La guerre des paysans en Allemagne - Friedrich Engels - E-Book

La guerre des paysans en Allemagne E-Book

Engels Friedrich

0,0

Beschreibung

Ce livre retrace la révolte des paysans allemands qui, entre 1524 et 1525, se soulevèrent contre les seigneurs féodaux dans une tentative de renverser le système oppressif qui les maintenait dans la misère. Engels, avec sa perspective marxiste, décrit cette révolte non seulement comme une lutte pour des droits sociaux et économiques, mais aussi comme un moment clé dans l'histoire des luttes de classe en Europe.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 275

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



TABLE DES MATIÈRES

Introduction

Préface de l'auteur

La Guerre des Paysans en Allemagne

I. [La situation économique et la structure sociale de l'Allemagne].

II. [Les grands groupements d'opposition et leurs idéologies].

III. [Prodromes de la Guerre des Paysans entre 1476 et 1517].

IV. [La révolte des nobles].

V. [La Guerre des Paysans en Souabe et en Franconie].

VI. [La Guerre des Paysans en Thuringe, en Alsace et en Autriche].

VII. [Les conséquences de la Guerre des Paysans].

Annexe I : Extrait d'article.

Annexe II : Notes pour La Guerre des Paysans.

Annexe III : La décadence de la féodalité et l'essor de la bourgeoisie.

Index des noms cités.

INTRODUCTION

Après le dernier numéro imprimé en rouge de la Neue Rheinische Zeitung, le 19 mai 1849, Friedrich Engels se joignit aux troupes badoises engagées dans la lutte pour la Constitution du Reich, montrant ainsi que les rédacteurs du journal n'hésitaient pas à prendre les armes pour défendre les idées qu'ils avaient soutenues dans leurs articles. Ce fut une campagne assez brève, au cours de laquelle les insurgés se défendirent vaillamment contre les troupes supérieures en nombre du prince Guillaume de Prusse, mais durent finalement passer en territoire suisse le 12 juillet. Engels se retrouvait dans la situation de combattant interné en pays neutre, coupé des anciens collaborateurs du journal, et notamment de Marx.

Celui-ci séjournait à Paris où il avait été délégué comme plénipotentiaire du gouvernement révolutionnaire du Palatinat et vivait les derniers soubresauts parisiens de la Révolution de 1848. Mais dès la fin d'août il venait s'installer à Londres pour échapper à la résidence forcée dans le Morbihan, réputé alors comme un foyer de fièvres malignes. L'exil commençait pour lui, qui allait durer jusqu'à la fin dé sa vie.

C'est en novembre 1849 seulement que Marx et Engels se trouvèrent à nouveau réunis dans la capitale anglaise. La lutte n'était nullement terminée pour eux. Ils estimaient que le mouvement révolutionnaire pouvait reprendre et qu'il fallait être prêt à toute éventualité. Il convenait donc de continuer le travail d'éclaircissement théorique par une publication périodique et de réorganiser la Ligue des Communistes. La Neue Rheinische Zeitung. Politisch-ökonomische Revue paraîtra dès mars 1850 et se maintiendra jusqu'en novembre, succombant aux difficultés d'édition. À cette date d'ailleurs, Marx et Engels avaient conclu de l'analyse de la situation que les chances de reprise du mouvement révolutionnaire étaient subordonnées à l'éclatement d'une nouvelle crise économique.

C'est dans le numéro 5/6 de la revue qui sort à Hambourg le 29 novembre 1850 que paraît l'ouvrage d'Engels devenu aujourd'hui classique : La Guerre des paysans en Allemagne. Les quelques numéros qui avaient pu paraître apportaient aussi deux contributions éminentes à l'illustration du matérialisme historique, tel que l'avait défini le Manifeste en 1848. En effet, Marx y avait publié la série d'articles connus aujourd'hui sous le nom de Les Luttes des classes en France et qui constitue la meilleure analyse du déroulement de la Révolution de 1848 en France.

Nous sommes peu renseignés sur la genèse de La Guerre des paysans. Comme toujours pour les périodes où Marx et Engels résidaient dans la même ville cette source inappréciable que constitue leur correspondance fait défaut. C'est très probablement au cours des discussions qu'eurent les deux amis que s'élabora cette étude. Il ne peut donc être question d'un début de rédaction avant qu'Engels ait retrouvé Marx à Londres vers le 10 novembre 1849. Et encore il est probable que la multitude des tâches auxquelles ils durent faire face ne leur laissait pas grands loisirs. Il importait en effet de renouer des contacts avec les membres de la Ligue des Communistes qui avaient réussi à quitter l'Allemagne, d'organiser les secours pour les réfugiés politiques, d'assurer les liaisons avec les Chartistes anglais et les exilés français. Dans la perspective qu'ils avaient encore d'une reprise du mouvement révolutionnaire, les tâches d'organisation primaient sur toutes les autres.

Au cours du long voyage qu'il avait fait pour rejoindre Londres, Engels avait déjà élaboré une première contribution à la future revue. C'est en effet à cette date qu'il rédige cette Campagne pour la Constitution du Reich où il relate les épisodes souvent héroï-comiques de la guerre des insurgés dans le Palatinat et dans le Bade. Sa préoccupation essentielle est, à ce moment-là, plutôt de montrer les défauts des petits bourgeois démocrates et leur impuissance, que de ranimer la foi des communistes en une issue révolutionnaire. Il semble d'ailleurs qu'il ne termine la rédaction de ce reportage politique qu'en février 1850. C'est donc entre le début de 1850 et la fin de l'été que se situent la genèse et la mise au point de La Guerre des paysans.

Les dernières lignes de l'ouvrage où s'exprime la foi d'Engels en une issue positive du mouvement européen de 1848 montrent qu'elles sont écrites avant que Marx et lui soient arrivés à la conclusion qu'ils formulent dans la « Revue, mai à octobre 1850 ». Ils rédigent cette revue des événements fin octobre et, si La Guerre des paysans était postérieure, elle serait en contradiction avec cette appréciation politique. Engels aurait en tout cas été moins affirmatif et n'aurait pas visé à confirmer chez ses lecteurs cette foi en l'issue victorieuse du mouvement de 1848.

L'expérience révolutionnaire que l'Allemagne vient de vivre et les insurrections paysannes de 1525 sont donc étroitement liées dans l'esprit d'Engels lorsqu'il écrit son livre. Dès leur arrivée en Allemagne au printemps 1848, Marx et Engels avaient compris que l'heure n'était pas venue pour le prolétariat de prendre le pouvoir dans un pays aux structures sociales encore féodales et que la tâche du mouvement de 1848 était de renverser le féodalisme et d'assurer la victoire de la bourgeoisie. Ils avaient apporté tout le poids de la classe ouvrière pour appuyer l'aile démocratique de la bourgeoisie dont la tâche historique immédiate était de balayer les restes du régime aristocratique et monarchique et d'instaurer sa domination politique. C'est dans les conditions créées par le régime bourgeois que le prolétariat pouvait gagner sa propre émancipation, et il fallait créer d'abord ces conditions.

L'analogie avec les événements de 1525 s'imposait alors. La guerre des paysans avait été une première tentative pour mettre fin au régime féodal et elle avait échoué en raison des hésitations et même parfois des trahisons de la bourgeoisie des villes. La même parcellisation qu'en 1848 avait empêché au début du XVIe siècle la classe montante de trouver son unité et de remporter la victoire avec l'appui des paysans insurgés. Les défauts et les erreurs qui avaient conduit à l'écrasement des insurrections paysannes s'étaient retrouvés en 1848 et avaient conduit au même renoncement de la bourgeoisie. L'analyse d'Engels est tout entière dominée par ces ressemblances. Mais comme sa méthode est celle du Manifeste, comme il aborde les problèmes de la Réforme pour y déceler les effets de la lutte des classes, il va donner de ces événements une explication nouvelle : malgré son travestissement religieux, la guerre des paysans est la première expression historique de la lutte de la bourgeoisie pour s'emparer du pouvoir. Si au XIXe siècle l'évolution historique des Allemands apparaît comme en retard sur celle des autres peuples d'Europe, ils ont été au XVIe siècle les précurseurs des révolutions anglaises et françaises qui ont donné le pouvoir à la bourgeoisie.

*

C'est dans la période correspondant à la montée économique de la classe bourgeoise en Allemagne, dans les années qui préparent la révolution de 1848, que renaît l'intérêt pour la guerre des paysans. En 1842, l'historien qui sera plus tard le représentant de l'idéologie des hobereaux, Leopold von Ranke, publie son Histoire de l'Allemagne à l'époque de la Réforme. S'il pose le problème de l'unité nationale, son appréciation de la guerre des paysans est négative. Elle ne lui apparaît pas comme une nécessité, mais plutôt comme l'irruption des forces destructives de la société. Sans nier le rôle de la personnalité de Thomas Münzer, il reste prisonnier de l'idéologie luthérienne dominante : ses prédications mettent en mouvement les éléments destructeurs dont ne peut venir aucun progrès. L'aile radicale qui suit Münzer lui apparaît comme le rassemblement des forces négatives. Le progrès ne peut résulter que de l'ordre soutenu par la hiérarchie et le pouvoir.

Par rapport à celle de Ranke, l'étude de Wilhelm Zimmermann Histoire générale de la grande guerre des paysans parue entre 1841 et 1842 est animée d'un tout autre esprit. Zimmermann était un bourgeois démocrate qui siégera à l'Assemblée de Francfort en 1848 et se situera dans la gauche avancée. Son livre apportait toutes sortes de documents peu connus et constituait un apport scientifique réel. Mais surtout l'auteur voit dans la guerre des paysans une force créatrice et progressive visant à la transformation du régime social. L'unité nationale n'est pas possible si le régime féodal n'a pas été anéanti et le régime social démocratisé. Mais surtout son appréciation du rôle des deux grandes figures de la Réforme, Luther et Münzer, se sépare de la tradition. Münzer est pour Zimmermann plus logique que Luther, car il étend la notion de liberté proclamée par la Réforme dans le domaine spirituel à l'État et au pouvoir séculier. Alors que Luther a terni son prestige de héros national en se ralliant à l'autorité des princes et en condamnant les insurrections paysannes, Münzer est resté fidèle à lui-même en épousant jusqu'au bout la cause des paysans. Il fait pour Zimmermann figure de révolutionnaire.

Il est probable que le jeune Engels a lu l'ouvrage dès sa parution. Pendant son premier séjour en Angleterre, de 1842 à 1844, il est en contact avec les Chartistes et écrit pour The New Moral World des articles destinés à éclairer les Britanniques sur la situation sociale et politique sur le continent. Dans un article de novembre 1843, Progress of social Reform on the continent 1, Engels fait une place à la guerre des paysans en Allemagne pour montrer que ce pays a eu aussi ses réformateurs sociaux dès l'époque de la Réforme. Le jugement qu'il porte sur le soulèvement des campagnes et sa liaison avec l'œuvre de Luther s'inspire très nettement de Zimmermann. On y retrouve l'idée de l'extension à l’État et à la société des enseignements de la Bible et des conceptions du christianisme primitif. La personnalité de Münzer y apparaît avec son rôle positif. Le communiste fraîchement converti qu'est le jeune Engels en 1843 a d'ailleurs surtout retenu les doctrines des anabaptistes préconisant la communauté des biens, mot d'ordre qui avait alors cours dans les milieux d'ouvriers révolutionnaires et qui ne disparaîtra guère avant les interventions de Marx et d'Engels au Congrès de la Ligue des Communistes de décembre 1847.

Lorsqu'Engels reprend le thème de la guerre des paysans en 1850, il a déjà élaboré avec Marx les fondements du matérialisme historique dans l'Idéologie allemande (1846) ; ils ont tous deux formulé le programme du communisme scientifique avec le Manifeste (1848) ; ils viennent de faire l'expérience vivante du mouvement révolutionnaire. C'est donc avec des conceptions toutes différentes qu'il aborde ce travail. La guerre des paysans s'inscrit dans l'histoire comme un épisode de la lutte des classes. C'est moins le rôle des grandes personnalités de la Réforme qu'il s'agit de mettre en valeur que d'analyser les intérêts de classes dont ils sont les porte-parole. Il importe de déceler sous les travestissements religieux les revendications des diverses couches sociales. Le capitalisme n'en est qu'à ses débuts, la bourgeoisie est une classe en formation qui n'a pas encore acquis une conscience claire de sa mission historique, qui reste encore prisonnière de l'idéologie féodale et ne sait pas quels sont ses alliés naturels. La plèbe des villes et la paysannerie supportent tout le poids de l'édifice social comme aujourd'hui le prolétariat mais elles ne sont ni conscientes de leurs intérêts spécifiques, ni susceptibles d'entreprendre des actions autres que spontanées. Leurs ennemis sont le haut clergé et les seigneurs : les pillent les couvents paysans, brûlent les châteaux. Alors qu'organisés en bandes armées ils constitueraient par une action unie une menace redoutable pour le régime des féodaux et des patriciens, leurs intérêts locaux les divisent et ils se laissent tromper par les manœuvres de leurs adversaires. Le mérite d'Engels est d'avoir su analyser les conditions sociales et politiques de la guerre des paysans, en montrant l'immaturité et les erreurs et en même temps de déceler en quoi elle était une anticipation des luttes historiques à venir. Elle n'annonce pas, comme il le pensait encore en 1843, le communisme. Les mots d'ordre des paysans que condensent les « douze articles » sont en réalité l'expression radicale d'une autre révolution qui cherche encore sa voie : les paysans sont, par leur action, les pionniers de la révolution bourgeoise, les annonciateurs de la fin nécessaire de l'ordre féodal.

Engels a lui-même insisté sur le fait que son livre n'apportait pas de documents nouveaux, mais réutilisait en les condensant les matériaux fournis par l'étude approfondie de Zimmermann. Si par rapport à Ranke il fournissait une interprétation nouvelle et dont les études historiques ultérieures ont confirmé la validité, il donnait aussi au livre de Zimmermann son sens véritable. Pour cet auteur, le problème posé par la guerre des paysans était surtout un problème politique. Il n'y voyait pas l'expression des conflits sociaux de l'époque de la Réforme. Le grand mérite d'Engels est d'avoir su opérer la généralisation théorique des matériaux rassemblés par Zimmermann et d'avoir ainsi replacé ce que beaucoup considéraient comme une sorte de jacquerie sans raisons ni conséquences profondes dans le développement de l'histoire. Au début dit XVIe siècle la guerre des paysans en Allemagne, dans le pays généralement considéré dans la moitié dit XIXe siècle comme le pays politiquement et socialement le plus en retard sur ses voisins, n'est au fond que la première manifestation de la lutte de la bourgeoisie pour son émancipation, lutte qui pendant deux siècles va dominer l'histoire de l’Europe. Dans La Guerre des paysans Engels avait en fin de compte opéré le même travail que Marx dans Les Luttes des classes en France : il avait à propos d'événements historiques réels apporté la preuve que la conception marxiste de l'histoire explique leur déroulement, leur donne un fondement scientifique qui renouvelle leur interprétation et leur étude. Le livre d'Engels, malgré ses insuffisances, restera longtemps encore exemplaire.

Bien entendu, cet ouvrage écrit en 1850 ne constitue plus aujourd'hui le dernier mot de la science. Depuis sa parution la recherche historique a mis au jour des documents qui corrigent les erreurs de Zimmermann reprises par Engels. D'autre part, les historiens marxistes ont affiné leurs analyses. Dans sa lettre du 14 juillet 1893 à Franz Mehring, Engels lui-même faisait la critique de ses propres travaux, indiquant que les nécessités de la lutte pour faire triompher le marxisme l'avaient souvent amené à mettre un peu trop l'accent sur l'économie et à négliger l'importance des idéologies et leur rôle. S'agissant de la Réforme qui fut à l'origine et essentiellement une révolte spirituelle contre la domination de l'Église romaine, on ne saurait minimiser les préoccupations religieuses des hommes de cette époque. On connaît mieux aussi les problèmes qui étaient les leurs, leurs préoccupations en face de la mort, le rôle que posait dans leur vie terrestre la hantise du salut dans l'au-delà. Les études sur Münzer ont également mieux dégagé les éléments de sa personnalité et il apparaît aujourd'hui comme un homme de la taille de Luther. Zimmermann avait fait de lui seulement un révolutionnaire. Déjà Engels avait nuancé ces jugements. Il semble bien qu'il faille tenir plus compte du contenu religieux de sa pensée et lui restituer sa figure de réformateur.

Il n'empêche que la synthèse faite par Engels, si elle doit être corrigée dans le détail, reste exemplaire par sa méthode et la justesse de l'analyse des rapports sociaux. Elle constitue aujourd'hui encore un sujet d'étude et de fructueuses méditations.

*

Nous en sommes réduits aux conjectures quant à l'accueil qui fut fait à La Guerre des paysans au moment de sa parution. Le numéro double de la revue dans laquelle elle parut devait être le dernier. Les tentatives pour la faire reparaître échouèrent. On était entré dans la période de réaction suivant la défaite et le mouvement ouvrier allemand allait connaître une longue éclipse après le procès de Cologne en 1852. À combien d'exemplaires la revue était-elle tirée ? On avait commencé avec 2 000 ou 2 500, mais à mesure que les difficultés s'accroissaient, le tirage baissait sans doute. Il n'y a pas eu, à ma connaissance, d'échos dans la presse qui pouvait continuer à paraître.

Il est d'ailleurs probable que Marx et Engels ne se sont pas intéressés outre mesure à l'accueil que l'ouvrage pouvait rencontrer. Les difficultés commençaient au sein du groupe de réfugiés allemands à Londres et plus particulièrement de la Ligne des Communistes. Dès la fin d'août des discussions avaient éclaté qui conduisirent à la série bien connue des campagnes de calomnies et des exclusions réciproques. À cela il faut ajouter les difficultés de la vie d'exil : pour Marx la lutte contre le dénuement, pour Engels la nécessité de reprendre ses activités commerciales au sein de la firme Ermen et Engels. Cela signifiait pour lui renouer des liens avec sa famille, et son père ne facilita nullement les choses à ce fils qu'il avait rencontré pour la dernière fois sur les barricades d'Elberfeld, mais de l'autre côté naturellement.

On entre dans une période où le mouvement ouvrier a peu de perspectives. En Allemagne c'est la répression. Les liens avec les membres de la Ligue cesseront après le procès de Cologne en 1852 et la classe ouvrière allemande subira son sort sans mot dire, maintenant tant bien que mal des liens vivants sous le couvert des rares associations autorisées. Il faut attendre les années 60 pour que, avec le développement rapide de la grande industrie, le prolétariat allemand puisse songer à une organisation politique. L'année 1863 marque la renaissance du mouvement ouvrier avec la création de l'Association générale des travailleurs allemands par Lassalle. En 1864 est fondée la Première Internationale.

Un homme réfugié à Londres après 1848 et devenu un des familiers de Marx, Wilhelm Liebknecht, est rentré en Allemagne et va animer avec Bebel les associations ouvrières à l'aide desquelles se créera en 1869 le Parti social-démocrate à Eisenach. En 1866 Liebknecht a créé avec des bourgeois démocrates le Parti populaire saxon et il est le rédacteur en chef de leur journal : Das demokratische Wochenblatt. Il s'efforce de diffuser les idées de Marx et de faire connaître les travaux de l'Internationale. Mais la feuille a peu de retentissement et Marx et Engels sont réservés à l'égard de Liebknecht qu'ils ne tiennent pas pour un génie politique.

C'est pourtant lui qui proposa en mars 1869 de reprendre La Guerre des paysans dans son journal, d'abord en feuilleton, puis en brochure. Cette proposition est accueillie avec assez peu d'enthousiasme par Engels qui craint, étant donné les dimensions du journal, que la publication dure trop longtemps pour avoir un véritable effet. Par contre, il ne serait pas opposé à la réimpression sous la forme d'une brochure populaire à bas prix. Il semble cependant que Marx et Engels fassent assez peu confiance à Liebknecht pour cette entreprise, car il manquerait de sens pratique. Mais l'idée d'une nouvelle édition prend corps et ils songent à la proposer soit à Wilhelm Eichhoff, soit à Meissner qui a publié le Livre I du Capital. Cependant la chose se révèle impossible et à la fin de juin 1869 le projet semble abandonné, bien que Liebknecht insiste.

Vers la fin de l'été le Congrès d'Eisenach a fondé le Parti social-démocrate et qui sait Liebknecht entouré d'hommes comme Bracke et Bebel, conseille maintenant à Engels d'envisager la réédition. Il lui écrit le 25 septembre 1869 : « Liebknecht m'a de nouveau écrit à propos de ta Guerre des paysans qui doit être imprimée comme ouvrage de propagande. Comme cette fois la chose paraît sous les auspices du Comité central d'Eisenach, je te conseille de faire les corrections nécessaires et d'envoyer la chose sans autre discussion. » Engels donne son accord et l'ouvrage paraîtra d'abord en feuilleton dans le Volksstaat, organe du parti d'Eisenach entre le 2 avril et le 25 juin 1870, avant d'être publié en brochure au mois d'octobre.

Pour la brochure Engels avait écrit une préface qui était pour lui l'occasion de faire le point de la situation historique. En 1866 Bismarck avait franchi une première étape dans la constitution de l'unité allemande en battant les Autrichiens à Sadowa et en créant la Confédération de l'Allemagne du Nord. La bourgeoisie avait accepté de renoncer au pouvoir politique, et si elle se trouvait maintenant grâce au développement économique au niveau des autres bourgeoisies d’Europe, la croissance du prolétariat faisait que son heure était passée et que c'est de l'alliance de la classe ouvrière et du prolétariat agricole que devait venir l'impulsion politique décisive. Cette mise au point était à la fois un tableau du développement social en Allemagne et une indication utile pour la tactique à venir du mouvement ouvrier.

Le succès de l'ouvrage fut grand malgré les événements historiques que connut l'Allemagne. Dès 1874 il fallait songer à une réédition. Engels n'apporta aucune modification au texte lui-même, bien qu'il semble y avoir songé. (« Cette édition est inchangée, comme d'habitude le délai qui me fut accordé était trop court. » — Lettre à Laura Lafargue du 15 octobre 1874.) Mais il compléta la préface de 1870. La fondation de l'Empire en 1871, le développement économique foudroyant des années qui précèdent le krach de 1873, l'attitude remarquable de la classe ouvrière allemande pendant la guerre et la Commune de Paris nécessitaient une mise au point. Une fois de plus Engels fait une synthèse remarquable de quatre ans d'histoire, et les jugements qu'il porte sont décisifs : la leçon d'avenir des événements récents est la force acquise par le mouvement ouvrier qui est le garant de son développement dans le futur. L'histoire du Parti social-démocrate allemand à la fin du siècle a parfaitement confirmé cette prévision.

La Guerre des paysans ne disparut pas des préoccupations d'Engels. En 1884, on lui demanda d'assurer une quatrième édition. Il envisage alors très sérieusement de remanier son œuvre et d'en faire le pivot d'une étude sur l'histoire de l'Allemagne. Il écrit à Édouard Bernstein le 11 novembre 1.884 : « Dès que j'ai fini avec le Livre II du Capital, j'espère trouver le temps de remanier La Guerre des paysans, qui apparaît cette fois comme le tournant de toute l'histoire d'Allemagne, et doit par conséquent recevoir au début et à la fin d’importants compléments historiques. Seul le récit de la lutte reste à peu près tel qu'il est. » Ces intentions ont laissé des traces et à la fin de 1884, il rédige la « Note pour La Guerre des paysans » qu'on trouvera en annexe 2.C'est aussi à la même époque qu'il écrit le texte sur l'essor de la bourgeoisie et la décadence de la féodalité que l'on trouvera en annexe 3.

Mais à cette date, Marx était mort et Engels s'employa a assurer l’édition des Livres II et III du Capital, la traduction anglaise du premier Livre, et d'une manière générale la réédition des œuvres de Marx qu'il fit toujours passer avant ses propres productions. Et jusqu'à la fin de sa vie il fut aussi le guide du mouvement ouvrier mondial ce qui lui imposa au jour le jour des tâches dont il ne refusa aucune. Cependant La Guerre des paysans reste pour lui une préoccupation majeure, dont nous trouvons de multiples traces jusque dans ses dernières lettres. En mai 1891 il envisage d’entreprendre le remaniement dès que le Livre III du Capital sera à l'impression. En juillet 1893 il parle de l'introduction historique à sa Guerre des paysans qu'il espère écrire l'hiver prochain. Le 17 décembre 1894 il écrit encore à Laura Lafargue : « Il faut d'abord que je récrive complètement La Guerre des paysans qui est épuisée depuis des années ; c'est le premier travail que j'ai promis de faire après le troisième volume. » Trois mois avant sa mort il parle encore à Kautsky du remaniement de son livre.

*

Ce dessein d'Engels n'a pu être réalisé. Et nous pouvons le regretter amèrement. Nous aurions certainement disposé d'une vaste synthèse de l'histoire de l'Allemagne conçue par un des créateurs du matérialisme historique et qui aurait éclairé l’histoire de cette bourgeoisie allemande si controversée. Ces clefs pour l'histoire de son pays, Engels ne nous les a pas laissées. Mais avec La Guerre des paysans il nous a donné ce qui en eût été la pièce maîtresse.

Le livre a été écrit par l'homme qui était encore tout bouillant des luttes de 1848 et qui n'avait que trente ans. Et pourtant il y a fait preuve d'une étonnante sûreté de vue. Engels n'a pas fait œuvre originale en ce sens qu'il a utilisé des matériaux que d'autres avaient découverts. Il n'en reste pas moins qu'en les élaborant il a apporté une vision toute nouvelle de l'époque sans doute la plus originale et la plus importante de l'histoire de l'Allemagne, l'époque de la Réforme. C'est le sens profond de ce mouvement qui a emporté le centre de l'Europe au début du XVIe siècle qu'il a su dégager. Et la seule clef qu'Engels a laissée a ouvert et ouvrira encore bien des portes mystérieuses.

Juillet 1973.

E. BOTTIGELLI

1 Voir l'extrait donné en annexe I.

2 Voir annexe II.

3 Voir annexe III.

PRÉFACE DE L'AUTEUR

I

Le présent ouvrage a été écrit à Londres pendant l'été de 1850, sous l'impression directe de la contre-révolution qui venait à peine de s'achever ; il parut dans les numéros 5 et 6 de la Neue Rheinische Zeitung. Politisch-ökonomische Revue dirigée par Karl Marx, Hambourg 1850. Mes amis politiques en Allemagne désirent le réimprimer et j'acquiesce à leur demande, car il est, aujourd'hui encore, malheureusement d'actualité.

Ce travail ne prétend pas fournir une documentation résultant d'une recherche personnelle ; au contraire, tous les matériaux relatifs aux soulèvements paysans et à Thomas Münzer ont été empruntés à Zimmermann 4 . Son livre, quoique présentant ici et là des lacunes, reste encore le meilleur recueil des faits. Le vieux Zimmermann aimait d'ailleurs vivement son sujet. Ce même instinct révolutionnaire qui se manifeste partout ici en faveur de la classe opprimée fit de lui un des meilleurs représentants de l'extrême-gauche à Francfort 5. Depuis, il doit certes avoir un peu vieilli.

Si par contre dans l'exposé de Zimmermann l'enchaînement interne fait défaut, s'il n'arrive pas à présenter les controverses religieuses et politiques de l'époque comme le reflet des luttes de classes contemporaines, s'il ne voit dans ces luttes que des oppresseurs et des opprimés, des méchants et des bons, et finalement le triomphe des méchants, si sa compréhension des rapports sociaux qui déterminèrent aussi bien l'explosion que l'issue de la lutte est tout à fait déficiente, la faute en est à l'époque où ce livre parut. On peut même dire que, pour son temps, ce livre est encore très réaliste et constitue une louable exception parmi les ouvrages des historiens idéalistes allemands.

Mon exposé cherchait, en n'esquissant le cours historique de la lutte que dans ses grandes lignes, à expliquer l'origine de la guerre des paysans, la position prise par les divers partis qui y participèrent, les théories politiques et religieuses par lesquelles ils cherchèrent à se l'expliquer et enfin le résultat de la lutte à partir des conditions d'existence historique de ces classes. En d'autres termes, je cherchais à montrer que la Constitution politique de l'Allemagne, les soulèvements contre elle, les théories politiques et religieuses de l'époque n'étaient pas des causes, mais des résultats du degré de développement auquel étaient arrivés, dans ce pays, l'agriculture, l'industrie, les voies de communication, le commerce des marchandises et de l'argent. Cette conception — qui est la seule conception matérialiste de l'histoire — provient de Marx et non de moi ; on la retrouve dans ses travaux sur la révolution française de 1848-49, publiés dans cette même Revue et dans son 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

Le parallèle entre la révolution allemande de 1525 et celle de 1848-49 était trop proche pour pouvoir être écarté à l'époque. Toutefois, à côté de la similitude du cours général des événements, qui fait qu'ici comme là ce fut toujours une seule et même armée de princes qui écrasa l'une après l'autre les diverses insurrections locales, à côté de la ressemblance, poussée parfois jusqu'au ridicule, dans la conduite de la bourgeoisie urbaine dans l'un et l'autre cas, il y a aussi des différences parfaitement claires et nettes :

« Qui profita de la révolution de 1525 ? Les princes. Qui profita de la révolution de 1848 ? Les grands souverains, l'Autriche et la Prusse. Derrière les petits princes de 1525 il y avait, liés à eux par le paiement des impôts, les petits bourgeois ; derrière les grands princes de 1850, derrière l'Autriche et la Prusse, il y a les grands bourgeois modernes qui se les soumettent rapidement au moyen de la dette d'État. Et derrière les grands bourgeois il y a les prolétaires. »

Je regrette d'être obligé de dire que, dans cette phrase, on faisait bien trop d'honneur à la grande bourgeoisie allemande. Elle a bien eu l'occasion, en Autriche comme en Prusse, « de se soumettre rapidement » la monarchie « au moyen de la dette d'État » ; mais jamais ni nulle part elle n'a profité de cette occasion.

La guerre de 1866 a fait tomber l'Autriche comme un don du ciel entre les mains de la bourgeoisie ; mais celle-ci ne sait pas régner, elle est impuissante et incapable de quoi que ce soit. Elle ne sait qu'une chose : sévir contre les travailleurs dès qu'ils bougent. Elle ne reste plus à la barre que parce que les Hongrois en ont besoin.

Et en Prusse ? Il est vrai, la dette d'État s'est vertigineusement accrue, le déficit est proclamé en permanence, les dépenses publiques augmentent chaque année, les bourgeois ont la majorité à la Chambre, sans eux on ne peut ni augmenter les impôts, ni obtenir de nouveaux emprunts — mais où est donc leur pouvoir sur l'État ? Il y a quelques mois à peine, lorsque le budget était de nouveau en déficit, ils avaient une position excellente. Il leur suffisait d'un peu de ténacité pour arracher de jolies concessions. Or que font-ils ? Ils considèrent comme une concession suffisante le fait que le gouvernement daigne leur permettre de mettre à ses pieds 9 millions, et cela non seulement pour un an, mais annuellement et pour toute la suite.

Je ne veux pas blâmer ces pauvres « nationaux-libéraux » de la Chambre plus qu'ils ne le méritent. Je sais qu'ils sont abandonnés par ceux qui sont derrière eux, par la masse de la bourgeoisie ; celle-ci ne veut pas régner : le souvenir de 1848 est encore trop vif en elle.

Nous verrons plus loin pourquoi la bourgeoisie allemande manifeste une lâcheté aussi remarquable.

Pour le reste, la phrase citée plus haut s'est trouvée entièrement confirmée. Depuis 1850, nous voyons les petits États, qui ne servent plus que de leviers pour les intrigues prussiennes ou autrichiennes, passer de plus en plus résolument à l'arrière-plan, des luttes toujours plus vives pour l'hégémonie entre l’Autriche et la Prusse, enfin l'explication par la force de 1866, après laquelle l'Autriche conserve ses propres provinces, la Prusse se soumet, directement ou indirectement, tout le Nord, tandis que les trois États du Sud-Ouest sont provisoirement flanqués à la porte 6.

Pour la classe ouvrière allemande tous ces grands événements historiques ne présentent que l’importance suivante :

Premièrement, grâce au suffrage universel, les ouvriers ont obtenu le pouvoir de se faire représenter directement à l’Assemblée législative.

Deuxièmement, la Prusse a donné la première le bon exemple en escamotant trois autres couronnes de droit divin 7. Même les nationaux-libéraux ne croient plus, après cette pratique, que leur pays possède encore la même couronne immaculée de droit divin qu’il s’attribuait auparavant.

Troisièmement, il n'y a plus, en Allemagne, qu’un adversaire sérieux de la révolution : le gouvernement prussien.

Et quatrièmement, les Autrichiens-Allemands doivent enfin se demander une bonne fois ce qu'ils veulent être : Allemands ou Autrichiens, à quel parti ils préfèrent appartenir : à l'Allemagne ou à leurs annexes de Transleithanie ? Qu'ils doivent abandonner l'un ou l'autre était évident depuis longtemps, mais la démocratie petite-bourgeoise l'a toujours dissimulé.

En ce qui concerne les autres litiges importants nés de 1866 et discutés depuis jusqu'à satiété entre les « nationaux-libéraux » d'une part et les « populistes » de l'autre, l'histoire des années à venir pourrait bien prouver que ces deux points de vue ne se combattent avec tant de violence que parce qu'ils sont les pôles opposés d'un même esprit borné.

L'année 1866 n'a presque rien changé aux rapports sociaux en Allemagne. Les quelques réformes bourgeoises — système uniforme des poids et mesures, liberté de circuler, liberté professionnelle, etc., tout cela adapté à des limites bureaucratiques — n'atteignent même pas au niveau de ce qui a été conquis, depuis longtemps, par la bourgeoisie d'autres pays de l'Europe occidentale et laissent intact le principal fléau, le système bureaucratique des licences 8