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Bénédict Masson, relieur d'art sur l'île Saint-Louis, est un homme de 35 ans, au physique laid, que toutes les femmes fuient. Malgré tout, il s'éprend de la belle Christine et il va passer ses nuits à l'épier, ainsi que sa famille, pour découvrir leur secret, sans se douter qu'il sera entraîné dans une histoire "sanglante"...
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Seitenzahl: 280
Gaston Leroux
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Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés, les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l’Île-Saint-Louis. Bénédict Masson était relieur d’art, ce qui ne l’empêchait pas de vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la capitale, qui semble défendue par sa ceinture d’eau de cette éternelle bacchanale que l’on est convenu d’appeler la vie parisienne.
Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui s’appelait – il n’y a pas bien longtemps encore – la rue du Saint-Sacrement-en-l’Isle, à l’ombre de vieux hôtels qui furent, il y a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont ouverts ou plutôt entrouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques débits, un modeste magasin d’horlogerie, dans la prétention exorbitante d’y entretenir un semblant de vie… Eh bien, c’est de cette petite rue, habitée par notre relieur, c’est de ce quartier qui semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu’est sortie l’une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à tout prendre, la plus sublime ! Sublime, l’aventure de Bénédict Masson l’a été sûrement, car elle fut une Date (avec un grand D) dans l’histoire de l’Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut aussi épouvantable… et Paris, qui n’en a surtout connu que l’épouvante, en tressaille encore.
Pour la juger à bon escient, il faut la prendre à son origine. Traversons le pont Marie et regardons autour de nous. Si nous admettons que la vie ne se traduit exclusivement point par le mouvement, nous pouvons envisager cette vérité que dans l’Île-Saint-Louis, plus que partout ailleurs, il y a toujours eu une vie intense, mais dans le domaine intellectuel. Sans évoquer les ombres lointaines de Voltaire et de Mme Du Châtelet, les peintres, les poètes, les écrivains y ont, de tout temps, élu domicile : George Sand, Baudelaire, Théophile Gauthier, Gérard de Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurs pénates. À l’angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, était la rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d’une niche, une Vierge mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. Notre Bénédict Masson, qui n’était pas seulement relieur d’art, mais poète, – un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en ces temps-ci qui sont troubles, – prétendait habiter la chambre même où avait vécu quelque temps – et souffert – l’auteur des Fleurs du mal !
Naturellement il en concevait, dans son humilité, un singulier orgueil.
Mais nous ne saurions mieux connaître Bénédict Masson que par lui-même. Comme tous ceux qui croient être agités par quelque démon supérieur, il se complaisait à tenir registre des moindres événements d’une existence qui, apparemment, semblait s’être déroulée, jusqu’au jour où nous sommes arrivés – Bénédict Masson pouvait avoir dans les trente-cinq ans – dans la plus terne monotonie. Je souligne le apparemment parce qu’il s’est trouvé des gens pour prétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour, avaient été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatant que ce qui pouvait faire croire à l’innocence d’un monstre qui vivait dans la crainte perpétuelle que l’on ne découvrît ses crimes. Ceux qui ont prétendu cela avaient bien des excuses et peut-être bien des raisons, mais avaient-ils raison ? C’est ce que nous verrons un jour.
Pour moi, j’ai toujours été frappé de l’accent de sincérité qui se trouve dans les Mémoires de Bénédict Masson, même et surtout, dans leurs passages les plus désordonnés.
À la date qui nous occupe, nous sommes fin mai. La journée avait été chaude ; le printemps, cette année-là, était l’un des plus précoces qu’on eût vus depuis longtemps à Paris.
Il est neuf heures du soir ; dans ce coin de rue déserte, noyée d’ombre, le dernier bruit qui s’est fait entendre a été le timbre de la porte du magasin de Mlle Barescat, mercière, qu’elle fermait elle-même après avoir mis le volet…
De la lumière encore à deux vitres, celle du relieur et celle de l’horloger…
La boutique de Bénédict Masson faisait face, ou à peu près, à celle du vieux Norbert que l’on ne voyait guère sortir que le dimanche pour aller à l’office à Saint-Louis-en-l’Île, avec sa fille et son neveu.
Le reste du temps, il restait caché derrière ses rideaux de serge verte, penché sur ses outils, travaillant fort mystérieusement à des travaux qui, au surplus, dans la partie, l’avaient déjà rendu célèbre. Il avait inventé une sorte de régulateur qui eût pu faire sa fortune, mais qui n’avait réussi qu’à le dégoûter à jamais des hommes d’affaires. Maintenant, il ne semblait plus travailler que pour l’art, à la poursuite d’une chimère où d’autres, avant lui, avaient laissé leur raison.
Ses confrères, avec lesquels il avait rompu tout commerce, s’entretenaient de lui avec une condescendance attristée ; les plus renseignés parlaient d’une sorte « d’échappement » contraire à toutes les lois connues de la mécanique et grâce auquel le malheureux prétendait réaliser le mouvement perpétuel. C’était tout dire !
En attendant, on pouvait voir à sa devanture un fort curieux ouvrage d’horlogerie dont les engrenages extérieurs prenaient des formes jusqu’alors inconnues. Il y avait là, entre autres pièces bizarres, des roues carrées. Cependant les habitants de l’île affirmaient que ce « mouvement » durait depuis des années et qu’il ne le remontait jamais. Mlle Barescat, la mercière, en eût mis « sa main au feu ». Bref, entre le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbert faisait figure d’un personnage un peu diabolique.
Ce soir-là, Bénédict Masson n’avait d’yeux, derrière ses rideaux, que pour la boutique de l’horloger, et nous pouvons dire tout de suite que ce n’était point la vue du vieux Norbert qui l’empêchait de travailler. Sa fille venait de pénétrer dans l’atelier.
Parcourons maintenant les Mémoires un peu désordonnés de Bénédict Masson. Nous serons immédiatement renseignés sur bien des choses.
La voilà, dit Bénédict dans ces Mémoires, la voilà telle que je me la suis toujours imaginée, celle à qui je dois donner ma vie ; la voilà telle que Dieu l’a faite pour mon cœur d’homme avide de beauté et de mystère. Non, non, en vérité, il n’y a rien de plus beau au monde ni de plus mystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au monde. Qu’y a-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond et de plus insondable ? Les flots en furie m’intéressent, mais une mer calme m’épouvante. Les yeux calmes de cette Christine m’effraient et m’attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils, c’est l’abîme.
Mais les imbéciles ne comprennent pas cela… Qui comprendrait Christine ? Pas son vieil abruti d’horloger de père, assurément, toujours penché sur ses roues carrées et qui n’a peut-être pas vu sa fille depuis des années, ni son godiche de cousin de fiancé de Jacques, le phénomène de l’École de médecine, oui : un sujet exceptionnel paraît-il, et qui est quelque chose comme prosecteur à la Faculté, oh ! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre volontés de la mademoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux de l’amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la voit pas ! Il y en a des tas, comme celui-là, qui la regardent parce qu’elle est belle, mais je suis le seul à la voir, moi, Bénédict Masson !
Cette fille-là n’a rien à faire avec les poulettes d’aujourd’hui : la taille et l’air d’une archiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que moins, une nuque de déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure aux reflets de vieux cuivre ; quand elle suspend à la patère le chapeau dont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a la cambrure et tout le mouvement du bras de l’amazone du Capitole, ce qui n’est pas peu dire à mon goût, car je n’ai jamais vu, dans tous mes voyages, d’aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes, ses nobles jambes, la pensée ne peut s’y attacher sans être en flamme, pour peu qu’on l’ait vue marcher, se déplacer : c’est à baiser la trace de ses pas.
Quant au visage, il est d’un ovale parfait, mais le nez a heureusement une courbe légère qui enlève de la froideur à toute cette régularité ; le dessin de la bouche est d’une pureté angélique, la lèvre n’est point charnue. Là est la beauté idéale et vivante. Cette belle personne, qui est une artiste, et qui donne des leçons de modelage pour vivre, ne devrait avoir d’autre modèle qu’elle-même.
Mais tout cela, tout le monde le voit. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’il y a au fond de son calme et fatal regard, au fond de ces yeux-là, il y a – je vais vous le dire – l’étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera jamais : de vivre – elle qui était faite pour l’Olympe – au fond de cette misérable boutique de l’Île-Saint-Louis, entre cet horloger et ce carabin ! Ceci dit, elle aime son père et son cousin avec qui elle se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible, espérons-le. Ah ! misère ! comment ne se suicide-t-elle pas ?… C’est qu’elle est en même temps la Beauté et la Vertu ! Magnifique comme une statue païenne, sage comme une image de missel ! Ah ! il n’y a rien à dire ! C’est la madone de l’Île-Saint-Louis !… Eh bien, écoutez ! voilà ce qui m’est arrivé, ce soir…
Le vieux Norbert, sa fille et son neveu n’habitent pas sur la rue. Il n’y a là que la boutique. Ils logent dans un pavillon qui est séparé de la boutique par un jardin. Ce pavillon, je ne l’avais jamais vu. À l’exception d’une femme de ménage qui vient chez eux le matin, personne ne pénètre jamais là-dedans. Or, voilà que j’ai trouvé le moyen d’apercevoir le pavillon… Oui, cette nuit même, après que les lumières furent éteintes sur la rue, je me suis introduit par une échelle dans le grenier de la maison que j’habite et, par une lucarne, j’ai vu !
Le pavillon a deux étages… le deuxième étage est transformé en sorte d’atelier vitré auquel on accède par un escalier de bois extérieur. L’horloger et le neveu couchent au premier, Christine couche dans l’atelier. Il faisait un clair de lune éblouissant. Christine resta plus d’une heure, accoudée à la rampe qui court tout au long de l’atelier, formant balcon. Quelle nuit pour un poète et pour un amoureux ! Soudain, elle quitta le balcon et, d’un pas furtif, descendit quelques marches de l’escalier. Puis elle s’arrêta et prêta l’oreille du côté de l’appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle remonta, toujours avec de grandes précautions ; elle pénétra dans l’atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond, sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l’armoire. Et je vis sortir de cette armoire un homme, qu’elle embrassa. Et puis je ne vis plus rien, car elle s’était empressée de fermer la porte-fenêtre et de tirer les rideaux.
La nuit que je passai, il est facile de l’imaginer ! Moi qui avais tout vu dans le regard de Christine, je n’avais pas prévu cela : un monsieur caché dans une armoire ! Décidément je ne serai jamais qu’un poète, c’est-à-dire la plus pauvre chose qui existe au monde : « Tu étais tout pour moi, mon amour ; pour toi mon âme languissait – tout pour moi : une île verte dans la mer, – une fontaine et un autel tout enguirlandé de fruits et de fleurs féeriques ! – Mais je n’avais pas prévu cela : le monsieur dans l’armoire ! – Désormais la coupe d’or est brisée ! que le glas sonne ! Encore une âme sainte qui flotte sur le flot noir !… Une de plus !… Ah ! les filles de Satan !… »
Eh bien, je vais vous dire : cette nuit d’insomnie ne fut pas remplie seulement par le désespoir, la rage contre ma stupidité innée, mais aussi par une espèce d’allégresse diabolique, et vous allez comprendre tout de suite ce sentiment complexe. J’adorais Christine non seulement comme un ange que je continuerai toute ma vie de pleurer, mais je l’aimais aussi comme une femme, comme la plus belle des femmes… et là était mon supplice, car cette femme, je savais qu’elle ne serait jamais à moi, qu’elle ne m’aimerait jamais, que je ne pourrais peut-être jamais en approcher ; mais l’atrocité de cette absolue certitude était encore doublée par l’idée que ce joyau de Dieu, un beau jour, le carabin d’en face, le prosecteur modèle, le menuisier de la chirurgie, se le passerait au doigt et irait trouver monsieur le maire, pour les justes noces !
Or, le monsieur de l’armoire, que j’aurais tué comme un chien, l’occasion s’en présentant, tout de même, je lui en voulais moins qu’à l’autre, car il me vengeait et comment !…
Et voici qu’il est temps que je vous dise pourquoi je n’avais aucun espoir du côté de Christine ; cela tient en trois mots :
… Je suis laid !
Le cousin non plus n’est pas beau : il est quelconque, ce qui, à mes yeux, est pire… son Jacques – je l’ai bien observé quand il passe sous mes fenêtres – a la taille plutôt épaisse ; c’est un petit homme court, dans les vingt-huit ans, myope, au large front blanc, aux pommettes saillantes, à la bouche saine, mais trop grande, entourée d’une courte barbe blonde qui semble avoir la douceur et la faiblesse des cheveux des tout petits enfants ; quand il se découvre, il montre un crâne déjà dénudé par l’étude. Voilà le héros ! Ça n’est pas grand-chose ; mais enfin, ça n’est pas un monstre, et avec un titre à la Faculté, ça peut faire un mari sortable, mais moi, je suis un monstre !… je suis d’une laideur terrible. Pourquoi terrible ? Parce que toutes les femmes me fuient !
Y a-t-il au monde quelque chose de plus terrible que cela ? Jamais mes bras ne se sont refermés sur une femme ! Elles n’ont pas pu ! L’idée que je pourrais les embrasser, la seule idée de cela les épouvante ! C’est comme je vous le dis… je n’exagère rien !… Ah ! misère ! misère ! comme dit l’autre : « Une vie de feu bout dans mes veines !… Chaque femme serait pour moi le don d’un monde !… j’entends à la fois mille rossignols. Au banquet de la vie, je pourrais dévorer tous les éléphants de l’Hindoustan et prendre pour cure-dent la flèche de la cathédrale de Strasbourg ! La vie est le bien suprême ! » Et moi je ne puis pas vivre !…
Pourquoi cette affreuse gaine autour de mon cerveau ? Pourquoi cette asymétrie entre les deux côtés de mon visage ? (mon visage !), cette proéminence effrayante de sourcils, cette avancée subite de la mâchoire inférieure ? Pourquoi ce chaos ? L’Homme qui rit était bien heureux. Au moins, il riait ! il riait pour les autres !… Mais moi, qu’est-ce que je suis pour les autres ? Ni celui qui rit, ni celui qui pleure ! Ma face est un mystère épouvantable !
Vais-je me résoudre à avouer une chose qui m’entraînera peut-être plus loin que je ne le désirerais ?…
Ma foi ! dans l’état d’esprit où je suis, qu’ai-je à craindre ? qu’ai-je à redouter ? La pire aventure, la plus extraordinaire aventure peut m’arriver, elle ne dépasserait pas celle de cette nuit !… Je n’avais plus qu’une raison de vivre : voir Christine ! Depuis que je l’ai vue embrasser un monsieur qu’elle cache dans une armoire, comme disent les matelots : « À Dieu vat ! »…
Eh bien, il n’y a pas très, très longtemps que je me vois aussi laid que cela ! Il y a encore deux ans, je m’imaginais que ma figure n’était point nécessairement, pour tout le monde, un objet d’horreur ! Je savais bien, hélas ! que je ne pouvais plaire aux femmes, mais j’avais encore des illusions… Réfugié dans ma tour d’ivoire, devant ma glace, je me prenais à qualifier ma laideur de sublime. Je me regardais de profil, de trois quarts, je me faisais des mines, j’essayais différentes façons de me coiffer, je cherchais des modèles de laideur dont il n’eût pas été déshonorant de se rapprocher… J’en étais arrivé à me dire, par exemple, que je n’étais pas beaucoup plus laid que Verlaine… qui a été aimé, qui a su ce que c’est que l’amour, tout l’amour, si on l’en croit…
« Ah ! les beaux jours de bonheur indicible où nous joignions nos bouches !… qu’il était bleu le ciel, et grand l’espoir ! » etc.
Ah ! la bouche de Verlaine ! Paix à ses cendres, c’est mon plus grand poète !…
Tout de même, je me disais : S’il a été aimé, ça n’est certes pas pour sa beauté ! Il y a donc des femmes capables de se laisser séduire uniquement par le rêve, par le rêve d’un poète, par ce que contient de divine liqueur le vase grossier créé, dans un jour cruel, par une nature ironique et marâtre. Le tout est d’avoir l’occasion de se faire comprendre ! Cette occasion, voilà comme je la fis naître…
À la dernière exposition des maîtres de la reliure, j’avais eu un joli succès. Mes reliures romantiques avaient obtenu un premier prix. Je fis paraître des annonces dans les journaux pour demander des élèves femmes. Je n’eus pas longtemps à attendre. Dès le lendemain, une jeune fille se présentait : Mlle Henriette Havard, charmante, paraissant fort intelligente, disant qu’elle avait perdu ses parents, qu’elle était à charge à une vieille tante et qu’elle voulait gagner sa vie. Elle me proposait d’être en même temps mon élève et mon employée. L’affaire fut vite conclue. Je possède aux environs de Paris une petite villa, à l’orée d’un bois, à quelques pas d’un étang, dans un endroit assez désert ; mais j’aime la solitude ; j’imaginai sans peine que je l’aimerais davantage avec cette jolie fille. C’est là, du reste, que je travaillais tous les étés. J’y donnai rendez-vous à Henriette pour le lendemain.
Ce soir-là, je m’étais tenu dans la pénombre. Le lendemain, à la campagne, elle put me voir, au grand jour. Tant est que le surlendemain, je ne la revis plus !… Je l’attendis trois jours. Elle m’avait donné l’adresse de sa tante. J’allai chez cette tante et lui demandai des nouvelles de sa nièce, elle me répondit avec assez d’indifférence, du reste, qu’elle ne l’avait pas revue. Je n’insistai pas. Je ne voulais pas avoir l’air plus inquiet qu’elle-même.
Sur ces entrefaites, une autre élève femme vint se présenter, Mme Claire Thomassin, une veuve, jeune également et jolie… Elle resta chez moi un jour… Cette fois, ce fut un monsieur dans les cinquante ans qui vint, quarante-huit heures plus tard, me poser des questions sur Mme Claire. Je lui répondis que je n’avais plus eu de ses nouvelles depuis son départ de chez moi. Il s’en alla fort triste.
Eh bien, j’ai encore eu quatre élèves femme… L’une est restée cinq jours, deux autres pas plus de vingt-quatre heures, la dernière est restée trois semaines. Avec celle-ci, j’ai pu croire que le miracle allait s’accomplir : eh bien, au dernier moment, elle s’est éclipsée, comme les autres !
Pour cette dernière, j’ai voulu en avoir le cœur net et j’ai fait une enquête… je n’ai pu savoir, nul n’a pu savoir ce qu’elle était devenue ! Cette fois, je ne cacherai pas qu’une angoisse sourde, démesurée, commença de m’étreindre… Je n’oserai pas faire remonter mon enquête plus haut, redoutant d’apprendre que les trois autres aussi avaient disparu ! Il y en avait déjà trois, à ma connaissance, et c’était suffisant !…
Que les femmes me fuient parce que je suis laid, je comprends cela, mais qu’elles me fuient jusqu’au bout du monde, qu’elles me fuient jusqu’à disparaître, qu’elles me fuient jusqu’au suicide, cela dépasse tout ! Qu’imaginer ? qu’imaginer en dehors de ces hypothèses ?… Mettez-vous à ma place ! C’est épouvantable !… Encore si, pour une raison ou pour une autre, pour six autres raisons, elles s’étaient toutes suicidées, on aurait retrouvé leurs cadavres, mais on ne les a retrouvées ni mortes, ni vivantes !
Mon Dieu ! je parle comme si j’étais sûr du sort des trois autres !… Eh bien, oui ! au fond de moi-même, je crois que le même mystère les lie toutes les six… le même mystère de mort !… Et personne ne se doute de cela, que moi !… Heureusement !… Tout cela est tellement formidable et tellement absurde, que je ne veux plus y penser !… J’avais trouvé un très bon moyen de ne plus y penser, c’était de m’absorber dans la vision et dans l’amour de Christine !… Et maintenant !…
Maintenant je ne quitte plus des yeux la porte de l’horloger… C’est aujourd’hui dimanche, elle va sortir tout à l’heure pour aller à la messe, entre son père et le carabin !… La voilà ! la voilà avec son grand air d’archiduchesse, et son front de madone et son calme regard ! Le carabin lui porte son livre de messe !… Ah ! moi aussi j’irais bien à confesse, pour elle !… Mais aujourd’hui je ne les suivrai pas !… Je reste derrière mes rideaux… Assurément je vais voir sortir l’homme de cette nuit ! Je veux savoir qui est son amant ! Après on verra ce qu’on fera !
Voilà une demi-heure que j’attends qu’il sorte… et toujours rien ! Aujourd’hui dimanche, la devanture de la boutique montre visage de bois. Tous les volets sont mis, même à la porte vitrée. Et cette porte ne s’ouvre pas !… Qu’attend-il ?… La rue est déserte, tout à fait déserte… Et il ne peut sortir que par cette porte… Cette partie de l’immeuble habité par cette étrange famille est ainsi faite qu’elle n’offre pas d’autre issue que celle que je surveille. En vérité, ils vivent enfermés là-dedans comme dans une prison, et le jardin intérieur, si tant est que l’on puisse donner ce nom à un quadrilatère planté de trois arbres, m’a produit l’effet d’un préau, entre ses deux hauts murs qui l’étreignent et le défendent du regard. Ce coin de bâtisse et de jardin, habité par l’horloger et sa famille, avait fait partie jadis du fameux hôtel de Coulteray, dont l’entrée principale donne encore quai de Béthune et appartient toujours – événement unique dont tous les anciens hôtels de l’Île-Saint-Louis ne sauraient offrir d’autre exemple – au dernier représentant d’une famille illustre, comme on sait, à bien des titres, au marquis actuel Georges-Marie-Vincent de Coulteray, marié assez récemment, à la suite d’un voyage qu’il fit aux Indes anglaises, à la fille cadette du gouverneur de Delhi, Miss Bessie Clavendish.
J’ai aperçu une seule fois, en passant un soir sur le quai, le marquis et la marquise au moment où ils sortaient dans leur magnifique auto, qu’éclairaient une lampe électrique intérieure : la marquise est une toute jeune personne qui me parut assez languissante, mais non dénuée d’intérêt, à cause d’une certaine beauté diaphane propre à quelques Anglaises, mais qui tend de plus en plus à disparaître en cette époque de sports.
À côté de cette héroïne de Walter Scott, le marquis, en dépit de ses cheveux précocement blanchis, faisait figure solide et bien vivante ; dans sa face rose où circule le sang généreux, brille un regard bleu d’acier, étonnamment jeune encore et émouvant pour un homme de cinquante ans et plus. Georges-Marie-Vincent est l’arrière-petit-fils du célèbre marquis de Coulteray qui, sous Louis XV, entre autres fantaisies, se sépara de sa femme, laquelle ne voulait point entendre parler de divorce ni quitter le domicile conjugal, s’en sépara, dis-je, par ce haut mur qui coupe encore maintenant la propriété en deux, laissant à la malheureuse ce petit pavillon où elle s’était réfugiée et où elle mourut, séquestrée volontaire. C’est là que la nuit, quand son père et son fiancé reposent, la vertueuse Christine reçoit son amant.
Celui-ci, dont je continue de surveiller l’apparition sur le seuil qu’il doit forcément franchir pour sortir de sa prison d’amour me fait bien attendre derrière mes rideaux. Et, ma foi, l’heure se passe sans que j’aie vu s’entrouvrir la porte de l’horloger. Et l’horloger lui-même revient de la messe avec la fière Christine et l’intrépide fiancé.
Alors, le monsieur va passer encore toute sa journée dans son armoire en attendant la nuit prochaine et les revanches qu’il s’en promet !
Cette idée, dois-je l’avouer, ne contribue point beaucoup à calmer mes esprits, d’autant que je pense à une chose, c’est que si je n’ai point vu sortir le mystérieux hôte de Christine, je ne l’ai point vu entrer non plus, et tout ceci fait que je dois me demander depuis combien de temps dure cette étrange idylle au fond d’une armoire !
Je me surprends à rire férocement en pensant aux femmes en général et à celle-ci en particulier. Cette divine Christine, dont mon cœur est plein, je lui souhaite quelque bonne catastrophe, pour le soulagement de mon âme et de la conscience universelle ! Je ne sortirai pas d’aujourd’hui !…
Cinq heures. –Ce qui vient de m’arriver est bien la dernière des choses à laquelle je m’attendais ! Elle est venue ! Elle est venue ici ! Mais n’anticipons pas, car tout vaut la peine d’être raconté et je sens que je ne suis pas au bout de mes étonnements !
D’ordinaire, l’après-midi du dimanche, les Norbert, père et fille, et Jacques Cotentin (le fiancé) sortent tous trois pour une petite promenade ; aujourd’hui, le vieux et Jacques sont partis tout seuls ; la fille les a accompagnés jusque sur le seuil, leur a adressé quelques bonnes paroles qu’elle soulignait de son sourire de souveraine, puis elle a refermé la porte de la boutique et moi je n’ai fait qu’un bond jusqu’à mon observatoire, là-haut, sous les toits.
Je suis arrivé à temps pour la voir traverser le petit jardin, et gravir l’escalier extérieur qui conduit à l’atelier, au dernier étage du pavillon du fond ; la porte-fenêtre en était déjà grande ouverte sur le balcon et j’apercevais l’armoire ; elle l’ouvrit sans hésitation et l’homme en sortit.
Elle le prit par la main et lui murmura quelque chose à l’oreille ; sans doute lui apprenait-elle que la maison était délivrée de toute fâcheuse présence et qu’elle leur appartenait pour quelques heures, car il se dirigea immédiatement sur le balcon à la rampe duquel il s’appuya, regardant en bas dans le jardin avec un air de profonde méditation.
Cette fois, je le voyais bien et en détail. Mâtin ! elle sait les choisir, ses amants, la belle Christine ! En voilà un tout à fait à sa taille et tel que je n’imagine point qu’une fille d’Ève puisse en désirer de plus beau au monde ! Ah ! quand j’ai vu cette royale figure, ce magnifique morceau d’humanité, je jure que j’ai maudit le Créateur qui m’a fait ce qu’il m’a fait et qui a réservé pour celui-ci cette face de victoire !
Cet homme est dans toute la force de l’âge ; une harmonie parfaite dirige ses mouvements ; rien ne semble l’émouvoir ; à côté de lui Christine qui m’en a toujours imposé par ses beaux airs impassibles me paraît une petite folle ; il est vrai que je ne la reconnais plus et qu’elle a comme changé de nature. Avec son plus radieux sourire, elle l’appelle avec des gestes enfantins : Gabriel !
Ma foi ! il est beau comme l’ange Gabriel ce jeune homme de trente ans ! Ah ! comme ils sont beaux tous les deux ! quel couple !
Il faut que je vous dise maintenant comment Gabriel est habillé, car c’est bien encore là une chose pas ordinaire du tout ! Il est enveloppé des pieds à la tête dans une cape à collets comme on en voyait au temps de la Révolution, et il porte, suivant la mode d’alors, de petites bottes à revers. Si bien qu’en le voyant sortir de cette armoire, au fond de cette vieille demeure cachée de l’Île-Saint-Louis, on eût pu croire assister à quelqu’une des aventures du chevalier de Fersen, venu mystérieusement dans la capitale pour aider à l’évasion de la royale prisonnière ; il n’est point jusqu’à l’accoutrement de Christine qui ne se prête à l’illusion, avec ce fichu Marie-Antoinette qu’elle a croisé sur son sein demi-nu.
Quelle comédie se jouent-ils là ? Comment cela a-t-il commencé ? Comment cela finira-t-il ? Où sommes-nous ? Je n’y comprends plus rien !
Cet homme ne lui a pas encore adressé la parole, mais il a obéi à son appel. Gabriel descend l’escalier devant Christine…
Les voilà tous les deux maintenant dans le jardin. Il s’est assis sous le platane, devant une petite table garnie d’une nappe où se trouvent encore des fruits et des flacons. Je le vois mal ; je la vois mieux, elle ; elle tourne autour de lui, elle lui parle, elle s’assied près de lui, elle met sa tête sur son épaule, je les vois de dos et l’arbre me gêne. Ils ne bougent plus ; ils restent ainsi tendrement l’un près de l’autre pendant des minutes que je ne saurais compter et qui ont été des plus cruelles de ma vie.
Ah ! une tête de femme sur mon épaule ! Et la tête de Christine !
Si je pouvais lui manger le cœur, à l’autre !
Enfin ils se sont levés, ils se tenaient par la main ; ils ont gravi l’escalier et elle le tenait toujours par la main, et c’est elle qui l’a entraîné dans l’atelier et qui en a refermé la porte.
Je suis redescendu comme un fou, dans mon atelier, à moi ! Et j’ai pleuré ! oui ! j’ai pleuré ! Ces idiots de poètes disent qu’on pleure des larmes de sang. Je le saurais bien !
Tout à coup on a frappé à la vitre du magasin. C’était elle. Elle ! Elle ! Elle qui ne m’avait jamais adressé la parole ! Elle qui avait toujours passé à côté de moi comme si je n’existais pas !
J’ouvris en m’accrochant à la porte pour ne pas tomber. Elle me vit chancelant, hagard, les yeux rouges. Je suis horrible. Je devais être hideux !
Elle eut cette pitié suprême de ne s’apercevoir de rien ! Elle me dit avec un air de noblesse calme qui tour à tour m’enchante, m’écrase ou m’horripile :
« Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste ; je viens vous confier ce que j’ai de plus précieux dans ma bibliothèque, ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait ! Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque ouvrage. »
Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui me restait, elle leva sa belle main pâle : « Non, pas aujourd’hui Excusez-moi, je suis un peu pressée ! » Et elle s’en fut avec son regard céleste et son front d’ange.
Je n’avais pas prononcé une parole. J’étais comme anéanti. Tout équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de l’équilibre ! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans une histoire pareille.
Deux heures du matin. –Effroyable ! Cette comédie ne pouvait décemment durer. Je viens d’assister au plus rapide et au plus sombre des drames. Il était un peu plus de minuit ; j’étais là-haut, souffrant tous les supplices, tandis qu’une lumière, au dernier étage du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j’ai vu paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l’escalier comme un chat, et puis d’un coup d’épaule, défonça la porte et il y eut la clameur de Christine : « Papa ! »
Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable, quelque chose comme un chenet de bronze qui s’abattit, tandis que Christine suppliait : « Ne le tue pas ! Ne le tue pas ! »
Il y eut une forme bondissante – l’homme – qui vint crouler jusque sur le balcon en étendant les bras, tandis que l’arme terrible continuait à le fracasser.
Et il ne bougea plus ! Christine, délirante, s’était jetée sur sa poitrine.
Et puis, il y eut un silence extraordinaire.
Le vieux, qui avait croisé les bras, montrait une figure de fou.
À ce moment, Jacques sortit à son tour de son appartement et vint se mêler à la scène : Alors, Christine se releva et dit : « Papa l’a tué ! »
Le vieux prononça distinctement : « Il ne m’obéissait plus ! et c’était de ta faute ! j’aurais dû m’en douter ! »
Quant au fiancé, il ne dit mot, il ramassa le cadavre, le poussa dans l’atelier où ils s’enfermèrent tous et où ils sont encore au moment où j’écris ces lignes.
Gabriel est mort ! Gabriel est mort ! Le vieux en a fait de la charpie ! Moi, je ne considère plus que cela qui est capital. Le reste s’expliquera après, si c’est absolument nécessaire, mais pour moi, il n’y a de nécessaire que la mort de Gabriel. Il n’est plus entre moi et Christine ! En serai-je beaucoup plus avancé ? Peu importe ! Mon cœur est rafraîchi de tout le sang que le vieux a répandu !
Elle ne posera plus sa tête sur l’épaule de ce jeune homme, beau comme un demi-dieu, et je ne les verrai plus s’embrasser. Que vont-ils faire du cadavre ? J’ai attendu toute la nuit, mais la porte de l’atelier ne s’est pas rouverte.
Alors, n’en pouvant plus de fatigue et d’émotion, je suis redescendu chez moi, je me suis jeté sur mon lit et je me suis endormi dans une allégresse immense. Au réveil, j’avais l’âme encore en fête : Gabriel est mort !
Oh ! ce cri de triomphe au seuil de la vie retrouvée !
Ce cœur est grave et joyeux qui saigne dans ma poitrine ! Comment osé-je écrire de tels mots de feu ! Me réjouir d’un lâche assassinat ! Ah bah ! moi aussi j’opte pour le principe de Schelling : « Les esprits supérieurs sont au-dessus des lois ! » Suis-je un esprit supérieur ? Peut-être oui ? Peut-être non ? Mais à coup sûr, je suis un maudit supérieur !
Et cela comporte des droits que ne comprennent point les autres créatures… depuis que je suis au monde, Dieu m’a tenté ! Attention ! assez divagué !… assez se vautrer dans le sacrilège… Redescendons sur la terre… Voici la femme de ménage qui vient frapper à la porte de la boutique.
D’ordinaire, à cette heure – huit heures –, le vieux est déjà derrière ses rideaux, penché sur ses roues carrées et Mme Langlois n’a qu’à pousser la porte. Mais, aujourd’hui, les volets sont encore en place. La mère Langlois – que je connais bien puisqu’elle me sert, comme femme de ménage, moi aussi – est toute désemparée. Elle frappe. Elle frappe de son poing desséché et impatient. Enfin on lui ouvre. C’est le vieux. Elle entre et M. le prosecteur sort tout de suite dans la rue, presque en courant ! Il doit être en retard pour son cours. Je le regarde bien au passage. À part ses sourcils froncés, il me paraît aussi insignifiant que tous les jours.
La porte de la boutique est restée entrouverte ; je n’aperçois plus le vieux ! Ah ! entrer là-dedans ! Moi qui sais ! moi qui pourrais voir !… car on s’arrangera bien pour que la mère Langlois ne voie rien, elle ! mais, moi !… Et tout à coup, sans plus réfléchir, je saisis mon stock de peaux et je traverse la rue et j’entre dans la maison du crime… Je traverse la boutique, la petite salle à manger qui se trouve derrière cette première pièce et dans laquelle la mère Langlois accomplit déjà les gestes de sa fonction. Le balai en main, elle m’interpelle au passage, mais je suis déjà dans le jardin.
Là, je me heurte au vieux Norbert stupéfait, anéanti devant cet événement extraordinaire : un audacieux a osé franchir les cinq mètres carrés de sa boutique et se promène dans son jardin comme chez lui !
« Que voulez-vous, monsieur ? finit-il par marmotter en fixant sur moi des yeux gris d’une hostilité aiguë.
– Monsieur, je suis le relieur.
– Mais je croyais que ma fille s’était entendue avec vous ? »
Et il a ajouté quelques paroles entre ses dents d’après lesquelles je crus comprendre que Christine avait donné à la visite qu’elle m’avait faite une importance qui lui avait servi de prétexte à ne pas accompagner l’horloger et son neveu dans la promenade du dimanche.
À ce moment, la voix de Christine se fit entendre derrière nous :
« Laisse monter monsieur, papa !… »
Je ne me le fis pas dire deux fois et sans attendre la permission du vieux, que je laissai un peu désemparé, je gravis en hâte l’escalier qui conduisait à l’atelier sur le balcon duquel Christine restait penchée.
Elle était aussi calme que je l’avais vue la veille chez moi et rien dans son air, dans sa physionomie, ne présentait le moindre reflet du terrible drame de la nuit.
Quelles étaient mes pensées alors ? Aurais-je pu le dire ? J’allais me trouver dans cette pièce où je savais que nul ne pénétrait jamais qu’elle, Christine, son père et son fiancé – et leur victime – et cela quelques heures après l’assassinat ! et c’était Christine elle-même qui, du geste le plus naturel, m’en poussait la porte.
Mes yeux étaient allés tout de suite aux solives du balcon, au plancher de l’atelier, à la table, au bahut, comme si je devais fatalement y trouver les traces sanglantes du crime. C’était enfantin ! Du moment qu’elle me recevait là, c’est que le nécessaire avait été fait ! Le nécessaire ? Le plancher ne paraissait même pas balayé… Rien, rien, rien dans cette longue pièce où le jour pénétrait à flots n’eût pu retenir le regard le plus averti – le mien – qui avait vu assassiner Gabriel !