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La face cachée de mon voisin plonge dans les tourments intérieurs d’un personnage étranger qui s’installe en France, mais se heurte à des obstacles inattendus. Son voisin, un homme étrange, prend rapidement une place prépondérante, déclenchant une série d’incidents qui soulèvent des questions sur la vie des étrangers en France. L’histoire met en lumière les tensions sociales et le racisme latent dans la société française.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Abdelhaq Anoun a consacré une grande partie de sa vie à l’enseignement de la littérature française dans les universités marocaines. Son attachement à la France est profond, mais il est surtout fasciné par la langue, les arts, l’histoire, l’architecture et la littérature françaises. Auteur de quelques ouvrages de critique littéraire et de nouvelles, il se lance aujourd’hui dans l’écriture de son premier roman, une forme d’autofiction où l’ancien enseignant explore le monde de la fiction avec passion.
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Abdelhaq Anoun
La face cachée de mon voisin
Roman
© Lys Bleu Éditions – Abdelhaq Anoun
ISBN : 979-10-422-2526-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite et involontaire…
La première fois que j’ai rencontré Crussol, c’était en 2015, lorsque je suis venu m’installer dans une petite ville des Hauts-de-France. Au moment où j’ai mis la clef dans la serrure pour ouvrir le portail du jardin, le type est sorti de nulle part et s’est brusquement placé devant moi, les bras grands ouverts et le regard familier. Sa face large était quelque peu hébétée. Pendant un court instant, j’ai cru qu’il allait se jeter sur moi et m’enlacer comme l’auraient fait ces gens stupides dont le visage trahissait la maladie mentale. Je ne l’avais jamais vu auparavant, mais on aurait dit que l’individu était là, attendant mon arrivée, comme si j’étais rentré, chez des proches après une longue absence.
L’homme était un peu plus âgé que moi. Rabougri et vigoureux, le regard affolé et malicieux, il avait une expression de visage, où se peignait une sorte de joie fébrile. Soudain, il cessa de sourire, sa face hébétée se tordit. Alors, dans un effort surhumain, sa bouche sinueuse exhala un cri bizarre et incompréhensible. Ce fut comme une horrible plainte, un son guttural mal articulé. Puis, sans me laisser le temps de lui dire « bonjour », il se lança dans un interminable geignement où je ne pus discerner le moindre sens.
J’appris plus tard qu’il s’appelait Crussol, qu’il était divorcé et qu’il habitait tout seul dans la maison voisine. Mais qu’importe, comme tout le monde, il aurait dû rester chez lui. À ma grande surprise, l’inconnu m’a devancé et est entré le premier lorsque j’ai ouvert le portail du jardin. J’ai alors compris que j’avais affaire à quelqu’un de spécial. Il avait trop l’air d’être chez lui, et moi, un touriste étranger à qui l’on faisait visiter les lieux ! Alors, sans volonté, je suivis cet homme qui, tout sourire et tout joyeux, a continué à marcher sournoisement devant moi, faisant comme s’il avait toujours vécu là. Le bonhomme avait l’air très satisfait de lui après m’avoir fait faire le tour du propriétaire. Franchement, j’ai été un peu consterné par cette attitude étrange et le sentiment chaleureux qu’il semblait me témoigner.
Ce type farfelu était tout excité, il zézaya en tournant autour de moi comme une guêpe assaillante. Son empressement me paraissait équivoque, il y avait quelque chose de singulier dans son attitude. Sans prêter la moindre attention à ce que j’essayais de dire, mon compagnon continuait à râler en bavant. N’ayant jamais pratiqué le langage des sourds-muets auparavant, j’étais comme face au néant. Cependant, les signaux qu’il m’envoyait semblaient indiquer très clairement que, sans me connaître, il était disposé à me rendre service. Il était bien trop surexcité pour rester tranquille. Puis, dans une affreuse agitation, il courut placer devant le portail les deux poubelles neuves que la mairie mettait à la disposition des nouveaux locataires. Il examina minutieusement les objets flambants neufs sous tous les angles avant de les faire défiler devant moi pour solliciter mon admiration.
On m’avait donné la clef à l’agence la veille dans l’après-midi. J’étais donc venu le lendemain matin pour faire tranquillement ma première visite du local. Mais je n’avais pas vraiment savouré le plaisir de cet instant unique, lorsque l’on visite une maison pour la première fois. Mon attention était complètement perturbée. Je ne m’attendais pas à voir surgir ce genre de personnage qui, tout de suite, avait rendu l’atmosphère très tendue.
La présence de cet homme accaparait toute l’attention. J’étais comme forcé de le regarder courir dans tous les sens. Par son empressement, voulait-il me faire croire qu’il était là vraiment pour moi en cas de besoin ? J’étais indécis, car malgré tous ses efforts, j’avais beaucoup de mal à y croire. Je ne vis pas ce qu’un homme comme lui pourrait bien m’apporter… Le type s’enhardit, s’approcha trop près de moi, écarquilla les yeux et fit des clins d’œil, comme pour me faire comprendre que, lui et moi étions des complices de longue date.
« Haw ! pensais-je dans une interjection culturelle, c’est quoi ce cirque ? »
De peur qu’il ne me suive à l’intérieur de la maison, je n’avais pas osé y entrer. J’étais resté donc à écouter ses jérémiades sur la pelouse. Non seulement l’étrange homme accaparait toute mon attention, mais il m’obligeait presque à le regarder. Toute ma volonté fut dissipée et je ne pouvais plus réfléchir. Sur l’instant, l’allure générale du guignol, sa façon de marcher, sa gestuelle agitée, la mimique de son visage ne m’avaient pas permis de savoir à qui j’avais vraiment affaire. L’homme devant moi avait cet air d’hébétude si caractéristique, mélange d’inquiétude et de vague stupéfaction. Il vous imposait sa sympathie par les mouvements de jovialité de sa figure, qui était plus expressive que ses paroles. Je ne savais quoi faire ni quoi dire. Remarquant mon état de consternation, le dévergondé s’enhardit encore plus. Il crut me posséder et en profita pour devenir à mon égard, en si peu de temps, tout à fait bienveillant et même familier.
Malgré tout, devant ce comportement en apparence amical, je n’étais pas vraiment rassuré, ce n’était pas une pratique normale. De l’amitié chaleureuse de la part d’une personne que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam ! Je vis bien que ce n’était pas sincère, que le regard hébété restait dans une attitude froide, que la bouche souriait nerveusement, que les traits du visage marbré dégageaient les signes d’une redoutable placidité. Bref, je n’étais pas convaincu par cette jovialité affectée. Mais je mis tout cela sur le compte de ses déficiences de personne malentendante.
Il faut dire aussi que je voyais la vie en rose ce jour-là, tant j’étais dans un état d’euphorie. Car je venais d’acquérir un logement avec jardin dans la petite ville calme de Méricourt. Quelques semaines auparavant, j’avais déposé une demande pour obtenir un loyer auprès d’un organisme social, la S.O.G.I.N.O.R.P.A., filiale des Charbonnages de France qui détient de nombreux appartements dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. Or, les demandeurs de logement étaient très nombreux, et c’était presque un miracle que l’on m’eut octroyé cette maison. Je me souviens encore de cet instant lorsque j’avais reçu la clef. Comme un enfant, j’avais sauté de joie et appelé mes proches pour leur annoncer la bonne nouvelle. Je me voyais déjà en train de passer mes après-midis à m’occuper de mon jardin, de recevoir mes amis et ma famille dans ma nouvelle demeure. Et c’est dans cet état d’esprit que j’étais venu faire ma première visite de la maison. C’était surtout pour m’imprégner des lieux et pour commencer à planifier les aménagements que je voulais y apporter. Malgré la présence de cet individu étrange, je ne pouvais m’empêcher de sourire en me projetant dans mon futur chez-moi.
Je me suis laissé persuader que j’étais vraiment en France, un pays que j’aimais et où tout allait bien. J’avais un petit pavillon rien qu’à moi et un voisin qui me témoignait de l’affection ; des choses qui semblaient incompatibles en ce XXIe siècle marqué par la violence, la haine raciale et la stigmatisation des étrangers. Les autres voisins semblaient également bienveillants, ce qui m’intriguait un peu, mais mes doutes ont été dissipés quand j’ai appris quelques jours plus tard que la maison avait été une source de problèmes avant mon arrivée. Laissée à l’abandon pendant longtemps, elle était devenue une véritable décharge publique, puis squattée à plusieurs reprises, par de nombreuses familles Roms.
Lorsque j’arrivais donc, les voisins, longtemps exaspérés par les odeurs nauséabondes, le bruit et le manque de civisme, me considèrent comme leur sauveur. Tous, Ch’tis qu’ils étaient, me crièrent d’une voix forte « bien le bonjour chez vous, hein ! », comme si j’étais moi-même originaire du nord et sourd. Le bon usage veut que l’on ne se salue qu’en élevant la voix, une coutume qui remonte probablement à l’époque où ces hommes du nord de la France s’appelaient d’un bout à l’autre de leurs champs de labeur. Mais ce « bonjour, hein ! », c’était pour moi le signe que, contrairement aux Roms, on avait accepté ma présence, que j’allais être bien intégré et que j’avais, en quelque sorte, acquis le droit de résider dans le quartier en toute bienveillance.
C’était le bonheur parfait, je n’aurais pu demander mieux ! Ayant lu Candide de Voltaire, je ne trouvai rien à redire, car on se croirait vraiment dans « le meilleur des mondes » ! Dans cette ambiance solidaire et conviviale, je me dépêchai donc de terminer mon déménagement et de commencer à cultiver mon jardin sous le ciel gris, tout en sentant le regard bienveillant de mes voisins sur moi.
Deux ou trois jours après mon installation, j’ai remarqué une activité anormale. Apparemment, personne n’était allé travailler ce matin-là dans cette rue. Crussol et quelques autres voisins, une sorte de comité d’accueil – je présumai –, étaient réunis devant le portail du jardin, discutant à voix haute en regardant dans ma direction. Manifestement, ils parlaient encore de la maison, en racontant en détail l’histoire des gens qui l’avaient occupée avant moi. Curieux de savoir ce qui se disait, je les ai rejoints. La conversation est rapidement revenue sur les Roms, un sujet qui, semble-t-il, animait toutes les passions.
Je compris vite que la question des Roms était au cœur des préoccupations de mes voisins. Ils racontaient leur exaspération face aux incivilités, au bruit et à l’insalubrité que ces familles apportaient. Les problèmes semblaient ne jamais finir, et on me fit comprendre que leur départ avait été un véritable soulagement. J’ai été pris au dépourvu par mon propre accord avec l’opinion de mes voisins. Leurs paroles semblaient justes, sensées et vraies.
En effet, la maison dans laquelle je venais d’emménager avait un long passé. Pire, elle avait été source de problèmes dans le quartier. Une nombreuse famille Rom avait habité ici avant moi. Mais d’après les dires de mes voisins, c’était un événement extraordinairement insupportable et pas du tout ordinaire. On aurait dit que c’était une sorte de mal étrange dont tout le voisinage avait souffert. Cette intrusion avait laissé une marque indélébile sur la pauvre maison. Leurs récits étaient plus ridicules qu’affligeants et je me sentais gêné. Mon premier réflexe était cependant de me défendre pour ne pas être associé à ces histoires. Et, au fur et à mesure, j’ai été animé par un sentiment de rejet envers l’espèce invasive. Au fond de moi, je n’aimais pas être mis dans le même sac, et comme tout le monde, en parlant des Roms avec mes voisins, j’en rajoutais un peu en laissant paraître ma colère et mon mécontentement.
— Pas possipe, hein ! s’indigna le voisin d’en face dans un langage commun mêlé de glossaire Ch’ti. « Ces étrangers ont de l’audace, ils s’emparent d’une cahute vide, forcent la serrure, et évintrent le lieu en toute impunité ! Et, comme si cela ne suffisait pas, ils se branquent gratuitement sur les réseaux d’ieau et d’électricité. Ils sont très bien organisés ! Une vraie mafia ! Et le plus niaf, des lois avaient été inventées pour les protéger. Le culot de ces hommes ne connaît aucune limite, hein ! » Crussol, qui n’arrêtait pas de marmonner, confirma en ajoutant dans une langue déchiquetée :
— Tous des fils de bâtards !
En vérité, quand j’avais entendu parler de ce phénomène pour la première fois, je n’y avais pas cru. Cela m’avait semblé invraisemblable qu’une chose pareille puisse se produire en France, un pays réputé pour sa sévérité envers les migrants.
En réalité, la perception que l’on avait des Roms était erronée ! L’une des spécialités françaises consiste à faire passer l’image de l’autre à travers le filtre des préjugés et des stéréotypes. Et comme j’étais moi-même étranger, je n’avais pas d’autre choix que de suivre mes voisins dans leur jugement. Et c’est ainsi que, sans les connaître, sans les avoir jamais côtoyés, pour plaire à mes voisins, j’avais adhéré à l’opinion générale en condamnant tous les Roms de la terre.
Au fond de moi, je ressentais une certaine empathie envers le destin difficile des Roms. Mais je gardais cela pour moi, car je savais qu’adopter un point de vue différent risquait de susciter incompréhension et rejet de la part de mes voisins. Il y avait beaucoup de controverses autour de cette communauté et de la légitimité de ses déplacements. Bien sûr, il y avait eu quelques incidents impliquant des voyageurs Roms, mais ces faits divers ne devaient pas être généralisés à l’ensemble de la communauté. Les Roms et les autres gens du voyage étaient au cœur des enjeux sociopolitiques du XXIe siècle, une époque marquée par l’émergence des minorités et le développement de la mobilité dans une Europe qui se veut sans frontières. La situation des Roms mettait à l’épreuve l’Union européenne et les nationalismes qui la traversent.
C’est ainsi qu’en hiver 2008, dans une extrême précarité, une famille Rom était venue forcer la porte de la maison inhabitée et l’avait occupée de manière illégale. Personne dans le quartier n’y pouvait rien à cause de la « trêve hivernale ».
Il faisait très froid cet hiver-là. Les voyageurs, deux ou trois adultes accompagnés de plusieurs gamins, avaient repéré une maison visiblement vide – celle où j’habitais maintenant ! Ils avaient attendu la nuit pour l’occuper. Comme des voleurs, sans faire de bruit, un par un, ils s’étaient infiltrés par le grillage du jardin en forçant la porte du local vacant. Dans le quartier, le lendemain matin, les voisins remarquèrent la présence d’une ribambelle d’enfants étrangers qui, malgré l’air glacial, criaient en courant pieds nus devant leurs portes. Indignés, ils en informèrent les autorités locales. Quelques-uns étaient furieux, mais personne ne put rien y faire, ils ont vite compris qu’on ne pouvait pas les expulser pendant la trêve hivernale.
Dès que l’on eut découvert leur origine, les tensions s’exacerbèrent. Mais les voyageurs, forts de la protection internationale, taquinèrent les autochtones. Ils savaient qu’ils avaient acquis une sorte d’immunité contre toutes formes d’actions racistes… Ils n’avaient rien à craindre. Les déloger était considéré par les Nations unies comme un acte d’exclusion et de violence, et donc une forme aggravante de racisme et de sectarisme. Si l’on mettait ces personnes dehors, eux et leurs enfants risqueraient de mourir de froid.
Mais allez dire cela aux petites gens ! Dans l’esprit collectif, les Roms n’étaient franchement pas les bienvenus, ils n’étaient tolérés nulle part.
— D’ailleurs, répliqua encore le voisin d’en face, celui qui semblait être le doyen du quartier, ces individus ont des gueules de criminels, hein !
— Oui… des bâtards ! Crussol s’emporta, il paraissait même très fâché.
Dès les premières injures, j’ai discerné dans le discours de mon voisin une charge haineuse à l’encontre des étrangers venus vivre en France. Sans me regarder directement, il a brossé un portrait indigne d’un être humain, décrivant les étrangers comme une espèce arriérée et insociable. Comme ces idées gravées dans le marbre, les Roms étaient considérés par mon voisin d’en face comme des étrangers ayant du mal à respecter les règles de vie en communauté. Il pensait que les gens du voyage étaient massivement misogynes et arriérés. Mon voisin était l’incarnation de l’inconscient collectif longtemps nourri de ses propres frayeurs et fantasmes. Si l’on croyait ce qu’il disait, les Roms seraient des voyous sans éducation, des gens dangereux, capables de tout. Il n’a pas hésité à raconter des histoires les suspectant d’avoir séquestré, violé et tué des enfants à l’intérieur de leurs grands fourgons aménagés. Et au fur et à mesure que l’homme parlait, la colère de Crussol augmentait et j’ai cru un instant qu’il allait exploser. À cause de ces préjugés, la cohabitation géographique avec cette population dangereuse était donc forcée, et les tensions sociales augmentaient partout où les Roms s’installaient.
Dès que j’eus fini d’installer mes meubles et mes bibelots à l’intérieur, la passion du jardinage m’appela dehors. Le jardin n’était pas très grand, juste un petit lopin de terre dégagé d’une centaine de mètres carrés. Mais l’appel de la nature était très fort. Rien de plus naturel, la plante et moi, nous nous complétions : je n’étais ni botaniste, ni biologiste, ni écologiste, mais l’enseignement libre et pertinent de la nature faisait que, lorsque j’expire du gaz carbonique, la plante le respire, et quand elle expire de l’oxygène, c’est moi qui le respire. Nous étions liés l’un à l’autre par des liens fusionnels et vitaux. J’avais hâte donc de cultiver mon jardin, de couvrir le petit carré de verdure, d’humus et de terreau pour pouvoir y planter des fleurs et être entouré de fruits, de papillons, de senteurs, de chants d’oiseaux et de couleurs. Comme un fervent amoureux de la nature, j’avais l’intention de redessiner peu à peu les contours de ma nouvelle maison en la dotant d’un bouclier de chlorophylle et d’oxygène purifiants pour affronter les environnements pollués. J’ai toujours porté ce rêve poétique et purifié de bonheur vert et d’eau limpide et ruisselante.
Mais mon rêve du Jardin d’Eden fut tout de suite brisé ; sur la pelouse, il n’y avait pas de plantes vertes, pas de fleurs, pas de gazon, parce que, dans l’état où mes prédécesseurs l’avaient laissée, rien ne pouvait pousser. Dans sa grande partie, à cause du réchauffement, le sol était dur, quelques touffes d’herbes sauvages, des glauques de couleurs gris-marron poussaient çà et là. Depuis que j’étais en France, la pluie était rare ou alors c’étaient des trombes d’eau qui se déversaient en quelques minutes sans retenue.
Je savais que pour avoir un beau jardin vert fleuri, il fallait, comme le pauvre Martin de V. Hugo, bêcher et arroser en travaillant la terre avec ardeur, comme toute chose qui est juste, la terre ne déçoit jamais. C’est ainsi que, quelques jours après mon emménagement, plein d’enthousiasme, je décidai de retourner un peu le sol du jardin pour en ameublir la terre. Mais dès les premiers coups, le fer aiguisé de la bêche étincela en se cognant contre quelque chose de dur.
Je découvris aussitôt la partie cachée de l’iceberg. À quelques centimètres du sol, une mauvaise surprise m’attendait – l’amère vérité qui allait se révéler un peu plus tard. Le terrain de mon jardin était une déchetterie couverte d’une couche de terre arable trompeuse. En dessous, se cachait un épais dépotoir, un cimetière sauvage, bourré de gravats, de squelettes de petits animaux et de volailles, de canettes de bière, de bouteilles de vin cassées, de préservatifs, de lacets de baskets, de soutiens-gorges déchirés, de roues de vélo pour enfant, de sacs d’emballages alimentaires et de déchets de toutes sortes. Et, plus je creusais, plus se révélait l’amère réalité des lieux. Le premier éblouissement passé, le clinquant se dissipe et on se rend compte que la réalité n’est pas ce qu’elle est. Immédiatement après, on voit avec amertume les choses sous leur vrai jour ! Quelle fut ma déception ! Moi qui croyais avoir décroché un bout de paradis, il n’y avait pas de quoi se réjouir ! Au fur et à mesure, je découvris les vices cachés de la maison. Dès les premières pluies, la peinture dégoulina et les murs de la remise laissèrent apparaître un pan bariolé de mots étrangers, de tags et de graffitis obscènes, un jeune délinquant avait fait des trous dans la clôture, et, dans la cave, l’air suffocant d’humidité dégageait des odeurs nauséabondes. Je n’étais pas au bout de mes peines, et Dieu sait ce que me réservait l’avenir.
Après la trêve hivernale, les squatteurs avaient été expulsés et le lieu restauré. Cependant, malgré cette restauration qui avait été faite à la hâte et de manière très superficielle, la maison avait gardé les séquelles des violences passées. Comme dans la légende d’Abel et Caïn, on s’était empressé de creuser des trous dans la terre et de cacher dans ses entrailles quelques péchés affreux. Seulement,
— On a beau couvrir les cadavres de terre et de pierre, on ne peut se défaire de la conscience tourmentée par le crime, c’était inscrit dans le patrimoine génétique de la nature humaine, disait mon grand-père en faisant allusion au tumulte de l’indépendance marocaine, « c’est fatal, mais c’est comme ça, tout le monde avait quelque chose à cacher ! »
D’un côté, les squatteurs qui avaient pris possession de la propriété de manière illégale. C’était normal qu’ils aient creusé des trous dans le jardin pour se débarrasser de leurs déchets, car ils ne pouvaient pas bénéficier du service d’enlèvement des ordures ménagères. De l’autre côté, les ouvriers du service urbain, avec la complicité des entrepreneurs de la S.O.G.I.N.O.R.P.A. avaient à leur tour creusé le sol pour y verser tout le remblai occasionné par les travaux de restauration. Sans scrupule, ils avaient recouvert les gravats de terre et étaient partis en abandonnant derrière eux une quantité non négligeable de sable impur, de gravier et de mortier. Les impératifs du cahier de charge et l’obligation de respecter les délais poussaient les entreprises à agir ainsi. Depuis la nuit des temps, sauf pour semer des graines dans les tranchées, le sol était constamment déblayé et chacun y enfouissait les preuves de sa culpabilité avec l’intention de les faire disparaître. Ici, comme partout dans le monde, la terre mise à rude épreuve ne trouvait plus le repos bienfaisant qui la régénérait autrefois.
Et, c’est ainsi, comme un archéologue du présent, dès le premier coup de pioche, j’ai remonté à la surface les vestiges de cet ancien logement social qui avait été abandonné pendant longtemps avant d’être squatté. Dans les détritus qui s’accumulaient dans le jardin, tous les événements de la veille étaient ensevelis. À chaque coup de bêche, j’ai prélevé du sous-sol une carotte de sédiment riche en informations. Après un examen minutieux, j’ai découvert que la croûte de la pelouse était constituée de trois couches distinctes.
La première couche, d’une épaisseur d’une dizaine de centimètres, était principalement constituée de remblai, témoignant de travaux récents de restauration. Cette strate contenait du sable, du ciment, de l’enduit de construction, ainsi que des substances gélatineuses et gluantes mélangées à de débris de briques rouges et de gravats. Il était donc assez simple d’identifier le type de comportements et les ouvriers qui avaient travaillé sur ce chantier.
La deuxième couche, plus profonde et donc plus ancienne, présentait des caractéristiques très différentes. Elle était marquée par les traces indélébiles laissées par le passage d’une horde de bipèdes qui ressemblaient beaucoup à des Mongols ou à des Tatars. Il était relativement facile de déterminer l’âge et le mode de vie de cette deuxième catégorie de personnes. Des restes de poupées confectionnées à partir de calebasses et de fragments de roseau enduits de terre rouge révélaient également la présence de fillettes venant de contrées lointaines. Plus loin sur le site, on trouvait de nombreux éclats de verre, des bouchons, des bouteilles de vin brisées, autant d’indices qui ne laissaient aucun doute sur l’identité et les mœurs des occupants. Il est évident que, malgré la présence d’enfants, l’alcool y coulait à flots toute la journée et des hommes sans emplois, recouverts de tatouages, y abusaient des femmes infidèles.
En creusant encore plus profondément, on arrivait enfin à une troisième couche plus homogène, qui contenait des pierres de charbon incandescentes mélangées à de la bonne terre boueuse et arable. Il était clair que la région était connue pour ses nombreuses mines de charbon. Cependant, une fois arrivé à ce niveau, j’ai décidé d’arrêter de creuser. Je n’osais pas aller plus loin, qui sait sur quoi on aurait pu tomber ! À partir d’une certaine profondeur, l’imagination peut facilement sombrer dans l’univers morbide des crimes et des cadavres.
Ainsi, au lieu de cultiver le jardin, je me suis lancé dans des fouilles paléontologiques. Comme sur un site archéologique, j’ai enfilé mes gants et j’ai commencé à extraire les fragments du passé, en les ramenant un à un à la surface. Ce n’était pas tellement l’espoir de trouver quelques pièces en or ou le reste d’un crâne néandertalien qui m’animait, mais plutôt une passion naissante pour les fouilles souterraines. Il suffisait de se pencher pour ramasser toutes sortes de vestiges, disponibles sur la totalité du site. Une fois extraits, ces vestiges étaient nettoyés à l’aide d’un grattoir de fortune, puis classés. Tout comme la fouille stratigraphique des vestiges enfouis, ces débris enterrés, ces lacets, ces bouteilles cassées, les fragments de costumes folkloriques allaient servir de support pour alimenter mon imagination.
C’est à cet instant que, dans ma tête, il y eut comme un déclic. J’eus brusquement l’idée un peu confuse d’établir un carnet de bord pour accompagner cette activité nouvelle pour moi. Cela m’amusait de procéder de manière méthodique. Et c’est ainsi, après l’opération d’extraction, de classification et de définition du vestige qu’était venue la phase de concevoir le corpus et recomposer tous les contextes de son existence. À part les bouteilles cassées et les sacs en plastique, il n’y avait que très peu de choses dignes d’intérêt, mais c’était suffisant pour en extraire du sens. Parallèlement, et comme un enquêteur consciencieux, je m’étais mis à consigner tous les événements de la journée dans un cahier sur lequel j’écrivais factuellement. Je menais ainsi deux activités ensemble, énumérer les objets du passé et raconter la succession des événements du présent comme une série de faits autobiographiques.
Petit à petit, ma rédaction prit une autre tournure. Je conçus alors le projet d’écrire un roman en me servant des pièces inédites que le destin avait libéralement mises à ma disposition. La maison et son jardin m’offrirent le décor idéal pour une mise en scène de ce qu’allait être ce roman ; la maison avec son lourd passé, le jardin et ses trois stratifications qui me fournirent la matière première fondamentale pour élaborer l’intrigue. Puis, en matière de personnages, il y avait cet homme, le voisin, un témoin du lieu et son comportement bizarre. Tout me semblait convenir à merveille. Je me lançais donc en tâtonnant dans cette entreprise inédite. Sans plan préalable, les débris que j’avais rassemblés dans le jardin avaient déjà déclenché un début d’intrigue. Chaque objet déterré avait une histoire, une odeur, un sens. L’ensemble allait me permettre de parler aux fantômes de la maison et comme un voyant extralucide, voir avec clairvoyance et devineresse à travers les os que j’avais extraits. Mon imagination était tellement excitée qu’il m’avait semblé voir, le soir même, un visage de Rom dans le coin de la chambre.
Crussol qui était constamment là, fut largué, il avait l’air intrigué par le caractère, pour lui, ridicule, de mes efforts. Il me fixait des yeux et trouva subitement incongru mon intérêt d’extraire avec délicatesse toutes les ordures ménagères qui couchaient dans le souterrain du jardin. Il ne comprenait pas cette passion naissante, il devait vraiment me prendre pour un homme psychiquement anormal. Cependant, en me regardant creuser systématiquement toute la surface de la pelouse, parcelle par parcelle, cet homme avec ses dents tartrées et son sourire malicieux était plus pâle que d’habitude…
Je ne comprenais pas l’humeur changeante du sujet qui présentait de plus en plus des variations anormales et brutales. Mais peu importe, rien ne pouvait me perturber, j’étais décidé à aller jusqu’au bout de cette entreprise. Je me transformais progressivement d’archéologue en historien des mœurs, et, plus tard, en détective. Je devais d’abord reconstituer des scènes quotidiennes et restituer les mœurs et les activités des gens qui avaient habité cette maison avant moi. Les récits des voisins m’avaient permis de donner un peu plus de relief à des personnages qui commençaient à prendre corps. Ces silhouettes prirent ensuite les dimensions de gens réels du passé. À la fin des fouilles, le tohu-bohu de tous les objets récoltés mit entre mes mains la trame de toute une série d’événements, car mes personnages n’étaient pas de pures inventions, ces créatures avaient une existence réelle, un ensemble de rêves et des motivations. Ils tiraient leur épaisseur physique et morale des vestiges sortis de terre. Et, vêtus de bribes, de haillons, de lacets et de tous les détritus déterrés, comme des vampires titubant sur les routes de terres lointaines, ils sortirent du néant pour peupler la surface de ma pelouse.
Et, le soir, avant de dormir, je songeais à la vie de mes prédécesseurs, non pas les mineurs maghrébins, pour qui, jadis, on avait construit ces baraquements, mais des gens plus récents, les Roumains, les Polonais, les Albanais et les autres gens de voyage qui, piégés par le froid du nord, s’étaient engouffrés tour à tour dans ce taudis. Il y avait encore dans l’air des chambres le souffle de leur présence, sur les poignets des portes l’empreinte de leurs doigts, dans le bois usé du perron, partout, une trace fantomatique de leur passage. Avant de venir dans ma maison, ils avaient vécu dans d’étranges forêts noires. Et, au clair de la pleine lune, ces créatures poilues dansèrent toute la nuit, je croyais voir leurs silhouettes se moucher dans les étoiles et se gaver de chair fraîche. Ils étaient comme ivres du sang chaud qu’ils suçaient voracement. Au lever du jour, comme Vlad l’Empaleur, prince de la Valachie, tous, se débarrassant de leurs poils, se métamorphosèrent en hommes nus.
Quelle belle sensation de se réveiller pour la première fois dans sa nouvelle maison ! Ce fut comme si une autre vie commençait pour moi. Heureux d’avoir passé la nuit dans cette demeure typiquement française avec tuiles rouges et jardin, je restais là à regarder par la fenêtre. Tout semblait parfait à part l’aspect désolant de la façade en face. Je vis tout de suite qu’elle ne correspondait pas tout à fait aux normes ! Le spectacle de sa façade me gêna un peu, elle éveilla cependant de vieux souvenirs. Car, avant d’être peinte à la chaux, cette maison devait ressembler à mes dessins d’enfance : c’était la même baraque en brique rouge avec son toit en tuiles incliné.
Pour moi, aucun foyer ne peut être conçu sans ses briques et sans ses tuiles rouges ! Dans mes dessins d’enfance où cristallisait le modèle canonique de la maison imaginaire, j’avais toujours fait ce rêve familier d’une chaumière en briques rouges, chapeautée par un toit triangulaire, et reposant sous l’ombre d’un arbre fruitier.
Enfant, je ne pouvais dessiner autrement que ce modèle. Ma représentation onirique de la maison se caractérisait par l’adjonction de deux formes géométriques superposées, un carré et un triangle, tous les deux, affublés chaudement de briques et de tuiles rouges. En fait, mon rêve de la demeure reposait tout simplement sur les composés de deux translations de vecteur. Pour ce faire, il suffisait de quelques notions en géométrie, un simple crayon, une équerre et une règle et le rêve de la demeure, prenait forme.
En effet, c’était presque obsessionnel. Mon graphisme était toujours en perspective avec un point de fuite allant grandissant. Bien entendu, le dessin de la maison était orienté, comme l’écriture arabe, de la droite vers la gauche. D’abord, je traçais un triangle isocèle dont la base venait se confondre avec le carré du corps de la maison. Mais ce n’était pas vraiment un carré ; un point de fuite situé quelque part à droite de la ligne d’horizon permettait de créer l’illusion d’un volume en perspective oblique. Sous cette forme de translation, les longueurs rétrécissaient, mais le parallélisme vertical était conservé. En reliant de quelques traits ce point imaginaire aux angles des deux formes de base, on obtenait, enfin, après quelques gommages soigneux suivis d’un coloriage au pastel, la façade et le volume tout européens de l’édifice.
La particularité de cette architecture imaginée résidait tout entière dans le dessin du triangle qui chapeautait, par sa base, la forme carrée du rez-de-chaussée. Sans le triangle qui allait rétrécissant vers le ciel, la perspective n’aboutirait qu’à l’illusion d’un cube en trois dimensions. C’était certainement l’annexion de la base du triangle au côté supérieur du carré qui donnait toute sa splendeur à la maison du rêve.
Il ne me serait jamais venu à l’idée, même aujourd’hui, de dessiner une maison sans ses briques rouges, sans ses tuiles et sans sa coupole triangulaire. Pourtant, j’eus toujours vécu dans une maison à toit horizontal. Dans la médina où j’avais passé toute mon enfance, il n’y avait, d’ailleurs, que ce type de construction à toiture plate, où les femmes avaient tout loisir d’étendre leur linge pour sécher au soleil. Quand je montais sur la terrasse de ma maison natale, à perte de vue, je me souviens qu’il n’y avait que rectangles, dômes et carrés, s’adossant les uns aux autres, avec, parfois, un toit conique couvert d’ardoise verte.
Quelle étrange sensation de déjà-vu ! Effectivement, avant de la dessiner, jamais je n’avais vu cette maison aux briques rouges et au toit incliné ! Il n’y avait aucun modèle dans les parages de cette maison chapeautée par deux versants hérissés de tuileries ! Et pourtant, je n’arrêtais pas de la dessiner en me surpassant d’ingéniosité dans le coloriage de ses briques rouges et l’illusion de ses reliefs par le jeu de perspective, d’ombre et de lumière. C’était à la fois un logis et un rêve, un lieu exotique et merveilleux qui habitait en moi.
D’où venait la puissance de cette représentation qui s’imposait à moi comme un foyer existentiel archétypal ?
Peut-être que, dans une zone enfouie de moi-même, existait un idéal géométrique de la maison avec sa toiture à deux versants. Peut-être aussi que mon rêve, comme celui de tous les gamins, obéissant à une sorte de schème commun, était influencé par les images en couleurs de ces cartes postales, plein de bonshommes de neige, de père Noël, de sapins et de maison en briques rouges. Peut-être, enfin, était-ce un rêve prémonitoire, une fuite de connaissance que provoquerait le décalage des temps, permettant à mon passé de deviner déjà mon présent !
Quelle joie d’habiter enfin cette maison de rêve ! Je me sentais devenir un autre homme, plein de force et d’espoir. Je voulais rester là à écarquiller les yeux en regardant le plafond, ne pensant à rien, ne me préoccupant de rien. Mais je savais qu’il fallait se lever. Je devais me retrousser les manches, il fallait faire le ménage dans le jardin avant que le temps ne se gâte. L’hiver arrivait très vite, la température allait chuter et le sol geler. La superficie de la pelouse n’était, certes, pas très grande, néanmoins, il y avait beaucoup de travail. Il fallait ameublir la terre, passer la peinture, réparer la clôture, isoler les combles et les murs de la cave. Bref, la vie dans ma nouvelle habitation n’allait pas être de tout repos.
Mais voilà, c’était sans compter avec le voisin Crussol. Bien qu’il fût sourd, dès que je suis sorti dans le jardin et ai commencé à bêcher, cet étrange individu est apparu comme par enchantement. Il a poussé le portail avec le sans-gêne qui le caractérisait et ne m’a plus quitté. Il s’est aussitôt mis à m’expliquer des astuces de jardinage dans de longs monologues herméneutiques, en criant et en gesticulant. Son langage m’était très difficilement compréhensible.
Je ne pouvais pas m’empêcher de penser ironiquement qu’il était trop bavard pour un sourd-muet, j’avais envie de lui crier : « ta gueule ! » Mais, en y pensant, j’ai fait très attention à ne rien laisser paraître, car cet énergumène était capable de déchiffrer mes expressions faciales et de percevoir la moquerie. Je devais éviter de le dévaloriser, car j’ai remarqué qu’il scrutait mon visage avec une attention éperdue chaque fois que j’essayais de lui parler. Comme toutes les personnes handicapées, il était très attentif à ce que l’autre pensait de lui.
Pendant que je souriais intérieurement, Crussol continuait à parler sans relâche. Sa voix criarde et plaintive ne prononçait que des mots incompréhensibles. N’y comprenant pas grand-chose, mon attention finit par se relâcher. Je voulais me concentrer sur ce que je faisais et cela semblait le contrarier. Comme un enfant gâté qu’on essaie d’ignorer, il se plaça devant moi, apparemment vexé de ne pouvoir capter toute mon attention. Je détestais quand il s’approchait trop de moi en parlant. Sa bouche qui se convulsait produisait toutes sortes de sons visqueux à travers une horrible dentition tartrée et jaunie. Et chaque fois qu’il ouvrait la bouche, son haleine sentait le vinaigre chaud.
Le lendemain et le jour d’après, ce fut pareil. Crussol ne me quittait pas d’une semelle. Sa présence ne m’apporta rien, si ce n’est qu’il me gênait. Lui et moi, nous ne pouvions pas communiquer. Mon colocataire avait beau crier, aucun sens n’était produit par ses hurlements. Le dialogue avec lui était impossible. Mais il y avait quelque chose d’autre qui m’inquiétait chez lui. Ça aurait pu continuer ainsi si je n’avais pas décelé en lui ce quelque chose de pas très net que je ne pouvais expliquer. Au fond de moi, je n’étais pas tranquille en sa présence, et cette sensation était confirmée par l’instinct. Je restais un peu sur la réserve, mais, au moment où, arrivé sur une parcelle inculte, j’allais enfoncer la bêche dans le sol, c’est alors qu’il se mit à brailler sans raison. Ses cris m’arrêtèrent net.