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Notre monde, depuis des siècles, est devenu le tombeau d'un dieu. Brehnor, guerrier divin débarqué d'un autre univers, a fui les Quatre Fléaux jusqu'à mourir sur Terre, succombant à ses blessures dans le plus grand secret. Leerina, déesse-guerrière lancée à sa recherche depuis cinq mille ans, ne s'attendait pas à retrouver l'âme de son ancien compagnon dans le corps d'un simple humain, Matthew Baker, scientifique trentenaire bien loin de se douter de la menace qui le guette. Car si la déesse s'immisce dans un moment compliqué de sa vie, ce n'est rien face à ce qu'elle lui annonce : les Fléaux seraient sur le point d'atteindre la Terre, toujours en quête de Brehnor, menaçant de plonger le monde dans un chaos sans précédent. Et si Matthew, épaulé par la guerrière et sa force redoutable, était bien malgré lui devenu le seul espoir de l'humanité ?
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Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Alors que Matthew Baker rêvait de savourer un café devenu indispensable, une simple feuille de papier ruina tous ses espoirs : fixée sur la machine par un vulgaire bout d’adhésif, elle lui jetait au visage un hors service des plus dépouillés, griffonné à la hâte au feutre rouge. Un de ses collègues, qui arpentait le couloir d’un air enjoué, s’arrêta près de lui et souffla bruyamment quand il comprit, à son tour, que le breuvage noir n’agrémenterait pas ses quelques minutes de répit. Ils échangèrent quelques mots – expression banale et convenue de leur mécontentement – avant de regagner leur poste, chacun de leur côté. C’était la troisième fois, cette semaine, qu’il devait renoncer aux instants de pure détente que son cerveau réclamait. Et c’était, sans doute, une fois de trop.
Prenant son porte-monnaie dans son bureau, il ferma la petite pièce à clé et quitta le bâtiment. Il faisait particulièrement chaud, dehors. La température, presque caniculaire pour la période – septembre touchait à sa fin – ne tarda pas à lui faire regretter l’agréable fraîcheur de l’immeuble climatisé. Le ciel, d’un bleu profond zébré de fines bandes de nuages blancs, donnait l’impression d’avoir été jeté comme une chape de plomb sur la ville bombardée par les rayons du Soleil dans sa course jusqu’au zénith. Matthew traversa plusieurs rues bondées, s’efforçant de marcher à l’ombre dès qu’il le pouvait, s’écartant des grappes de passants qui, pour la plupart, semblaient presque se nourrir de la chaleur étouffante. Il atteignit le petit café et son atmosphère parfumée avec soulagement. Le tintement des cuillers contre la porcelaine épaisse des tasses, les volutes blanchâtres qui s’élevaient pour couvrir les lunettes de buée, le bourdonnement incompréhensible de discussions parfois ponctuées d’un rire… Il aimait cette ambiance et la couleur sombre, très chic, du bois qui constituait la majorité de la décoration. Il s’installa après un rapide geste au patron, qui venait d’apparaître derrière l’étroit comptoir, et attendit.
Il accueillit le serveur, qui déposa sur sa route une partie de son chargement, avec un rictus déçu à peine dissimulé. Matthew passa sa commande, reçut sa tasse fumante, versa la moitié du sachet de sucre dans le liquide noir puis touilla sans entrain. Tout en buvant, il chercha longuement entre les tables les traits d’un visage familier, qu’il aurait reconnu entre mille, et dont il avait espéré profiter du sourire. Bien que ne l’ayant vue qu’une poignée de fois, cette jeune femme, depuis, hantait la plupart de ses pensées. Une serveuse rayonnante, chaleureuse, à qui il n’avait encore jamais eu la force de dire autre chose que les quelques mots qui, ici, représentaient la quasi-totalité du vocabulaire. Un café, s’il vous plaît. Merci beaucoup. Bonne journée. Leurs échanges, d’une banalité terrifiante, n’étaient en rien différents de ceux qu’elle entretenait avec tous les autres. Il y sentait pourtant une touche d’originalité, comme de petits indices d’une attention qu’elle ne pouvait porter qu’à lui, et à lui seul.
Lâchant un soupir, il secoua la tête pour chasser de son esprit ces quelques pensées absurdes, régla sa consommation et sortit dans l’étouffant enchaînement des rues d’Albany, chaudes, bruyantes et encombrées. Il était né ici, à l’inverse de ses parents qui s’étaient installés dans la région peu après leur mariage, et n’avait jamais vraiment aimé fréquenter le coeur de la ville. Il avait plutôt passé son enfance entre l’école et la maison, profitant du grand terrain qui s’étendait à l’arrière. À l’effervescence du centre-ville, il avait toujours préféré le calme presque légendaire de son quartier, en périphérie. Au détour d’un énième bâtiment, alors qu’un klaxon tonitruant avait fait se retourner bon nombre de piétons – lui y compris – quelque chose heurta violemment son dos et manqua de le projeter à terre. Surpris, il se livra à quelques pas maladroits pour tenter de garder l’équilibre, avant de faire volte-face.
— Vous ne pourriez pas faire attention ? lança-t-il à la volée.
Aussi déboussolée que lui, une jeune femme se tenait le visage dans le creux des mains, les lanières d’un sac de sport boursouflé barrant son épaule. Matthew resta un temps interdit, la détaillant en silence avant de se rendre compte, aux soubresauts de son buste, qu’elle sanglotait. Gêné de l’avoir presque sermonnée, il se confondit en excuses et la conduisit à l’écart du flot des passants.
— J’espère que je ne vous ai pas trop fait mal ?
Quand elle se dévoila finalement, la tête auréolée de sa chevelure d’un blond doré, son cæur manqua un battement. Il sentit aussitôt une forte chaleur gagner ses joues, et vacilla presque tandis que des yeux embués de larmes se levaient pour le regarder.
— Je… je suis vraiment désolé, s’excusa-t-il dans un balbutiement gêné.
Elle était bien là, devant lui, et il la fixait d’un air abasourdi comme si sa seule existence, au-delà des murs du café, ne lui avait jamais paru crédible. Elle lui faisait néanmoins face, plantée sur le trottoir, les joues humides et empourprées.
— Est-ce que tout va bien ? hésita-t-il en approchant une main timide de son épaule.
— Oui, merci…
— Vous en êtes certaine ?
— Je vous assure, vraiment. Ça va…
Sa voix vrilla et se perdit au fond de sa gorge alors qu’un autre sanglot la secouait. Elle renifla bruyamment, fouilla dans une poche de son pantalon et en tira un petit paquet qu’elle s’efforça d’ouvrir de ses doigts tremblants.
— Attendez, laissez-moi vous aider.
Matthew le lui prit doucement des mains, en extirpa un carré de papier et patienta. Après s’être essuyé les yeux et mouchée sans retenue, la jeune femme le remercia et fit retomber son regard sur lui. Elle plissa le nez dans un bref moment de réflexion, glissant entre eux un silence embarrassé. Lui voulait savoir ce qui l’avait mise dans un tel état, trouver quelques mots pour la consoler, mais la peur que sa tentative paraisse incongrue le laissa muet.
— Est-ce qu’on se connaît ? demanda-t-elle brusquement.
— Non, pas vraiment. Enfin, disons que…
— Ah ! Vous êtes un client du café, c’est ça ? le coupa-t-elle en affichant un léger sourire.
— Voilà, mais vous pouvez m’appeler Matthew.
— Jenny. Je suis vraiment désolée, mais je vais devoir vous laisser, Matthew, dit-elle en pointant du doigt la rue qui filait dans son dos.
Le jeune homme, comme tiré de sa torpeur, se passa une main sur la nuque et cligna bêtement des yeux.
— Oh, oui, bien sûr ! On doit vous attendre.
— J’en ai bien peur, ayant déjà une bonne heure de retard, grimaça-t-elle. Alors, on se dit à bientôt ? Au café, précisa-t-elle devant son air circonspect.
Un frisson remonta son dos pour se propager à tout son cuir chevelu.
— Avec plaisir.
Il la regarda s’éloigner jusqu’à la voir disparaître à l’angle d’un bâtiment, et resta sur place quelques instants.
— Avec plaisir, se répéta-t-il à voix basse, bon sang, quel idiot…
Son nom résonnait encore à ses oreilles, étouffant les éclats de voix alentour, le ronflement des moteurs, les pas sur le bitume brûlant. Comme hypnotisé, il reprit finalement sa route et poursuivit distraitement sa journée de travail.
Richard Dellinger était un vieil ami de Matthew, avec qui il avait passé toute son enfance, une bonne partie de son adolescence, ainsi que les débuts balbutiants de sa vie d’adulte. Les aléas de cette dernière les avaient malheureusement bien vite séparés, réduisant leurs échanges au strict minimum : quelques courriels, des textos et de rares appels téléphoniques. Matthew aimait son travail. Dire qu’il était chercheur en sciences des matériaux produisait toujours un petit effet, un regard interrogateur chez ses interlocuteurs qui l’amusait profondément. Il enviait pourtant Richard, de bien des façons, et notamment le courage dont il avait fait preuve pour se faire une place de choix dans leur domaine de prédilection : l’étude de l’univers. Combien d’heures avaient-ils passées, enfants, à observer le ciel ? Il se souvenait parfaitement de ces heures, toujours trop courtes, qui lui semblaient désormais si lointaines. Il revoyait son télescope, les reflets des lumières de la maison de ses parents dans le tube blanc et froid dirigé vers l’espace infini. Ils le sortaient chaque soir d’été, pour le monter au fond du jardin et admirer les étoiles. Evelyn, sa mère, leur préparait comme à son habitude une montagne de sandwiches, qu’ils dévoraient à mesure que le crépuscule s’installait. Ils restaient ainsi des heures durant, partageant leurs rêves et leurs idées à l’ombre d’un ample parasol, imaginant l’impossible, s’inventant des vies toujours plus palpitantes et si comblées de découvertes qu’ils s’en donnaient le vertige.
Et quand parfois s’imposait le silence, sous le ciel embrasé de fin du jour, ce n’était que pour mieux penser à l’avenir, à la place qu’ils s’y feraient tous les deux, à ce qu’ils allaient accomplir. Car à cette époque, chacun d’eux en était convaincu : ils ne pouvaient faire que de grandes choses, et les feraient ensemble. Lorsque la nuit tombait enfin et que les étoiles s’allumaient les unes après les autres, Richard bondissait de sa chaise, la bouche encore pleine d’un morceau de sandwich qu’il mâchait goulûment, et repliait en vitesse le parasol. Matthew, lui, rassemblait les verres et le plateau pour se précipiter vers la maison. Dans la cuisine, sa mère lui adressait un sourire ravi en réceptionnant le tout, lui déposait un baiser sur le front avant qu’il reparte en trombe dans le jardin. Sur la petite table, les garçons entassaient souvent des livres, dont un énorme qui lui avait été offert pour son dernier anniversaire. Ils en regardaient les images à la lumière d’une lampe torche, y cherchaient ce qu’ils voulaient observer, et collaient l’oeil à l’objectif. Et s’ils ne parvenaient presque jamais à leur fin, la déception n’en était pas moins absente : ils trouvaient toujours quelque chose à voir. Un cratère sur la Lune, les anneaux de Saturne – qu’ils distinguaient à peine – ou la silhouette rouillée de Mars.
Quand Richard balayait le ciel au hasard de ses envies, Matthew s’attardait sur les photographies du grand livre. Il se plongeait, à l’écart du temps, dans les tourbillons élégants des galaxies, poussé par la quête presque obsessionnelle de passer en revue chaque point lumineux. Il rêvait les mondes qui gravitaient autour de ces millions d’étoiles, et les formes de vie qu’ils pouvaient abriter. Tous deux savaient que pour en voir plus, il fallait apprendre et travailler dur, quitter l’univers innocent de l’enfance pour embrasser celui des adultes. Et ils en avaient envie plus que tout, plus qu’aucun des garçons et des filles de leur âge. Dans leur imaginaire, avec les années venait la compréhension des choses, la connaissance, la sagesse. Mais pour l’heure, tout ce qu’ils lisaient leur était aussi peu intelligible qu’une langue étrangère : les textes, les graphiques et autres tableaux qui encadraient chaque image étaient nimbés d’un mystère séduisant. Ils les survolaient, conscients de leur inexpérience, mais ravis. Car l’ignorance signifiait qu’ils pouvaient apprendre, et rien ne leur semblait alors plus précieux. Puis, un soir, Richard s’était redressé en lâchant un cri de victoire qui avait déchiré la nuit, le télescope pointé quelque part au-dessus du toit de la maison.
— La voilà ! Je l’ai trouvée !
Matthew avait rejoint son ami, le poussant presque pour coller son oeil à l’objectif. Dans ces moments, le garçon avait toujours l’impression de quitter le monde. Le sol était là, sous ses pieds, et l’air emplissait ses poumons, mais sa tête n’était plus sur Terre. Son esprit s’engouffrait dans le tube, comme aspiré par une force inconnue, pour être libéré dans la noirceur du ciel. Il avait la sensation, plus que jamais, de n’être qu’un élément de l’univers, réduit à sa plus simple expression. Cette fois, au milieu de l’obscurité habituelle, une forme elliptique brillait faiblement. Elle était floue et diffuse, mais il l’avait aussitôt reconnue. Redressant la tête, il avait jeté un coup d’æil vers la voûte étoilée avant de se replonger dans son observation.
— C’est Andromède, dit Richard par-dessus son épaule. Elle est magnifique, tu ne trouves pas ?
— Oui. Mais ce n’est pas comme dans les livres…
Il joua avec la mise au point, tentant en vain de distinguer plus de détails, avant de se tourner vers son ami. Richard, lui, s’était à nouveau attablé, braquant la lampe torche sur les pages du livre.
— Moi aussi, je voudrais en voir plus, dit-il d’une petite voix.
— On le pourra, un jour.
— Et si ça n’arrivait jamais ? Si c’était trop dur pour nous ?
Matthew s’était assis à côté de lui, posant un bras sur ses épaules.
— Ça viendra, je le sais.
Mais le temps avait réalisé son oeuvre destructrice. Les enfants avaient grandi, leurs soirées étaient devenues différentes, et même si leur passion commune demeurait intacte, ils ne la communiquaient plus avec la fraîcheur et la candeur des premières années. Tandis que leurs rêves commençaient à prendre forme, leur verni poétique s’était peu à peu écaillé, laissant place à la rigueur et au sérieux d’un travail colossal. Face aux réalités du monde – ce monde adulte qu’ils avaient tant jalousé –, Matthew avait fini par se tourner vers d’autres ambitions. S’il était resté curieux des mystères de l’univers, il était aussi devenu plus pragmatique, et avait pris conscience des problèmes de la société dans laquelle il vivait.
Il s’était ainsi dirigé vers l’étude et la conception de nouveaux matériaux, gagné par un amour sincère pour la recherche. La matière, pour lui, recélait au moins autant de secrets que l’espace. En apprenant à la comprendre et à la façonner, il pouvait offrir à ses semblables la possibilité d’améliorer leur mode de vie tout en satisfaisant sa propre soif de connaissances, sa propre curiosité. Matthew avait donc délaissé l’astronomie, au grand désarroi de Richard, qui s’était quant à lui plongé à corps perdu dans leurs premières passions. Matthew avait rejoint une université à New York, tandis que son ami, lui, avait littéralement quitté le pays.
S’ils avaient gardé contact, au départ, s’entretenant sur leur quotidien, sur leurs cours et leurs premiers pas dans le monde professionnel, leur camaraderie s’était rapidement réduite à de fortuits échanges d’anecdotes. Les années d’Albany n’étaient plus que de lointains souvenirs, que Matthew se remémorait avec nostalgie, mais qu’il voyait désormais comme la simple et touchante manifestation d’une naïveté enfantine. Puis, après avoir obtenu son diplôme, le jeune homme avait éprouvé le désir de renouer avec son passé. Il s’était offert une année sabbatique dans un petit appartement du centre d’Albany, qu’il délaissait volontiers pour la maison familiale, où il aidait son père vieillissant à réaliser divers travaux. Matthew avait finalement postulé, poussé par sa mère, dans un laboratoire de recherche implanté depuis peu en ville. Il avait été accepté, et son quotidien avait dès lors pris des airs de stagnation, ancré dans une routine qui n’était pas pour lui déplaire, jusqu’à ce fameux jour de septembre où l’amour y débarqua tel un chien dans un jeu de quilles.
Quand Matthew acheva sa journée de travail, il déambula un moment dans les rues séparant le laboratoire de son appartement. La nuit était déjà tombée depuis longtemps, et les trottoirs léchés par les lumières des vitrines – laissées pour la plupart allumées –, ou par celles des logements qui les surplombaient se déroulaient sous le pas lent d’ultimes vagabondages. Au-dessus, le ciel n’était qu’un gouffre noir, sans étoiles, comme un abîme renversé. Jenny occupait la plupart de ses pensées, et une question l’obsédait depuis des jours : pourquoi était-elle si triste ? Chaque fois qu’il la visualisait, les larmes de la jeune femme venaient lui serrer le cæur, et il savait que rien ne pourrait le débarrasser de cette vision, sinon la voir sourire à nouveau. Le hall de son immeuble, plongé dans le noir, était désert et silencieux. S’éclairant avec l’écran de son portable – la lumière du rez-de-chaussée ne fonctionnant plus depuis quelques jours – il releva son courrier avant de prendre l’escalier. Là, après une volée de marches, un petit grésillement précéda l’allumage automatique des appliques murales, jetant sur le carrelage grisâtre une clarté d’un jaune sale. Matthew poursuivit jusqu’au quatrième étage, lentement, ses yeux naviguant sur le texte d’une lettre. En haut, il tourna sur sa droite et rejoignit le bout du couloir, fourrant les quelques enveloppes dans une poche dont il sortit un trousseau de clés.
L’appartement était simple, mais agréable. Une chambre, une salle d’eau, des toilettes, un cagibi exigu où s’entassaient encore de vieux cartons, ainsi qu’une petite cuisine ouverte sur le salon. Le tout aurait pu tenir deux fois dans le rez-de-chaussée de la maison familiale, mais cela lui suffisait amplement. La porte d’entrée, qui débouchait directement sur la pièce principale, offrait un aperçu flagrant de ce qu’était sa vie : sur un bureau en bois s’amoncelaient des dossiers autour d’un ordinateur portable, une pile de livres occupait la chaise installée devant celui-ci, et un écran plat poussiéreux trônait non loin sur un meuble modeste, en face d’un canapé et de sa housse aux teintes beiges défraîchies. Sur la droite, deux imposantes bibliothèques – cadeaux de ses parents le jour de son emménagement – étaient bourrées de livres et d’objets divers, jouxtant la salle de bain. Enfin, sur sa gauche, près de la chambre, la cuisine se résumait à une série de plans de travail, un réfrigérateur, et un étroit îlot central qu’une cafetière et un four à micro-ondes encombraient déjà à moitié. Il n’avait jamais possédé que le strict nécessaire, et cela lui convenait parfaitement.
Après une douche rapide, Matthew se laissa tomber sur le canapé et consulta ses mails sur son téléphone. Depuis quand était-il sans nouvelles de Richard ? Deux mois, sinon trois. Un coup d’æil à sa montre, qui indiquait bientôt minuit, et il navigua dans la liste de ses contacts – en grande partie composée de collègues et autres relations purement professionnelles –, hésitant longuement avant de lancer l’appel. Après les bips interminables de la tonalité, un concert de voix lui fit éloigner le téléphone de son oreille. Surpris, il balbutia un âllo en vérifiant qu’il ne s’était pas trompé de numéro.
— Salut. Je te préviens, je n’ai pas beaucoup de temps à t’accorder, Matthew.
— Tu es toujours au travail ? À une heure pareille ?
— On a pas mal de boulot, en ce moment, répondit Richard après quelques secondes. C’est la folie, par ici.
— Je voulais discuter un peu, mais si tu ne peux pas, je rappellerai un autre jour.
— Dis-moi ce qui te préoccupe, mais fais vite.
— Ce qui me préoccupe ? répéta-t-il, surpris.
— Allez, on se connaît depuis presque trente ans. Tu ne me passerais pas un coup de fil aussi tard juste pour prendre de mes nouvelles.
Matthew, le regard fixé sur le plafond blanc et ses quelques fissures, resta un moment silencieux, tentant de mettre de l’ordre dans ses idées.
— J’ai rencontré quelqu’un, lâcha-t-il finalement. Une femme, précisa-t-il, se sentant aussitôt ridicule.
La maladresse de sa confidence lui arracha une grimace. Pourquoi parlait-il de ça ? Pourquoi maintenant, alors que la fatigue faisait papillonner ses yeux ? Pourquoi à Richard ? À l’autre bout de la ligne, le concert de voix s’estompa brutalement.
— Richard ?
— Une seconde, je quitte le labo. Si je ne prends pas une pause pour écouter ça, je n’en prendrai jamais. Jure-moi d’abord que tu ne la retiens pas dans ton appartement, ligotée quelque part dans ton salon.
— Tu es un sale con.
Ils rirent de bon cæur, et cette envolée légère enleva un poids des épaules de Matthew. Sans vraiment se l’avouer, peut-être avait-il encore besoin de partager des choses avec son ami d’enfance, de bénéficier de ses conseils, ou tout simplement de le tenir informé des rares tournants de sa vie.
— Bon, que peux-tu me dire d’intéressant sur elle ?
— Je l’ai croisée plusieurs fois ces derniers mois, et… Je ne sais pas… Je sens quelque chose.
— Matthew… Bon sang, c’est tout ce que tu as ? Un vague sentiment ? Vous avez discuté, au moins ?
— Oui. Enfin, elle m’a bousculé dans la rue et… Elle était pressée, mais on a échangé quelques mots.
Richard soupira bruyamment.
— Comme c’est de toi qu’on parle, j’imagine que c’est déjà beaucoup.
— Arrête, j’ai été en couple.
— Lisa Munroe ne compte pas.
— Pourquoi ne compterait-elle pas ?
— Parce que c’était au lycée, Matthew. Et depuis ? Sauf s’il y a eu quelque part un grand amour que j’ignore, hormis quelques semaines de temps en temps, tu as toujours été seul. Donc je maintiens que parler à une femme, dans ton cas, c’est tout sauf anodin.
— Tu as peut-être raison.
— Bien sûr que j’ai raison, s’exclama Richard. Écoute, quand dois-tu la revoir ?
— À vrai dire, je n’en sais rien.
— Alors tu vas l’appeler, lui envoyer un texto ou même un pigeon voyageur si ça t’amuse, mais tu l’invites à sortir.
— C’est juste que… je n’ai pas son numéro.
— Matthew ! Qu’est-ce que tu fous, bon sang ?
— Elle bosse dans un petit café pas loin du labo.
— D’accord, écoute-moi bien. Demain, sans faute, tu vas prendre un verre là-bas. Et tu l’invites à sortir ! martela-t-il.
— Je…
— Non, pas de je. Tu ne discutes pas, et tu fais ce que je te dis. Je dois rentrer, maintenant. Fais-le, Matthew, mais ne te foire pas.
Il allait protester, mais son ami avait déjà raccroché. Seul dans le silence presque parfait de son salon – si l’on omettait le ronflement du réfrigérateur et le grésillement discret de l’ampoule au-dessus de lui –, Matthew demeura pensif jusqu’à ce que l’image ténue de la jeune femme en pleurs se glisse à nouveau sous ses paupières closes. Puis une semaine passa. La machine à café, qui était entretemps retombée en panne, avait fatalement été enlevée du couloir, n’y laissant qu’un vide grossier qui accrochait l’æil. Inaugurant une nouvelle routine, il s’était mis à emporter des plats préparés qu’il mangeait sur place, si bien qu’il ne quittait plus l’immeuble qu’à la fin de sa journée de travail.
Un midi, alors que la plupart de ses collègues avaient déjà déserté les locaux, il rejoignit la salle de pause, son paquetage à la main. Au coin de la pièce trônait un petit téléviseur fixé au bout d’un bras métallique, au centre, une longue table passablement usée, et sur la gauche un placard surmonté d’un vieux four à micro-ondes. Mais elle était déserte. Scrutant le reflet diffus que lui renvoyait l’écran éteint, il tourna les talons et se réfugia dans son bureau, où il se restaura en silence. Il traversa le reste de la journée tel un spectre, effectuant ses tâches habituelles par automatisme, interagissant le moins possible avec ses collègues. Ses pensées gravitaient autour de Jenny, plus encore que précédemment. Aussi ne retrouva-t-il la réalité du monde qu’en début de soirée lorsque, le cæur battant, il poussa finalement la porte du café.
— Bonsoir, lança une voix féminine par-dessus son épaule.
Matthew redressa la tête et vit le visage souriant de la jeune femme. Oubliés le nez rougi, les yeux gonflés et larmoyants, les traînées humides sur les joues. Elle était désormais rayonnante, et cette simple vision suffisait à le remplir de joie. Vêtue d’un jean et d’un haut discret, elle contourna la table et s’installa.
— Oh, bonsoir, échappa-t-il trop vite, trop fort.
— Pardon, je suis un peu en retard, s’excusa Jenny. J’espère que tu ne m’as pas trop attendue ?
— Non, je viens aussi d’arriver.
— Oh, vraiment ? chuchota-t-elle en se penchant vers lui, souriante.
Il laissa tomber son regard sur la table, remarquant les miettes éparpillées ainsi que le petit panier où ne subsistait qu’un pauvre morceau de pain entamé.
— Pardon, j’étais un peu stressé…
Elle l’avait tutoyé d’emblée, balayant sa principale crainte. Il était évident qu’il ne dînait pas avec une vieille amie, et il était grandement perturbé par l’aisance dont elle faisait preuve. Elle côtoyait des dizaines de clients par jour, au café, quand lui passait le plus clair de son temps isolé dans une ou deux pièces de son laboratoire, n’échangeant que le strict nécessaire avec ses collègues. Richard avait peut-être raison, finalement : que connaissait-il aux femmes, ou à la façon dont il devait se comporter ? Le front moite, il essaya de l’éponger discrètement avant de jeter sa serviette sur ses cuisses.
— Comment était-ce, au travail ? demanda-t-il précipitamment.
Il s’agita, gêné par autant de banalité, un rictus crispé en guise de sourire.
— Eh bien, une journée où on ne me met pas la main aux fesses est une bonne journée.
Matthew la regarda longuement, indécis.
— C’est une blague, Matthew. Tu ne devrais pas être aussi tendu.
— Excuse-moi. Je me suis dit que ça pouvait être crédible, et je ne voulais pas passer pour…
— Pour un con ?
— Oui, c’est ça. Un con.
— Serveuse n’est clairement pas le job de ma vie, mais le café n’est pas si mal. L’ambiance y est plutôt bonne, et le salaire décent. Et toi ?
Au milieu de sa phrase, un jeu homme élégamment vêtu les aborda, se présentant poliment avant de leur remettre deux cartes de menu. Il s’éclipsa ensuite, emportant la petite panière.
— Eh bien… Une journée classique.
— En fait, je ne sais même pas dans quoi tu travailles…
Il se servit un verre d’eau qu’il vida à grandes gorgées.
— Je suis chercheur, dans un labo qui étudie et conçoit de nouveaux matériaux, pour toutes sortes d’applications. Légèreté, solidité, meilleure isolation, résistance à la chaleur ou au froid… Mais tu n’as peut-être pas envie de connaître tous les détails, s’interrompit-il brusquement.
— Détrompe-toi, je trouve ça génial. Je sers le monde, et toi, tu le sauves.
Matthew lâcha un petit rire étouffé tout en étudiant dans le menu.
— On peut dire ça. J’ai failli venir dans mon uniforme de super héros, mais j’ai eu peur que ça fasse mauvais genre.
— Avoue, souffla-t-elle à voix basse, tu l’as sous tes fringues ?
Ils échangèrent leur tout premier sourire complice et le serveur réapparut, prenant leur commande avant de s’éclipser à nouveau.
— Dis-moi, poursuivit Matthew d’une voix mal assurée, quand tu m’as heurté… Qu’est-ce qui n’allait pas ?
Le visage de Jenny s’assombrit brusquement, et son regard tomba sur les motifs en relief de sa serviette, qu’elle se mit à détailler d’un air las.
— Rien de bien important. Je veux dire : rien qui en valait vraiment la peine, avec le recul.
— C’est personnel, je n’aurais pas dû te le demander…
— Ne t’en fais pas, maugréa-t-elle. J’ai bêtement surpris mon petit ami… en trop bonne compagnie, disons. C’est d’une banalité affolante.
— Je suis désolé…
— Ne le sois pas. Il a trouvé mieux ailleurs, tant mieux pour lui.
— Hum.
— Quoi, hum ? lâcha-t-elle en relevant les yeux.
— Hum comme dans hum, c’était qu’un con.
— Oh ça, tu n’imagines pas ! Et à cause de lui, en prime, j’ai failli perdre mon job.
— À cause de ton retard ?
La jeune femme soupira.
— Plutôt à cause des trois clients que j’ai insultés dans la journée. Mais le patron n’a pas résisté à mon regard de braise… Ni à ma promesse de lui remettre tous mes pourboires de la semaine prochaine…
— Et… ça va mieux, maintenant ?
— Disons qu’avec les quelques minutes passées chez lui à rassembler mes affaires, j’ai bénéficié d’un bon exutoire. Heureusement, j’avais eu la présence d’esprit de ne pas emménager avec lui. Du coup, j’ai quand même toujours un toit au-dessus de la tête.
— Désolé d’avoir mis ça sur le tapis. Ça ne me regardait pas.
Elle sourit tristement.
— Tu sais quoi ? J’ai terriblement envie de sortir.
— Quoi ? s’étonna-t-il tout en la voyant repousser sa chaise, l’air hagard. Mais on vient à peine de commander…
— Ce n’est rien, ils auront de quoi manger après la fermeture. Allez, debout.
Jenny se glissa à son côté, lui prenant le bras au passage. Matthew se leva à la hâte, heurtant la table dans un bruit de bois et de couverts entrechoqués qui attira sur eux les regards alentour. Ils s’excusèrent rapidement auprès d’un serveur à deux pas de la porte, qui les considéra d’un air étonné, et quittèrent l’établissement. Dehors, les lumières de la ville enveloppaient toujours les rues de leur voile multicolore, dissimulant la plupart des étoiles, et une brise distillait une fraîcheur bienvenue.
— Où est-ce qu’on va ? demanda Matthew en jetant des coups d’æil gênés vers les grandes vitres du restaurant.
— Est-ce vraiment important ?
Le jeune homme haussa les épaules, bien qu’il n’aimât pas franchement l’idée. Jenny l’attira à sa suite, lui lâchant le bras après de longues minutes d’une marche tranquille. De nombreux habitants déambulaient encore, profitant des températures plus clémentes de début de soirée. Ils ne tardèrent pas à délaisser les trottoirs pour rejoindre la verdure d’un petit parc public, où quelques bancs s’alignaient à la lumière de vieux lampadaires. S’asseyant finalement sur l’un d’eux, bercés par la rumeur discrète de la ville, ils gardèrent le silence pendant une éternité. Quand elle posa une main sur la sienne, Matthew ne put s’empêcher de sursauter.
— Tu n’as jamais aimé sortir de ton monde, n’est-ce pas ? Ta zone de confort, c’est tout ce qui comptait vraiment.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu t’es fait violence, pour moi. J’ai cru que j’allais réussir à percer ta bulle, et que ça ne pourrait te faire que du bien. De toute évidence, je me suis trompée.
Il la fixa, étonné, des mots se bousculant dans sa gorge sans parvenir à s’en échapper.
— Jenny…
— Je ne t’en veux pas, si c’est ce qui t’inquiète. Bon, je t’ai sûrement détesté pendant quelques jours, c’est vrai…
— Mais enfin, de quoi parles-tu ?
— Tu n’as pas encore compris ? Regarde autour de toi.
Il s’exécuta, et remarqua que la rue était désormais déserte. Plus un piéton, plus une voiture, plus un bruit. Ils étaient seuls au milieu des ombres du parc, entourés des lampadaires éteints.
— Est-ce que… c’est un rêve ?
Elle lui sourit.
— Tu commences à te souvenir.
— Merde… Je suis désolé. Je ne voulais pas…
La jeune femme recouvrit sa bouche, l’invitant au silence.
— On ne veut jamais. Pourtant, on le fait. J’ai passé une agréable soirée, Matthew. On se dit à bientôt ?
— À… bientôt ? répéta-t-il, interloqué.
Jenny lui adressa un dernier sourire avant de se lever, quitta le parc et s’évanouit dans l’obscurité. Au milieu des claquements toujours plus forts de ses chaussures sur le bitume, Matthew se réveilla finalement.
Il ouvrit les yeux sur le plafond fissuré de la chambre, s’accordant quelques instants pour séparer rêve et réalité. Dehors, tout semblait calme. Le monde s’éveillait doucement, à en juger par la rumeur discrète qui montait par sa fenêtre entrebâillée. Le réveil, qui affichait un peu moins de sept heures, le laissait pourtant avec l’impression d’avoir dormi des jours entiers. Assis sur le rebord du matelas, Matthew bâilla sans retenue, se frotta la nuque – elle était raide : signe qu’il avait sûrement passé plus de temps dans son canapé que dans son lit – avant de piétiner jusqu’à la cuisine. Ce rêve, il l’avait fait des dizaines de fois depuis leur séparation. Chaque nuit, pourtant, leur première soirée ensemble se rejouait dans son esprit embrumé, en une infinité de répliques plus plausibles les unes que les autres. Aussi en émergeait-il, chaque matin, avec le moral en berne pour plusieurs heures.
Mais cette fois-ci, le dénouement en avait été radicalement différent. Dans la réalité, ils n’avaient quitté le restaurant qu’après y avoir mangé, et il l’avait ensuite raccompagnée chez elle avant de regagner son propre appartement. Rien de bien extraordinaire, mais cette conclusion inédite le rendait perplexe. Il était évident qu’il n’y avait vu et entendu que ce qu’il souhaitait. Depuis des mois déjà, la question l’obsédait : Jenny lui en voulait-elle ? L’absence cruelle de nouvelles de sa part ne pouvait qu’abonder dans ce sens. Alors, sans doute était-ce son sentiment poignant de culpabilité qui avait poussé son esprit à imaginer l’inverse ? Dans tous les cas, il s’était finalement comporté comme un con. Après trois ans de vie commune dont le point de départ avait été l’installation rapide de la jeune femme dans son appartement – le sien étant bien trop petit pour deux –, il avait définitivement tout fait foirer. Et, à la source de ce ratage complet, ne se trouvait personne d’autre que Richard Dellinger.
Jenny invita, un soir, une poignée d’amis pour un dîner qui se voulait décontracté. Matthew, qui n’en avait pas vraiment si l’on omettait quelques-uns de ses collègues, avait assez rapidement été accepté par ceux de la jeune femme. Pour la plupart, d’anciens camarades d’école, dont certains qu’elle connaissait depuis plus d’une vingtaine d’années – tous deux avaient, à cette époque, trente et un ans –, et avec lesquels elle entretenait une relation particulière, du genre que l’on ne pouvait qu’avoir avec des proches de longue date, en compagnie de qui on avait grandi, évolué, et qui savaient tout de nous. Tous étaient fascinés par le travail de Matthew, et le bombardaient de questions parfois sottes, auxquelles il répondait comme si une pertinence insoupçonnée leur était tombée du ciel. Il jouait le jeu, tout simplement, s’efforçant d’être autre chose que le compagnon discret, présent pour agrémenter un repas d’anecdotes scientifiques barbantes. De temps à autre appréciait-il même ces petites festivités, parce qu’il voyait leur effet sur Jenny. Réunir quelques vieux amis, les intégrer dans une vie nouvelle semblait la rendre véritablement heureuse. Elle l’était, bien sûr, en sa compagnie – d’autant qu’il ait pu en juger – mais ces occasions recélaient un goût bien particulier pour elle, qu’il comprenait parfaitement. Celui de la nostalgie, de liens tissés avec un passé parfois trop vite balayé.
La soirée, comme toujours, se déroula admirablement bien. Ils parlèrent cinéma, un domaine dans lequel Matthew n’était pas spécialement à son aise – ses études ayant accaparé beaucoup de son temps, de même que son travail aujourd’hui encore –, et abordèrent quelques thèmes futiles dans une ambiance joviale qui avait rempli l’appartement de rires et de discussions légères jusqu’en début de nuit. La soirée touchant à sa fin, les invités aidèrent au rangement, Jenny s’occupant de la vaisselle tandis que Matthew tenait ouvert un sac poubelle pour accueillir les divers déchets. Puis, comme la chute inattendue et brutale d’une histoire, des coups donnés contre la porte d’entrée jetèrent dans la pièce un silence presque religieux. Chacun s’immobilisa là où il se trouvait, tous s’échangeant des regards étonnés. Après quelques secondes, on frappa à nouveau, et une voix s’éleva.
— Matthew ? J’ai besoin de te parler !
Le jeune homme fronça les sourcils et abandonna le sac poubelle près de la table, laissant les convives reprendre leurs tâches. Matthew ouvrit, puis resta un instant hagard devant la pénombre du couloir. Face à lui se tenait Richard Dellinger.
— Salut. Ça fait un bail, n’est-ce pas ?
— Richard ?
Un bruit de vaisselle posée à la hâte leur arriva de la cuisine, et Jenny apparut rapidement, rejoignant Matthew. Le jeune homme, que la vision de son ami ramenait des années en arrière, demeura un long moment interdit.
— Pardon, je vois que vous n’êtes pas seuls, s’excusa Richard en adressant un signe de main aux deux couples restés à l’écart. Et toi, je suppose que tu es Jenny ?
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Je croyais que… En fait, j’ignorais où tu étais ! coupa Matthew.
— J’ai été pas mal débordé, ces derniers temps.
— Je n’avais aucune nouvelle de toi depuis plus d’un an, Richard.
L’autre fit la moue, se fendant d’un sourire désolé.
— Je suis sur New York depuis quatre mois. Je sais que j’aurais dû t’appeler, mais…
— Mais tu étais occupé. J’ai compris.
— Matthew, intervint Jenny en lui serrant doucement le bras, peut-être qu’on devrait finir de ranger avant de reprendre cette discussion ?
— Oh, pas de problème.
Le couple échangea des regards perplexes et chacun poursuivit sa tâche dans un silence gêné, Richard leur prêtant main-forte sans un mot. Les amis de Jenny, après les embrassades d’usage, s’éclipsèrent rapidement et tous trois s’installèrent autour de la table. Il était près d’une heure du matin et leurs yeux papillonnaient, mais le jeune homme tenait à avoir les explications qu’il attendait.
— Je ne vais pas y aller par quatre chemins, lança Richard d’une voix grave. J’avais besoin de te parler au plus vite.
— Pour ça, tu aurais pu téléphoner.
— Non. Je devais le faire en face à face. En fait, il fallait que je vous voie, ajouta-t-il après un silence.
Jenny tiqua.
— Ce que j’ai à dire te concerne surtout toi, Matthew, mais j’ai cru bon d’inclure Jenny dans le lot.
— Viens-en au fait, s’il te plaît.
— J’ai un travail à vous proposer. Un chacun, bien sûr.
Jenny et Matthew échangèrent un regard.
— Mais en avons déjà, protesta la jeune femme, et Matthew ne quitterait son labo pour rien au monde.
— Même pas pour un plus grand, où il serait à la tête de sa propre équipe ?
— Mais enfin, qu’est-ce que tu racontes ? s’exclama Matthew, les yeux écarquillés.
Richard sourit et s’appuya au dossier de la chaise, prenant un air presque théâtral qui tranchait avec la banalité de la scène.
— J’ai besoin de toi pour un projet de sonde spatiale.
Son annonce jeta un froid, ses deux interlocuteurs oscillant entre l’incrédulité la plus totale et leur envie de considérer ses paroles comme une farce idiote. Il les regarda tour à tour, dans l’attente d’une réponse.
— Est-ce que tu as bu, Richard ? lâcha finalement Matthew d’une voix fatiguée.
L’autre s’avança, posant ses bras croisés sur la table dont il tapotait le bois pour appuyer ses dires.
— Écoute-moi, d’accord ? Depuis quelques mois, une partie de la communauté scientifique est en ébullition. Ne cherche pas, il n’y a pas eu la moindre annonce. Pas encore, en tout cas, mais ça ne tardera probablement pas.
— Que se passe-t-il ?
— Alors ça, c’est une bonne question. Les outils braqués sur le Soleil ont commencé à sortir des données étranges. Les observatoires du monde sont unanimes : il se passe bien quelque chose, mais quant à savoir quoi...
— Etranges à quel point ?
— Suffisamment pour que je rapplique chez toi en pleine nuit. On a mesuré une baisse d’activité qui n’est pas franchement alarmante, mais très inattendue.
— Peut-être à cause du cycle solaire ? proposa Matthew.
— On est en 2025, au maximum d’activité attendu de celui en cours.
— D’accord, les coupa Jenny dans un soupir. Moi, comme je ne comprends plus rien à ce que vous dites, je vais aller faire du café.
— Volontiers, merci, lâcha Richard sans même la regarder. Personne ne sait de quoi il s’agit, Matthew. On essaye de faire évoluer les modèles pour trouver une explication plausible, mais rien ne tient. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que certains décident de passer à l’action.
— C’est-à-dire ?
— Aller voir sur place. Envoyer une sonde. Et là, crois-moi, il peut y avoir une sacrée découverte en jeu. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu m’entretenir avec toi. C’est notre chance, Matthew…
— Notre chance ? Tu dérailles complètement.
— Au contraire, j’ai tout prévu ! Écoute, un appartement peut être mis à votre disposition dès demain, et j’ai déjà trouvé un job pour Jenny. Rien de révolutionnaire, mais je suppose que tu seras ravie de laisser derrière toi ta tenue de serveuse… lança-t-il à la jeune femme, suffisamment fort pour couvrir le ronronnement de la cafetière.
— Quelle sorte de travail ? demanda-t-elle en se penchant pardessus l’îlot central pour le toiser.
— Dans une agence de publicité. Ne t’emballe pas, c’est un poste vraiment basique. Typiquement, tu feras des photocopies et tu… apporteras le café… Désolé.
Il sourit, gêné, alors qu’elle s’avançait vers la table pour déposer trois tasses fumantes.
— Je suis trop fatiguée pour répondre à ça, dit-elle après un long bâillement.
— Et moi ? s’enquit Matthew.
— Comme je l’ai dit, tu serais à la tête d’un petit groupe de trois ou quatre ingénieurs. J’ai une trentaine de candidats, alors tu devras éplucher leur dossier et bien les choisir. Je vais faire de même de mon côté, bien sûr. Nos deux équipes travailleraient ensemble pour mettre la sonde au point. Je m’occuperai de la partie théorique et toi, de la partie technique. Je pense que ça te conviendrait mieux, non ?
— Richard, je conçois des matériaux, pas des sondes spatiales.
— On a la même formation de départ, je sais ce dont tu es capable. Alors, je suis persuadé que tu t’en sortiras très bien. Et puis, je serais là, si besoin. Le plus important, c’est qu’on fasse ça tous les deux.
Matthew ne répondit pas, partagé entre l’agacement et l’intérêt qu’il commençait à porter à toute cette histoire.
— Tu as un sacré culot, Richard. Combien de fois nous sommes-nous vus, ces dernières années ? À deux ou trois reprises, peut-être ? Ne reparlons pas du silence radio, depuis des mois. Et là, brusquement, notre vieille amitié compte à nouveau ?
Richard but une longue gorgée de café avant de reposer la tasse d’un geste mesuré.
— J’ai trouvé quelqu’un pour financer tout ça, lâcha-t-il comme si Matthew n’avait rien dit. Dennis Köhler. Une des vingt premières fortunes du pays, figure-toi.
— Et pourquoi ferait-il ça ? Ce n’est que de la recherche, s’il espère un retour sur investissement…
— Il y en aura un : la renommée. Si nous parvenons à identifier ce qui cause cette baisse d’activité, nos deux noms seront associés, peut-être, à…
Il s’arrêta, levant les yeux au plafond comme en quête de mots dignes d’être plaqués sur son idée.
— Un nouveau phénomène physique jusqu’alors inconnu. Quelque chose de suffisamment rare pour ne survenir qu’une poignée de fois par siècle.
— Que lui as-tu promis, Richard ?
— Rien de plus que ce qu’il pourra avoir : la postérité, même après sa mort. Être celui qui aura rendu possible une des plus grandes découvertes du moment, le visionnaire qui aura su nous faire confiance.
— Merde, quand tu prétendais avoir tout prévu, je ne pensais pas à ça… Ton petit discours est bien rodé.
— Je suis sérieux, Matthew. Tu n’as qu’un seul mot à dire pour en être. Idem pour toi, Jenny. Je n’ai pas douté une seconde que tu voudrais le suivre. À toi de me voir si j’ai eu tort…
La jeune femme repoussa doucement sa tasse de café, qu’elle n’avait bu qu’à moitié, et se frotta longuement les yeux.
— Franchement, peu importe. Je suis prête à accepter n’importe quoi, si ça peut me permettre d’aller me coucher.
— Ton salaire sera supérieur à celui que tu touches en ce moment.
— De combien ?
— De moitié, au minimum. Et le tien, Matthew, sera doublé. De telles occasions ne se refusent pas.
— Et si je le fais tout de même ?
Richard le regarda, le visage soudainement grave.
— Pour quelles raisons ?
— Parce qu’il y a une chose qui me préoccupe. Tu nous demandes d’abandonner nos emplois et notre vie à Albany, pour un projet qui est certes intéressant, mais sur lequel nous ne serions pas les seuls à nous positionner. Que fais-tu des agences spatiales ? Elles ont un budget monstrueux, et des armées d’ingénieurs. Si nous acceptons de nous lancer là-dedans, qui nous dit que nous ne serons pas coiffés au poteau par des concurrents tout simplement mieux équipés ?
— C’est un pari risqué, je l’avoue, soupira le jeune homme. Cependant, toute cette histoire n’en est qu’à ses balbutiements. J’ai entendu parler de projets similaires, je ne te le cacherai pas, mais ils doivent trouver quelle part de leur financement allouer à cette mission, et faire beaucoup de paperasse, de politique… D’autres agences vont aussi vouloir participer, fournir un outil de mesure, une antenne, que sais-je encore… Tout ce beau monde va parlementer, et prendre un retard que nous n’aurons pas. Je reste convaincu, Matthew, qu’on peut y arriver. Sinon, je ne serais pas là, devant toi.
Les deux amis échangèrent des regards intenses, dans le silence et la chaleur lourde de la pièce.
— Accepte, Matthew. C’est ce qu’on attendait depuis vingt ans. Ne passe pas à côté de nos vieux rêves.
Le jeune homme enfouit son visage dans ses bras, les yeux rougis par la fatigue. Jenny, guère plus en forme que lui, posa une main sur son épaule et se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille avant de gagner la chambre, esquissant un geste à destination de Richard.
— Si tu n’as rien contre l’idée de dormir sur le canapé, céda Matthew, nous en reparlerons demain. Oh, au fait… Où se trouverait notre labo ?
— À New York, bien sûr, lâcha Richard en arborant un sourire radieux.
La nuit fut courte et agitée. Matthew, malgré la fatigue, ne parvint presque pas à dormir, les paroles de son ami l’obsédant au point de noyer son esprit sous un flot de questions. Il avait l’impression, malgré tout, que rien de tout ça n’était vraiment réel. Au saut du lit, pourtant, peu avant l’aube, la vision de Richard assis dans le canapé lui donna le vertige. Le jeune homme semblait captivé, scrutant l’écran de son téléphone avec une concentration telle qu’il n’entendit pas son hôte se diriger vers la cuisine. Il sursauta finalement au son des tasses posées sur le plan de travail, tournant vivement la tête.
— Je ne l’aurais pas cru, mais les premiers articles sont sortis. Il y en a déjà eu trois, depuis hier soir. Les gens commencent à être au courant.
— Oui, bonjour à toi aussi, gronda Matthew.
— Excuse-moi, je ne devrais pas t’agresser avec ça dès le matin.
Il jeta son téléphone sur un coussin du canapé et s’adossa, poussant un long soupir. Remerciant Matthew qui lui porta une tasse de café, Richard se mit à scruter distraitement le mur en face de lui, tandis que son ami s’asseyait à son tour. Le bruit de leur cuiller remuant le breuvage fumant fut tout ce qui perça le silence pendant quelques minutes, avant que Matthew se décide à parler.
— Ça a l’air vraiment important, pour toi. Je comprends, et je dois avouer que ça m’intrigue aussi, même si je ne peux pas me départir de l’idée que ce n’est peut-être rien d’extraordinaire. C’est ce qui me fait peur. Si notre vie ne doit plus reposer que sur ce projet et qu’il ne mène à rien…
— Il aboutira, Matthew.
Le jeune homme soupira.
— Richard, ce n’est pas en niant l’éventualité d’un échec que tu nous en mettras à l’abri. Tu as peut-être l’habitude de rebondir quoi qu’il t’arrive, mais ce n’est pas mon cas. J’occupe le même poste depuis presque dix ans, tout comme cet appartement. Et tu me demandes de renoncer à cette sécurité ? En entraînant Jenny, en prime ?
— Elle est tout à fait libre de ses choix.
— Arrête, on est ensemble depuis deux ans. Crois-tu que je compte si peu à ses yeux qu’elle refuserait de me suivre et de mettre sa carrière en jeu ?
— Matthew, elle est serveuse. Elle peut l’être littéralement n’importe où.
Matthew tiqua et le regarda, l’air sombre. Il crispa les mâchoires et prit une profonde inspiration avant de finalement noyer son agacement dans une grande gorgée de café.
— Peu importe ce qu’elle est, ça n’est pas la question.
— En effet. La question serait plutôt : que peut-elle devenir ? À New York, les possibilités sont énormes, tu le sais aussi bien que moi.
— On peut également y rester anonyme. C’est ce qu’y vit la majorité des gens, d’ailleurs. Richard, j’ai compris ce que tu es en train de faire. Tu ne m’auras pas avec tes combines habituelles et tes belles paroles.
— Qu’est-ce que tu crois, que je n’ai rien à perdre ? J’ai déjà lâché mon poste, et tous mes projets en cours. J’ai un peu d’argent de côté, assez pour prendre le temps de me retourner si tu refuses de le faire, mais je préférerais vraiment que tu acceptes. Parce que j’ai la certitude que c’est quelque chose d’énorme. On peut être les premiers sur le coup, si on se décide vite. Tu es doué, Matthew. Tu n’auras aucun mal à trouver un autre emploi si ça rate, et ça ne ratera pas. On ira au bout.
— Et si le phénomène s’arrête ? Si on se rend compte entretemps que ce n’était qu’une erreur due à… Merde, j’ignore même à quoi, mais ne me dis pas que c’est impossible. Si ça arrive alors qu’on est en pleine conception… L’as-tu préparé à ça, ton généreux investisseur ?
Richard échappa un petit rire.
— Souviens-toi : c’est un milliardaire, et donc un homme d’affaires. Il connaît bien les risques.
— Ça ne signifie pas pour autant qu’il acceptera un échec.
— Me faire confiance, est-ce si compliqué que ça ? Écoute, je vais rentrer sur New York dans la journée. Je te laisse jusqu’à la fin de la semaine pour te décider. Mais très honnêtement, si tu pouvais me répondre au plus tard demain soir…
— Je verrai.
— Dois-je en conclure que tu es d’accord ?
— Non, ça veut dire que je dois aller travailler, et que j’ai besoin d’un peu de temps pour y réfléchir.
Il se leva et débarrassa les tasses avant de se diriger vers la salle de bain.
— Que vas-tu faire, en attendant de repartir ? lança-t-il à son ami depuis la petite pièce.
— Aller chez mes parents. Ils ne savent pas que je suis ici, je vais passer leur dire bonjour.
— Richard, sérieusement… Tu fais beaucoup trop de sacrifices.
L’autre soupira, se relevant pour marcher vers une des fenêtres du salon. Là, il regarda le défilé des voitures, qui s’entassaient dans la rue sous un ciel chargé de nuages.
— Jamais plus que nécessaire, chuchota-t-il pour lui-même.
Matthew et Jenny avaient déménagé deux semaines plus tard. Richard, ravi de pouvoir s’occuper de l’installation de son ami, leur avait fait visiter l’appartement mis à leur disposition par Dennis Köhler. Situé dans un bâtiment des années soixante, il en était la fusion de deux anciens, dont on avait abattu la cloison commune pour créer un espace entièrement rénové par la suite. L’immeuble, d’après Richard, avait été acheté par Köhler quelques années plus tôt – il possédait, disait-on, plus d’une vingtaine de résidences rien qu’à New York –, et tous les logements y étaient similaires : modernes, propres et équipés selon les goûts les plus actuels. En entrant pour la première fois, Matthew et Jenny n’eurent qu’à poser leurs valises et glisser leurs affaires dans les immenses placards. Le mobilier qu’ils avaient tenu à conserver, comme les deux bibliothèques de Matthew, leur fut livré dans les jours qui suivirent. Ils traversaient des nuits difficiles, dans le lit certes confortable, mais inconnu, utilisaient des couverts qui ne leur appartenaient pas, et l’indicible sentiment d’avoir revêtu la peau de parfaits étrangers n’avait pas tardé, un beau matin, à les conduire derrière les portes de la plus proche boutique. Là, ils avaient passé des heures à repenser leur cadre de vie, à remplacer les meubles fournis, à se créer un environnement où ils n’auraient plus l’impression dérangeante d’être deux intrus que l’on pourrait chasser sans prévenir.
Jenny avait rapidement commencé son nouveau travail, non sans une profonde appréhension. Elle avait toujours vécu à Albany qui, sans être une ville particulièrement petite, n’était rien devant l’écrasante exubérance de New York. Il lui avait fallu du temps pour prendre ses marques, aussi bien professionnellement que personnellement. Mais la proximité de Central Park, dont elle tomba amoureuse, sembla beaucoup l’aider à accepter leur situation. Une semaine après leur installation, Matthew avait été présenté à Dennis Köhler. Un individu désagréable, sec et d’un âge avancé – il devait approcher les soixante-dix ans –, à l’allure typique d’une force de la nature sur le déclin. Toujours robuste, ses cheveux blancs lissés en arrière, il portait alors un costume gris sombre, impeccable, que Matthew estimait valoir au moins une année de son propre salaire. Le vieil homme, sur un ton très formel, avait dressé l’inventaire de ce qu’il fournissait aux deux compères. Il les avait encouragés, leur avait promis d’être à leur disposition pour répondre à leurs moindres besoins puis, affichant un sourire presque charmeur, les avait raccompagnés jusqu’au parvis de son opulente résidence.
Si Richard parut pleinement satisfait de cette entrevue, Matthew s’avéra en revanche dubitatif. La convivialité du vieil homme, couplée à ses airs et ses tirades pompeuses, sonnait théâtralement faux. Il les avait laissés, Richard et lui, deviser sans fin sur la recherche, sur les découvertes formidables et la reconnaissance qui, à les écouter, était déjà à leur porte. Le grand public, lui, risquait fort de s’en émouvoir quelques semaines, tout au plus, avant de tourner la page. Il lui semblait de plus en plus étonnant qu’un individu tel que Dennis Köhler – dont il n’avait jamais entendu parler plus tôt – s’intéressât à ce genre d’enjeu.
— C’est simplement un vieil homme d’affaires rattrapé par le temps, et qui veut lier son nom à quelque chose de… de magistral, répondit un jour Richard à ses questionnements.
L’explication ne l’avait pas convaincu, mais il s’en était contenté. Puis vint le choix de ses collaborateurs. Richard ne lui avait pas menti : il lui apporta, un soir, une pile de plusieurs dizaines de dossiers, détaillant les parcours professionnel et scolaire, les ambitions et les traits de caractère de chacun des candidats. Il se livra alors à une sélection drastique, parfois contraint de durcir ses critères pour n’en retenir qu’une poignée. Trois hommes – deux ayant dépassé la quarantaine, le dernier n’ayant pas plus de trente ans – et une femme – qui n’avait son diplôme que depuis un an – furent contactés et convoqués.
Un entretien, qu’il mena avec Richard, réunit les deux équipes dans un vaste local où ils passeraient les prochains mois à travailler. Une salle blanche avait été spécialement aménagée, de même que tout le matériel, l’électronique et les outils dont ils pouvaient avoir besoin. Au grand étonnement de Matthew, l’endroit ressemblait à s’y méprendre à un véritable laboratoire, et il dut reconnaître la rigueur de Richard, qui avait passé commande et supervisé toute l’installation. Une première journée fut ainsi consacrée à la présentation du projet dans ses moindres détails, s’achevant par la signature de contrats et diverse paperasse insistant notamment sur la confidentialité de leurs activités tout en les invitant, avec une cordialité relative, à la plus totale discrétion.
Puis les premières réflexions sur les technologies à embarquer débutèrent, au cours d’interminables réunions dont émergea, après plusieurs semaines, l’architecture générale de la sonde. Richard passait régulièrement chez eux, accaparant Matthew presque chaque week-end, et bientôt le jeune homme se mit à rentrer de plus en plus tard, allant parfois jusqu’à dormir sur place. La tâche était colossale, sans parler de la menace sans cesse grandissante d’être pris de vitesse par un éventuel concurrent. La pression monta encore d’un cran quand Richard arriva, un matin, en brandissant l’article d’une société privée annonçant s’être attelée au le lancement d’une future mission.
La patience de Jenny, de son côté, s’étiolait peu à peu. Elle avait conscience de la quantité monstrueuse de travail qu’abattait son compagnon, mais ne plus le voir qu’à la volée lui était devenu insupportable. Si elle avait, au départ, pris sur elle pour tenir le coup et réussissait à l’attendre jusque très tard, la fatigue l’avait bientôt emporté sur sa ténacité. Après six mois, ils ne se virent plus qu’occasionnellement, certains soirs de semaine, alors que Matthew rentrait pour sombrer presque aussitôt dans un sommeil de plomb. Puis il s’absenta de plus en plus, mettant toujours plus de temps à répondre à ses appels ou ses textos, n’y donnant finalement plus du tout suite. Ce fut sans doute la plus dommageable de ses erreurs. Alors qu’il ne vivait littéralement plus que pour leur projet, Matthew ne remarqua pas la distance qui s’était imposée entre Jenny et lui. La pression et la complexité de leur tâche avaient atteint un niveau tel que son cerveau n’avait plus la moindre seconde à accorder aux problèmes de sa vie quotidienne, y compris ceux de son couple, qu’il laissa donc se déliter et tomber en ruines.
Après le dixième mois, les hommes de Köhler passèrent plus de temps au labo, rôdant dans les couloirs, s’installant dans la salle de pause, contrôlant par-dessus l’épaule des ingénieurs ce qui, de toute évidence, demeurait pourtant hors de leur portée. Ils n’en étaient pas moins constamment là, oppressants, allant jusqu’à enjoindre les techniciens à mettre les bouchées doubles. Un matin, Olivia, l’unique femme de l’équipe de Matthew, entra en pleurs après qu’un des larbins du milliardaire lui ait reproché son retard avec une certaine vivacité, et selon ses dires, profusion de gestes déplacés. Le jeune homme avait alors demandé à voir Köhler, à qui il s’était plaint de cette présence – ou surveillance ? – perpétuelle au labo, des conditions de travail qui n’en étaient que plus stressantes, et surtout de la façon dont ces derniers s’adressaient au personnel. Le vieux s’était excusé et avait fait la promesse de sévèrement punir le coupable, après quoi Olivia ne s’était plus présentée. Matthew ne trouva qu’une simple lettre de démission sur son bureau, visiblement écrite et signée de la main d’Olivia, mais ne parvint pas à la joindre. Après plusieurs tentatives infructueuses, il lâcha l’affaire et partit en quête d’un remplaçant.
Puis un soir, après trois jours d’absence, l’évidence le frappa. Jenny avait plié bagage. Ses valises avaient disparu, et il lui sembla que même son odeur s’était volatilisée. Il s’entêta à lui téléphoner, lui envoya de nombreux e-mails, et contacta jusqu’à ses parents et les amis qu’il lui connaissait pour avoir de ses nouvelles. En vain. Se faisant une raison, il continua de travailler en gardant un oeil sur les réseaux sociaux de la jeune femme, déjà inactive depuis plusieurs jours. Et, presque brutalement, tout s’arrêta. La sonde, sur son support au milieu de la salle blanche, avait passé avec succès son dernier test. La résistance de chaque instrument de mesure avait été vérifiée, encore et encore, ainsi que leur bon fonctionnement dans les conditions du vide spatial, et tout semblait au point. Après treize mois de travail acharné, leurs efforts étaient récompensés. Et ils étaient, selon toute vraisemblance, les premiers à se positionner sur la ligne de départ. Dès que la sonde quitta les locaux, Matthew se déconnecta presque totalement du projet, et l’absence de Jenny le frappa une seconde fois, bien plus violemment. Il refusa même d’accompagner Richard au lancement, quelques semaines plus tard, depuis la base néo-zélandaise d’une société privée, et ne répondit pas à l’appel du jeune homme quand, en pleine nuit, F.A.S.T – For Analyse Solar Turbulences – s’élança à destination du Soleil.
Un après-midi, il fut tiré d’une sieste de plusieurs heures, affalé sur le canapé, par le bruit d’une clé tournant dans la serrure. Quand il vit son visage se pencher par-dessus le dossier en cuir, il se releva précipitamment. Le sourire qu’elle lui adressait semblait être le fruit d’une longue et douloureuse préparation, mêlant à sa douceur naturelle une grosse dose de je suis vraiment désolée. Elle lui dit, ce jour-là, qu’elle le quittait. L’annonce, sans réellement être surprenante – il avait déjà cru comprendre, à son absence prolongée, ce qu’elle envisageait quant à leur avenir –, le laissa tout de même pantois. La froideur presque formelle de leur rupture, enrobant les quelques mots de félicitations prononcés du bout des lèvres par la jeune femme, ruina ses maigres espoirs. Il se retrouva seul dans l’appartement redevenu triste et vide, lourd d’un silence qu’il s’imposait comme une punition. Richard essaya de le contacter chaque jour, pendant plusieurs semaines, se déplaçant parfois pour lui parler à travers la porte, faisant de longs monologues. Il lui annonçait les différentes étapes du trajet de la sonde, l’approche de Vénus, puis de Mercure, et l’arrivée des résultats des premières mesures, qui confirmèrent une diminution encore faible, mais de plus en plus rapide, de l’activité solaire.