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« Les chapitres qui forment le présent volume sont extraits de
Glimpses of unfamiliar Japan l’une des premières oeuvres de Lafcadio Hearn.
Dans cette suite d’esquisses, l’auteur s’est efforcé, de nous révéler l’âme japonaise en ce qu’elle a de plus spécifique.
Aussi s’est-il attaché à l’étude du peuple japonais, de. ses coutumes, de ses croyances, de.ses superstitions, donnant moins d’attention aux classes modernisées, européanisées, et à la population, des ports ouvert, influencée par le contact de la civilisation occidentale.
Cet ouvrage n’est, peut-être, que plus précieux pour la compréhension des facteurs psychologiques qui ont assuré la transformation matérielle et morale du Japon contemporain. »
Extrait de l’avant-propos du traducteur.
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ISBN: 979-10-372-0001-3
Réalisé avec Vellum
Avant-propos
1. Le sourire japonais
2. Une danseuse
3. Le sanctuaire domestique
4. Journal d'un professeur européen (fragments)
5. Dans un jardin japonais
6. Kitsoune
7. Jizo
À propos de l’auteur
Couverture
L’étrange destinée de Lafcadio Hearn qui, après l’avoir fait naître à Leucade d’une mère grecque et d’un père irlandais, le conduisit en divers pays d’Europe et d’Amérique pour l’amener enfin au Japon — dont il devint citoyen sous le nom de Koïzoumi Yakoumo — fit de lui l’écrivain japonisant auquel nous devons nombre d’œuvres empreintes d’un charme étrange et poétique, d’une psychologie subtile, d’une philosophie pénétrante. Engagé comme professeur de littérature anglaise à l’Université de Tokyo, il s’est passionnément adonné il l’étude de la vie japonaise : séduit et captivé par elle, c’est de la vie japonaise qu’il a presque uniquement composé la matière de ses ouvrages1.
Il en étudie, suivant l’expression de M. Félicien Challaye, professeur de philosophie au Lycée, Louis-le-Grand2 « avec intelligence, avec amour tous les aspects et il oriente toujours ces descriptions et ces analyses vers une théorie générale sur la nature et, sur la vie. »
Les chapitres qui forment le présent volume sont extraits de Glimpses of unfamiliar Japan l’une des premières œuvres de Lafcadio Hearn. Dans cette suite d’esquisses, l’auteur s’est efforcé, de nous révéler l’âme japonaise en ce qu’elle a de plus spécifique. Aussi s’est-il attaché à l’étude du peuple japonais, de ses coutumes, de ses croyances, de ses superstitions, donnant moins d’attention aux classes modernisées, européanisées, et à la population, des ports ouvert, influencée par le contact de la civilisation occidentale. Cet ouvrage n’est, peut-être, que plus précieux pour la compréhension des facteurs psychologiques qui ont assuré la transformation matérielle et morale du Japon contemporain.
Lafcadio Hearn détermine les traits caractéristiques de la mentalité japonaise il montre le Japonais doué d’une patience, d’une ténacité, d’une persévérance inlassables, d’un empire sur soi, d’une volonté à toute épreuve quoique dissimulés sous les dehors les plus souriants et les plus affables — d’un dévouement sans bornes à la patrie et d’une grande faculté d’adaptation
N’explique-t-il pas, par là même, la facilité avec laquelle, le Japon a pu se transformer ? Ces qualités ont trouvé tout leur emploi, se sont même amplifiées, lorsque, sous la pression des circonstances, les Japonais ont senti la nécessité de devenir puissants et de moderniser, par un vigoureux effort, leur « état » économique, politique et social.
Ce « progrès » a-t-il été moralement heureux ? N’a-t-il pas développé certaines tendances brutales au détriment des qualités de douceur et, de courtoisie ? C’est ce qu’il ne nous appartient pas d’examiner ici. Toujours est-il que, dès l’époque où il écrivait Glimpses, Hearn semblait redouter pour le Japon et sa nature morale, les transformations modernes.
Il est, du moins, permis dépenser que la lecture de ce livre fera mieux comprendre l’évolution mentale dont Lafcadio Hearn était le témoin — peut-être attristé — et qui se poursuit encore sous nos yeux.
C.L.R.
1Glimpses of un familiar Japan, 2 vol. in-8. — Out of the East, 1 vol. in-16. — Kokoro, 1 vol. in-16. — Gleanings in Buddha fields, 1 vol. in-16. (Houghton, Mifflin and CI, Boston and New-York). -In ghostly Japan, 1 vol. — Shadowing1.1, 1 vol. in-16, etc. Little, Brown, Boston
2Revue de métaphysique et de morale, mai 1903.
On affirme assez généralement que la nature des peuples orientaux est plus profondément sérieuse que celle des occidentaux ; c’est du moins la conviction de ceux qui se contentent des opinions qu’ils ont puisées dans les romans. D’autres esprits, plus. réfléchis, estiment, au contraire, que les conditions de la vie moderne ont amené les nations occidentales à un degré de gravité supérieur à celui des peuples d’Orient.
Il est aventureux et trop simple d’expliquer par des raisons aussi sommaires les différences qui séparent l’Extrême-Orient et l’Europe, et qui font entre ces deux moitiés de l’humanité un antagonisme peut-être irréductible. Le mieux est d’étudier ce malentendu profond dans l’un des contrastes caractéristiques que nous offrent les Japonais et les Anglais.
Ce serait un lieu commun de rappeler l’extrême gravité britannique : gravité non seulement extérieure, mais profonde, qui constitue, pour ainsi dire, le caractère distinctif de la race c’en serait un autre de répéter les opinions courantes sur l’insouciance du peuple japonais, qui serait bien le plus heureux du monde civilisé, s’il était vrai que le bonheur fût le prix de l’insouciance. Nous ne saurions en dire autant de nous-mêmes, pauvres gens « sérieux » que nous sommes, menacés de le devenir bien plus encore sous la pression toujours grandissante de la vie industrielle.
Pour nous rendre à nous-mêmes un compte exact de notre propre tempérament, il nous faut avoir vécu pendant un temps assez long au milieu d’un peuple aux tendances moins graves que les nôtres. C’est ainsi qu’après trois ans passés dans l’intérieur, j’eus un jour à me Vendre pour quelques achats dans le port ouvert de Kobé, accompagné d’un Japonais de mes amis auquel la vie étrangère était chose absolument nouvelle et pleine de surprises : « D’ou vient, me dit-il tout à coup, que je ne vois point les étrangers sourire ? Vous souriez, vous, et vous saluez en leur parlant eux ne le font pas pourquoi ? » Cette question me frappa je m’apercevais soudain que, faute de contact avec mes compatriotes, j’avais, en quelque sorte.. perdu ma propre nature, pour contracter les manières et les habitudes japonaises. C’était en même temps, pour moi, une démonstration très claire de la difficulté qu’éprouvent les deux races se comprendre : chacune se trompant radicalement, quoique de bonne foi, en expliquant par les siennes propres les façons d’être et les raisons d’agir de l’autre. Si les Japonais sont déconcertés par la sévérité — anglaise, les Anglais ne le sont pas moins, en présence de la « légèreté » japonaise les Japonais s’étonnent des visages « irrités » des étrangers : ceux-ci expriment le plus profond mépris pour le sourire japonais, qu’ils accusent d’« insincérité ». Quelques-uns, plus avisés, reconnaissent qu’il y a là une énigme, et qu’elle mérite d’être étudiée.
« Puisque vous allez observer les mœurs japonaises, me disait précisément, au moment de mon départ pour l’intérieur, un ami de Yokohama qui avait passé près de la moitié de sa vie dans les ports ouverts d’Orient, essayez donc d’éclaircir ce problème, pour moi incompréhensible, du sourire des Japonais ; que peut-il signifier ? Tenez, à ce sujet, laissez-moi vous conter une aventure qui m’arriva, un jour que je descendais du « Bluff » en voiture. Une kourouma 1vide montait, prenant le même côté de la route que moi, et je n’eusse pu, même en l’essayant, me retenir à temps je ne le tentai pas, parce que je ne voyais là aucun danger particulier je me bornai à crier de loin, en japonais, au conducteur de passer du côté opposé. Au lieu de m’écouter, il se contenta d’appuyer sa kourouma contre un mur au bas du tournant, les brancards en avant. Au train dont j’allais, je n’avais plus aucun moyen de m’arrêter, et, en moins d’une seconde, mon cheval recevait le brancard dans l’épaule. Quand je vis couler son sang, l’homme n’ayant aucun mal, la colère me prit et, du manche de mon fouet, je frappai celui-ci à la tête l’homme me regarde bien en face, sourit et me salue. Je vois encore ce sourire le croiriez-vous ? plein de déférence Je restai littéralement confondu et sentis, tout d’un coup, tomber ma fureur. Comment comprendre cela ? et qui diable pouvait ainsi faire sourire cet homme ? »
Moi non plus, alors, je n’aurais pu comprendre mais le sens de certains sourires plus mystérieux encore me fut depuis révélé.
Un Japonais peut sourire, et il sourit, jusque dans les griffes de la mort, pour les mêmes raisons que dans toutes les circonstances de sa vie. Il n’y a là ni bravade, ni hypocrisie, non plus que cette sorte de résignation maladive que nous considérons volontiers comme l’indice d’une certaine faiblesse de caractère c’est une loi d’étiquette, élaborée et cultivée de longue date c’est encore un silencieux langage mais essayer d’expliquer ce sourire selon le sens que nous donnons aux expressions de la physionomie réussirait tout juste autant que de vouloir interpréter les caractères idéographiques chinois d’après leur ressemblance, réelle ou imaginaire, avec certains objets familiers.
L’étranger ne peut manquer de remarquer cette expression d’heureuse sérénité, souvent si séduisante ; que reflètent les visages indigènes ; on est sous le charme dès l’abord. Ce n’est que plus tard, lorsqu’on a pu observer ce même sourire dans des circonstances exceptionnelles telles que les déceptions, la douleur, la honte, que l’on commence à en soupçonner le sens. Souvent inexplicable en apparence, il peut provoquer de violentes colères et l’on peut dire que la plupart des différends survenus entre les étrangers et leurs serviteurs indigènes n’ont pas eu d’autre cause.
Tout homme qui, selon la tradition britannique, ne saurait concevoir le parfait domestique sans une certaine solennité de tenue est incapable d’endurer avec patience le sourire de son boy.
À l’heure actuelle, cependant, les Japonais commencent à s’apercevoir de l’étrange sensation qu’il produit et de l’extrême antipathie qu’inspire aux Anglais ce sourire qu’ils considèrent comme une injure. Aussi l’indigène employé dans les ports ouverts s’est-il appliqué à donner à son visage l’expression de maussaderie nécessaire il a cessé de sourire.
Il me revient à l’esprit, précisément à propos d’une servante japonaise, une anecdote bizarre que me contait une dame de Yokohama « Je vois L’autre jour, me dit-elle, ma nurse venir à moi, la mine souriante comme s’il lui était arrivé quelque chose de fort agréable au lieu de cela, elle m’apprend que son mari vient de mourir et me demande la permission d’assister à ses funérailles : je la lui accorde. Le cadavre, paraît-il, devait être brulé. Le soir venu, elle rentre, me montre un vase contenant des cendres (parmi lesquelles, même, se distinguait encore une dent !) et, cette fois-ci, riant positivement — Voilà mon mari, me dit-elle. Avez-vous jamais vu plus cynique créature ? »
C’eut été peine perdue que d’essayer de faire entendre à celle qui me contait cet incident que d’autres mobiles, plus touchants que ceux qu’elle lui prêtait, pouvaient avoir dicté l’attitude de sa servante attitude qui, loin d’accuser la bassesse de son âme, en révélait peut-être, le pur héroïsme. Tout autre, en pareil cas, sans être un Philistin, s’y fût trompé, sans doute mais, Philistins, ils le sont bien réellement, la plupart des étrangers résidant dans les ports ouverts, ne cherchant jamais, à moins qu’il ne s’agisse d’une critique malveillante, à rien approfondir de la vie qui les entoure. L’ami qui me disait l’histoire de la « kourouma » était plus perspicace il hésitait à fonder un jugement sur des apparences.
Cette fausse interprétation du sourire japonais a, plus d’une fois, produit des résultats extrêmement malheureux tel le cas de T… au temps jadis marchand à Yokohama.
Ce T… occupait à son service (plus spécialement, je pense, comme professeur de japonais), un vieux « samouraï » 2 charmant qui, selon la coutume de l’époque, portait encore la queue et les deux sabres. T. éprouvait une réelle sympathie pour son vieux samouraï, sans en être, pour cela, plus apte à concevoir sa politesse tout orientale, ses prosternements, non plus que le sens des petits présents offerts, en diverses circonstances, avec une courtoisie exquise et empressée.
Un jour il arriva que le vieux noble, se trouvant dans la nécessité d’emprunter quelque argent, dut recourir à l’obligeance de T…. Il offrit en gage l’un de ses sabres, arme de toute beauté sur laquelle le marchand, qui en estimait la valeur, prêta la somme sans hésitation : somme, d’ailleurs, remboursée peu de semaines après.
Quelles raisons motivèrent le conflit qui s’éleva plus tard entre eux ? C’est ce dont personne ne se souvient. Toujours est-il qu’un jour, le marchand, dans un accès de colère, s’emporta contre le vieillard, qui ne répondit que par un sourire et des salutations. C’était ajouter à l’irritation de T… qui laissa échapper quelques fort grossières paroles : le vieux samouraï d’y opposer saluts et sourires ; exaspéré, il lui ordonne d’avoir à quitter la maison : nouveau sourire ; perdant alors toute possession de soi-même, le marchand s’oublie jusqu’à lever la main sur lui et le frappe. Alors, comme un éclair, aux yeux de T… épouvanté, le grand sabre bondit hors du fourreau et s’abat sur sa tète en tourbillon. À cette minute suprême, le vieillard semblait transfiguré c’était le guerrier jeune et fort d’autrefois. Aux mains de qui sait s’en servir, la lame du sabre japonais, tranchante comme un rasoir, et qu’on manie des deux mains, peut enlever une tête avec une extrême facilité. Mais, presque au même instant, surpris, voit le vieux samouraï, avec la dextérité d’un soldat exercé, remettre le fer au fourreau, se détourner et disparaître.
C’est alors que le marchand, stupéfait, se prit à réfléchir. Il s’assit, sentant monter en lui le souvenir de maints traits touchants, à l’honneur du vieillard : les mille services rendus spontanément, restés sans récompense, les curieux petits présents, l’impeccable honnêteté.
T… se sentait rougir ; puis essayait d’écarter le remords en se disant : « Après tout, c’est sa faute ; avait-il le droit de me braver et de se rire de moi ? Toutefois, il se promit d’attendre une occasion prochaine de s’excuser. Mais l’occasion ne se présenta pas ; car, le soir venu, le vieillard ; selon la coutume des samouraï, accomplissait harakiri 3. Un jour il arriva que le vieux noble, se trouvant dans la nécessité.
Une lettre d’une grande beauté, qu’il laissa, expliquait les motifs de sa détermination « Être frappé injustement, et ne pas s’en venger, souillait l’honneur d’un samouraï d’une tache infamante ; en toute autre occasion, il eut pu châtier cette offense, mais les circonstances étaient d’une nature particulièrement délicate, l’honneur lui défendant d’user de son arme contre l’homme à qui il l’avait engagée dans une heure de détresse ; dans ces conditions, il ne lui restait d’autre alternative qu’un suicide honorable. »
Il est loisible au lecteur, pour rendre cette histoire moins pénible, d’imaginer que T… en conçut un chagrin véritable et dédommagea généreusement la famille du malheureux mais ce qu’il ne faudrait point supposer, c’est qu’il ait jamais pu comprendre pourquoi le vieil homme avait souri, de ce sourire qui provoquait l’outrage et décidait de sa mort.
Pour découvrir le mystère du sourire japonais, il faut être à même de s’initier quelque peu à la vie simple, naturelle, de l’ancien Japon, qui s’est conservée dans le peuple. Des classes supérieures modernisées, il ne nous est plus possible de rien apprendre, les différences de races s’accentuant chaque jour plus profondément, sous l’influence de l’éducation nouvelle à laquelle elles se sont soumises. Loin de créer entre elles une communauté de sentiments qui les rapproche, cette éducation semble, au contraire, accroître de plus en plus la distance qui sépare l’Oriental de l’Européen.
Quelques observateurs étrangers ont pensé qu’il fallait en attribuer la cause au développement excessif que prennent, sous son action, certaines tendances latentes particulières à ce peuple : un matérialisme inné, par exemple, à peine perceptible dans les classes inférieures. Telle n’est pas tout à fait mon opinion ; mais il est du moins indéniable que plus le Japonais, instruit d’après nos méthodes européennes, s’élève à une culture supérieure, et plus il s’éloigne de nous au point de vue psychologique ; son caractère semble se cristalliser, affecter une forme rigide et dure qui, tout au moins aux yeux des Européens, le rend singulièrement impénétrable.
Au point de vue émotionnel, l’enfant japonais demeurera incomparablement plus proche de nous que le mathématicien, le paysan que l’homme d’État : aucune sympathie intellectuelle possible entre le penseur européen et le Japonais de classe supérieure entièrement modernisé ; elle est remplacée, chez l’indigène, par une impeccable et froide politesse. Ces influences qui, en d’autres pays, semblent puissamment élargir le cercle des plus hautes émotions, paraissent, ici, avoir pour effet de les supprimer.
C’est ainsi que l’instituteur étranger peut déjà, dès l’école primaire, sentir d’année en année ses élèves se détacher de lui à mesure qu’ils passent d’une classe dans l’autre ; dans les établissements où se donne une éducation plus forte, la séparation se fait plus rapidement encore à tel point qu’avant même d’avoir conquis ses grades, l’étudiant peut en arriver à n’être plus, pour son professeur, qu’une simple connaissance purement fortuite. C’est là, sans doute, dans une certaine mesure, un problème physiologique qu’il faudrait demander à la science d’expliquer ; mais il convient surtout d’en chercher la solution en des habitudes ancestrales de vie et d’imagination.
Est-ce à dire, cependant, que certaines qualités naturelles n’aient pas été atrophiées par cette culture intensive ? Le fait, à mon sens, est inévitable, par cette simple raison que des conditions actuelles résulte une fatigue excessive des facultés morales et mentales. Tout ce merveilleux esprit national de devoir, anciennement dirigé vers un idéalisme social, moral ou religieux, discipliné maintenant par une éducation plus haute, se concentre vers une fin qui non seulement exige son plein effort, mais tend presque à l’anéantir. Car cette fin, pour se réaliser complètement, doit triompher de difficultés telles que n’en rencontrent guère nos étudiants d’Europe. Ces qualités morales, qui font du vieux Japonais un admirable caractère, sont certainement les mêmes qui font de l’étudiant moderne l’être le plus infatigable, le plus docile, le plus ambitieux qui soit au monde, mais, par cela même, l’incitent à un labeur qui dépasse ses forces et déprime fréquemment son intelligence.
Cette nation est entrée dans une période de surmenage intellectuel. Consciemment ou inconsciemment, obéissant à des nécessités soudaines, le Japon entreprit l’effroyable tâche de faire monter jusqu’aux sommets les plus élevés de la pensée moderne le niveau de son développement intellectuel ce qui ne pouvait manquer d’entraîner l’excessive tension de son système nerveux. En effet, cette transformation, pour qu’elle puisse se produire dans l’espace de quelques générations, implique un bouleversement physiologique qui ne saurait s’effectuer sans qu’il en coûte cher. Il est heureux, dans de telles conditions, que, même parmi les plus pauvres d’entre ses pauvres, le gouvernement soit secondé avec un zèle extraordinaire dans son œuvre éducative. Le pays, tout entier s’est plongé dans l’étude avec une ferveur dont il est impossible de donner une notion suffisante dans ce petit essai ; j’en puis, cependant, citer un exemple touchant.
Immédiatement après l’effrayant tremblement de terre de 1891, on put voir les enfants des villes détruites de Gifou et d’Aïchi, blottis parmi les cendres de leurs maisons, souffrant du froid, de la faim, dans l’horreur d’une misère inexprimable, persister à faire leurs petits devoirs d’écoliers, usant des tuiles de leurs demeures brûlées en guise d’ardoises, de morceaux de charbon au lieu de craie et cela, pendant que la terre frémissait encore sous leurs pas. Quels miracles n’est-il pas permis d’attendre de ce peuple, si l’on en juge d’après l’étonnante force de volonté que révèlent de tels faits ?
Il n’en est pas moins vrai que, jusqu’à présent, les résultats de cette éducation nouvelle n’ont pas été tous heureux. On rencontre parmi les Japonais de l’ancien régime une courtoisie, un oubli de soi, une grâce de pure bonté d’un prix inestimable, qui ont presque disparu chez les modernisés de la nouvelle génération. Certaine catégorie de jeunes gens se plait à ridiculiser le temps passé et les vieilles coutumes, sans avoir su s’élever encore, eux-mêmes, au-dessus d’une vulgaire imitation et des lieux communs d’un scepticisme superficiel. Que sont devenues les qualités nobles et charmantes qu’ils avaient héritées de leurs pères ? Ne semble-t-il pas qu’elles se soient réduites à cet effort de travail, effort violent au point d’épuiser le caractère et de lui faire perdre tout équilibre ?
L’existence encore naturelle, transparente, spontanée, des gens du peuple nous permet de saisir le sens de quelques apparentes dissemblances entre l’Occident et l’Extrême-Orient, dans l’expression des sentiments et des émotions. Avec ces bons et aimables gens, à l’humeur douce, qui sourient à la vie, à l’amour, comme à la mort, on jouira, tout au moins sur des questions simples, d’une certaine communauté d’impressions à leur contact sympathique et familier, nous apprendrons pourquoi ils sourient.
L’enfant japonais vient au monde avec cette heureuse disposition, entretenue, tant que dure l’éducation familiale, avec les mêmes soins délicats et minutieux qu’apporte le Japonais à cultiver, selon leur pente naturelle, les plantes de son jardin. On apprend à sourire comme on apprend à saluer, à se prosterner comme on apprend cette légère aspiration sifflante de la poitrine, témoignage de plaisir qui accompagne la salutation à un supérieur comme on apprend, enfin, toutes les lois de la vieille politesse, selon les règles d’une étiquette accomplie. Le rire n’est pas encouragé. Mais le sourire est de rigueur en toutes circonstances à l’égard d’un supérieur ou d’un égal c’est une question de savoir-vivre. L’expression la plus souriante étant la plus gracieuse, présenter toujours le visage le plus aimable à ses parents, maîtres, amis, est une règle de vie c’en est une encore que d’offrir toujours au monde extérieur une apparence de bonheur, afin d’éveiller autant que possible chez autrui des pensées heureuses. Le cœur est-il — brisé ? Il faut sourire bravement : c’est un devoir social. Il serait déplacé de montrer une mine attristée, ou simplement sévère, à ceux qui nous aiment, de peur de leur causer une angoisse ou un chagrin ; de même qu’il serait maladroit de provoquer, chez ceux qui ne nous aiment pas, une curiosité malveillante. Enseigné dès le jeune âge comme un devoir, le sourire devient bientôt instinctif.
Dans l’esprit du plus pauvre paysan, règne cette conviction que laisser paraître aux yeux du public l’expression d’une colère ou d’une peine personnelle est rarement utile, toujours désobligeant. Il s’ensuit que, bien qu’un chagrin naturel ait, au Japon comme ailleurs, son issue naturelle, une explosion de larmes qu’on n’a pu réprimer en présence d’un supérieur, d’un convive, est considérée comme une inconvenance, et que les premières paroles de la plus illettrée des campagnardes seront, invariablement, après que les nerfs auront cédé : « Pardonnez mon égoïsme et mon impolitesse, »
Les raisons du sourire, il faut le remarquer, ne sont pas uniquement morales elles sont en quelque sorte esthétiques elles procèdent de cette même idée qui réglait, dans l’art grec, l’expression de la douleur. Mais elles sont, pourtant, beaucoup plus morales qu’esthétiques, ainsi que nous l’allons observer.
De cette première loi du sourire s’en est déduite une seconde, dont la pratique, en ce qui concerne la sensibilité japonaise, a porté les étrangers aux jugements les plus erronés. Il est d’usage, si vous êtes dans l’obligation absolue de faire part d’un événement pénible ou très malheureux, de le faire en souriant 4. Plus le sujet est grave, plus s’accentue le sourire et s’il est absolument terrible, le sourire se transforme parfois en un léger rire bas et doux. Si douloureusement qu’ait pleuré la mère aux funérailles de son premier-né, soyez assuré, si elle est à votre service, qu’elle ne vous parlera de son malheur qu’en souriant comme l’Ecclésiaste, elle sait qu’il y a « un temps pour la joie, et un temps pour les larmes. »
Bien des jours s’écoulèrent avant que je comprisse, moi-même, comment il était possible de m’annoncer en riant la mort d’un être aimé ; ce n’était là, pourtant, que l’expression d’une déférence poussée jusqu’à l’abnégation suprême. Cela voulait dire : « Peut-être croirez-vous, honorablement, cet événement bien malheureux je vous en prie, que votre supériorité ne s’afflige pas pour une question de si peu d’importance, et pardonnez la nécessité qui m’oblige à manquer à la politesse en vous entretenant de mes propres affaires. »
La politesse japonaise : voilà la clé du mystère des sourires les plus inexplicables. Le serviteur, tancé et congédié pour une faute commise, s’agenouille et demande grâce en souriant. Serait-ce une bravade insolente ? Tout au contraire : « Soyez bien convaincu que je reconnais la grande justice de votre honorable sentence ; je me rends compte, à présent, de la gravité de mes torts ; cependant, mon repentir et mon dénuement me font concevoir l’espoir invraisemblable d’obtenir mon pardon. » Le jeune homme, la jeune fille qui ont passé l’âge des larmes enfantines, reçoivent en souriait une punition méritée ; cela veut dire : « Je n’ai point de colère dans le cœur : ma faute méritait un châtiment plus sévère. » Et c’est pour la même raison que souriait le conducteur de « kourouma » dont j’ai raconté l’histoire : mon ami, après qu’il l’eut frappé, en eut bien l’impression instinctive, puisqu’il se sentit soudain désarmé : « J’étais dans mon tort, j’ai mérité le coup, je ne puis m’en fâcher. »
Mais. inversement, tenez pour certain que le Japonais le plus humble ou le plus pauvre se soumettra' rarement à une injustice. Sa docilité apparente se rapporte surtout à son sens moral.
L’étranger qui, par plaisir, s’aviserait de frapper un indigène, pourrait bientôt s’apercevoir qu’il a commis une sérieuse méprise. Le Japonais ne goûte pas la plaisanterie brutale, et plus d’un y perdit la vie, qui avait voulu la leur imposer. Malgré toutes ces explications, l’anecdote de la nourrice japonaise pourrait bien n’être pas tout à fait comprise. Cela tiendrait, j’en suis assuré, à l’oubli de certains détails, commis volontairement ou non par la conteuse. Dans la première partie du récit, tout est parfaitement clair en annonçant avec un sourire la mort de son mari, la jeune servante reste en accord avec l’usage établi. Ce qui est absolument inadmissible, c’est que, de son propre mouvement, elle ait attiré l’attention de sa maîtresse sur le contenu de l’urne funéraire. Mon opinion est qu’elle fut obligée de satisfaire à une indiscrète curiosité ou d’obéir à un ordre positif. Il est probable, même, qu’elle fit entendre ce faible « rire », qui voulait dire : « Ne laissez pas vos honorables sentiments souffrir pour mon humble personne, et c’est très mal à moi, même à votre honorable requête, de vous parler d’une chose aussi misérable que mon chagrin. »
Il ne faudrait pas, cependant, s’imaginer qu’une sorte de sourire figé5 règne perpétuellement, comme un masque de l’âme, sur les lèvres des Japonais. Comme toutes les autres formes de la bienséance, il est régi par des lois qui varient selon les différentes classes de la société. L’étiquette n’obligeait pas les anciens samouraï à sourire en toute occasion ; ils déployaient leur amabilité envers leurs supérieurs ou leurs intimes et observaient une austère réserve avec leurs inférieurs. La dignité de la tenue du clergé shintoïste est devenue proverbiale ; et, pendant des siècles, la gravité du Code confucéen s’est reflétée dans le décorum observé par les magistrats et les fonctionnaires. La noblesse d’autrefois affectait une impassibilité plus grande encore ; la solennité du rang grandissait à chaque degré des diverses hiérarchies, pour aboutir à cette pompe majestueuse qui entourait le « Tenshi-Sama », dont aucun être vivant ne devait connaître la face. Mais, dans la vie privée, le maintien du plus haut dignitaire reprenait son laisser-aller familier et, même encore aujourd’hui, à l’exception de quelques-uns, désespérément modernisés, le noble, le juge, le ministre, le grand-prêtre, l’officier conservent, dans leurs foyers, et dans l’intervalle de leurs fonctions, les habitudes charmantes de l’antique courtoisie.
Le sourire qui éclaire la conversation n’est en lui-même qu’un simple effet de cette courtoisie mais le sentiment qu’il symbolise y a certainement la plus large part. S’il vous arrive d’avoir fait un ami d’un Japonais, resté franchement japonais, mais cultivé, dont le caractère n’a pas été atteint par les influences étrangères et les nouveautés de l’égotisme, vous serez dans les meilleures conditions pour étudier en, lui, mais infiniment policés et affinés, les traits sociaux particuliers à ce peuple. Vous vous apercevrez, invariablement, qu’il ne parle jamais de lui que s’il répond à quelques pressantes questions personnelles, il le fait aussi vaguement et aussi brièvement que possible, avec un salut courtois de remerciement ; en retour, il vous interrogera sur vous-même, vos opinions et vos idées des détails, même infimes, de votre vie quotidienne semblent pour lui d’un profond intérêt, et vous serez probablement à même de faire cette remarque qu’il n’oubliera plus rien de ce que vous lui aurez appris. Cependant, il met à sa bienveillante curiosité des limites qu’il sait ne pas dépasser : il se gardera de faire allusion à tout sujet désagréable ou pénible, et si vous témoignez de quelque bizarrerie, de certaines petites faiblesses, ses yeux sembleront ne jamais s’en apercevoir. Il ne vous louera pas en face, mais il ne vous raillera ni ne vous critiquera. Il ne fera, d’ailleurs, jamais la critique des personnes, mais celle des actions dans leur résultat. Avez-vous un conseil à lui demander ? Il ne blâmera pas ouvertement un plan qu’il désapprouve, mais essaiera, avec toute la réserve possible, de vous en suggérer un autre : « Peut-être votre intérêt immédiat serait-il d’agir de telle ou telle manière. » Se trouve-t-il dans l’obligation de parler de son prochain ? Ce sera indirectement, par des allusions et des récits ingénieusement combinés, suffisamment caractéristiques pour faire image, et toujours de manière à éveiller votre sympathie en vous créant une impression favorable. Ce mode d’information indirecte est d’essence absolument confucéenne : « Même quand vous n’avez point de doutes, dit le ‘Li-Ki’, que votre pensée n’apparaisse pas comme une opinion personnelle. » Vous noterez sans doute aussi, chez votre ami, maints traits divers qui réclameraient de vous quelque connaissance des classiques chinois, mais il n’en est pas besoin pour vous convaincre de son extrême respect d’autrui, comme de la suppression absolue et voulue de son moi. Aucun autre peuple civilisé ne possède, aussi largement compris, le secret d’une vie heureuse ; aucune race, cette vérité que notre bonheur en ce monde dépend du bonheur de ceux qui nous entourent, et, conséquemment, de notre patience et du sacrifice de notre égoïsme.
C’est pour de telles raisons que la société japonaise est peu indulgente à l’ironie, au sarcasme, à l’esprit caustique j’oserais presque dire qu’ils n’y existent pas. Une faute personnelle n’y est pas sujette au blâme ou au ridicule ; on n’y glose point sur une excentricité ; une bévue involontaire n’y excite pas le rire.
Il est vrai que cette éthique, quelque peu immobilisée par le conservatisme chinois, maintenue par la nécessité de donner de la fixité aux idées, est singulièrement restrictive de l’individualité et tend à accentuer cette aimable médiocrité d’opinion et d’imagination qui prévaut encore aujourd’hui. L’étranger, habitant l’intérieur, ne saurait manquer de penser, quelquefois avec regret, au mouvement varié, intelligent de la vie européenne, avec ses joies, ses douleurs plus hautes, ses sympathies plus vives mais, « quelquefois » seulement, parce que le dommage intellectuel est réellement plus que compensé par le charme des relations sociales. Pour qui a connu, même imparfaitement, les Japonais, il n’est pas douteux qu’ils ne demeurent le peuple du monde le plus aimable à vivre.
Pendant que j’écris ces lignes, le souvenir d’une soirée à Kyoto revient à ma mémoire comme une vision en traversant une rue extrêmement fréquentée et tout illuminée, je m’étais détourné pour admirer une statue du dieu Jizô qui se trouvait à l’entrée d’un petit temple ; il était représenté sous les traits d’un bel enfant au sourire à la fois réel et divin. Je le considérais attentivement, lorsque s’élance, en courant, auprès de moi, un bambin d’une dizaine d’années qui joint ses petites mains devant l’image, incline la tète et prie un moment en silence. Comme il venait de quitter ses camarades, le plaisir et l’animation du jeu brillaient encore sur son visage, et son sourire inconscient était si étrangement semblable à celui de l’enfant de pierre qu’on eût dit le frère jumeau du dieu et je pensais : « Ces sourires de pierre ou de bronze, ne sont pas uniquement des copies, œuvres serviles du sculpteur bouddhiste : un symbole s’y cache, qui doit expliquer le sourire de la race. »
Le temps a passé et la pensée qui se prés entait alors à mon esprit me semble vraie encore aujourd’hui. Bien que l’art bouddhiste n’ait pas pris naissance sur le sol japonais, le sourire du peuple, comme celui des Bosatsou6 émane de cette même conception, que le bonheur est né de l’empire sur soi et du renoncement.
« Entre l’homme victorieux à la guerre en mille et mille batailles, et l’homme victorieux par le triomphe de soi, celui-là est le plus grand conquérant qui s’est vaincu lui-même7. » « Un dieu même ne peut transformer en défaite la victoire de l’homme sur lui-même8. »
Des textes bouddhiques tels que ceux-ci — et ils sont nombreux — expriment évidemment, si même ils ne les ont créées, ces tendances morales qui font le plus grand charme du caractère japonais. Et tout l’idéalisme moral de la race me semble s’être incarné dans cet admirable Bouddha de Kamakoura dont l’attitude « calme ainsi qu’une eau profonde et tranquille9 » démontre, comme jamais, peut-être, ne l’a pu faire aucune autre œuvre humaine, cette éternelle vérité : « La plus haute expression du bonheur est dans le repos. »
C’est vers ce calme infini que se sont portées les aspirations de l’Orient et, de l’idéal de la « suprême conquête de soi », il a fait son propre idéal. Aujourd’hui encore, bien qu’agitée à sa surface par les influences nouvelles qui la devront ébranler jusqu’en ses plus intimes profondeurs, l’âme japonaise conserve, si on la compare à l’âme de l’Occident, une merveilleuse sérénité.
Le Japon s’attarde peu aux suprêmes abstractions qui préoccupent la plupart d’entre nous, pas plus qu’il ne saisit l’intérêt que nous attachons à les résoudre. « Que vous ne soyez pas indifférents aux spéculations religieuses, me faisait un jour observer un savant japonais, cela est trop naturel, mais ce qui ne l’est pas moins, c’est que nous ne nous laissions jamais troubler par elles. La philosophie bouddhiste a une profondeur qui laisse loin derrière elle celle de votre théologie occidentale, et nous l’avons étudiée. Nous avons sondé les abîmes de la spéculation pour n’en découvrir que mieux les ténèbres impénétrables qui se cachent derrière d’autres ténèbres ; nous avons voyagé aux limites dernières que puisse atteindre la pensée, pour n’en voir que mieux l’horizon reculer, sans fin, dans l’espace. Et vous, vous êtes restés pendant des milliers d’années comme des enfants qui jouent dans le ruisseau, ignorants de la mer ; vous venez maintenant, par d’autres chemins que les nôtres d’en atteindre les bords, et son immensité vous étonne. mais vous ferez voile pour “Nulle part “, car vous avez vu l’infini par delà les sables de la vie. »
Le Japon pourra-t-il devenir apte à s’assimiler la civilisation européenne, comme il fit de la chinoise, il y a plus de dix siècles, et garder, néanmoins, ses formes particulières de pensée et de sentiment ? Un fait significatif peut en donner l’espoir : c’est que l’admiration des Japonais pour la supériorité matérielle de l’Occident ne s’étend nullement à ses mœurs. Les penseurs japonais ne commettent pas l’erreur grossière de confondre les progrès matériels avec ceux de la morale, et n’ont pas manqué de découvrir, les faiblesses de notre orgueilleuse civilisation. Un écrivain japonais a donné à son jugement sur les choses d’Occident une forme qui mérite l’attention d’un cercle de lecteurs plus étendu que celui pour qui il fut écrit10.
« L’ordre ou le désordre, chez les nations, ne dépendent pas du hasard ; ils ne tombent pas du ciel, ils ne jaillissent pas du sol : ils sont déterminés par les tendances du peuple. L’orientation de ce peuple, vers l’ordre ou le désordre, se décide à l’heure même où l’intérêt privé se sépare de l’intérêt général. Si la nation se laisse, surtout, diriger par les considérations publiques, l’ordre est assuré ; le désordre est inévitable si l’intérêt personnel la gouverne.
« Ce que nous connaissons de la civilisation européenne nous apprend qu’elle a, pendant de longs siècles, lutté dans le trouble et la confusion pour aboutir, finalement, à un certain état d’ordre mais que cet ordre même, n’étant pas fondé sur la distinction naturelle et immuable entre sujets et souverains, enfants et parents, avec leurs droits et devoirs respectifs, est exposé à de perpétuels changements, selon le progrès de l’ambition et des intérêts humains. Admirablement approprié aux besoins de ceux que guide, dans leurs actes, l’ambition personnelle, l’adoption de ce système, au Japon, est naturellement réclamée par une certaine classe de politiciens considérée d’un point de vue superficiel, la forme de société occidentale est d’autant plus séduisante que, laissant toute liberté au développement des éternels désirs des hommes, elle réalise le maximum d’une jouissance sans limite et sans frein.
« Les Japonais épris des mœurs européennes souhaiteraient-ils de voir écrire en pareils termes l’histoire de leur pays ? Verraient-ils d’un œil tranquille leur nation s’engager en un champ nouveau d’expériences ?…
« En Orient, le gouvernement national s’est, depuis des siècles, inspiré des principes du bien, et employé au bien-être et au bonheur du peuple. Aucun credo politique n’a jamais soutenu que la force intellectuelle dût être cultivée dans le but d’exploiter l’infériorité et l’ignorance.
« Les habitants des pays occidentaux vivent, pour la plupart, du travail manuel. Pour peu qu’ils ne soient pas très industrieux, ils gagnent à peine de quoi suffire à leurs besoins en moyenne vingt sen11 par jour. Il ne saurait être question pour eux de porter de riches vêtements, d’habiter des maisons luxueuses. Ils ne peuvent pas non plus aspirer aux hautes fonctions ni aux honneurs. Quelle offense ont donc commise ces pauvres gens pour qu’ils ne puissent, eux aussi, bénéficier des avantages de la civilisation ?…
« On allègue, il est vrai, pour expliquer leur condition que leurs désirs ne les portent pas à améliorer leur situation. C’est là une supposition gratuite : ils ont les désirs, et ils cherchent à les contenter autant que le leur permettent les circonstances mais la nature a restreint leur moyen d’y satisfaire ; ils sont limités par leurs obligations d’homme, et par l’impossibilité de dépasser une somme de travail supérieure aux forces physiques de tout être humain.
Les plus beaux et les meilleurs produits de leur labeur, ils les réservent aux riches ils gardent pour eux les moins bons et les plus grossiers. Cependant, il n’est rien, dans la société humaine, qui ne provienne du travail humain or, pour satisfaire aux besoins d’un homme-de luxe, la fatigue de mille autres hommes est nécessaire. Il est réellement monstrueux que ceux qui doivent à ce travail les plaisirs que leur rapporte la civilisation oublient ce qu’ils doivent au travailleur, et le traitent comme s’il n’était pas une créature humaine. En effet, la civilisation, comprise comme elle l’est en Occident, ne sert qu’à la satisfaction des hommes de grands besoins, mais elle n’est d’aucun profit à la masse : ce n’est qu’un simple système par lequel les ambitions se coalisent pour atteindre leur but…
« L’adoption de ces principes de liberté et d’égalité, au Japon, vicierait les bienfaisantes et paisibles coutumes de notre pays, déformerait sa nature, en la rendant insensible et dure et, finalement, attirerait sur les masses une source de calamités…
« Les nations occidentales sont devenues ce qu’elles sont au prix des conflits et des vicissitudes les plus graves : leur destinée est de continuer la lutte. A l’heure actuelle, les forces qui les mettent en mouvement sont en équilibre partiel, et leur condition sociale est à peu près ordonnée mais que ce léger équilibre vienne à être rompu, et elles seront, une fois encore, lancées dans les révolutions et la confusion, jusqu’à ce que, après une période nouvelle de combats et de souffrances, elles atteignent à une stabilité temporaire les pauvres et les impuissants d’aujourd’hui seront les riches et les forts de l’avenir, et vice versa. Des troubles perpétuels, tel est leur lot. Une paisible égalité ne pourra s’établir en Occident que sur les ruines de ses États détruits et les cendres de ses peuples disparus. »
Avec une telle perception des choses, peut-être sera-t-il donné au Japon d’éviter quelques-uns des périls sociaux qui le menacent. Toutefois, il semble inévitable qu’avec sa transformation prochaine coïncide sa déchéance morale. Forcé d’entrer dans la vaste compétition industrielle des peuples dont les civilisations n’eurent jamais l’altruisme pour base, il lui faudra développer certaines facultés dont l’absence relative faisait tout le charme exquis de sa vie. Le caractère national se fera de plus en plus rigide et dur, ainsi qu’il a déjà commencé mais ce qu’il ne faudrait pas oublier, c’est que le Japon est en avance morale sur le dix-neuvième siècle, autant qu’il en est loin au point de vue matériel. D’abord rationnelle, la moralité chez lui est devenue instinctive. Il a réalisé, bien qu’en des limites restreintes, quelques-unes des conditions sociales que nos penseurs les plus autorisés estiment les plus heureuses et les plus élevées.
L’effacement moral, même, qui lui est devenu propre, n’est que l’excès de ce que toutes les religions civilisées ont toujours proclamé « vertu » : le sacrifice de l’individu au profit de la famille, de la société, de la nation.
C’est cette sorte d’effacement qu’a signalée Percival Lowel dans son Âme de l’Extrême-Orient, livre dont le génie, consommé ne peut être équitablement jugé sans quelque connaissance personnelle de ces pays. Le progrès accompli par le Japon, en morale sociale, quoique plus considérable que le nôtre, s’est surtout dirigé dans le sens de la dépendance mutuelle ; et ce sera son devoir de l’avenir de garder présent l’enseignement du puissant penseur dont il a sagement accepté la philosophie, Herbert Spencer : « L’individualisme le plus développé peut s’allier à la plus grande dépendance mutuelle » et (si paradoxal que semble l’argument) « la loi du progrès consiste, à la fois, dans la séparation complète et la complète union. »
Et pourtant, vers ces temps disparus, que la jeune génération affecte maintenant de mépriser, le jour viendra, sans doute, où le Japon détournera les yeux, comme nous faisons nous-mêmes vers la vieille civilisation grecque ; une tristesse lui viendra au souvenir des plaisirs simples à jamais perdus, des joies pures de la vie, de sa communion tendre et divine avec la nature, de l’art merveilleux qui les reflétait. Il se rappellera combien, alors, le monde était plus lumineux et plus beau. Que de choses ne pleurera-t-il pas ? L’antique patience et l’ancien dévouement, la vieille courtoisie, la profonde poésie humaine des croyances d’autrefois. Que de surprises Que de regrets aussi ? Mais ce qui l’étonnera bien davantage, ne sera-ce pas l’image des anciens dieux, dont le sourire était semblable au leur ?
1Kourouma ou djinrikisha, petite voiture à deux roues traînée par un indigène.
2 Les samouraï. formaient l’ancienne caste militaire abolie par la révolution de 1868 qui mit fin au système féodal.
3 Se suicider en s’ouvrant le ventre.
4 L’attitude contraire s’impose, naturellement, s’il s’agit de condoléances adressées à un affligé.
5 En français clans le texte.
6 Esprits qui plantent dans les jardins du Paradis (Gogourakou) la forme de jeunes filles japonaises.
7 Dhammapada.
8 Dammikkasoutta.
9 Dhammapada.