14,99 €
En 1929, Albert Londres, le père du grand reportage à la française, s’embarque pour effectuer une des grandes enquêtes dont il a le secret. La « question juive » le mène de Paris en Angleterre, et de Pologne jusqu’à Jérusalem. Les vingt-sept articles qu’il rédige durant son périple paraissent sous le titre Le Drame de la race juive : des ghettos d’Europe à la Terre promise. Une autre version, retravaillée à son retour pour en faire un livre et que nous présentons ici, a été publiée sous le titre
Le Juif errant est arrivé et saluée pour ses remarquables qualités littéraires.
Voyage à la rencontre de la diaspora juive dans toute sa diversité, son enquête révèle simultanément la misère et la détresse des ghettos, la violence de l’antisémitisme et des pogromes et l’espoir d’une vie meilleure en Palestine. Le reporter donne la parole aux communautés juives, recueille des témoignages bouleversants et se fait le réceptacle des rêves et de la douleur de tout un peuple. D’une lucidité quasi-prophétique, Albert Londres croit en un futur état juif, mais s’interroge : « Fuiriez-vous les pogromes d’Europe pour tomber dans ceux d’Orient ? » Témoin de la première tentative d’extermination des Juifs en Palestine, dix-huit ans avant la création d’Israël, il livre un document historique inestimable, en déclarant : « Le sionisme n’a jamais été une expérience, mais une idée ».
À PROPOS DE L'AUTEUR
Albert Londres nait à Vichy en 1884. Il passe son enfance à la Villa Italienne, pension de famille tenue par ses parents. Il dévore les œuvres d'Hugo et Baudelaire. Il entre au Matin. Le 1er août 1914, la guerre est déclarée. Il devient correspondant de guerre. Ses papiers font sensations, son style détonne : plutôt que de se réfugier derrière l'objectivité, il écrit à la première personne. Il raconte ce qu'il voit, ce qu'il ressent et ce qu'il sait.
Il parcourt l'Espagne, puis l'Italie, et met en évidence les bouleversements apportés par le bolchevisme et le nationalisme qui agitent les esprits en Europe. Au Proche-Orient, au Liban, en Syrie, en Égypte, il traite du problème de la domination franco-britannique. Il réussit à entrer dans la toute jeune U.R.S.S. Il enquête sans complaisance, décrit le régime naissant et raconte les souffrances du peuple. En Inde, il se fait l'écho du vent de rébellion qui souffle sur ce vaste pays encore sous domination britannique; et en Chine, il dépeint un invraisemblable chaos.
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Les bateaux qui vont de Calais à Douvres s’appellent des malles. Au début de cette année, la dix-neuf cent vingt-neuvième de l’ère chrétienne, j’étais dans l’une de ces malles.
Elle semblait assez bien faite, l’ordre y régnait.
Dans le compartiment le plus bas, des voyageurs, passeport au bout des doigts et formant une longue file, attendaient de se présenter devant la police. D’autres, aux coups de cinq heures, se rendaient pieusement au rendez-vous rituel de la théière. L’escalier était bourré de cœurs inquiets. Qu’allait faire la mer ? Descendrait-on au fond de la malle ? S’installerait-on sur son couvercle ? Le couvercle l’emporta, la foule gagna le pont.
Là, c’était la grande parade des valises !
Le bateau, jusqu’ici muet, se mit alors à parler. Par la magie de leurs étiquettes, les valises racontaient leur voyage. Shéhérazade eût été moins éloquente. Une vue du Parthénon disait que celle-ci venait d’Athènes. Elle s’était arrêtée dans un palace à Rome, puis dans un albergo à Florence. Cette autre devait être une indécise : n’avait-elle pas changé trois fois d’hôtel au Caire ? Une toute petite venait de Brisbane avec escale à Colombo. Plusieurs arrivaient de l’Inde. Les images des hôtels de Bombay étaient plus jolies que les images des hôtels de Calcutta. Dans un coin, une malheureuse regrettait Biskra, un palmier collé à son flanc. Menton, Saint-Raphaël en renvoyaient une vingtaine. La Suisse aussi, sur du beau cuir de vache, la neige et le soleil des autres pays traversaient mélancoliquement le détroit.
Soudain, tandis que je pensais à tous ces smokings pliés et ambulants qui rentraient en Angleterre, un personnage extravagant surgit parmi ces bagages.
Il n’avait de blanc que ses chaussettes ; le reste de lui-même était tout noir. Son chapeau, au temps du bel âge de son feutre, avait dû être dur ; maintenant il était plutôt mou. Ce galurin représentait cependant l’unique objet européen de cette garde-robe. Une longue lévite déboutonnée et remplissant l’office de pardessus laissait entrevoir une seconde lévite un peu verte que serrait à la taille un cordon fatigué. L’individu portait une folle barbe, mais le clou, c’était deux papillotes de cheveux qui, s’échappant de son fameux chapeau, pendaient, soigneusement frisées, à la hauteur de ses oreilles.
Les Anglais, en champions du rasoir, le regardaient avec effarement. Lui, allait, venait, bien au-dessus de la mêlée.
C’était un Juif.
D’où venait-il ? D’un ghetto. Il faisait partie de ces millions d’êtres humains qui vivent encore sous la Constitution dictée par Moïse du haut du Sinaï. Pour plus de clarté, il convient d’ajouter qu’à l’heure présente ils vivent aussi en Galicie, en Bukovine, en Bessarabie, en Transylvanie, en Ukraine et dans les montagnes des Marmaroches. Autrement dit, sans cesser d’appartenir uniquement à Dieu, ils sont, par la malice des hommes, sujets polonais, roumains, russes, hongrois et tchécoslovaques.
L’accoutrement de celui-ci aurait pu lui servir de passeport. Il arrivait probablement de Galicie, sans doute était-il rabbi, et quant au but de son voyage, pour peu que l’on connût quelques traits de la vie de ces Juifs, on le pouvait aisément fixer : le rabbi se rendait à Londres recueillir des haloukah (aumônes).
La malle ne tarda pas à déverser son contenu sur le quai de Douvres. Je m’attachai aux pas du saint homme. Une valise de bois ciré à la main, il suivait la foule. Un policeman coiffé à la Minerve sourit à sa vue. Lui, passa. On fut bientôt devant la banquette de la douane. Il y posa sa caisse. À cet instant et pour la première fois de ma vie, mon âme éprouva des tressaillements de douanier. Qu’attendait-on pour lui faire déballer sa marchandise ? Enfin, on l’en pria. La caisse livra son secret. Elle contenait un châle blanc rayé noir et frangé, une paire de chaussettes, deux petites boîtes un peu plus longues que nos boîtes d’allumettes, épaisses deux fois comme elles et fixées à une lanière de cuir, deux gros livres qui, de très loin, sentaient le Talmud, et quelques journaux imprimés en caractères bizarres.
D’anciennes incursions dans les synagogues d’Europe orientale me permirent de reconnaître que le châle était un châle de prière, un taliss, et que les deux petites boîtes représentaient les téfilin que tout Juif pieux lie à son front et à son poignet gauche les jours de grande conversation avec le Seigneur.
Un douanier protestant était en droit d’ignorer la sainteté de tels objets ; aussi les traita-t-il comme il eût fait de boîtes à poudre ou d’un châle espagnol.
La visite achevée, le rabbi gagna le quai de la gare.
Il laissa partir le Pullman et prit, dix minutes après, le train des gens raisonnables.
Naturellement, je m’installai en face de lui.
Ma conduite ne m’était pas dictée par un caprice. Cet homme tombait à point dans ma vie. Je partais cette fois, non pour le tour du monde, mais pour le tour des Juifs, et j’allais d’abord tirer mon chapeau à Whitechapel.
Je verrai Prague, Mukacevo, Oradea-Mare, Kichinev, Cernauti, Lemberg, Cracovie, Varsovie, Vilno, Lodz, l’Égypte et la Palestine, le passé et l’avenir, allant des Carpates au mont des Oliviers, de la Vistule au lac de Tibériade, des rabbins sorciers au maire de Tel Aviv, des trente-six degrés sous zéro, que des journaux sans pitié annonçaient déjà chez les Tchèques, au soleil qui, chaque année en mai, attend les grimpeurs des Échelles du Levant.
Mais je devais commencer par Londres. Pourquoi ?
Parce que l’Angleterre, voici onze ans, tint aux Juifs le même langage que Dieu, quelque temps auparavant, fit entendre à Moïse sur la montagne d’Horeb. Dieu avait dit à Moïse : « J’ai résolu de vous tirer de l’oppression de l’Égypte et de vous faire passer au pays des Chananéens, des Héthéens, des Amorrhéens, des Phérézéens, des Hévéens et des Jébuséens, en une terre où coulent des ruisseaux de lait et de miel. »
Lord Balfour s’était exprimé avec moins de poésie. Il avait dit : « Juifs, l’Angleterre, touchée par votre détresse, soucieuse de ne pas laisser une autre grande nation s’établir sur l’un des côtés du canal de Suez, a décidé de vous envoyer en Palestine, en une terre qui, grâce à vous, lui reviendra. »
L’Angleterre défendait ses intérêts mieux que Dieu les siens. Dieu avait donné d’un coup la Palestine et la Transjordanie.
Lord Balfour gardait la Transjordanie.
Entre les deux époques, il est vrai, Mahomet avait eu un mot à dire.
Le train roulait. Mon rabbin sommeillait. Son fameux chapeau, s’étant déplacé légèrement, découvrait la calotte qu’il portait en dessous. Tout Juif orthodoxe doit avoir ainsi deux coiffures. Un coup de vent, une distraction pourraient faire que la première quittât son chef. Quelle inconvenance si le nom du Seigneur (béni soit son nom !) était alors prononcé devant la tête décalottée d’un Juif !
À Chatam, mon compagnon rouvrit les yeux. Il les avait beaux. Si mon homme arrivait de Galicie, ses yeux venaient de beaucoup plus loin. L’Orient les habitait encore. Ayant extrait son Talmud de sa valise en bois, ce sujet polonais se plongea dans l’hébreu.
Les Anglais en promenade dans le couloir jetaient sur le voyageur un regard scandalisé. On peut appartenir à un peuple touriste et n’avoir pas tout vu. Ce sont les peycés (les papillotes) qui leur donnaient surtout un coup dans l’estomac. Le rabbi devint bientôt l’attraction du compartiment. Ceux qui l’avaient découvert le signalaient à leurs voisins. Et les curieux, feignant le bel air de l’indifférence, passaient et passaient encore devant notre box. Un vulgaire contemporain se fût dressé et leur eût demandé : « Que désirez-vous, gentlemen ? »
Mais quand on flirte avec Dieu à travers de difficiles caractères d’imprimerie, a-t-on des pensées pour de sottes créatures ? Et, calme, le rabbin broutait son texte, les lèvres actives comme un lapin qui déguste.
Ce fut Londres. Le voyageur était attendu. Deux hommes, ceux-là habillés à l’européenne, le saluèrent sans enlever le chapeau. Ils le saluèrent des épaules, du cou, d’un frémissement des narines et d’une gymnastique des sourcils. Le trio entra en conversation et, naturellement, s’agita. Leurs mains d’automate dessinaient la forme de leurs pensées. Le geste, en effet, est l’accent d’Israël. Un Juif s’exprime autant avec les doigts qu’avec la langue. Manchot, il serait certainement demi-muet !
Ils négligèrent les taxis. Ils sortirent de la gare. Ils marchaient.
L’un des Européens portait la caisse. Le rabbi avait son Talmud sous une aisselle. Le troisième traçait, à coups de bras, des arabesques dans la nuit.
Bientôt ils firent halte. Était-il nécessaire d’être détective pour comprendre qu’ils attendaient l’autobus ? Après quelques sourires de la foule londonienne, le gracieux véhicule arriva. On le prit. Où les fils d’Abraham m’emmenaient-ils ? J’aperçus Piccadilly, je devinai l’entrée du Strand, puis il me sembla que l’on traversait la Cité. Les discoureurs parlaient plus vite que n’allait l’autobus, et, quand le monstre s’arrêtait, eux continuaient. La course prit fin. Ils descendirent devant un grand bâtiment qui, sous toutes réserves, devait être le London Hospital. Nous étions Whitechapel Road.
Ce n’était pas très animé. Je les suivis sans difficulté. Ils remontèrent l’artère centrale et s’engagèrent dans Silver Street, puis dans Chicksand Street. C’était une très petite rue sombre et poisseuse. Les lumignons des boutiquiers l’éclairaient seuls. Au numéro 17, le trio disparut dans un couloir. La maison était de briques sales et le rez-de-chaussée abritait un marchand de volailles qui vendait des canards et des poulets mal plumés.
– À demain ! fis-je mentalement, en notant l’adresse.
Je revins sur mes pas. Les murs des bâtisses suintaient. Derrière les carreaux, on voyait des familles pauvrement attablées. Je retrouvai Whitechapel Road. Tout en avançant, j’épelais les enseignes des magasins : Goldman, Appelbaum, Lipovitch, Blum, Diamond, Rapoport, Sol Lévy, Mendel, Elster, Goldeberg, Abram, Berliner, Landau, Isaac, Tobie, Rosen, Davidovitch, Smith, Brown, Lewinstein Salomon, Jacob, Israël…
Et je ne marchais que sur un trottoir !
J’étais en plein dans mon sujet.
Midi. Deux hommes, dans le centre de Londres, cherchaient un restaurant casher.
– Vous y tenez ? demanda l’un.
– Il faut en profiter, puisque ce matin nous n’avons pas faim, répondis-je.
J’étais l’un de ces deux hommes. L’autre représentait mon nouveau compagnon. Je l’avais découvert ce matin, 77, Great Russell Street, au Central Office de la Zionist Organisation. On me l’avait confié plutôt qu’un autre, ayant voulu quelqu’un parlant yiddish.
– On pourrait peut-être déjeuner dans un « Lyon », dit-il (entreprise d’alimentation genre Duval), on n’y mange pas casher, mais l’affaire est juive tout de même.
– Aujourd’hui, soyons les dignes enfants du Seigneur votre Dieu, allons manger casher.
Nous trouvâmes dans le Strand un restaurant rituel. La foule s’y pressait. Quelques clients étaient coiffés ; les autres, comme de simples chrétiens, avaient quitté leur chapeau. On s’assit.
Vous n’ignorez pas ces maisons. Les lettres hébraïques qui leur servent d’enseigne les ont signalées à vos regards. Elles sont la preuve, à travers le monde, de l’attachement du peuple juif à sa loi :
« Ne mangez point de ce qui est impur.
Mangez le bœuf, la brebis, le chevreau, le cerf, la chèvre sauvage, le buffle, le chevreuil, l’oryx, la girafe. Vous mangerez de tous les animaux qui ont la corne divisée en deux et qui ruminent.
Mais vous ne devez point manger de tous ceux qui ruminent et dont la corne n’est point fendue, comme du chameau, du lièvre, du choerogrylle.
Le pourceau, aussi, vous sera impur, parce que, encore qu’il ait la corne fendue, il ne rumine point.
Entre tous les animaux qui vivent dans les eaux, vous mangerez de ceux qui ont des nageoires et des écailles. »
Beaucoup d’autres recommandations encore. Ainsi parle le Seigneur au cinquième livre de Moïse.
Ainsi mangent toujours des millions et des millions de Juifs.
– Si nous goûtions de la girafe ? fis-je.
– Examinez les physionomies de cette clientèle et dites-moi s’il existe un type juif ainsi qu’on le prétend. Il est des Juifs répondant à ce que l’on appelle le type juif…
– Croyez-vous ?
– Mais la plupart…
– Heu ! En tout cas, c’est à l’honneur de la race, et puis, on rencontre de bien jolies têtes.
La viande que l’on nous servit paraissait avoir été cuite dans du papier buvard. Plus une goutte de sang. Enfin passons !
– Je ne suis pas d’ici, fit le camarade, mais sujet polonais né en Russie. Cependant j’ai un ami au théâtre juif. Il pourra nous être utile. Attendez, je vais demander l’adresse de ce théâtre.
Il interrogea notre voisin. Celui-ci avait plutôt la mine d’un petit employé anglais que d’un libre enfant d’Abraham. Le voisin répondit :
– Oui, je sais qu’il y a un théâtre juif, mais je n’y vais jamais.
Et cela avec un sourire où le mépris était dosé.
– Encore un qui renie, fit le Polonais. Évidemment, en France, en Angleterre… On voit bien qu’ils ne savent rien de ce qui se passe chez nous.
Après avoir bu un dernier verre de ginger beer, boisson que Moïse, en homme de goût, n’avait pas recommandée, nous enfonçâmes notre chapeau et prîmes le chemin de Whitechapel.
C’est à l’est de Londres, c’est même East End, autrement dit la fin de l’Est. Au temps où les Juifs, fuyant les persécutions d’Europe orientale, s’y établirent, c’était le bout de la capitale. Mais le désert ne leur a jamais fait peur ! Il est inutile qu’une barrière marque l’entrée de Whitechapel et que l’on vous distribue un prospectus pour vous avertir que vous allez pénétrer en pays non anglais, cela se renifle. C’est sensible autant que de passer d’une glacière dans une serre. Les gens qui vivent là sont sujets anglais, ou le seront, votent comme des Anglais, parlent l’anglais, mais, dès les premières maisons, rien, là-dedans, ne sent l’Angleterre. C’est plus humain, j’allais dire plus latin, en oubliant que le latin n’est pas l’hébreu ! Silhouettes, frappe du visage, mobilité du regard, mouvement général, ascétisme des uns, graisse des autres, curiosité innée, odeur d’oignon, inquiétude et satisfaction, c’est Israël !
Ils ne le cachent pas. Tous leurs noms célèbres, dont le moins connu est Isaac, claquent en tête de leurs boutiques. La fidélité à son origine est d’ailleurs l’une des beautés de ce peuple tragique. Anglais ? Oui, ils sont fiers de l’être. Par le récit des anciens, ils savent ce qu’il en a coûté à leurs pères d’être nés en Russie. Aussitôt après qu’ils sont Juifs, ils sont certainement Anglais. À qui leur proposerait de quitter l’Angleterre, de retourner dans l’Est, voire de partir pour la Palestine, ils répondraient : Nous sommes Anglais ! Cependant, en imagination, le vieux sol hébraïque est toujours doux à leurs pieds. Ils le foulent avec délice. Que voit-on aux vitrines et à l’intérieur des boutiques de Whitechapel Road, de Mile End Road, de Commercial Road et du début de Stepney ? Des images. L’une représente le combat de David et de Goliath. Plus loin, c’est Saül vaincu, faisant hara-kiri sur le mont Gilboé. Puis des vues de Jérusalem, et l’entrée du général Allenby à Gaza. Nabuchodonosor emmenant les princes, les vaillants et les juges en captivité. Lord Balfour inaugurant l’Université hébraïque du mont Scopus. Est-ce le portrait du roi George V qui préside les calendriers de l’année ? Non ! C’est celui du Messie moderne, de leur grand Juif du XXe siècle, du pape du sionisme, Théodore Herzl ! Ce chemisier n’a pas de boutons à bascule, mais en revanche, sur son mur la carte de Palestine ! Et que découvre-t-on sur leur savon, du moins sur celui dont j’ai fait emplette ? L’étoile à deux triangles, sceau du bouclier de David !
– Alors, nous allons chez votre rabbi ?
– Par ici, fis-je.
Nous retrouvâmes Chicksand Street. Si la nuit, les derrières de Whitechapel ne vous font pas chaud au cœur, le jour, ils vous font froid dans le dos. Quand il n’est pas dans l’air, le brouillard de Londres doit être quelque part. Il est là. J’ai trouvé sa remise. Il se repose sur les trottoirs, contre les murs. Il s’est condensé afin d’y tenir tout entier. Dès qu’il se sentira de nouveau en forme, il s’élèvera non sans laisser de trace, puis il ira faire sa petite tournée au-dessus de la capitale, après il reviendra se dégonfler sur les toits de Whitechapel…
Le marchand de volatiles du numéro 17 avait aujourd’hui encore très mal plumé ses poulets.
– Le nom de votre homme ? me demanda le Polonais.
– Il n’est pas deux individus pareils dans toute l’Angleterre. Son signalement est un nom.
Le commerçant qui devrait apprendre à plumer ne l’avait point vu. Les habitants du premier l’ignoraient. Au fond de la cour, en deçà d’une fenêtre ouverte, j’aperçus le rabbi. Étendu dans un fauteuil de reps rouge, calotte en tête, papillotes agitées, il lisait avec les lèvres son gros livre noir.
Comme je descendais l’escalier précipitamment, mon compagnon me conseilla de surveiller mon ardeur.
– Il ne faut pas lui sauter à la gorge. C’est un Juif de l’Est, il est loin de vos pensées. Des précautions s’imposent.
Au nom de la Zionist Organisation, l’accueil des hôtes fut amical. L’un de ceux qui, la veille, étaient venus chercher le rabbin à la gare, nous fit asseoir dans une première pièce. On apprit que l’étonnant voyageur était, en effet, rabbin et que sa communauté se trouvait en Galicie, entre Tarnopol et la frontière roumaine. Le locataire du 17, Chicksand Street était son arrière-neveu. L’homme de Dieu ne refuserait pas de nous parler.
Et l’on nous introduisit.
Le rabbin ferma son Talmud. Sans savoir qui nous étions, il nous tendit la main et dit :
– Chalom !
– Chalom ! répondit le Polonais.
C’est le salut hébreu, qui remplace notre bonjour et signifie : « Paix sur toi ! »
Je lui fis tout de suite traduire qu’ayant voyagé en sa compagnie, j’avais voulu connaître son adresse et, cela non par curiosité, mais conduit par une pensée sérieuse ; que j’avais formé le projet d’exposer aux Français l’état des Juifs dans le monde ; que j’irai dans son pays, en quelques autres, jusqu’en Palestine, et que j’avais supposé que la Providence, en me mettant, au début de ma route, en contact avec un saint rabbin, avait peut-être désiré marquer par là qu’elle approuvait mon entreprise.
– Toda raba ! (Merci bien !)
Je lui fis demander le but de son voyage à Londres.
Il répondit :
– La misère de ma communauté est grande. Le froid qui va durer de longs mois l’aggravera. Mes Juifs n’ont pas de quoi manger, ni de quoi se vêtir. Les enfants sont pieds nus sur la glace et le vent pénètre dans les maisons, parce qu’elles sont faites de planches et que toutes les planches ne joignent pas. Je suis venu à Londres recueillir des aumônes. Les Juifs qui ont une position favorable doivent du secours à leurs frères encore opprimés. N’est-ce pas nous qui sommes le plus près de Lui (de Dieu) ? Sans nous, qui Le prierait encore ?
Il ajouta :
– Si le malheur accable autant d’enfants d’Israël, n’est-ce pas justement la rançon du bonheur égoïste et de l’impiété des autres ?
Son arrière-neveu nous pria de considérer le cas de son grand-oncle. Né dans le ghetto, vivant dans le ghetto, peut-être n’avait-il pas une idée exacte des obligations modernes. S’il suffisait aux Juifs de Galicie de plaire à Dieu, les Juifs occidentaux devaient, hélas, plaire aux hommes.
Et l’on me traduisit qu’il disait à son parent :
– Mais, nous aussi, rabbi, tout Anglais que nous sommes, nous observons le samedi. Demain vendredi, à la première étoile, alors que tout Londres travaillera encore, vous entendrez les rideaux de fer dégringoler dans Whitechapel.
Le rabbin reprit :
– Que le Saint Nom en soit béni ! Mais la vérité est la vérité. L’envie n’a pas guidé ma langue. S’il y a, chez vous, des Juifs qui, n’ayant su résister à un siècle de bien-être, ne sont plus que des israélites, ceux-là nous les abandonnons. Ils se croient Anglais, Français. L’esprit les a quittés. Ils ont rompu l’alliance. Ils ont tout perdu. Pour nous, ils ne sont plus des Juifs et, pour les Occidentaux, ils en sont cependant toujours ! Mais je pense à toi, Samuel Gosschalk, dont le père est encore des nôtres et que voilà déjà Anglais. C’est s’éloigner rapidement des siens. Le danger te guette. Tes enfants ne seront peut-être plus, eux aussi, que des isréalites, puisqu’on vous appelle ainsi !
En me traduisant ce cri du cœur, mon Polonais tint à marquer, à son tour, que nous étions en face d’un fanatique. Le malheur, ajouta-t-il, c’est qu’ils sont des millions comme cela chez nous. Ce n’est pas ce qui nous aidera à trouver la solution du problème juif.
– Et le sionisme ?
– Mais ils le rejettent. Les rabbins qui mènent tout, là-bas, sont ses pires ennemis.
– Demandez-lui tout de même ce qu’il pense de la déclaration Balfour.
Le Polonais lui posa la question. Le saint homme répondit :
– M. Balfour est un lord et non un messie.
Le rabbin regagna son fauteuil. Il reprit son Talmud, et sans plus nous regarder, oubliant que Whitechapel était loin des Carpates, il se plongea corps et âme, ses papillotes déjà secouées par une céleste fièvre, dans les commentaires de la parole divine.
Un rabbin de Galicie à Londres, c’est bien, mais c’est peu. Sans passer inaperçu dans Whitechapel, les autres Juifs le submergeaient. Il semblait une bouée pittoresque sur une mer indifférente.
On ne sait pas exactement combien ils sont dans l’East End. Est-ce plus de cent mille ? En tout cas, ils sont un tas ! Et l’ancre qu’ils ont jetée ici paraît bien enfoncée.
– Savez-vous comment mon grand-père est arrivé à Londres ?
– D’où venait-il ?
– De Lituanie. Avec deux petites cuillers pour toute fortune. Encore raconte-t-on dans la famille qu’il les avait emportées à l’insu des siens. Je ne le crois pas, il est trop honnête.
La dame qui me parlait ainsi me conduisait à sa maison natale. Nous allions côte à côte, dans Commercial Road. Maintenant, elle habitait l’Ouest, le quartier des gens bien nés. On sait que plus le loyer est cher, plus le locataire est respectable ! Elle m’avait été présentée la veille, toujours dans l’Ouest, chez un avocat en renom, Juif, sujet anglais comme il disait lui-même. Il assurait aussi que les Anglais, sachant la position où il se tenait, avaient pour lui plus de considération que s’il s’était dit anglais de religion israélite.
Le grand-père vivait encore. Maintenant, seul de la famille, il habitait Whitechapel. Ses enfants avaient gagné un meilleur arrondissement. Quant aux enfants de ses enfants, ils s’étaient installés plus haut encore !
– Voilà, fit ma compagne en m’arrêtant devant une vitrine de bijoutier, voilà ce que sont devenues les deux petites cuillers de Lituanie.
Le grand-père s’appelait Murgraff. Quand on entra dans le magasin, on vit un homme assis, la tête penchée sur un livre de comptes.
– Il y a une erreur d’un shilling, cria sa petite-fille, un shilling, c’est considérable !
Le vieux Murgraff sourit. Quarante années d’Angleterre avaient fait du tort à l’orthodoxie de sa barbe, mais la race était sauve.
La conversation entamée, on arriva bientôt à la chose intéressante.
– Il existe aussi un quartier juif à Paris, dit-il, la rue des Roses ?…
– Des Rosiers ! Oui. Ce n’est qu’une miniature à côté de Whitechapel !
– Eh bien ! je pourrais être dans votre rue des Rosiers aussi bien que me voilà à Whitechapel. Quand à vingt-cinq ans je débarquai ici, je n’étais pas certain d’y trouver à manger. Je serais descendu jusqu’à Paris.
– Alors, maintenant, je serais Française au lieu d’être Anglaise, fit la plus belle fleur de la branche Murgraff.
– Ce serait aussi honorable ! répondit le bijoutier, et tu habiterais l’Étoile !
Pourquoi Murgraff avait-il quitté la Lituanie ? Mais son histoire est celle de chacun, de ceux de Commercial Road comme de ceux de la rue des Rosiers. Elle est la même aujourd’hui qu’elle fut il y a quarante ans. Et voilà quarante ans, elle était la même que quarante années auparavant.
La Pologne, la Roumanie ont succédé à la Russie. Mais la Pologne et la Roumanie ont acheté à la Russie ses stocks antisémites. Le Juif, là-bas, est toujours un Juif. Peut-être est-il un homme, en tout cas, ce n’est ni un Roumain ni un Polonais. Et s’il est un homme, c’est un homme qu’il faut empêcher de grandir. De toute l’histoire des Juifs, l’Europe orientale n’a retenu que celle de Job. « Périssent le jour où je suis né et la nuit où il a été dit : un homme a été conçu ! » Bien parlé ! répondent nos frères slaves et latins. Aussi trouvent-ils indispensable que les descendants d’Abraham restent assis où l’autre, je veux dire Job, aimait à s’asseoir. Le problème juif est compliqué, mais je crois qu’il se résume en une question d’air. Respirer ou ne pas respirer. Ni plus ni moins.
Murgraff le vieux partageait mon avis. La petite-fille, qui n’avait connu d’autre atmosphère que celle de Londres, comprenait moins bien. Elle n’avait pas sous les yeux l’ensemble du monde juif. Certes, elle ne niait point qu’elle fût juive, mais elle semblait assez près de croire qu’elle était juive en Angleterre comme d’autres sont galloises ou écossaises. Temple, église, synagogue, cela était affaire de l’âme. Et quand on ne va pas davantage à la synagogue que ses amies à l’église ou au temple, le chemin que l’on prendrait pour s’y rendre paraît bien indifférent. Aujourd’hui, une femme élégante fréquente moins chez Dieu que chez le couturier. On va plus souvent au cinéma et dans les thés qu’aux offices. Le même toit vous réunit autour du même plaisir…
Voilà ce que l’« assimilée » essayait d’expliquer.
– Enfant, reprit Murgraff le vieux, tu penses comme une femme heureuse qui ne voit pas plus loin que son bonheur !
– Mais vous, lui dis-je, quarante années d’Angleterre ? …
– Dans notre cas à nous, Juifs d’Angleterre, de France, de Belgique, d’Occident, il y a deux stades. Je représente l’un de ceux-là, ma petite-fille, l’autre. Moi, je suis un arbre transplanté. Ma Sarah est née acclimatée. J’ai pour l’Angleterre la reconnaissance la plus profonde. Ces pays à l’intelligence majeure n’ont voulu voir en nous que des hommes et non je ne sais quels fantômes redoutables.
Ils nous ont placés sur le plan de l’égalité. À nous de leur montrer qu’ils ne se sont pas trompés. C’est mon honneur et non ma naissance qui me commande d’aimer l’Angleterre. Elle m’est deux fois chère : une fois pour la lucidité de son esprit qui lui a fait comprendre qu’un Juif n’est pas un diable avec une queue au derrière, une autre fois pour ses bienfaits. Je suis un fidèle sujet anglais.
J’ai tressailli de fierté quand mes deux fils sont partis pour la guerre. Le sentiment qui m’a transporté n’était pas la vulgaire satisfaction de payer une dette pour m’en débarrasser, mais de faire ce que l’on doit. La loyauté à l’égard du pays qui m’avait recueilli me sembla légère.
Mais, cher monsieur, je suis un vieux Juif. J’ai tété l’hébreu. Un de mes frères, là-bas, porte encore le caftan et les bottes. Je sens en moi tous les dépôts de ma race. Il ne serait pas plus digne de ma part de renier Israël, que d’être ingrat envers l’Angleterre.
Murgraff le vieux, levant la main, me montra, contre son mur, le portrait de Théodore Herzl :
– Vous êtes sioniste ?
– Je suis pour tout ce qui pourra soulager la détresse que j’ai connue dans mon enfance. Quand on a pu remonter de la fosse, il ne faut pas couper les cordes qui en sauveront d’autres.