés debout, sans doute un peu plus dépouillés qu’avant cette entrevue. Je le suivis en direction du hall silencieux et recueilli, le pas plus déterminé qu’à mon arrivée, allant même jusqu’à snober la corbeille de fruits enchantée.
Nous étions à présent si proches l’un de l’autre, face à face. Je le remerciai chaleureusement de m’avoir cédé un peu de son temps ; il bredouilla quelques excuses pour le préliminaire raté et spontanément, sans calculs ni trompettes, nous nous sommes fait la bise… peut-être bien pour la première fois. Avec du recul, je crois que l’on avait toujours évité cela, substituant habilement un des deux pôles de l’aimant par le pôle opposé. Loi de l’attraction – répulsion instinctivement revisitée.
La porte se referma. Inévitablement. Inexorablement.
Je me retrouvai seule à l’extérieur avec un nouveau livre à écrire.
Je dévalai les quatre étages, dopée par cette surcharge d’énergie et ce courant de confiance, emmagasinés lors de cette parenthèse enchantée qui s’était étirée plus que prévu. Un déclic inespéré, un rétablissement de la connexion, et la machine se remettait en marche… comme avant.
Moi, minuscule particule positionnée sur sa ligne de défense, je me sentais désormais prête à m’élancer hors de ma trajectoire initiale pour rejoindre une autre orbite qui m’offrirait probablement davantage de stabilité.
Enfermée dans cette cage d’escalier huppée, j’étais submergée par un véritable festival de pensées confuses et d’émotions contradictoires. Je ne sentais plus les marches sous mes baskets échauffées et je me demande encore par quel miracle je n’ai pas atterri, le nez planté dans l’épais tapis spongieux qui habillait les marches.
Je me sentais fragilisée, mais si déterminée que j’aurais pu dévaler les quatre étages en rampant telle une couleuvre aventurière… je n’étais plus à un défi près.
C’est bien debout que j’atterris devant la lourde porte d’entrée qui signerait symboliquement ma sortie loin du magma bouillonnant des incertitudes et loin de Clément, mais avec toutes les promesses d’une aventure aussi banale qu’exceptionnelle.
Je poussai la porte massive et reçus de plein fouet le souffle tiède de cette fin de journée qui s’abandonnait dans les bras maternels de Paris. Et là, vous connaissez la suite : désorganisation intégrale de mon système, plantage inopiné du disque dur, désintégration du logiciel interne.