Le retour de l’enfant prodigue - John Ray - E-Book

Le retour de l’enfant prodigue E-Book

John Ray

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Beschreibung

Marc Deauville se retrouve face à son passé lorsqu'une personne qu'il tente d'oublier le pousse à rouvrir un dossier vieux de 13 ans : la disparition d'une jeune fille sans la moindre piste. Malgré ses propres problèmes, Deauville s'engage à relancer l'enquête, révélant ainsi les aspects les plus sombres de son histoire personnelle. Ce sixième roman de la série Les enquêtes de Marc Deauville offre un regard plus approfondi sur le héros que les cinq précédents réunis.


À PROPOS DE L'AUTEUR 


D’origine britannique, John Ray est parfaitement bilingue, il lit et écrit depuis toujours en français et en anglais. Il signe, avec La femme écartelée, son sixième roman de la série Les enquêtes de Marc Deauville.

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John Ray

Le retour de l’enfant prodigue

Les enquêtes de Marc Deauville

Roman

© Lys Bleu Éditions – John Ray

ISBN :979-10-422-0146-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Le retour de l’enfant prodigue est le sixième roman dans la série des « Les enquêtes de Marc Deauville ».

Il est publié à la suite de :

Les Labyrinthes de l’oubli, 2019 ;

Carrefour des vices, 2020 ;

Les ravisseurs d’âmes, 2020 ;

Les paradis perdus, 2021 ;

La femme écartelée, 2022.

Tous publiés chez Le Lys Bleu Éditions.

Chapitre 1

Je somnole dans mes draps de flanelle, en ce samedi matin de décembre. Sabine, mon épouse, est descendue pour préparer le petit déjeuner. Des parfums de café et de pain grillé montent du rez-de-chaussée. Je me décide néanmoins à refermer les paupières pour profiter de quelques moments d’un sommeil que j’espère réparateur lorsqu’un bruit de klaxon vient mettre fin à mes espoirs d’endormissement. J’entends Erica, ma fille unique, annoncer son arrivée de sa voix tonitruante, comme si c’était vraiment nécessaire. J’entends claquer la portière de la vieille guimbarde que nous lui avons achetée pour effectuer les allers-retours entre Maurigny, notre ville de province, et son appartement d’étudiante à Luxembourg. Elle doit être entrée dans le hall car elle s’exclame : « Bonjour, Maman. Laisse-moi t’embrasser, ô Génitrice. »

Sabine se met à rire et je devine qu’Erica enserre sa mère dans son étreinte mortelle car cette dernière lui demande grâce.

« Où est le vieux ? » demande-t-elle. « Ne me dis pas qu’il roupille encore à cette heure-ci. Je sais qu’il est sur le déclin, mais rester au lit jusqu’à 9 heures du matin ! »

Sabine me somme de descendre.

« Le petit-déjeuner est prêt, Chéri. Essaie d’être décent et descends. »

« Pourquoi deux fois décent ? » dis-je.

« Heureusement que je ne tiens pas mon sens de l’humour de toi », crie Erica.

« Ça va, je serai là dans deux minutes. »

Je me lève à contrecœur pour me traîner jusqu’à la salle de bain, en slip. Je me contente de me brosser les dents et de me raser. La douche, ce sera pour plus tard. Je m’asperge d’eau de toilette pour couvrir d’éventuelles odeurs d’aisselle. Après avoir passé un peignoir et enfilé mes pantoufles, je rejoins les femmes au rez-de-chaussée. Elles m’attendent debout, côte à côte. Nul doute qu’il s’agit d’une mère et de sa fille. Elles ont les mêmes cheveux bruns et les mêmes yeux noisette. Sabine est plus galbée, Erica plus fine. Elles ont la même taille que moi, 1m75, mais je suis blond aux yeux bleus. Erica se dirige vers moi pour m’enlacer. « Bonjour, mon petit papa. Tu m’as manqué pendant les cinq jours que j’ai passés loin de vous. Je n’avais personne à enquiquiner. »

J’aime son contact et son odeur. Elle me manque sûrement cent fois plus que je ne voudrai jamais l’admettre, sûrement cent fois plus que je ne lui manque. Depuis qu’elle a quitté notre toit, Sabine a réquisitionné sa chambre. Nous dormons séparés du lundi au vendredi. Officiellement parce que je ronfle de plus en plus fort. Officieusement… je ne sais trop. De la lassitude après vingt ans de mariage ? Autre chose que je n’ose contempler en face ? Le week-end ne fait que commencer, il est temps d’effacer ces pensées.

« Prenez place, mes gentes dames. Attaquons ce pain grillé et ces confitures. »

« D’accord », dit Erica, d’un air faussement intimidé. « Il faut obéir au doigt et à l’œil à Monsieur le Commissaire Deauville de Maurigny Est. (Tiens, cela sonne comme un titre de noblesse.) Je ne voudrais pas me retrouver au cachot. » Je dirige effectivement un des deux commissariats de notre ville de 92 000 habitants, aux confins de la Belgique et de la France, à quelques encablures du Luxembourg. J’ai remplacé l’ancien commissaire parti à la retraite au début de l’été. Tandis que nous sommes attablés, Erica tient le crachoir, comme à son habitude. Cela me change des repas avec Sabine, de plus en plus muets.

« La criminologie est hyper intéressante. Le cursus de première année est surtout constitué de maths et de sciences. Enfin, ça, tu le sais », dit-elle en s’adressant à moi. « Les cours se donnent en français et en anglais et je speak de mieux en mieux English. Hubert et Valentin me viennent en aide quand j’ai un souci de compréhension. Lorsqu’ils me réexpliquent, ils ont l’art de rendre les choses plus abordables. Un jour, ils ont simplifié la résolution d’un problème de physique pour la réduire d’une page complète à cinq lignes d’équations. Je pourrais me passer de leur appui mais je devrais travailler encore plus qu’en ce moment et il n’y a jamais que 24 heures dans un jour. »

Elle parle de deux spécialistes scientifiques qui partagent leurs semaines entre mon commissariat et l’université de Luxembourg. Poznanski et Lebreton, puisque ce sont leurs noms respectifs, s’occupent de lutter contre la cybercriminalité et le harcèlement en ligne. Ils ont, en ce domaine, de plus en plus de pain sur la planche. À l’université, ils font de la recherche fondamentale dont les tenants et aboutissants me dépassent de très loin. Ce sont eux qui ont poussé Erica à les rejoindre à Luxembourg. Ils l’ont même aidée à trouver un appartement coquet dans le quartier de la gare. Elle partage cet appartement avec deux filles et deux garçons. Cela nous coûte près de 1000 euros par mois, plus sa participation aux frais communs. Luxembourg n’est pas la ville la moins chère d’Europe. Quand la dernière bouchée est avalée, Sabine lui dit :

« Je ne te demanderai pas comment se passent tes études car nous savons, Papa et moi, que tu as toujours été sérieuse en ce domaine. »

Je me crois obligé d’ajouter :

« Heureusement ! » ce qui me vaut un regard faussement assassin de la part de ma fille.

« Mais que fais-tu de ton temps libre ? J’imagine que tu dois en avoir », demande Sabine.

Erica se fait mystérieuse.

« Je ne suis pas ce qu’on appelle par ici une “sorteuse” mais il m’arrive d’accompagner des copains lorsqu’ils descendent sur la ville. Pas de quoi fouetter un chat car Luxembourg n’est pas la capitale mondiale de la “night life.” Nous allons généralement manger des saletés et boire quelques pots avant de rentrer à des heures tout à fait convenables. »

Elle scrute nos regards et hausse les épaules.

« Et, non, je ne prends pas de drogues, si ce n’est l’un ou l’autre pétard qu’on me refile gratis pro deo. Voilà, pas très passionnant mais entièrement véridique. »

Sabine s’avance timidement :

« Pas de petit ami ? » demande-t-elle d’une voix à peine audible. Erica lève les yeux.

« Non, Maman. Je n’ai pas de temps à consacrer à la gent masculine, pas de la manière que tu imagines en tous cas. J’ai fait vœu d’abstinence. »

Impossible de savoir si elle parle sérieusement. Je lui laisse le temps de terminer son verre de jus d’orange avant de lui demander :

« Quels sont tes projets pour le week-end, Princesse ? »

« J’ai beaucoup de matière à réviser en prévision des examens partiels de janvier. Je serai donc enfermée dans ma chambre pendant une bonne partie des deux journées. Je prendrai une heure ou deux, cet après-midi, pour rendre visite à ma filleule et j’ai reçu la permission de Véronique et Élodie d’aller la promener le long de la rivière demain matin. »

Élodie est une collègue en charge de la technologie au commissariat. Elle s’occupe des caméras de télésurveillance, de l’utilisation des drones et du matériel de télécommunication, entre autres. Véronique est sa jeune compagne et maman de leur bébé. Je ne sais pas comment la petite fille a été conçue car je ne le leur ai jamais demandé. C’est leur secret et elles ne désirent probablement pas le partager. Le jour de la naissance, Élodie m’avait appelé de la maternité pour me demander si Erica voulait devenir la marraine de leur enfant. Ma fille avait accepté avec un enthousiasme non feint, d’autant que les parents avaient décidé d’appeler leur fille Erika « avec un k ».

« J’ai changé les draps ce matin. Quand repars-tu ? » demande Sabine.

« J’ai mes premiers cours lundi en fin de matinée. Je partirai tôt ce matin-là. »

Une présence discrète vient de faire son apparition. Sashimi, notre chatte noire et blanche, vient miauler au pied d’Erica. Celle-ci la prend dans ses bras et se met à lui caresser la nuque.

« Bonjour, mon bébé. J’espère que mes aïeux te nourrissent correctement car il me semble que ton poil est moins soyeux. »

Elle ne résiste jamais longtemps au plaisir de nous faire marcher. Je remonte à l’étage dans l’intention de prendre ma douche. Avant d’accéder à la salle de bain, je jette un rapide coup d’œil dans la chambre d’Erica que Sabine usurpe régulièrement depuis trois mois. La décoration est toujours la même. Les mêmes affiches, les mêmes bibelots, les mêmes cadres contenant les mêmes photos. Nounours trône sur le couvre-lit, comme à son habitude, mais il manque quelque chose. Je sais : c’est l’odeur de ma fille, celle qui mêle son eau de toilette et les senteurs florales de sa peau et de ses cheveux, très différentes de celles de sa mère. J’imagine voir son petit nez retroussé dépasser des draps tandis qu’elle ronronne doucement. J’entends frapper à la porte. C’est elle, une serviette de documents à la main. Elle m’observait probablement depuis quelques secondes.

« La minute de nostalgie est finie. Laisse-moi m’installer à mon bureau. » Je la sais aussi émue que moi. Je le vois à son regard humide et je l’entends à son reniflement. Debout dans l’embrasure de la porte, elle me bloque le passage. Tandis que je m’approche d’elle, elle dépose son bagage et me serre dans ses bras. Elle me murmure à l’oreille :

« Je t’aime, Papa. »

J’en suis si retourné qu’il me faut quelques instants pour lui répondre.

« Je le sais, Princesse, mais tu ne me l’as plus dit depuis que tu avais sept ans. »

« C’est à peu près cela mais j’ai décidé qu’on devait proclamer son amour. C’est aussi profitable pour la personne qui le dit que pour la personne à laquelle on s’adresse. On ne le dit pas assez souvent. »

« Tu as raison, on ne le dit pas assez souvent. Tu sais que Maman et moi t’aimons même si nous avons souvent une furieuse envie de mettre fin à tes jours. »

Elle me relâche pour rire avant de me demander, soucieuse :

« À propos de Maman et de toi. Il me semble avoir remarqué un changement dans votre relation. Est-ce de l’irritation entre vous ou, pire, de l’indifférence ? » J’éprouve du mal à formuler ma réponse. Je lui réponds sans oser la regarder.

« Tu fais des études de crimino ou de psycho ? Non, sérieusement, je crois que nous avons du mal à nous adapter depuis ton départ. Depuis dix-huit ans, nous vivons en autarcie, en nous parlant de presque tout. Depuis ton départ, cet équilibre a été rompu, d’une certaine manière. Il faudra attendre que les choses retrouvent la stabilité que nous connaissions. »

« Mm. Vous êtes des adultes et vous n’avez pas à tenir compte de mon avis mais j’ai hâte de retrouver les parents que je connaissais. » Elle me plante un baiser sur la tempe avant d’ajouter : « Je compte sur vous. »

Elle s’installe, à présent, à son bureau tandis que je la regarde, regrettant l’époque où elle dépendait de nous pour tout. L’époque où nous étions un trio inséparable, uni et solidaire. L’époque où Sabine et moi étions, l’un pour l’autre, la personne la plus importante au monde. L’époque où aucun coup de canif n’avait entamé notre amour. À midi, Erica descend pour déjeuner sur le pouce. Elle nous annonce qu’elle ira rendre visite à sa filleule dans l’après-midi.

« Élodie m’a demandé de passer vers 18 heures. Vingt minutes aller, vingt minutes retour et deux heures sur place, dîner compris. Je serai rentrée avant 21 heures et je travaillerai encore un peu mon cours de physique avant de faire dodo. Prière de ne pas me déranger avant ou après. »

Il n’y a pas lieu de douter de son engagement. Dans l’après-midi, après le départ d’Erica, nous sommes installés dans le canapé, Sabine et moi. Nous suivons les actualités à la télévision, tout en tenant en main les livres que nous avons entamés. Stephen King pour elle, James Ellroy pour moi. Je lâche mon livre un instant pour poser une main sur le poignet de mon épouse avant de lui dire :

« Comme elle est partie et que notre chambre est libre, nous pourrions peut-être… ? »

Je ne complète pas la phrase mais le message est clair. Sabine retire brusquement son bras, faisant tomber son livre à terre par la même occasion.

« Pas aujourd’hui, Marc. Pas envie. Désolée. »

Je suis à la fois décontenancé et irrité. Ce n’est pas tant le refus mais son attitude qui me déroute. Elle réalise la situation.

« Tu trouves qu’une fois par semaine, c’est trop ? » dis-je.

« Une autre fois, Chéri. Pas aujourd’hui. »

Je me renfrogne tandis qu’elle ramasse son roman et essaie de retrouver la page. Le reste de l’après-midi se déroule dans un silence glacial enfin interrompu par l’arrivée bruyante de notre unique progéniture.

« J’espère que je ne perturbe pas le festival du rire », dit-elle en voyant nos têtes. « Puis-je vous raconter ma visite ou préférez-vous continuer à vous marrer ? »

Sabine rompt enfin son silence.

« Vas-y, Poupée. Raconte-nous. »

Elle s’assied, face à nous.

« Élodie et Véronique ont commencé par me raconter leur vie avec le bébé. Je les ai écoutées attentivement sans les interrompre. Si, si, j’en suis parfaitement capable malgré ce que disent les mauvaises langues. Elles m’ont montré les transformations qu’elles ont effectuées dans la chambre d’Erika. C’est d’un chou ! Je m’y installerais volontiers si je parvenais à me glisser dans le lit évolutif. Elles m’ont laissée changer le lange du bébé. J’ai ainsi pu améliorer ma technique, diminuant par la même occasion les risques de fuite de matières fécales et autres. Avant de partir, j’ai encore joué avec ma filleule. Elle m’a longuement sucé le doigt que j’avais soigneusement désinfecté auparavant. Vous devriez voir comme elle est jolie ma petite Erika ! Elle est presque aussi belle que sa marraine. »

Elle dit cette dernière phrase en poussant la langue contre l’intérieur de sa joue. Je dis mes premiers mots depuis deux heures :

« Elles t’ont confirmé que tu pouvais la promener demain matin ? »

« Oui ! Tout sera prêt quand j’arriverai à 10 heures. Comme Véronique a réduit le nombre de tétées, je pourrai lui donner un biberon et de la purée de fruits. Au bébé, pas à Véronique. Erika sera habillée comme une momie car on n’annonce pas encore l’arrivée de la canicule pour demain. »

Son enthousiasme me réchauffe le cœur. J’en oublie presque ma dispute silencieuse.

« Sur ce, je rejoins ma chambre car j’ai encore du pain sur la planche. »

Elle nous embrasse tous deux et se lève. Je la regarde s’éloigner littéralement, en sachant que ce sera bientôt au sens figuré. J’ai à nouveau un pincement au cœur. Au soir, dans le lit, Sabine m’embrasse longuement sur la bouche en me caressant la poitrine. C’est sans doute sa manière de proposer un armistice. Elle ne me propose rien d’autre.

Dimanche 11 décembre

Après le petit-déjeuner, Erica me demande de l’aider à fixer le siège auto dans sa voiture. C’est celui qu’elle a acheté d’occasion et qu’elle a soumis à mon inspection pour que je l’approuve.

« Pourquoi ne le laisses-tu pas attaché en permanence ? » lui demandé-je.

« Je ne voudrais pas qu’on puisse penser que j’ai une mouflette, Papa. Surtout à mon âge ! » dit-elle, en levant les sourcils.

« On te retrouve tout à l’heure ? »

« Je promènerai Erika le long de la rivière. On se donne rendez-vous dans les environs ? »

« Déjeuner au “Fil de l’Eau” ? »

C’est un établissement qui surplombe la Saulière, le cours d’eau qui traverse Maurigny. En été, la terrasse est prise d’assaut par les promeneurs. En cette saison, les rares courageux trouvent refuge à l’intérieur. À 9 h 30 précises, notre fille démarre, un peu trop rapidement à mon goût. Je lui crie d’être prudente tandis qu’elle me projette des gravillons sur les jambes. J’espère qu’elle sera plus calme quand elle aura sa passagère à bord. Les deux heures suivantes sont consacrées à l’entretien de la maison. Je passe l’aspirateur partout pendant que Sabine nettoie la salle de bain. Après être repassés par la douche, nous nous habillons de circonstance. Les premiers frimas ont fait ressentir leur présence. Le ciel est d’azur mais le froid nous pénètre jusqu’aux os. Nous nous sommes passé plusieurs couches de vêtements pour pouvoir les retirer si les circonstances le permettent. Quelques minutes avant midi, nous sommes attablés près de la plus grande fenêtre. Nous ne voulons pas manquer leur arrivée. Le restaurant est presque désert et les deux serveuses, debout au comptoir, semblent catatoniques. La rivière paraît aussi mélancolique qu’elles et ses rives sont ourlées de glace. Nous sirotons nos apéritifs en silence, entourés d’une dizaine de clients. Quelques minutes après midi, nous voyons apparaître Erica, poussant un landau presque entièrement caché par une épaisse couverture. Elle gare l’engin près de l’entrée et en extrait un bébé engoncé dans un nid d’ange rose. Elle s’empare d’un sac à langer qu’elle s’accroche à l’épaule avant de faire son entrée triomphale, la fillette sur le bras. Seuls les yeux et le petit nez de sa protégée sont visibles.

« Tiens, Maman. Prends-la un instant, que j’installe ses affaires sur le siège libre. »

Quand le biberon et les langes sont déposés sur la chaise, elle la reprend pour la sortir de son cocon.

« Admirez la huitième merveille du monde ! » dit-elle en la tenant sous les aisselles. La fillette porte une genouillère bleue, assortie à la couleur de ses yeux. C’est vrai qu’elle est belle à croquer. Erica la prend sur les genoux et lui place une sucette dans la bouche. Sa filleule se met à téter furieusement.

« Mademoiselle ! Pouvez-vous passer ce biberon au micro-ondes pendant une minute ? » dit-elle, en s’adressant à une des serveuses. Quand le biberon revient, Erica le place contre son poignet pour en vérifier la température. Elle en boit même une goutte pour être certaine. Une vraie pro. Pendant qu’elle nourrit le bébé, nous commandons nos repas. La serveuse nous apporte une chaise pour bébé dans laquelle Erica sécurise sa protégée à l’aide un nombre invraisemblable de boucles et de lanières. Erika récupère sa sucette qu’elle malaxe bruyamment. Durant le repas, notre fille nous fait la relation de sa promenade. Elle ne nous épargne aucun détail, même le plus insignifiant. Je suis content de voir qu’elle prend son rôle au sérieux pour une fois. Son front se plisse soudain car elle vient de se rappeler quelque chose.

« Je ne suis pas sûre de m’être garée correctement. Cela dit, c’est dimanche, je pense qu’on fera preuve de mansuétude. Après tout, mon père est commissaire. Si je reçois une amende, je lui demanderai qu’on fasse sauter ma prune. »

Elle soulève un sourcil avant d’ajouter :

« J’aurais peut-être dû formuler cela d’une autre manière. »

C’est l’occasion pour Sabine et moi de rire ensemble pour la première fois depuis quelques jours. Nous l’accompagnons à pied jusqu’à sa voiture dont je constate qu’elle a deux roues rangées sur le trottoir. Le pare-brise est heureusement dépourvu de petit papier. Elle aurait payé l’amende de sa poche car il n’y a pas de favoritisme dans mon univers. Il n’y a pas, non plus, de petite corruption. Après avoir attaché Erika et difficilement placé le landau et le matériel dans son coffre, elle se tourne vers nous.

« Je la dépose chez ses parents et je rentre immédiatement. J’ai encore du travail à faire. Cela dit, Véronique et Élodie auront pu profiter de leur sieste améliorée. »

Elle agite les sourcils comme Groucho Marx et manipule un cigare imaginaire au coin de la bouche. Elle ne cessera donc jamais de faire le clown. À 14 h 30 précises, Erica rentre, quinze minutes après nous. Elle ôte sa doudoune et s’assied un instant à nos côtés.

« Véronique et Élodie vont encore la promener ce soir. Cette petite doit prendre l’air pour développer ses poumons. Si elle ressemble à une de ses mamans, elle devrait être douée en ce domaine. »

Elle fait référence au fait qu’Élodie affiche une poitrine généreuse. Elle a l’habitude de mettre ses attributs en valeur par des sweat-shirts, une ou deux tailles trop petites. Erica ajoute, rêveuse :

« Vous ne pouvez pas savoir comme c’est relaxant de s’occuper d’un bébé. »

« Ce n’est pas le souvenir que nous en avons gardé », dis-je.

« C’est que vous vous y preniez mal », rétorque-t-elle. « J’aurais dû vous conseiller. Évidemment, à cet âge-là, je ne parlais pas encore. »

« Je me le rappelle avec nostalgie. »

« Très drôle. Pour une fois, je te laisse le dernier mot, Papa. Je monte pour relire mes cours. Faites ce que vous voulez pendant ce temps mais ne poussez pas trop de cris. Je vous connais. »

Sabine et moi, nous nous regardons d’un air sceptique avant de nous replonger dans nos livres. Vers 18 heures, je garnis un sandwich au fromage que je vais porter à Erica. Plongée dans un traité d’algèbre, elle me remercie sans me regarder. Je la laisse à sa tâche. Sabine et moi sommes occupés à déguster les croque-monsieur que j’ai préparés quand mon téléphone privé se met à retentir. C’est Véronique qui appelle. Ma première pensée, c’est qu’Erica a oublié un objet chez elles. Quand j’accepte l’appel, je n’entends que des sanglots et des hoquets. Mon pouls s’accélère.

« Véro ? Que se passe-t-il ? »

Le silence se prolonge mais j’entends des bruits de fond qui m’indiquent que la communication n’a pas été coupée.

« Véro, tu m’entends ? »

Je sais qu’il s’est passé quelque chose de grave.

« Réponds-moi, Véronique ! »

Elle finit par se calmer avant de me dire d’une voix presque inaudible :

« Je suis aux urgences. Nous avons été attaquées par une bande de jeunes. »

Chapitre 2

Sabine lève les sourcils comme pour me demander de quoi il s’agit. J’agite la main pour la faire patienter et je m’éloigne vers la cuisine. Je ne veux pas déranger Erica à l’étage. En fait, je ne veux pas qu’elle soit au courant. Je referme la porte avant de reprendre la conversation. Je n’entends plus les sanglots. Ma première question concerne la personne la plus fragile.

« Erika va bien ? »

« Oui, oui, Marc. Je n’ai pas été blessée non plus. C’est Élodie. Elle est en salle d’opération en ce moment. Je ne sais pas si elle va s’en tirer. »

Cette fois, elle laisse éclater sa peine. Je lui laisse encore le temps de se reprendre.

« Ne me raconte pas ce qui est arrivé. Dis-moi seulement si la police est intervenue. »

« Oui. Un témoin nous a sauvé la vie. Il a aussi appelé le numéro d’urgence et on nous a envoyé trois voitures de patrouille et une ambulance. »

J’entends qu’elle se mouche.

« Où est le bébé ? »

« J’ai appelé ma mère. Elle est venue chercher Erika à l’hôpital. La petite dormait toujours. Elle ne s’est même pas réveillée pendant l’attaque. Une des voitures de police s’est occupée du landau et a suivi l’ambulance qui nous avait embarquées, Élodie, le bébé et moi. Oh, Marc, je ne sais pas ce que je ferais si mon épouse devait… »

Elle ne termine pas sa phrase. Ce n’est pas nécessaire.

« N’y pensons pas, Véronique. Cela se passera bien. J’arrive tout de suite. »

Sabine m’attend au salon, inquiète. Elle n’a pas besoin de m’interroger. Je lui explique, à voix basse, ce qui se passe. Elle agite la tête, tandis que ses yeux se mouillent. Pendant que je passe ma gabardine, elle me demande :

« Elles ont été attaquées parce qu’elles sont lesbiennes ? »

« Je ne sais pas. Nous essaierons de comprendre, pour autant qu’il y ait de quoi comprendre. Je pars tout de suite pour l’hôpital. Je te tiendrai au courant. Si Erica te pose des questions, invente un mensonge. Je ne veux pas qu’elle sache… pas encore. »

Vingt minutes plus tard, feux stroboscopiques en action, j’arrive aux urgences. Je décline mon identité et je demande à un médecin ce qu’il en est. Le jeune urgentiste me signale que la victime a été stabilisée. Après avoir diagnostiqué les différents traumatismes, il a fait appel au chirurgien de garde. Élodie est actuellement en salle d’opération.

« Quelle intervention subit-elle en ce moment ? »

« Elle souffre, entre autres, d’une hémorragie interne due à un éclatement de la rate. »

Mon cœur descend dans mes talons. J’ai très peu de connaissances médicales mais ce que je viens d’entendre me remplit d’effroi.

« En quoi consiste l’intervention ? »

« Probablement en l’ablation de cet organe. Pour vous rassurer : on peut vivre sans la rate. D’autres organes peuvent prendre en charge ses différentes fonctions. »

Il a tout fait sauf me rassurer. Je n’ai pas d’autres questions à lui poser. Même si j’en avais, ma gorge est trop serrée pour former la moindre phrase. Il me propose de l’accompagner pour me conduire vers le bloc opératoire. Cinq minutes plus tard, je me retrouve dans un couloir dans lequel m’attendent Véronique et deux agents. Je reconnais Marie Longueville et Chardy. Le contraste entre les deux policiers ne pourrait être plus grand. Elle est petite et ronde, il est grand et athlétique. Je m’adresserai à eux dans un instant car Véronique se précipite dans mes bras. Je la serre longuement car je sais que les paroles ont peu d’importance en ce moment. Quand elle finit par desserrer son étreinte, je l’aide à reprendre place sur un siège. Je vois, à présent, qu’elle est plus diaphane que jamais, ses lèvres semblent exsangues et ses cheveux blonds vénitiens lui collent au front. Le jeune médecin est toujours là, derrière moi. Je lui demande :

« Il y a longtemps qu’on l’a prise en charge ? »

« L’équipe travaille depuis 30 minutes. Je ne m’attends pas à ce qu’ils en aient fini avant deux ou trois heures au moins. Si j’ai bien compris, la patiente est une de vos collègues. »

« Oui, elle s’occupe de tout ce qui se rapporte à la technologie au commissariat de Maurigny Est. »

Je confirme ses suspicions. C’est une collègue et, à ce titre, l’enquête qui la concerne bénéficiera de nos meilleurs efforts. Quand on touche à une des nôtres, on touche à toute la police.

« Merci, Docteur. Je vous laisse rejoindre votre poste. »

Il me salue avant de s’éloigner. Je jette un regard sur Véronique qui est prostrée, le visage dans les mains. Je m’adresse aux agents :

« C’est vous qui avez reçu l’appel ? »

Chardy, au physique de culturiste et au visage d’Apollon, me répond :

« Non, Commissaire. Trois patrouilles ont été dépêchées sur place ainsi qu’une ambulance. Goossens et Baldi ont appelé les secours, après avoir prodigué les premiers soins. Ils ont ensuite recueilli la déclaration du témoin resté sur place. Les descriptions qu’il a données ont été diffusées à toutes les patrouilles mais sont malheureusement assez vagues. Nous avons été appelés pour relayer nos collègues, il y a quelques minutes. Ils rédigeront leurs rapports au commissariat. »

« Il y avait donc un témoin, dites-vous. »

« Oui. Plus qu’un témoin, d’ailleurs. C’est son intervention qui a mis fin à l’agression. »

« Est-il rentré chez lui ? »

« Oui, Commissaire, mais il se tient à notre disposition. On lui doit une fière chandelle. »

Le policier jette un regard furtif vers Véronique et me dit assez fort pour que tout le monde puisse entendre :

« Son intervention a sauvé la vie à madame Granville. »

Nous espérons tous qu’il dit vrai. Je décide d’appeler Sabine pour l’informer et pour lui dire que je resterai à l’hôpital le temps qu’il faudra. Elle me signale qu’elle a mis mon dîner au micro-ondes si j’ai faim à mon retour. Je pense néanmoins que mon appétit est coupé pour aujourd’hui.

Les policiers ont l’estomac mieux accroché et se rendent à la cantine pour se restaurer. À leur retour, une demi-heure plus tard, je leur signale que nous n’avons plus besoin de leurs services et qu’ils peuvent reprendre leur patrouille de nuit. Je reste assis à côté de Véronique. Je constate que sa blouse est détrempée et elle commence à sentir le lait caillé. Je ne lui en fais pas la remarque.

Vers 23 heures, l’équipe chirurgicale sort de la salle d’opération. Deux infirmiers manœuvrent le lit sur lequel se trouve Élodie. Véronique et moi nous levons pour voir ses poignets reliés à des perfusions et ses paupières noircies par des hématomes. Ma compagne leur demande si elle peut embrasser son épouse. Quand la chirurgienne donne son autorisation, Véronique pose ses lèvres sur celles d’Élodie et lui souffle quelques mots à l’oreille. Des mots qui sont plus destinés à elle-même qu’à la patiente. Une infirmière prend Véronique à part tandis qu’Élodie s’éloigne dans le couloir.

« Vous êtes l’épouse de madame Granville ? »

Elle reçoit un hochement de tête pour toute réponse. L’infirmière lui prend les mains et lui présente un sourire réconfortant pour s’adresser à elle.

« L’opération s’est bien passée. L’hémorragie a été stoppée mais il a fallu pour cela procéder à l’ablation de la rate. Il faudra attendre quelques heures et le réveil de la patiente pour effectuer tous les examens. Je peux vous dire que l’équipe médicale est optimiste. Tout s’est bien déroulé et tous les signes vitaux sont restés stables pendant l’intervention. Rentrez chez vous maintenant et reposez-vous. Vous n’aurez pas de droit de visite durant les prochaines heures. Nous ne vous appellerons que si son état devait se détériorer, ce qui n’est absolument pas envisagé actuellement. Donc, d’ici là, pas de nouvelles, bonnes nouvelles. »

Elle remarque alors la même chose que moi et dit, avec le sourire :

« Allez vous occuper de votre bébé. Nous nous occupons de Madame. »

Je n’ai plus rien à faire ici pour l’instant. Je passe par le secrétariat de l’hôpital pour m’assurer qu’ils sont en possession du numéro d’appel de Véronique. Je leur communique aussi le mien pour qu’ils me tiennent au courant.

Une demi-heure plus tard, Erica m’accueille, un verre de porto à la main.

« Tiens, me dit-elle, je crois que tu en as besoin. »

Elle prend place à mes côtés dans le canapé et me regarde d’un air curieux.

« Maman m’a dit que tu t’es rendu à l’hôpital pour t’enquérir de l’état de santé d’une victime de coups et blessures. Depuis quand un commissaire prend-il le temps de faire cela ? »

Elle me prend de court. Je dois inventer une explication crédible en quelques secondes. Faute de mieux, je mens.

« Le patrouilleur m’a dit qu’il s’agissait de la fille d’un conseiller de Maurigny. Je n’étais pas obligé de m’y intéresser de près mais tu sais que nous devons essayer de rester dans les bonnes grâces des dirigeants de la Ville. »

Je ne sais pas si je l’ai convaincue et je suis sûr qu’il faudra finir par lui dire la vérité. Ce sera pour plus tard. J’avale le porto d’un trait mais je n’ai toujours pas faim. Sabine apparaît à la porte de la cuisine. Elle lève les sourcils pour m’interroger sans qu’Erica ne le voie. Je hoche discrètement la tête pour lui faire comprendre que les choses sont sous contrôle. Sabine place mon assiette réchauffée sur la table et m’apporte les couverts. Je m’installe pour picorer quelques fourchetées pour lui faire plaisir.

Erica finit par prendre congé.

« Il est tard et je me mets en route à 7 heures. Soyez sages quand je ne serai pas là pour vous surveiller. »

Elle nous dévisage tour à tour.

« Et si vous désirez des conseils conjugaux, n’hésitez pas à me contacter. »

Nous lui répondons par des sourires crispés.

Lundi 12 décembre

Je démarre quelques minutes après ma fille. J’emprunte la petite route qui traverse notre hameau de Villers-sous-Bois, celle qui me permet d’atteindre la nationale. Celle-ci emprunte le tracé d’une route romaine, parfaitement rectiligne et remonte vers le nord en traversant la forêt. Quelques minutes plus tard, j’aperçois les premières maisons de l’agglomération de Maurigny. Je dépasse l’hôpital à ma gauche sans même y jeter un regard et quelques centaines de mètres plus loin, je tourne à droite vers le parking du commissariat. Après que l’agent m’a ouvert la barrière, je gare ma berline allemande sur mon emplacement réservé. Je sais que la journée sera longue et pénible.

Un autre agent m’accueille à la réception. Quelques mètres plus loin, Alexandra, notre relation publique, me salue de la tête. La cinquantaine élégante, celle qui se cachait naguère derrière un accoutrement gris et triste est désormais habillée à la mode et maquillée avec discrétion. La transformation est le résultat de l’entrée d’un homme dans sa vie. Celui-ci lui propose tout ce dont elle a toujours eu besoin : la gentillesse, la douceur et l’attention qui lui faisaient défaut. Je vois à son regard qu’elle est au courant de la situation.

« Bonjour, Commissaire. Je sais ce qui est arrivé. C’est horrible. »

Ses yeux se mouillent et ses doigts se nouent.

« Oui, Alex. Vous savez que nous ferons tout ce qui est possible pour appréhender rapidement les agresseurs. »

Je lui prends les mains qu’elle a posées sur son bureau. Elle me dit :

« Votre fille a-t-elle été prévenue ? »

J’ai eu le temps d’y réfléchir pendant le trajet.

« Non car je voulais qu’elle reparte à Luxembourg pour reprendre ses cours. Je l’appellerai aujourd’hui car il ne sera pas possible de la laisser dans l’ignorance pendant très longtemps. Les nouvelles voyagent vite. »

Elle se tamponne les paupières à l’aide d’un mouchoir en dentelle qu’elle a sorti de sa manche avant de me dire :

« Le témoin m’a appelée il y a cinq minutes. Il passera vous voir en fin de matinée. Il m’a dit que ce serait vers 11 h 30. »

Je programme rapidement mon emploi du temps.

« Demandez à Lefebvre, Dupuis et Beaulieu de me rejoindre dans 30 minutes. »

J’arrive à mon local dont la porte est surmontée d’une petite plaque de cuivre sur laquelle on peut lire « Marc Deauville. Commissaire ».

J’ai été promu à ce grade récemment, lors de l’accession à la retraite du commissaire précédent, mon mentor et désormais ami, Émile Charles. J’ai agrémenté son local spartiate de quelques décorations personnelles. Un cadre sur mon bureau contient une vieille photo de Sabine, Erica et moi. Ma fille doit y avoir sept ans et date donc d’il y a une dizaine d’années. Je soupire en la voyant car la complicité qui nous unissait semble actuellement en grand danger. Je me promets d’essayer de remédier à cette situation. Un dossier m’attend. Il est intitulé « Agression, coups et blessures. Victime : Élodie Granville. »

Le nom de l’agent qui l’a rédigé figure sur la page de garde : Goossens. C’est une femme à laquelle j’ai eu affaire lors de la découverte d’un cadavre au fond d’une impasse. Je prends connaissance de son rapport.

« Nous avons été alertés par la permanence qu’une agression était en cours au carrefour de l’avenue des Pruniers et de la rue des Pêcheurs. Notre voiture de patrouille est arrivée la première sur les lieux, suivie bientôt par deux autres. Les agresseurs avaient déjà quitté les lieux. La compagne de la victime était présente, ainsi que le témoin qui nous attendait et essayait de la calmer. Un landau se trouvait à proximité. J’ai vérifié que le bébé qui s’y trouvait était indemne. En fait, celui-ci dormait profondément. La victime gisait sur le sol et semblait grièvement blessée. Je lui ai placé ma veste sous la tête et je lui ai pris le pouls pour constater qu’il était régulier. Le témoin m’a dit qu’il avait déjà effectué ces vérifications. La respiration de la victime était normale mais, outre les blessures dues aux coups subis, son teint était bleuâtre. Baldi, mon binôme, a rappelé les services d’urgence en expliquant les circonstances. Ils étaient déjà en route. À l’arrivée de l’ambulance, la victime a été stabilisée, j’ai récupéré ma veste et deux collègues ont embarqué Véronique (elle ne le précise pas mais Goossens connaît à la fois Élodie et Véronique), le bébé et le landau. Les deux autres collègues se sont chargés de sécuriser les lieux et de faire les constatations d’usage. Ils sont restés sur place pour attendre l’arrivée de la police scientifique. Baldi et moi-même avons ensuite recueilli le témoignage de l’homme qui a mis fin à l’agression. Dès que notre tour de garde a pris fin, Baldi et moi sommes rentrés au poste pour rédiger notre rapport. Vous trouvez en annexe le témoignage dont il est question plus haut. »

Je m’apprête à lire ledit rapport quand Alexandra frappe à ma porte entrouverte.

« Commissaire, la compagne de madame Granville aimerait vous voir. »

Je ne la corrige pas bien que le couple soit marié depuis quelques semaines.

« Faites-la entrer, Alex. »

Je me lève pour l’accueillir. Elle a déjà repris du poil de la bête. Son teint est moins cadavérique et son visage trahit une détermination retrouvée. Je la serre dans mes bras et je l’invite à prendre place sur un des sièges. J’en place un autre à ses côtés pour rendre notre entretien plus intime. Je décide de ne pas prendre ses mains dans les miennes pour ne pas paraître trop protecteur. Je veux qu’elle récupère toute sa confiance en elle. Elle en aura besoin.

« Erika est-elle restée chez ta mère ? »

« Oui. Elle y restera pendant quelques jours. J’ai tiré du lait ce matin pour les deux prochains biberons. Je retournerai la voir régulièrement mais je veux me tenir à votre disposition tant que je pourrai vous être utile. J’espère aussi ne pas sentir comme une fromagerie d’ici la fin de la journée. »

Elle esquisse déjà un léger sourire. C’est bon signe.

« Te sens-tu capable de nous donner ta version des faits ou préfères-tu attendre encore un peu ? »

Elle secoue la tête vigoureusement.

« Non, non, Commissaire, je veux faire avancer les choses. »

« Appelle-moi Marc, même ici, et tu peux me tutoyer. Nous faisons partie de la même famille grâce à ma fille. »

« C’est vrai. Nous adorons ta fille Erica. Elle représente tout ce que nous voudrions que notre bébé devienne plus tard. Une belle jeune femme, intelligente, courageuse et indépendante. À ce propos, est-elle au courant de… »

« Non, pas encore. Je l’appellerai aujourd’hui car je redoute sa réaction. »

« Tu veux que je commence à faire ma déposition ? »

« Attends encore cinq minutes. Mes inspecteurs vont arriver. Cela nous évitera de devoir tout répéter plusieurs fois. En attendant, je te propose un café. »

Elle hoche la tête et je me dirige vers ma machine à capsules.

« Expresso ou café latte ? »

« Expresso. »

Pendant que je prépare les deux boissons, elle me dit :

« Je suis passée par l’hôpital ce matin avant de venir ici. Élodie se porte bien, vu les circonstances. J’ai aidé l’infirmier à faire sa toilette. J’ai réussi à ne pas arracher ses perfusions. On m’a assuré qu’elle serait probablement consciente cet après-midi. »

Elle réprime des sanglots.

« J’essaie de ne pas voir l’état dans lequel ces salauds l’ont mise. J’essaie de superposer mentalement l’image que je veux garder d’elle. »

« Et qu’elle retrouvera bientôt », m’empressé-je d’ajouter.

Pendant que nous dégustons nos cafés, on frappe à la porte que j’avais refermée. Je fais entrer André Lefebvre, mon plus fidèle lieutenant. Celui-ci est longiligne, son visage allongé arbore un nez en lame de couteau et une mèche brune lui cache immanquablement un des deux yeux. Ce matin, c’est le gauche qu’il doit dégager d’un mouvement de la tête. Lefebvre est un proche de la famille, au point qu’Erica l’appelle oncle André. Dans le cadre professionnel, nous gardons des rapports formels, ce qui signifie qu’il me vouvoie.

« Cela sent bon le café, Boss. Je peux me servir ? »

« Vas-y, André. Prépare aussi deux tasses pour Alain et Gisèle. »

Il se dirige vers la machine au moment où ses deux collègues viennent nous rejoindre. Alain Dupuis est grand, comme Lefebvre, mais pèse vingt kilos de plus. Sa tête carrée arbore une brosse blonde, drue et anachronique qui n’aurait pas fait tache dans une bande dessinée des années 60. Lui aussi est honoré du titre d’oncle par Erica, d’autant plus qu’Héloïse, son épouse, est la meilleure amie de Sabine. Il prend un des trois sièges pour se placer près de nous. Il est suivi quelques secondes plus tard par Gisèle Beaulieu. C’est une belle blonde, grande et athlétique. Elle garde la forme en fréquentant la même salle de sport que Dupuis et moi-même. Nous pouvons aussi utiliser la petite salle de mise en forme située dans les locaux du poste de police. Beaulieu a déjà fait ses preuves, depuis qu’elle a quitté les rangs des agents en uniforme, en nous épaulant efficacement lors de plusieurs enquêtes importantes. Elle prend aussi place près de nous. Quand nous sommes tous installés, un café à la main, j’entame les débats.

« Tout le monde connaît Véronique et sait ce qui est arrivé hier. »

Tous les visages sont fermés. Beaulieu a sa tête des mauvais jours. C’est aussi une des raisons qui m’ont poussé à l’intégrer dans mon cercle fermé d’inspecteurs d’élite. Elle nous apporte son regard féminin, voire féministe et affiche volontiers ses états d’âme. C’est souvent utile.

« Elle vient nous faire sa déposition. Gisèle, je peux te demander d’enregistrer sa déclaration ? Tu demanderas à Alexandra de rédiger le document écrit en utilisant l’application ad hoc. Véronique le signera quand elle en aura le temps. »

Je me tourne vers la jeune femme qui est décidée à parler. Elle tousse pour se dégager la gorge qui a dû être très serrée depuis hier.

« Nous étions parties faire une promenade apéritive en suivant notre chemin habituel. C’est essentiellement un aller-retour vers la rivière. Vers 17 heures, nous étions à trois cents mètres de chez nous et nous passions sous la voie de chemin de fer. J’avais remarqué, de loin, un groupe de jeunes qui discutaient bruyamment. Ils étaient cinq : quatre gamins et un jeune adulte, plus grand que les autres. Nous les avons salués de la tête et comptions poursuivre notre chemin. Quand nous sommes arrivées à leur hauteur, ils ont commencé à nous suivre de près. Ils ont ensuite fait des remarques désobligeantes, du genre “Qui est l’homme dans votre couple ?” “Embrassez-vous. Les gouines, ça nous excite !”. Rien d’original, malheureusement. C’est alors qu’un garçon du groupe a dit qu’il voulait voir ce qui se trouvait dans le jean d’Élodie. Il s’est emparé de sa ceinture dans le but de la détacher. Élodie s’est retournée et lui a filé un coup de coude dans la mâchoire. Trois autres se sont joints à leur copain pour attaquer mon épouse. Quand j’ai voulu intervenir, le grand m’a saisi par-derrière, une main sur ma bouche, l’autre sur ma poitrine. Il m’a serré un sein qui est actuellement dur et douloureux avant la tétée. J’ai alors assisté, impuissante, à une scène d’une incroyable violence. Élodie s’est vite contentée d’essayer de parer les coups dirigés vers son visage mais elle s’est rapidement retrouvée au sol. Cela n’a sûrement pas duré plus d’une minute mais cela m’a semblé interminable, effroyable, insupportable. Ils la frappaient des poings et des pieds. Elle s’est retrouvée en position fœtale, les mains sur la tête, pour mieux se protéger. Durant tout ce temps, le landau est resté à deux ou trois mètres de moi. Pendant que j’étais soumise à ce spectacle terrifiant, je n’avais qu’une peur : qu’ils s’en prennent au bébé. »

Elle reprend son souffle, dépose sa tasse de café et serre les mains si fort que ses jointures en deviennent blanches. Gisèle se lève pour lui poser les paumes sur les épaules et lui murmure quelques mots d’encouragement avant de se rasseoir.

« J’ai essayé de prendre mon téléphone mais celui qui me tenait m’a dit “Laisse ça en poche et il n’arrivera rien à ton bébé.” J’ai bien cru qu’ils allaient tuer Élodie. Ils étaient pris d’une frénésie et ils riaient pendant qu’ils lui portaient des coups. Leurs regards semblaient étrangement détachés de ce qu’ils faisaient. Peut-être l’effet combiné d’une drogue et de la haine qu’ils ressentaient envers des personnes qui ne partagent pas leur mode de vie. »

Je vois qu’elle a du mal à poursuivre. Je la relance, tant qu’elle semble avoir le courage de nous parler.

« C’est alors que le témoin est arrivé ? »

Elle se concentre.

« Oui. Il est arrivé en criant des choses comme “Qu’est-ce que vous foutez ?” et “Laissez-les tranquilles !” Il en a empoigné deux qu’il a jetés à terre. Ils étaient décontenancés par l’irruption d’un homme si déterminé à nous aider et si impressionnant, physiquement. La mini-bagarre qui l’a opposé au groupe de jeunes n’a duré que quelques secondes. Ils ont vite compris qu’ils n’avaient aucune chance contre lui. Ils lui ont encore donné quelques coups de poing et en ont reçu à leur tour. Celui qui me tenait en respect leur a crié de déguerpir, ce qu’ils ont fait sans demander leur reste. Le témoin a essayé d’en retenir un mais il a été libéré par deux autres agresseurs. Ils sont tous repartis en direction de la rivière. »

« Qu’a fait ce témoin ensuite ? »

« Il m’a demandé si j’étais blessée. Quand je lui ai dit que j’étais indemne, il s’est penché sur Élodie pour lui prendre le pouls et lui parler alors qu’il la savait inconsciente. C’était vraiment notre ange gardien. Il a ensuite appelé les services de secours. La police puis l’ambulance sont arrivées rapidement. J’ai pris Erika dans mes bras, toujours endormie et j’ai accompagné Élodie aux urgences. Je crois que le témoignage de notre sauveur a été recueilli par un des patrouilleurs. »

Je hoche la tête.

« Seras-tu disponible durant les prochains jours ? » lui demandé-je.

« Après la naissance d’Erika, j’ai pris deux ans de congés sans solde pour m’occuper d’elle. Maman a installé le matériel du bébé chez elle jusqu’à ce qu’Élodie soit rétablie. Elle en prendra soin. Moi, je continuerai à tirer du lait pour compléter son alimentation. Comme maman habite à deux pas, ce ne sera pas trop contraignant. »

« Tu rendras visite à ta femme cet après-midi ? »

« Oui, j’irai vers 14 heures. Tu viendras nous dire bonjour ? »

« J’y serai, Véronique. Je te laisse rentrer chez toi. Merci d’être venue nous donner ton témoignage. »

Elle se lève et se laisse embrasser tour à tour par nous quatre. Quand elle a quitté mon bureau, je donne mes consignes.

« Gisèle, occupe-toi de transmettre ton enregistrement à Alexandra. André, contacte tous les animateurs de terrain, ceux qui s’occupent des jeunes en difficulté. Alain, rassemble les agents qui sont tuyautés par des indics. Quelqu’un doit savoir qui a attaqué Élodie. Plus vite on les coincera, mieux cela vaudra. Avant le déjeuner, je recevrai le témoin et après ma visite à l’hôpital, j’irai chez les spécialistes pour examiner les images des caméras de sécurité. Allons-y et tenons-nous au courant. »

Je suis bientôt seul dans mon bureau quand mon téléphone privé se met à vibrer. Je pousse un mot de Cambronne sonore car je sais qui m’appelle. Cela m’avait échappé.

« Bonjour, Princesse. »

C’est une voix excédée qui me parvient. Je mets un peu de distance entre l’appareil et mon oreille.

« Tu n’aurais pas songé à m’informer d’une chose aussi importante ? »

« J’allais le faire mais je n’en ai pas eu le temps. »

« Tu imagines comment je me sens, Papa ? Tu me considères vraiment comme une quantité négligeable. Enfin, quels que puissent être tes sentiments à mon égard, je rentre illico à Maurigny. »

Je lui réponds fermement.

« Non, tu restes là ! Pas question que tu reviennes ! Tu ne ferais que me marcher sur les pieds. Je t’assure que je m’occupe de tout. Véronique et le bébé sont indemnes et Élodie sera bientôt sortie d’affaire (je m’avance sans doute un peu). Alors, fais ton travail d’étudiante et étudie. »

Je me rends compte que j’ai peut-être utilisé un ton trop ferme. Un long silence s’ensuit. Elle réfléchit à sa réponse. Elle finit par me dire :

« Soit. Sache que j’apprécie peu d’être traitée comme une enfant. Je reste là mais j’exige que tu me tiennes au courant de l’évolution de la situation. »

« C’est pour le mieux, Princesse. Je te… »

Je ne termine pas ma phrase car elle a déjà raccroché.

Je souffle avant de ranger mon téléphone. Je m’apprête à reprendre le dossier ouvert par Goossens quand Alexandra frappe à nouveau à la porte ouverte. Son visage est un grand point d’interrogation.

« Commissaire, un homme demande à vous voir. Il dit s’appeler Luc Deauville. Il prétend être votre frère. »

Chapitre 3

Je pensais que la journée ne pouvait pas être pire. Je me trompais. Après quelques secondes de réflexion, je réponds :

« Non, Alexandra. C’est bien mon frère mais je ne veux pas le voir. Cherchez une excuse. Il y en a une toute trouvée d’ailleurs : nous nous occupons d’une agression contre une collègue et je reçois bientôt un témoin dans mon bureau. »

Elle me regarde, étonnée, et s’attend à plus d’explications. Comme elle voit qu’elle n’en recevra pas, elle s’excuse et disparaît. Je pensais ne plus entendre parler de lui. Je l’avais rayé de ma vie, je l’avais presque rayé de ma mémoire. J’ai pourtant la certitude que je vais devoir faire face au problème. En attendant, j’ai d’autres soucis qui m’attendent. Je commence enfin à lire la déclaration de notre témoin. Je souris en voyant son nom : Lechien, prénom : Félix. Certains parents font preuve d’humour au détriment de leur enfant.