Le Seigneur des Ombres - Rémy Garreau - E-Book

Le Seigneur des Ombres E-Book

Rémy Garreau

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Beschreibung

Dewin a quitté l'enfer de Dalsira, véritable ville-prison, depuis plus de vingt ans. Installé au milieu de nulle part, il a fondé une famille qu'il s'est évertué à maintenir loin de l'influence du Seigneur d'Onis Dars. Car cet être mystérieux que nul n'a jamais vu, occupant le trône des anciens dieux et rôdant certaines nuits dans les couloirs déserts de leur vieille citadelle, fait peser une terrible menace sur les peuples d'Hæna. Mais, lorsqu'il est contraint d'abandonner les siens pour renouer avec son passé, Dewin ne s'imagine pas que chacun de ses choix scellera tout autant l'avenir de son monde que celui de sa famille. Tombé entre les griffes d'une obscure organisation tentant de percer les secrets de Dalsira, Dewin découvrira l'impensable. De la détermination d'un seul homme pourrait bien naître la plus acharnée des luttes pour la liberté. Et si les dieux-guerriers devaient, pour recouvrer leur place, compter sur l'aide d'une poignée de ces hommes et femmes qui, malgré les millénaires, ne cessèrent jamais vraiment de croire en leur retour ?

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Sommaire

PARTIE I

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

PARTIE II

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

PARTIE I

Année 19765 du 9ème Âge 4ème Ère (Année terrienne 2015)

Ysora leva brièvement les yeux vers le plafond, noyé dans l’obscurité. Elle était là, petite, faible et hésitante, crachant dans l’air glacé de vaporeux panaches blancs. Emmitouflée dans son épais manteau en peau de norcol, la jeune fille marchait à pas lents dans l’immense couloir. Enveloppée de la lumière de sa lampe, sa main chauffée à travers le gant par la flamme qui vacillait, elle évoluait dans le silence avec une admiration teintée de crainte. Le passage était si large qu’elle devait se concentrer pour dissocier des ombres la surface chaotique des vieux murs. Devant ses pieds se révélaient peu à peu les grandes dalles de pierre, qu’elle imaginait si dures et froides, laissant s’échapper par endroit les racines noueuses d’une végétation rampante. La nature s’était imposée au fil des siècles, se faufilant entre les blocs épais de la citadelle pour en atteindre le sommet. Quand un courant d’air se glissa dans sa gangue de tissu, la fillette tira sur le cordon de sa capuche et enfonça son visage au nez rougi dans la chaleur de son cocon.

La flamme, protégée par une cage de verre opaque, ne broncha pas. Dans les irrégularités du sol, ses yeux d’enfant cherchaient les signes d’une vie passée. Elle ignorait tout de cet endroit, sinon ce que son père avait pu lui en dire, lui-même tenant de son propre père le peu qu’il savait. Les histoires qui hantaient son esprit n’étaient peut-être bien que des fantasmes déformés par les années. Pour les autres, les ruines perdues au sommet des Monts de la Dent Creuse n’étaient que les vestiges inutiles d’un temps qu’il ne fallait plus évoquer. Sa mère, Nila, le leur interdisait formellement, à la maison. Son compagnon, Dewin, avait dû faire preuve d’une diplomatie infinie, pendant des jours entiers, pour convaincre sa femme de les laisser traverser les montagnes. Il souhaitait, de la même manière que son père l’avait fait avec lui, faire entrevoir à sa fille les richesses enfouies sous les tabous de leur peuple. Deviser des temps anciens était considéré comme un crime sur les terres d’Aberön, où les superstitions étaient sans doute plus nombreuses qu’ailleurs. On ne parlait pas, on ne pensait pas, et l’on ne rêvait pas des faux dieux. Se laisser aller à ne pas respecter cette simple règle, c’était contrarier le seul et unique souverain d’Hæna. Et nul ne voulait subir son courroux.

Dans son dos, un crépitement creva le silence et la fit sursauter. Se retournant, la jeune fille brandit sa lampe d’un bras mal assuré, la structure métallique se balançant dans l’anneau usé qu’elle tenait nerveusement. La même obscurité, épaisse et mystérieuse, avala son regard une fois encore. Elle frissonna en imaginant ses propres pas perdus dans l’encre noire de l’atmosphère, sur ce chemin lugubre qu’elle venait de parcourir. Loin devant ou loin derrière, tout se ressemblait. Où que se portât son attention, elle ne voyait que le vide et la pierre nue, ne respirait qu’un vieil air sec, oppressant. Les ruines semblaient se dresser à l’écart du temps, à l’abri des changements perpétuels que connaissait le monde du dehors.

— Ysora, ne tarde pas trop.

La voix de son père brisa le silence presque religieux et la ramena à la réalité. Elle se tourna dans sa direction pour discerner au loin une nouvelle bulle de lumière repoussant les ombres. Au centre, un grand homme solidement bâti l’attendait, les épaules affaissées par les sangles d’un sac plein à craquer. Il lui fit presser le pas d’un signe de la main, et Ysora trotta jusqu’à lui sans demander son reste.

— J’ai entendu quelque chose, murmura-t-elle en désignant l’autre bout du couloir.

Hors de l’abri de la capuche, son menton ne tarda pas à trembloter de nouveau. Dewin, l’air concentré, scruta longuement l’obscurité avant de mettre un genou à terre. Les traits de son visage étaient tirés par leur pénible traversée, et surtout par les heures entières à transporter sa fille dans ses bras. Les chutes de neige avaient été plus importantes que prévu, et les nuits passées dans les différentes villes que rejoignait leur itinéraire ne l’avaient pas totalement reposé. Il fallait espérer que l’épais manteau blanc ne s’était pas trop enfoncé dans les plaines d’Enari, sans quoi Nila se ferait un sang d’encre. Ils auraient certainement droit, à leur retour, à une leçon de morale digne de ce nom.

— Ce n’était que le vent, la rassura-t-il. Regarde-moi.

Il releva son col et passa un doigt sur sa joue, comme pour en enlever de la poussière. Sa peau sèche et glacée était pleine de crevasses douloureuses qui le faisaient régulièrement grimacer. Il avait perdu ses gants pendant la montée du dernier pic, quelques heures avant d’atteindre les ruines. Depuis, il faisait de son mieux pour laisser ses mains aussi souvent que possible dans ses poches, mais il lui fallait bien tenir sa lampe et la situation avait rapidement entamé son optimisme. Son regard, encore paternel et tendre en cet instant, ne se délestait plus de la lueur d’anxiété que la jeune fille y décelait depuis leur arrivée.

— Tout va bien ? demanda-t-il. Tu n’as pas trop froid ?

Elle secoua la tête en espérant contenir suffisamment ses tremblements pour ne pas l’inquiéter davantage.

— Bien. Si mes souvenirs sont bons, on n’est de toute façon plus très loin.

Il posa un baiser sur son front avant de se relever. Tandis qu’il tournait les talons pour reprendre sa marche, elle se plaça à son côté et le suivit sagement. Presser le pas la réchauffait quelque peu. Ils ne parlèrent plus durant le reste du trajet, chacun perdu dans ses pensées. En lui jetant des coups d’oeil discrets, elle surprenait parfois un sourire en coin ou un regard larmoyant. Le père de Dewin était mort six mois plus tôt. Ysora se souvint d’une discussion entendue un soir, alors qu’elle et son jeune frère Erwin étaient couchés depuis longtemps. Tu n’y es pas retourné depuis plus de trente ans, Dewin ! Arun n’est plus de ce monde, et te replonger dans vos escapades ne le ramènera pas ! Du fond de son lit, ses petits poings s’étaient serrés de colère. Son père n’était pas idiot, et elle en avait voulu à sa mère de lui faire ce reproche. Bien sûr que rien ne pouvait faire revenir grand-père Arun. Mais il se trouvait dans ce grand homme un esprit qui avait aussi été celui d’un enfant, tout comme de vieux rêves que le deuil avait ravivés.

Ce passé, il avait cru bon de le partager avec sa fille, sans doute par volonté d’inaugurer et de perpétrer une sorte d’héritage. Petite, il lui racontait dès que possible les exploits de héros oubliés – que d’aucuns disaient fictifs –, de dieux qui tombaient du ciel ou déambulaient parmi les mortels. Des êtres suprêmes, parfois grands comme des maisons, que l’on prétendait capables de raser des forêts entières d’un geste, ou de briser la roche à la seule force de leurs mains. Il lui avait montré, au départ de leur interminable escapade, l’ouverture à la base de la montagne. Une brèche s’enfonçant dans le flanc rocailleux pour plonger dans les entrailles du monde, et à laquelle le Mont devait son nom si particulier. Elle avait été creusée par une divinité aujourd’hui oubliée de tous, et bien des hommes avaient disparu en s’y aventurant. Elle frissonna d’ailleurs à cette simple idée, ressentant presque la détresse mortelle des explorateurs téméraires qui s’étaient, siècle après siècle, perdus entre les parois sombres du dédale.

Ces histoires, avec le temps, étaient devenues les siennes. Elle en racontait certaines à Erwin pour calmer ses pleurs et chasser les traces d’un mauvais rêve. Mais lui ne semblait pas s’y intéresser outre mesure. Pas comme elle, ou comme leur père. Ce lien-là, à contre-courant de la culture et des croyances de leurs pairs, les unirait jusqu’au bout du monde, elle en était persuadée. Il les avait poussés au sommet de la montagne, quête périlleuse et certainement irresponsable, sans lui faire craindre un seul instant pour sa vie. La fatigue l’avait souvent emportée, certes, quand ses jambes sans force la laissaient presque tomber dans la neige épaisse, mais son père l’avait toujours soutenue sans faillir.

Dewin s’arrêta brusquement, tendant un bras devant sa fille pour lui barrer la route. Celle-ci tourna la tête et lui lança un regard incrédule, virant à l’angoisse pure lorsqu’elle déchiffra les traits de son visage. Un peu plus loin, l’obscurité se faisait mouvante, grondante. Quelque chose griffait les antiques dalles, de façon chaotique, comme la démarche hasardeuse d’une bête.

— Reste derrière moi, souffla-t-il.

Sans broncher, la fillette l’observa plonger son bras libre sous un pan de son manteau pour en sortir une lame. Recourbée, fichée dans un manche en bois des plus rustiques, elle pouvait être une arme redoutable entre les mains des habitants de la campagne d’Aberön, qui étaient habitués à défendre leurs biens contre les pillards nomades ou contre les animaux affamés. Elle savait que son père avait grandi plus au nord, à Dalsira, dans des quartiers qui n’étaient pas réputés pour leur sécurité. Il avait aussi, quelques mois plus tôt, maîtrisé un individu rôdant près de leur maison. Ysora se réfugia derrière son large dos et résista à l’envie d’enfouir son visage dans les poils de norcol. Livrer ses joues et son nez froids à la chaleur de la fourrure et au parfum de sa mère, qui avait confectionné le vêtement, était à cet instant tout ce qui semblait en mesure de l’extirper de ce couloir sombre et glacial. Elle ferma les yeux et se laissa envelopper par les ténèbres oppressantes, serrant les mâchoires au rythme des grattements de plus en plus proches.

Puis ceux-ci s’élevèrent soudainement dans son dos, comme transportés par les ombres pour leur empêcher toute fuite. Un mouvement s’ensuivit, puis l’exhalaison humide d’un souffle bestial, et son coeur s’envola. Elle se sentit prise d’un vertige et haleta, attirée avec force sous la surface d’une réalité menaçante. Les mains crispées sur le manteau de Dewin, elle laissa échapper sa lampe qui tomba avec fracas sur les dalles. La vitre, par chance, ne se brisa pas. Le choc, en revanche, avait fait voler en éclats un équilibre fragile. Quelque chose se referma rapidement sur sa capuche et la tira violemment en arrière. Lâchant un hoquet de surprise, l’épais tissu glissa entre ses doigts qu’elle tendit maladroitement vers son père.

— Ysora ! s’écria ce dernier.

Il fit volte-face, projetant sa lampe vers l’avant, éclairant une scène qui lui glaça le sang : la lumière coulait, mouvante, sur la silhouette hirsute d’un norcol. L’animal atteignait la taille d’un petit homme, d’un aspect trapu et presque félin que déformait une musculature vigoureuse, boursouflant son corps sous une fourrure courte, mais dense. Sa gueule surmontée d’yeux aux reflets jaunâtres était couverte d’une peau tannée, fripée, sombre et hérissée de poils épais, disparates. Comble de l’horreur, ses mâchoires puissantes aux armées de crocs effilés s’étaient refermées sur le manteau d’Ysora, et il semblait prendre un malin plaisir à l’entraîner toujours plus loin dans les ombres. Dewin voulut crier encore le nom de sa fille, mais elle le devança. Son hurlement strident emplit le couloir, débordant d’une détresse qui déchira avec violence le silence froid et intemporel des ruines. Les yeux du norcol, galvanisé par la terreur de sa proie, s’élargirent avant qu’il ne se livre à de brusques ruades, la secouant en tous sens.

*

— Ysora !

Il s’élança, lâchant sa lampe, et rejoignit sa fille en quelques enjambées. Le froid n’avait plus d’importance, pas plus que la fatigue. Par chance, il remarqua que le norcol n’était pas de grande taille : ce devait être un jeune, âgé d’à peine plus d’un an. Bien que redoutables, ceux-là pouvaient encore être assez facilement effrayés, d’autant plus qu’ils étaient loin du reste de la meute. Peut-être s’était-il égaré ou avait-il été surpris par la tempête de neige, trouvant dans les ruines un refuge idéal ? Peu lui importait. Ysora était en danger et il se devait de la protéger. Nila le tuerait de ses propres mains s’il la lui ramenait blessée, et rentrer sans elle n’était pas envisageable.

— Raaah, beugla-t-il en faisant de grands gestes pour l’intimider. Fiche le camp, allez !

— Pap’ !

Le regard de la jeune fille avait changé. Se débattant de son mieux, sans pour autant trop approcher les mains de la gueule de l'animal, elle tendit un bras devant elle et écarquilla les yeux. Dewin sut qu’il n’aurait pas le temps de faire face à ce qui s’annonçait. Il s’arc-bouta seulement, dans l’attente de ce qui le menaçait, presque ratatiné sur lui-même. Un deuxième norcol tomba sur son sac une seconde plus tard et il crut, un bref instant, que ses jambes allaient pouvoir encaisser le choc, qu’il n’aurait qu’à jouer des épaules pour se débarrasser de l’assaillant. Il avait, de toute évidence, sous-estimé sa fatigue. Le couteau lui échappa et, emmêlés, l’homme et l’animal roulèrent au sol dans un concert de grognements. Des pattes déjà aussi grandes que ses propres mains s’abattirent sur lui à plusieurs reprises. Persuadé d’être réduit en pièces d’un moment à l’autre, il fut surpris de ne sentir ni blessure ni douleur, sinon le seul poids de la bête sur sa poitrine. Il mit cela sur le compte du manteau : confectionné comme il l’était dans la peau d’un norcol adulte, les griffes encore immatures des plus jeunes ne devaient pas pouvoir l’entamer.

Ysora cria à nouveau, attirant l’attention de l’animal qui redressa la tête et fixa sur elle son regard perçant. Son père n’eut besoin de rien de plus pour se décider : il plongea les mains vers le museau qui le surplombait, en referma une dessus, et de l’autre enfonça son pouce dans l’un des yeux flamboyants. Un liquide chaud et visqueux coula entre ses doigts tandis que la bête hurlait à la mort, tentant de se dégager. Il lâcha finalement prise, les mâchoires claquèrent non loin de son bras et le norcol bondit en arrière le dos voûté, la gueule ensanglantée. Borgne, il esquissa un instant une nouvelle posture d’attaque avant de se raviser. Dewin, qui en avait profité pour se remettre sur pied sans le perdre de vue, s’élança sans plus attendre vers sa fille. Le second, alerté par le cri strident de son congénère, n’était plus aussi sûr de lui. Il l’avait lâchée et la contournait pour rejoindre le blessé, prenant soin de garder une certaine distance avec l’homme. Les deux animaux, après quelques derniers grognements, se laissèrent avaler par l’obscurité. Il se jeta à genoux sur la roche et enveloppa sa fille de ses bras tremblants. Des larmes de soulagement roulèrent sur ses joues, secouant son buste de sanglots discrets.

— Pap’, tu vas m’étouffer, bredouilla-t-elle la face écrasée contre le manteau.

Il la relâcha et s’essuya le visage d’un revers de manche. Une fois dissipée la peur de perdre un des seuls joyaux que comptait le monde à ses yeux, ses mains ne tardèrent pas à le faire de nouveau souffrir. Il était pourtant ravi de pouvoir y accueillir ses joues frêles, elles aussi humides, qui diffusaient dans ses doigts une chaleur salvatrice. Les traits d’Ysora s’allumèrent d’un sourire sincère malgré les coupures qui parsemaient sa peau, un sourire offert aux ténèbres comme une flamme ranimée. Ébahis, Dewin resta un moment circonspect avant de lui rendre cette joie étonnante qu’il ressentait à son tour. Il remit sa fille sur pied, vérifia qu’elle n’avait pas d’autres blessures et remarqua avec soulagement que son manteau lui-même n’avait pu être déchiré. Si Nila avait su, en les confectionnant pour leur permettre de tenir dans le froid de la montagne, qu’ils leur sauveraient aussi la vie face aux griffes de jeunes norcols…

— Nous devrions faire demi-tour. C’était irresponsable de te faire venir ici, confessa-t-il tout en récupérant son couteau ainsi que leurs lampes.

Il lui tendit la sienne et balaya une mèche rousse qui retombait sur son visage. Son regard restait vissé sur l’obscurité devant eux, où les grognements des bêtes s’étaient évanouis quelques instants plus tôt. Elle semblait pleine d’une détermination nouvelle, plus endurcie par quelques minutes de lutte contre deux jeunes chasseurs que par les journées qu’ils avaient passées à arpenter les terres et à gravir la montagne. Elle ajusta sa capuche et redressa le dos, livrant sa face à la lumière vive de sa lampe.

— Je préfère continuer, annonça-t-elle avec aplomb. Nous y sommes presque, n’est-ce pas ?

Il la dévisagea, hésitant entre crainte et fierté. D’un côté, il était heureux de la voir aussi décidée à découvrir ce que son père avait à partager, mais d’un autre, il avait failli assister au pire. Les norcols, depuis la nuit des temps, traînaient derrière eux une terrible réputation. Pour les habitants de la région d’Aberön comme pour la plupart des peuples d’Hæna, ils étaient de redoutables créatures. Sanguinaires, se déplaçant toujours en meutes de, parfois, plusieurs dizaines d’individus, les adultes pouvaient facilement tuer un homme d’un simple coup de patte. Ils étaient craints jusque dans les villes, où les parents usaient d’anecdotes plus ou moins véridiques pour faire passer à leur progéniture l’envie de s’aventurer dans les terres profondes.

Les femelles norcols étaient les plus redoutées : on prétendait, depuis des générations, que celles ayant perdu un de leurs petits pouvaient partir en chasse et enlever le premier enfant à s’être trop éloigné de la civilisation. Selon les histoires qui se racontaient, elle l’élevait ensuite comme l’un des siens, le nourrissait, le protégeait, mais le pauvre vivait telle une bête jusqu’à la fin de ses jours. Certains anciens soutenaient avoir vu à plusieurs reprises durant des battues – qui étaient désormais interdites dans de nombreuses citées – des silhouettes décharnées, vaguement humaines, galoper à quatre pattes au milieu des meutes. Maigres à faire peur, grognant comme des démons, leur conscience effacée. Dewin s’estimait donc heureux, en regardant du coin de l’oeil sa fille debout dans le couloir, de ne pas avoir croisé la route d’une femelle adulte. Sans quoi, s’il avait survécu aux griffes puissantes, serait-il finalement mort de chagrin à l’idée de la savoir vivant parmi les bêtes.

— Pap’ ? Tout va bien ?

— Oui, ma chérie. Pardonne-moi, je suis encore un peu secoué.

— On peut s’arrêter, si tu veux ?

— Nous sommes tout près. Un dernier effort, et nous aurons tout le temps de nous reposer…

Ysora acquiesça, épousseta son manteau et attendit que son père l’ait dépassée pour reprendre sa marche. Ils évoluèrent non sans appréhension : le spectre de leur mésaventure, s’ils n’en reparlèrent pas, leur avait laissé des traces indélébiles. Chacun avait vu sa propre mort, mais aussi la perte de l’autre. Quoi qu’aient pu réellement contenir ces ruines, elle savait, dans son coeur, que de nouveaux liens s’étaient tissés entre eux. Une heure passa ainsi dans un calme intimidant ponctué de brefs échanges. Attentif au moindre bruit, Dewin dardait son regard dans chaque recoin, au détour de chaque porte et de chaque couloir. Il n’avait pas rangé son couteau et le tenait fermement, exposant désormais ses deux mains au froid et aux courants d’air. L’état de sa peau commençait à inquiéter sa fille, qui y comptait de plus en plus de craquelures et de taches sombres. Elle s’apprêtait à lui proposer à nouveau une pause pour se réchauffer quand il tendit brusquement sa lampe sur la gauche et se dirigea vers le mur. La lumière chassa les ombres et les pierres antiques se dévoilèrent rapidement.

Bouche bée, elle s’avança vers ce qui restait d’une porte, la plus grande qu’elle avait vue de sa courte vie. L’ouverture était si large qu’au moins six hommes bien bâtis pouvaient la traverser côte à côte, et si haute que son sommet devait dépasser même la toiture de leur propre maison. Une impressionnante série de gonds métalliques s’enfonçait dans la pierre, soutenant les ruines brunâtres du battant.

— C’est ici, souffla-t-il, soulagé. Ne bouge pas.

— Pourquoi ?

— Un peu de patience, lâcha-t-il avant de s’engouffrer dans le passage.

Ysora demeura seule dans le couloir, jetant des regards nerveux de droite à gauche. Elle se sentait opprimée, exposée dans une bulle de lumière insignifiante qui paraissait à peine capable de ne pas éclater sous le poids considérable de l’obscurité. Il lui sembla percevoir un lointain écho, roulant près du sol droit dans sa direction, étouffé par l’épaisse capuche rabattue sur ses oreilles. Son regard s’enfonçait toujours plus profondément dans la noirceur hypnotique quand le visage de son père réapparut brusquement. Sans s’en rendre compte, elle s’était approchée de la porte jusqu’à pouvoir en toucher le bois.

— Tu peux entrer, il n’y a aucun danger.

Rassurée de quitter enfin le couloir, elle s’empressa de le rejoindre dans la mystérieuse salle, se sentant plus insignifiante à chaque pas. Elle se demanda, d’abord, dans quel genre d’endroit elle venait de pénétrer. La même obscurité habitait les lieux et le froid y était encore plus saisissant. Quelques mètres plus loin, son père avait installé sa lampe au sol près de laquelle il s’était agenouillé. Il fouillait dans son manteau, l’air concentré, quand elle l’atteignit.

— Bon sang, où est-ce qu’elle est passée, grommela-t-il. Ah !

Il tira de sa poche un objet en bois de petite taille, qu’il ouvrit. Ses doigts, gelés et douloureux, tentèrent en vain d’en extraire quelque chose.

— Mince, râla-t-il. Est-ce que tu peux… ?

Ysora, après une courte hésitation, plongea son regard à l’intérieur avant d’y glisser la main. Au fond, une fine poudre à la douceur étonnante la rassura aussitôt. Coincés entre pouce et index, les grains qui roulaient sur sa peau étaient chauds, d’un contact agréable. Dewin déverrouilla puis ouvrit l’enveloppe de verre de sa lampe, laissant s’échapper une chaleur discrète.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda la jeune fille en examinant l’extrémité légèrement colorée de ses doigts.

— Mets-en à l’intérieur, et tu verras. Retire ta main quand ce sera fait, que je ferme aussitôt.

Elle hocha les épaules et s’exécuta : après un bref décompte silencieux, elle projeta la poudre vers le feu et recula d’un pas. Il scella rapidement la coque de verre, et avant même qu’il n’ait eu le temps de se relever, la flamme crépita de centaines de minuscules flashes. La bulle rougeâtre et timide se changea en une cascade à la blancheur aveuglante, et la pièce entière fut inondée d’une lumière crue, brutale. La pierre des murs sembla reprendre vie, comme tirée d’un profond sommeil. Les ténèbres furent balayées d’un coup, repoussées dans les plus infimes recoins de la salle, et avec elles les menaces silencieuses qui rendaient l’atmosphère plus lourde que de l’acier. Son visage s’embrasa lui aussi, réchauffé par l’avalanche éclatante des milliers de détails qui l’assaillaient. Ses yeux grands ouverts semblaient pouvoir aspirer chaque lézarde de la pierre, chaque minuscule racine naissant entre les dalles, portant jusque dans l’ombre implacable la ténacité d’une vie rampante.

— Eh bien, quel spectacle ! s’extasia-t-il.

— Alors, c’est ici que grand-père Arun t’avait emmené ?

— Oui. Cet endroit a changé bien des choses…

Elle comprenait parfaitement ce qu’il voulait dire, alors qu’elle ne pouvait empêcher son regard de papillonner jusqu’au vertige. Après un coup d’oeil à son père qui accepta d’un sourire sa requête silencieuse, la jeune fille s’élança à travers l’immense salle et rejoignit la masse grise d’une sorte d’autel de pierre. Imposant, il était presque aussi haut qu’elle, long et large comme une grande table de banquet, et un reste de vieux tissu, coincé dans quelque crevasse, offrait aux courants d’air son étoffe jaunie. Sculptée dans l’épaisseur du bloc, une frise usée par le temps s’enroulait autour de la roche. Ysora se concentra sur elle, promenant ses mains sur les reliefs, s’efforçant d’imprimer dans son esprit les creux et les bosses que parcouraient ses doigts. Derrière ses paupières closes, elle imagina prendre forme des scènes antiques, millénaires, plus anciennes encore que le monde qui l’entourait. Des silhouettes lui apparaissaient, drapées d’ombres angoissantes où venait se briser l’éclat de mille étoiles. D’autres, au contraire, portaient jusqu’au plus haut des cieux un flamboiement rageur, vibrant, qui semblait pouvoir allumer au plus profond de l’espace des étincelles de création. Plus loin, la pulpe de ses doigts caressa d’autres contours, sans doute ceux de mots inconnus au tracé complexe que la pierre, par endroits trop abîmée, pouvait faire passer pour de vulgaires imperfections.

— Est-ce que tu sais ce qui est écrit ? demanda-t-elle d’une voix pressante.

Dewin la rejoignit. Il déposa soigneusement ses propres mains sur le socle et, à son tour, en effleura les inscriptions. Ses yeux, étrécis au possible, débordaient de larmes. Il se revoyait probablement des décennies plus tôt, ici même, aussi jeune et plein d’enthousiasme que sa fille. Mais les détails qui se livraient maintenant à lui, grâce à la formidable puissance de leur lampe, ne faisaient pas que réveiller la passion qui l’avait animé jadis : ils la ravivaient, lui apportaient une énergie folle, impétueuse et interdite.

— Grand-père Arun disait qu’il s’agissait d’un nom. Du moins, c’est ce qu’il aimait croire, dit-il d’une voix douce.

— Un nom ?

— Oui. Celui du gardien d’Hæna. L’ancien protecteur de notre monde…

Ysora regarda à nouveau la roche, les dessins abîmés par les éléments, et se laissa dériver au rythme de ses pensées.

— Le trou de la montagne, chuchota-t-elle.

— Tu te souviens de ce que je t’ai dit à son sujet ?

— C’est à cause de ce trou qu’on appelle ces montagnes les Monts de la Dent Creuse. Il aurait été creusé à mains nues par le gardien du monde, pour en atteindre le coeur. Mais qu’est-ce qui l’a empêché de continuer ?

— Pourquoi penses-tu qu’il n’a pas réussi ?

— Eh bien, si c’était le cas, nous saurions ce que cachent les entrailles de la terre, non ?

Le regard de Dewin s’assombrit. Dans un léger sursaut, il décolla ses mains de la pierre.

— Ysora, tu dois réaliser qu’être ici n’est pas une bonne chose.

— Pour moi, si.

— Bien sûr, mais pas pour ceux qui représentent l’autorité. Et pas pour le peuple. Les gens ont peur dès qu’ils entendent parler des anciens contes, des vieilles légendes… C’est une provocation, tu vois ? Tout ce que ça dit de toi, c’est que tu ne reconnais pas le seigneur d’Onis Dars comme le seul et unique maître d’Hæna.

Elle comprenait. Se plonger dans ces lieux oubliés, tellement enfouis dans les mémoires qu’ils en avaient quasiment disparu, était déjà impardonnable aux yeux de nombre de ses semblables. Aussi loin et discret soit-il, vivant reclus sur l’île centrale Onis Dars, ses sbires étaient partout. Parler de ce qu’elle avait vu ici, à leur retour chez eux ou dans les villes où ils se reposeraient d’ici là, serait extrêmement dangereux. Ce n’était pas pour rien que beaucoup d’adultes racontaient à leurs enfants que le trou dans la montagne n’était qu’une curiosité de la nature ou le simple effondrement d’une zone fragile, mal interprété par des esprits naïfs : dire la vérité, c’était courir le risque d’attirer sur soi la menace rampante tapie à Onis Dars. Captivée par les récits de son père, qu’elle avait entendus mille fois, elle posait désormais un regard neuf sur ce passé tabou, interdit. Tout ne pouvait être que réel, elle en était intimement convaincue.

— Est-ce que les dieux ont vécu ici, pap’ ?

— Viens par là, dit-il en souriant.

Il se leva difficilement, prenant appui sur l’énorme bloc pour ne pas chanceler. Tous deux marchèrent à l’autre bout de la pièce, où un ciel sombre se déroulait à perte de vue. Un immense balcon, où courait une lourde rambarde de pierre, se déployait de part et d’autre pour disparaître derrière la courbure de la tour. Ici, la lumière de la lampe était plus douce, se dispersant dans l’infini. La tempête s’était calmée et la neige avait cessé de tomber, mais la voûte céleste chargée de nuages restait tristement éteinte. Elle se hissa sur la pointe des pieds, posa son menton sur le rebord du parapet et soupira.

— Attends, ce n’est pas tout.

Dewin lui prit la main et l’aida à monter sur la rambarde. L’oeil attentif, il scruta chacun de ses gestes et enroula un bras autour de sa taille pour s’assurer qu’elle ne chutât pas. Ainsi surélevée, la vue était saisissante. Si l’horizon avalé par la nuit ne présentait guère d’intérêt, en contrebas le spectacle était stupéfiant. Le balcon, suspendu au-dessus d’un vide froid et abyssal, surplombait les ruines et les pentes abruptes de la montagne. Au loin, après une vaste étendue sombre – une immense forêt, selon son père –, un océan de lumières constellait la terre à perte de vue, s’insinuant entre les reliefs, disparaissant par endroit pour réapparaître à d’autres, plus nombreuses encore.

— Tout ça, c’est… une ville ? demanda-t-elle dans un souffle.

— Oui. Une des plus anciennes du continent. Enaîr.

— Enaîr, répéta-t-elle d’un ton rêveur. Je connais ce nom…

— C’était la plus grande et la plus belle ville d’Hæna, il y a bien longtemps. Les gens y vivaient littéralement aux pieds des dieux. On raconte que certains jours, ils pouvaient tomber du ciel, en sautant du haut de la montagne, et rendaient visite aux habitants de la ville.

— J’aurais aimé voir ça… Peut-être qu’ici, il n’est pas interdit de parler d’eux ?

Ysora tourna vers son père un regard plein d’espoir.

— J’ai bien peur que si, ma chérie. Même Enaîr s’est pliée aux nouvelles règles du monde…

— Est-ce que tu es déjà venu ?

— Oh, non. Je n’ai jamais quitté Aberön…

Il grimaça, accueillant sur sa rétine autant de lumières, de formes et de couleurs que possible. Puis il descendit la fillette de la rambarde et la ramena vers l’intérieur. Là, il fouilla son sac à dos, en extirpa une grande peau de norcol savamment pliée qu’il étala sur les dalles. Elle s’y installa aussitôt, toujours emmitouflée dans son manteau, continuant de parcourir mentalement les dessins sculptés sur l'autel. Dans son esprit brumeux, l’une d’elles devint soudainement immense, se détacha de la pierre pour se diriger vers le balcon, l’enjamber, puis se laisser happer par le vide. Puis elle sombra dans un sommeil en apparence paisible, lovée dans la chaleur réconfortante de la lampe. Quand sa respiration se fit plus douce et constante, Dewin se leva discrètement et replia sur son petit corps un pan de la couverture. Il s’installa dans l’axe de l’énorme ouverture, se détournant de leur unique source de lumière, les yeux braqués sur l’obscurité du couloir. Son manteau sur les épaules, il coinça ses mains douloureuses sous ses aisselles et resta ainsi, immobile.

Les courants d’air glacés qui arrivaient parfois jusqu’à lui luttaient férocement avec la chaleur qui lui brûlait presque le dos. Il n’en fixait pas moins le battant qui pendait lamentablement de ses gonds, de même que les ombres oppressantes qu’ils retrouveraient au petit matin. Il se sentait idiot d’avoir voulu revenir, et plus encore d’avoir entraîné Ysora. Elle était bien trop jeune pour un tel voyage et lui, sans doute, à présent trop vieux pour prendre à son compte les difficultés de la fillette. Il l’avait portée, dans la montagne, se tuant presque à la tâche, et avait été incapable de détecter les norcols à temps, abattu par le froid et la fatigue. Il le savait : ils n’avaient survécu que grâce à une chance insolente, et ce malgré la mauvaise fortune qui les avait jetés en plein blizzard. S’ils parvenaient à passer la nuit sans encombre, il leur resterait encore à quitter les ruines sans recroiser les bêtes.

Dewin laissa son regard vagabonder dans la pièce, intimidé par le silence. Le temps, ici, avait l’air de s’être à jamais interrompu. Qui avait bien pu vivre entre ces murs, dans ce lieu démesuré ? Se pouvait-il que les dieux des légendes aient vraiment existé ? Bien sûr, il aimait le croire, ou du moins s’en convaincre. Voir les éclats vifs que ses histoires jetaient dans les yeux de sa fille était un baume au coeur, depuis toujours. Et cela lui rappelait, surtout, une partie de sa propre enfance. Il regrettait amèrement cet âge béni, où il était plus facile que jamais de faire siens les rêves d’autrui. Mais à quoi cela pouvait-il bien servir ? Il l’avait poussée, en toute conscience, dans la passion d’un culte interdit, voire dangereux. Lui-même avait eu la lucidité de mettre ses croyances de côté, des années durant, de ne pas fonder sur leurs bases fragiles les balbutiements de sa vie d’adulte. Jusqu’à, du moins, plonger pour la première fois dans les grands yeux sombres de sa fille. Sa petite Ysora. Là, jaillissant tel un norcol des ombres d’un bois, la question du monde qu’il souhaitait laisser à ses enfants avait tout chamboulé. Nila, elle, sa chère épouse, n’avait cure de tout cela. Elle ne désirait qu’une chose : éloigner le fruit de ses entrailles d’un avenir qui la terrifiait, peuplé de rêves inutiles qu’elle savait plus volontiers porteurs de souffrances que de bienfaits.

Il n’avait pourtant pas pu se résoudre à laisser mourir l’héritage d’Arun, que le vieil homme tenait de son propre père, et qui s’enfonçait dans les méandres tortueux des générations. Oui, il avait été égoïste. Il avait préféré confier à sa fille la décision qu’il était incapable de prendre, faisant d’elle le nouveau maillon d’une chaîne condamnée à disparaître, tôt ou tard. Elle, peut-être, trouverait la force d’y renoncer. Ne pas transmettre à son tour, pour protéger. Il posa un instant les yeux sur le renflement que formait son corps recroquevillé dans la couverture, écrasa sur ses joues des larmes qui rendirent ses plaies brûlantes. Puis, bercé par les murmures du vent et par le jeu des ombres sur les murs, il perdit finalement sa bataille contre la nuit. Assis sur la roche, face à l’obscurité, il laissa tomber son front sur ses bras repliés et s’endormit.

*

Ce fut Ysora qui, le trouvant renversé sur le côté, le tira finalement d’un sommeil agité. Il tourna un regard vaseux vers sa fille, qui lui apparaissait dans la lumière désormais faiblarde de la lampe. À quel point son inconscience les avait-elle mis en danger ? Les murs avaient pris une teinte plus orangée, et les ombres réinstauraient peu à peu leur règne séculaire. Ses membres engourdis, sa bouche pâteuse et les heures passées à dormir à poings fermés laissaient entendre qu’il avait plus besoin de repos qu’il ne l’aurait présumé. Les années s’accumulaient et leur poids sur ses épaules ne s’amenuisait pas, contrairement à ce qu’il voulait faire croire. Si deux décennies à construire, retaper ou démolir des maisons autour d’Enari l’avaient rendu solide et dur au mal, il avait désormais l’impression de décliner peu à peu, comme si la fatigue que son corps avait mise de côté pendant si longtemps l’assaillait subitement.

— Pap’, réveille-toi !

Ysora, à genoux près de lui, le secouait comme elle pouvait. La tension qu’il perçut sur son visage ne tarda pas à le tirer de son engourdissement. Quelque chose n’allait pas.

— J’ai entendu du bruit, ajouta-t-elle.

Dewin jeta un bref coup d’oeil vers le balcon. L’aube était encore timide, mais la nuit touchait à sa fin. Il avait dormi bien trop longtemps, laissant le champ libre à toutes les menaces auxquelles il n’avait pas pensé. Il libéra ses mains de sous son manteau et grimaça : les maintenir au chaud avait probablement limité les dégâts, mais bouger ses doigts restait douloureux.

— Tu n’aurais pas simplement rêvé ? demanda-t-il dans un grognement.

— Je le croyais aussi, alors j’ai attendu. Et ça s’est reproduit.

— Qu’est-ce qui s’est reproduit ?

— Le bruit.

— Sûrement les norcols qui rôdent dans les étages…

La perspective ne l’enchantait guère, mais peut-être se souviendraient-ils de leur déroute de la veille et garderaient-ils leur distance ? Ysora secoua la tête.

— Non, dit-elle. Je crois que quelqu’un marchait.

Son sang ne fit qu’un tour. Aussitôt, toute la chaleur distillée par la lampe quitta son corps, et il frissonna à nouveau. Il se redressa maladroitement, réprimant un cri de douleur lorsqu’il prit appui sur ses mains. S’ils ne partaient pas très vite de cet enfer glacé, il risquait sérieusement d’en perdre l’usage. Mais dans l’immédiat, ce qui l’inquiétait était bien différent. Les chances étaient faibles, pour ne pas dire inexistantes, qu’une autre personne fascinée comme lui par les ruines se soit décidée à les arpenter cette même nuit, en pleine tempête. Qu’ils soient surpris ici par une troupe de soldats du seigneur d’Onis Dars était ce qui pouvait leur arriver de pire.

— Range la couverture, vite, bredouilla-t-il en attrapant son sac.

Il sentait son calme habituel partir en lambeaux. Si Ysora ne l’avait pas remarqué, ce n’était qu’une question de temps. Elle qui comptait sur lui pour la protéger, quelle serait sa réaction en le voyant perdre tous ses moyens ? Il ne pouvait pas se le permettre, ne serait-ce que pour la rassurer un minimum. Même s’il ignorait qui se dirigeait vers eux et ne maîtrisait plus rien, il devait au moins tout faire pour atteindre l’extérieur. Rester caché ici, malgré l’immensité des ruines, n’était pas une solution. Tandis que sa fille s’exécutait et enfonçait la couverture en boule dans le sac, Dewin essaya de se rappeler la sortie la plus rapide. Après quelques tentatives, l’agencement relatif d’un trajet idéal se dessina dans son esprit. Il se répéta plusieurs fois les virages, les escaliers, les longs couloirs, fouillant frénétiquement dans sa mémoire.

— Dépêche-toi, on y va, la pressa-t-il.

— Et la lampe ?

Elle avait raison : elle émettait encore beaucoup trop de lumière, et la poudre ne pouvait pas se consumer plus vite qu’elle ne le faisait déjà.

— On la laisse, trancha-t-il. Donne-moi la tienne, et suis-moi. Je veux que tu restes sur mes talons, c’est bien compris ?

Il les entendit enfin. Les pas. Leur écho grave, au rythme régulier et inquiétant, emplissait le couloir. Ce n’était pas un groupe de soldats. Qui que ce soit, il était seul. Le menton légèrement fripé et les yeux pleins de larmes, la jeune fille lança un dernier regard à la frise sculptée sur le bloc, puis vers le balcon. Elle avait peur, mais regrettait de devoir partir aussi précipitamment. Son père l’attrapa par le bras et la tira jusqu’à lui alors qu’il passait la porte. Ils avancèrent rapidement dans l’obscurité du couloir, leur marche rythmée par les cliquetis de la lampe qui refusait de s’allumer.

— Allez, bon sang, grogna Dewin.

Il l'avait lâchée pour se concentrer sur le mécanisme, mais la raideur et la maladresse de ses doigts ne lui facilitaient pas la tâche. Ils ne ralentirent pas pour autant, filant dans les corridors aussi vite qu’ils le purent. Quand la coque de verre libéra enfin son halo rougeoyant, il saisit la main gantée de sa fille et la traîna derrière lui sans ménagement. Les couloirs, immenses, n’en finissaient plus. À chaque virage, l’idée de tomber nez à nez avec les jeunes norcols ou avec l’inconnu lui nouait l’estomac. Les échos ne faiblissaient point, et le pas lent de l’individu martelait la pierre avec une force telle qu’il lui semblait en ressentir les vibrations jusqu’à la racine de ses dents. Comme si les ruines entières en étaient affectées.

À la sortie d’un large escalier en colimaçon, il s’arrêta : le dessin du trajet n’était plus aussi clair dans son esprit, et il n’était plus sûr de l’itinéraire à suivre. Peut-être, même, ne l’avait-il jamais vraiment été. Sa fille, qui agrippait sa main douloureuse comme une corde la séparant du vide, tremblotait contre son flanc. Il la sentait prête à craquer, à fondre en larmes, à attirer l’attention de leur mystérieux poursuivant. Leur fuite manquant déjà de discrétion, ils n’avaient pas besoin de se laisser aller, pas tant qu’ils restaient piégés entre ces murs. Pour feindre une quelconque maîtrise de la situation, il s’élança à nouveau, choisissant une direction au hasard. Il préférait avancer en aveugle plutôt que piétiner et risquer de révéler à sa fille son désarroi. Ils arpentèrent plus de couloirs et d’escaliers que leurs jambes fatiguées n’auraient pu le supporter en temps normal. Dewin recouvrait un peu d’espoir à chaque changement d’étage, soulagé de se rapprocher plus du sol que du sommet. Mais, fatalement, sa marche aléatoire finit par les conduire dans une impasse. L’écho des pas était toujours présent, invariable, intimidant. Devant eux, un mur de pierre mit fin à son entêtement.

— Il faut faire demi-tour, gémit Ysora en tirant sur sa manche.

— Non, attends.

Il posa la lampe et rejoignit un coin du cul-de-sac, où il s’agenouilla. Le jour trop faible le leur avait masqué, mais des blocs manquaient au pied de la paroi, offrant une bouche difforme qui béait entre l’étage et celui du dessous. Le trou permettait aisément à un homme bien bâti de s’y glisser, plus encore à une fillette. La chute ne lui semblait que passablement dangereuse malgré la hauteur, comptant sur l’épaisse couche de neige pour l’amortir. Il leur restait tout de même à espérer ne pas heurter de roches dissimulées, les branches d’un arbuste enseveli, ou tout autre piège naturellement caché. Ils n’avaient pourtant pas le choix.

— Je vais descendre le premier, pour m’assurer que tu ne risques rien en bas. Tu vas m’envoyer la lampe, puis tu viendras à ton tour, d’accord ?

Elle acquiesça en silence et il passa les jambes dans l’ouverture, demeurant un moment suspendu, jetant des coups d’oeil par-dessus son épaule. Sans en être absolument sûr, il estimait la hauteur à trois ou quatre mètres, tout au plus. En contrebas, la masse grise du sol qui renvoyait les maigres rayons du jour naissant paraissait l’appeler, vouloir le rassurer de son allure molle et presque confortable, du moins en surface. Après un dernier regard jeté à Ysora, installée à genoux sur le rebord, le visage plein de larmes, il se lâcha et sentit presque aussitôt la douceur promise par la neige. Il s’extirpa de l’océan pâle, craquant et humide, minuscule aux pieds des ruines gigantesques, avant de reculer. Lui faisant un geste, il l’invita à envoyer la lampe et à sauter à son tour, mais elle ne bougea pas. Dans le couloir, les pas n’avaient jamais été aussi près d’elle. Une écrasante puissance semblait émaner de leur rythme froid, calculé. Tétanisée, la jeune fille scruta l’obscurité de ses grands yeux craintifs, s’attendant à voir à tout instant une main s’extraire des ténèbres pour l’y attirer. En bas, Dewin criait et gesticulait, mais elle ne l’entendait qu’à peine tant ses sens étaient obsédés par ce qui se profilait dans l’ombre, devant elle.

— Pap’, il est là, murmura-t-elle d’une voix chevrotante sans oser se tourner vers l’ouverture.

Elle refusait de parler plus fort par peur que l’individu ne se presse brusquement jusqu’à elle, mais désirait plus que tout au monde que son père vînt à son secours. Des larmes roulaient sur ses joues quand elle répéta son appel étranglé, puis elle se blottit dans son manteau, enfouissant son visage dans le parfum de sa mère. Elle avait l’impression de sentir les effluves délicats de sa peau et, comme par magie, de se retrouver dans leur maison au fin fond de la campagne d’Aberön, à l’abri et au chaud.

— Saute, Ysora ! Dépêche-toi !

La fillette repensa à la frise, aux noms qu’elle ne parvenait pas à lire, aux secrets qu’elle avait gardés pendant des milliers d’années. Elle avait envie de les connaître, de les comprendre, de pouvoir les révéler à un monde qui saurait s’en réjouir. Elle voulait explorer Hæna et y trouver un endroit où leur souvenir ne serait ni une provocation ni une insulte. Un frisson remonta brutalement son échine, suivi d’une intense chaleur alors qu’elle réalisait le silence lourd qui avait gagné l’ensemble des ruines. Son coeur se gonfla d’une force brute et ses membres se déployèrent aussitôt, obéissant à un instinct primaire. Elle bascula ses jambes puis son bassin par le trou et fit face à l’obscurité, livide. Du coude, elle poussa la lampe qui dégringola et tomba sans bruit dans la neige, sans doute non loin de son père. Il lui parlait d’ailleurs encore, lui semblait-il, lançant vers elle des encouragements qui lui parvenaient étouffés, terriblement distants. Une force étrange paraissait vouloir l’éloigner du monde d’en bas, faire des ténèbres du couloir sa seule réalité, quitte à séparer l’édifice du reste de l’univers. Puis elle entendit son nom, susurré par le néant, et paniqua. Une fraction de seconde avant qu’elle ne se lâche, une silhouette se détacha des ombres. Immense, imposant, l’être lui apparut comme un géant nonchalant, arpentant telle une incarnation de la nuit les ruines et leur atmosphère d’encre. La menace qui en irradiait la fit trembler longtemps malgré les bras de son père qui la tiraient du manteau neigeux, malgré leur course effrénée dans les rayons timides du jour, malgré les heures passées dans la chaleur paisible d’une chambre du village d’Alril, au pied des montagnes. Et bien plus tard, alors que leur foyer se dessinait enfin à l’horizon verdoyant, Ysora en frissonnait encore, comme si une partie d’elle-même n’avait finalement jamais quitté les ruines.

Quand Dewin atteignit le haut de la colline en compagnie de sa fille, il aperçut près de leur maison, perdue au milieu d’une vaste étendue verdoyante, deux silhouettes arpentant le terrain. Nila et Erwin jouaient à l’extérieur, couraient autour de la bâtisse en bois, se jetaient parfois dans les bras l’un de l’autre, semant tout autour du domaine des éclats de rire sonores. Il accueillit l’image avec une profonde nostalgie, réalisant à la vue de ce bonheur simple à quel point son foyer lui avait manqué durant le voyage. Ils descendirent tranquillement un chemin qui serpentait jusqu’à une clôture rudimentaire, quelques centaines de mètres plus loin. Il s’était attendu à voir Ysora s’élancer vers sa mère et son jeune frère, criant sa joie de les retrouver, au lieu de quoi elle déambulait mollement à son côté, l’air neutre, les yeux balayant l’horizon sans vraiment le regarder. Il lui ébouriffa les cheveux d’une main enveloppée de bandages – il avait reçu des soins chez le médecin vieillissant d’un minuscule village à flanc de montagne, soulagé de n’en sortir qu’avec la consigne d’un repos strict agrémenté d’onguents – et sourit malgré la douleur qui lui enflamma aussitôt la paume.

— Tu n’es pas heureuse de rentrer à la maison ? lui demanda-t-il.

Au loin, Erwin pointa un bras dans leur direction et se mit à sautiller. Nila se retourna et leur adressa un large geste, qu'il lui renvoya avant de reporter son attention sur sa fille.

— Si, répondit-elle doucement. Mais je ne veux pas mentir.

— Mentir ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— Mam’ demandera si tout s’est bien passé, là-haut…

Dewin soupira.

— Je vais m’en charger, ne t’en fais pas. Ta mère n’entendra guère plus que ce qu’il faudra.

La jeune fille fit la moue, laissant s’installer un silence lourd avant d’adresser à son tour un geste en direction de la maison. Erwin s’était déjà lancé à leur rencontre, piétinant avec maladresse dans l’herbe glissante de la colline.

— Est-ce qu’elle saura pour le géant ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— Qu’y a-t-il à en dire ? Tes yeux ont dû te jouer un mauvais tour, voilà tout.

— C’est faux, je l’ai vu. Et tu as entendu les bruits de pas, toi aussi.

— Ysora…

Il réprima une furieuse envie de la prendre dans ses bras pour tenter d’effacer les craintes qu’il sentait ancrées jusqu’au plus profond de son coeur. Pour ne pas éveiller les soupçons de sa femme, qui les regardait descendre, il se contenta de poser la main sur son épaule et de la serrer affectueusement contre son flanc.

— Ysora, continua-t-il, ce que tu as dû voir, c’est un simple soldat en éclaireur, ou un nomade réfugié dans les ruines pour la nuit. Ou encore un malencontreux jeu d’ombres. Mais ce n’était pas un géant, tu m’entends ?

— Il touchait presque le plafond, pap’, je te le jure. Il était immense.

— Il faisait noir, ton visage était au niveau du sol… Tu as juste mal évalué sa taille. Écoute, je ne te demande pas de mentir, mais ne va pas faire peur inutilement à ta mère pour ce qui n’est sans doute qu’une méprise. Elle aura déjà bien assez à accepter avec les deux norcols. Alors n’en rajoutons pas, tu veux bien ? Ysora ?

— D’accord, bougonna-t-elle sans plus insister.

À peine s’était-elle tue qu’Erwin se jeta dans ses bras. Les deux enfants tournoyèrent un moment, riant à gorge déployée, avant que le garçon n’enfouisse finalement son visage dans les vêtements de son père, ses petites mains agrippées au tissu rêche de son pantalon.

— Pap’ et ‘Sora sont rentrés ! s’écria-t-il avant de se remettre à courir. Vous m’avez manqué !

— Toi aussi, mon grand, s’exclama Dewin en s’accroupissant, bras écartés pour l’accueillir à nouveau.

Erwin se précipita puis, à quelques pas de lui, s’interrompit brusquement pour scruter les bandages d’un air inquiet.

— Qu’est-ce qu’elles ont, tes mains ? Tu t’es fait mal ?

— Ne t’en fais pas, c’est juste à cause du froid. Tout va bien, maintenant.

Erwin plissa le nez devant le demi-mensonge de son père, mais l’accepta tout de même. Il courut autour d’eux en chantonnant jusqu’à ce que le petit groupe ait passé la clôture, de laquelle Nila s’était tranquillement rapprochée. Elle avait les bras croisés sur sa poitrine, et des mèches brunes cachaient la moitié de son visage. Elle embrassa Ysora, laissant un long moment les mains dans ses cheveux battus par le vent, puis remarqua les traces de griffures sur ses joues. Elle envoya les enfants jouer plus loin avant de toiser sévèrement son compagnon.

— Tu es fier de toi ? lui asséna-t-elle avec vivacité. Tu as eu ce que tu voulais ?

— Nila, je viens de passer deux semaines loin de la maison. Je n’ai pas envie de me disputer avant même d’en franchir le seuil.

Alors qu’il la croisait, elle lui attrapa le bras et le leva, brandissant sa main bandée entre leurs deux visages.

— Ne t’avais-je pas mis en garde ?

— Ysora va bien, et je devrais survivre. C’est le principal, non ?

— Vraiment ? Et toutes ses coupures ? Le regard qu’elle a ? Me crois-tu à ce point sotte pour ne pas le voir ?

— On a dû faire face à… des imprévus, d’accord ? C’était peut-être idiot, je le reconnais. Mais j’étais là pour elle, et nous sommes rentrés sains et saufs.

— Dis-moi ce qui s’est passé…

Il se dégagea de son étreinte.

— Des norcols, dans les ruines. Deux jeunes, sûrement venus s’abriter pendant la tempête, avant notre arrivée.

— Bon sang… Tes mains, ce sont eux aussi ?

— Non. J’ai perdu mes gants à la fin de la montée… Je devrais pouvoir travailler dans quelques jours, en y allant doucement.

— Ça aurait bien pu ne pas être le cas. Comment peux-tu faire comme si c’était sans importance ?

Il reprenait sa marche quand elle le saisit à nouveau, cette fois-ci pour jeter ses bras autour de lui et enfouir son visage au creux de son cou. Ils restèrent ainsi un long moment, silencieux, écoutant en fond les éclats de rire d’Erwin, à l’intérieur de la maison.

— Je suis contente que vous soyez rentrés, lâcha-t-elle d’une voix vacillante. Mais j ’ai eu tellement peur…

— C’était dur. Mais nous sommes là, maintenant. En tout cas, je te promets de ne plus impliquer Ysora dans…

— J’ai compris, ne t’en fais pas. J’espère juste que tout cela ne va pas finir par nous attirer des ennuis…

— Ça n’arrivera pas. Tout s’est bien passé, ici ?

— Oui. Erwin était au moins aussi anxieux que moi. Il ne tenait pas en place.

— Et dehors ? Pas de problème ?

— Non. Il n’est pas revenu.

— Bien.

— C’était il y a plus de quarante jours. S’il avait dû retenter sa chance, ça serait fait depuis longtemps…

— Qui sait, avec les nomades.

— Tu ne devrais pas dire ça. Ce ne sont pas tous des pillards.

Dewin jeta un regard vers le porche, captant le passage fulgurant de ses enfants dans un couloir, et ses traits se durcirent.

— Peut-être bien. Mais s’il revient par ici tôt ou tard, seul ou avec le reste de sa bande, je peux t’assurer que…

— Pap’ ! Tu m’as rapporté un cadeau ? ‘Sora dit que tu en as un !

Erwin fit irruption dehors, quittant la maison à la hâte, le visage si lumineux qu'il en ravala aussitôt sa colère. Il l’arrêta d’un geste, un sourire énigmatique aux lèvres, avant de descendre son sac de ses épaules. Il en sortit la grande peau de norcol qu’il déplia lentement, ses bandages ne lui facilitant pas la tâche.

— Bien sûr que j’en ai un ! Mais tu vas devoir y faire très attention, d’accord ?

Erwin, luttant contre son excitation, semblait être sur le point d’exploser. Il tressautait sur place, pas trop pour ne pas rompre le jeu, suffisamment pour que sa mère en soit amusée et se mette à rire.

— Erwin ? Tu m’as bien compris ? insista-t-il.

Le garçon acquiesça, ne quittant pas des yeux les gestes maladroits de son père, impatient de découvrir quel objet mystérieux contenait la peau. Lorsque le dernier pan fut écarté, il offrit à la vue de tous les contours délicats d’une sphère, posée là comme un oeuf des plus étranges. L’enfant la scruta, incrédule, l’air aussi curieux qu’indécis. Sa mère s’approcha, se penchant tout près de lui, dans l’attente d’une réaction de sa part. Il s’agenouilla finalement, avança une main pour toucher la boule translucide. Avant que ses petits doigts y parviennent, celle-ci sembla vibrer légèrement, se colorant peu à peu de nuances vertes. Les irisations, qui donnaient l’impression étrange d’une vie propre, se délitèrent dès que l’enfant recula son bras. Tous restèrent silencieux devant le spectacle, comme si le moindre bruit risquait de briser l’enchantement. Quand Dewin, qui s’était accroupi près de la peau de norcol, regarda son fils, il vit dans ses yeux que la nervosité et l’empressement avaient laissé la place à un émerveillement timide, mais bien réel.

— Qu’est-ce que c’est, pap’ ? questionna-t-il.

— Une larme d’oryl.

Devant l’incompréhension générale, l’homme s’assit sur le sol et invita le garçon à faire de même. Installés autour de la sphère, face à face, quelques secondes passèrent avant que l’enfant n’ose à nouveau en approcher sa main.

— Les oryls sont de grands animaux marins, énonça-t-il. Ils peuplent les océans d’Hæna et la mer de Lamsol, entre les deux continents. On raconte qu’ils pleurent chaque nuit, et qu’à l’aube leurs larmes solidifiées se retrouvent sur les rives. On peut en ramasser par dizaines, les tailler pour leur donner la forme souhaitée, puis les vendre. Mais je n’avais pas entendu parler de ces lumières colorées… En tout cas, celle-ci est pour toi, Erwin.

Bouche bée, le garçon regarda tour à tour son père, puis sa mère. Il recueillit la sphère dans ses mains jointes et l’approcha de son visage. Il sembla presque étudier le tournoiement des teintes vertes, obnubilé par leur danse, les sourcils froncés par une profonde concentration. Nila, de son côté, faisait tout son possible pour retenir des larmes de joie et de soulagement.

— Est-ce qu’un jour je pourrai voir un oryl, pap’ ? Tu m’accompagneras, comme tu l’as fait pour ‘Sora ?

— Oh, c’est très compliqué, Erwin. Ils ne se montrent pas si facilement… Mais quand tu seras assez grand, qui sait, peut-être pourras-tu essayer par toi-même ?

— J’aimerais beaucoup. Merci, pap’.

Il se releva avec agilité, maintenant la larme contre lui, et posa un baiser sur la joue de son père. Après quoi, il fila à l’intérieur de la maison, Ysora sur ses talons, laissant leurs parents seuls à l’extérieur. Le jour commençait à décliner et l’air à se rafraîchir. Ce n’était rien en comparaison avec le climat de la montagne, mais Dewin avait encore désespérément besoin de s’en remettre, de se noyer dans la chaleur de son foyer.

— C’est un très beau cadeau, dit Nila d’une voix douce. Mais il a dû coûter cher…

— Si nous n’avions pas pu, je ne l’aurais pas acheté, crois-moi. Et puis, je vais bientôt pouvoir reprendre le travail.

— Pas pour longtemps. Je te rappelle que la saison des pluies approche à grands pas…

Elle avait raison. Dewin avait mis les bouchées doubles, des semaines avant leur départ, en prévision de ce cadeau pour son fils, mais cela n’avait que partiellement suffi. Les larmes n’étaient pas rares, loin de là, mais les tailler était complexe et nécessitait du matériel solide et de précision, que peu d’artisans pouvaient s’offrir. Beaucoup de ceux qui décidaient d’en faire le commerce ne parvenaient pas à les sculpter correctement, et la plupart de celles que l’on pouvait trouver sur le marché étaient parcourues de fissures, quand elles n’étaient pas tout simplement vendues sous forme de fragments auxquels on attribuait toutes sortes de propriétés. Les variantes aussi finement ouvragées valaient au moins une centaine de larmes brutes, tout juste ramassées sur les plages et à peine débarrassées du sable encore collant. Leur voyage avait également coûté très cher en vivres et en hébergement, sans compter les soins reçus pour ses mains, dépenses imprévues, qui n’avaient rien arrangé. Si cela ne l’avait pas inquiété outre mesure, c’était uniquement grâce aux provisions accumulées tout au long de l’année, certains de ses plus anciens clients, devenus amis, payant ses services en fruits, légumes et autres viandes que Nila s’occupait de préparer. Ils avaient de quoi vivre isolés pendant bien des jours, si besoin, à l’abri dans leur maison.

— Enari est presque déserte, en cette période, et la route quasiment impraticable… Tu le sais aussi bien que moi.

— Nous avons de quoi tenir…

— Combien de temps ? le coupa-t-elle en haussant le ton. Jusqu’à ce que tes mains guérissent totalement, sans doute. Mais la saison des pluies sera sur le pas de la porte, ou même déjà là ! Que ferons-nous lorsque nos réserves auront diminué de moitié et que tous tes clients se terreront chez eux jusqu’aux prochains jours cléments ?

Il frotta sa barbe naissante, les poils drus crissant sur le bandage poussiéreux.

— J’irai à Dalsira pendant quelque temps, s’il le faut. Le travail n’y manque pas pour les bâtisseurs.

Nila fixa sur lui un regard intense auréolé d’une pointe de terreur.

— Espérons ne pas en arriver là, lâcha-t-elle dans un souffle avant de se détourner.

L’idée ne les enchantait pas, ni l’un ni l’autre. Même si Dewin était né et avait grandi à Dalsira, la capitale d’Aberön, il n’y était jamais retourné depuis qu’il l’avait quittée. Vingt-cinq années étaient passées, durant lesquelles son défunt père, resté à Dalsira, avait régulièrement fait le voyage jusqu’au coeur de la région pour voir son fils, sa belle-fille et ses petits-enfants. Il doutait, aujourd’hui, que les choses s’y soient beaucoup arrangées. La cité était le terrain de jeu de malfrats de toute sorte, et bien des nomades y avaient monté différents trafics. La plupart des quartiers n’étaient pas recommandables, y compris pour les natifs eux-mêmes. C’était la raison pour laquelle il était parti, à l’adolescence, et aussi celle qui l’avait fait supplier son père de s’établir près d’Enari. Arun, amoindri par l’âge, n’était plus capable de se défendre comme par le passé. Même s’il avait toujours vécu à Dalsira, il n’était pas à l’abri de nouvelles menaces, de nouvelles bandes s’installant en ville, ou d’un éventuel règlement de comptes. Son père avait pourtant inéluctablement décliné les demandes de son fils, et ce jusqu’à son dernier jour. Travailler à Dalsira ne l’enchantait guère, mais s’il n’avait pas d’autre choix que de s’éloigner de sa famille pour subvenir à leurs besoins, il l’accepterait.

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