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Après avoir semé la terreur en Europe et en Amérique du Nord, un tueur en série redoutable pose ses valises à Maurigny. Maître de l’informatique, il utilise les plateformes qu’il a créées pour attirer ses victimes, se cachant derrière des avatars issus de ses propres innovations en intelligence artificielle. Ces figures virtuelles, fascinantes et trompeuses, séduisent et piègent ceux qui croisent leur chemin. Son génie diabolique réside dans sa capacité à ne jamais répéter le même mode opératoire, rendant son identification et son arrestation presque impossibles. Marc Deauville devra redoubler d’ingéniosité pour mettre fin à son règne de terreur. Parviendra-t-il à l’interrompre avant qu’il ne frappe à nouveau ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
D’origine britannique,
John Ray est parfaitement bilingue, il lit et écrit depuis toujours en français et en anglais. Il signe, avec "La collection", son septième roman de la série Les enquêtes de Marc Deauville.
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Seitenzahl: 497
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John Ray
La collection
Les enquêtes de Marc Deauville
Roman
© Lys Bleu Éditions – John Ray
ISBN : 979-10-422-4272-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La collection est le septième roman de la série « Les enquêtes de Marc Deauville ».
Il fait suite à :
Les Labyrinthes de l’oubli, 2019.
Carrefour des vices, 2020.
Les ravisseurs d’âmes, 2020.
Les paradis perdus, 2021.
La femme écartelée, 2022.
Le retour de l’enfant prodigue, 2023.
Tous publiés aux éditions Le Lys Bleu.
Lundi 26 février 2024
« Salomé » a enfin reçu la vidéo qu’elle attendait impatiemment depuis plusieurs jours. « Martin » la lui a envoyée par courrier crypté. Les cercles dans lesquels elle évolue n’acceptent que les pseudonymes. Les noms véritables sont tabous, mais c’est bien la seule chose qui le soit. Elle est émoustillée à l’idée d’en découvrir le contenu, mais elle connaît déjà les grandes lignes du scénario pour y avoir participé activement. Malgré les apparences, c’est elle qui devrait être aux commandes. Elle sourit en se demandant si le montage aura été effectué de manière professionnelle, mais avec les moyens techniques dont on dispose actuellement, il n’y a pas trop d’inquiétudes à avoir.
Ce soir, elle avait prévu de rester chez elle et elle décide de se faire plaisir. Elle passe à la salle de bain pour se doucher et, après s’être séchée, elle renonce à se rhabiller. Elle a déjà mangé un plat chaud au déjeuner. Elle dînera léger, ce soir. Elle passe à la cuisine, en pantoufles, pour se préparer un sandwich au fromage qu’elle découpe en triangles et place sur une assiette en plastique. Elle se verse un verre de vin blanc dans un verre en plastique, lui aussi. Elle ne veut pas causer une catastrophe écologique en cas de mouvement trop brusque. Celui-ci pourrait être dû à une réaction trop enthousiaste au contenu de la vidéo. Elle ouvre un plaid pour protéger le canapé dans lequel elle se couchera pour la visionner et place l’assiette et le verre sur une table basse, à portée de main. Son ordinateur est déjà allumé et la pièce jointe prête à être envoyée par Bluetooth vers l’écran de son téléviseur à ultra haute définition. Elle s’installe confortablement, nue, la tête posée sur un des accoudoirs. Elle grignote un morceau de sandwich qu’elle fait descendre d’une gorgée de vin. Elle fait durer le plaisir qui n’en sera que plus grand, elle en est certaine. Elle pousse sur le bouton de démarrage et découvre rapidement que le résultat dépasse, de loin, ses espérances.
Un générique apparaît, à l’américaine. Le titre du film est « Salomé est très attachée à Martin », produit par ArtClipsAI. Elle sourit, car le titre correspond bien à ce qu’elle pense y trouver. La première scène se déroule dans sa chambre à coucher. C’est bien la sienne, avec le même lit, les mêmes meubles, les mêmes bibelots et les mêmes cadres accrochés aux murs. Plusieurs caméras semblent y avoir été dissimulées, car le montage, de qualité professionnelle, couvre tous les angles de l’action. Dans son canapé, Salomé commence à se caresser.
C’est une petite brune aux yeux marron. Elle porte les cheveux longs bien que ce ne soit plus à la mode. Elle n’a aucun problème d’image corporelle, ce qui n’est pas à la mode non plus. Elle aime son corps, y compris sa cellulite et ses culottes de cheval, et aime en faire profiter d’autres.
À 32 ans, elle a déjà atteint une position de cadre scientifique dans une firme technologique récemment implantée dans le nouveau pôle de la ville. Elle gagne très bien sa vie et n’a aucune obligation familiale, car elle a décidé de ne pas vivre en couple. Elle a surtout décidé de ne pas avoir d’enfant. Elle a acheté sa maison récemment et aura fini de rembourser son prêt dans moins de dix ans. Ses parents vivent à plus de 200 km, ce qui lui permet d’espacer les visites. Elle dispose de son temps libre à sa guise. Elle aime les rencontres anonymes avec des hommes différents. C’est un mode de vie plus commun qu’il n’y paraît. De plus en plus commun avec le développement des sites de rencontres qui couvrent tous les publics et tous les fantasmes. Elle est inscrite sur plusieurs de ces plateformes. Son temps libre est très, très occupé, au point qu’il ne s’agit plus vraiment de temps libre. À une autre époque, on l’aurait qualifiée de nymphomane. On admet de nos jours que les gens disposent d’eux-mêmes comme ils l’entendent, qu’ils soient homme ou femme. Il suffit de s’entendre sur les règles et de s’y tenir.
Sur les images, elle n’a gardé que sa culotte et son soutien-gorge pour accueillir son visiteur. Elle en reconnaît les modèles et les couleurs. Ce sont bien les siens. Elle est debout face à la porte lorsqu’elle invite l’homme à entrer.
Sur l’écran, on voit s’avancer Martin. Il est grand et athlétique et doit avoir la quarantaine, s’il dit vrai. Il est habillé d’un sweat-shirt, d’un jean et est chaussé de baskets. Il porte ses cheveux châtains mi-longs. Un gros plan sur son visage souriant montre qu’il a les yeux verts et une dentition régulière. Il porte à la main un petit sac de voyage qui contient sûrement ce qui a été convenu. Salomé se voit à présent en gros plan. Sa peau est claire et soignée, son sourire narquois. À présent, une caméra fait un panoramique de la chambre à coucher. Au milieu de celle-ci, trône le lit, trop grand pour elle seule, mais idéal lorsqu’elle a de la compagnie. Elle a pris la précaution d’enlever la couette, car l’essentiel de l’action se déroulera sur les draps.
Martin dépose son sac sur le bas du lit. Il s’approche de Salomé, jusqu’à quelques centimètres d’elle, le visage penché vers le sien. Au moment où il pose ses lèvres sur celles de la femme, il lui tire violemment les cheveux pour lui pencher la tête en arrière afin de lui mordre le cou.
Dans son canapé, Salomé ressent le mélange de douleur et d’extase causé par cette manœuvre convenue d’avance. Elle écarte les cuisses pour plonger la main dans son entrejambe.
Martin mord à nouveau le cou de la femme avant de la projeter sur le lit. Il se jette sur elle pour lui arracher la culotte tandis qu’elle se débat en vain. Il ouvre son sac et en sort une paire de ciseaux avec laquelle il découpe le soutien-gorge pour dévoiler la menue poitrine de sa victime. Il lance le tissu mutilé au sol à côté du premier sous-vêtement. Il la gifle et lui souffle des insultes et des menaces dans l’oreille. Il commence à lui poser des baisers sur tout le corps. Elle arque son dos pour lui signifier sa soumission. Il sort du sac quatre paires de menottes et se met à l’entraver par les poignets et les chevilles aux montants du lit. Il sort ensuite deux pinces reliées par une chaîne pour les attacher à ses mamelons. Le pincement lui envoie des ondes de douleur et de plaisir des seins jusqu’aux orteils. Elle est à présent totalement vulnérable. C’est ce qu’elle aime.
Salomé, sur son canapé, referme les jambes, creuse les reins, ferme les yeux un instant et pousse un long gémissement qui traduit son premier orgasme. Elle en a le souffle coupé tant les sensations sont intenses.
Dans le film, Martin stimule la femme des doigts et des mains, alternant la fermeté et la douceur. C’est exactement ce qu’elle avait demandé. Il sort de son sac un dernier objet. Elle n’avait pas précisé de modèle, mais ce qu’elle voit lui semble excitant. Il lui serre la gorge d’une main et manipule le jouet de l’autre, tantôt brutalement, tantôt en stimulant les parties les plus sensibles de son intimité. Pendant vingt minutes encore, les caméras suivent l’action sous tous les angles, en plans larges, serrés et, de temps à autre, en gros plan. Martin est resté habillé depuis qu’il est arrivé et le restera, puisque c’est ce qu’elle souhaitait.
Salomé a tout le loisir d’admirer le moindre recoin de son propre corps projeté sur l’écran. « Je suis belle, » se dit-elle, « je suis belle et désirable ». Avant la fin du film, elle jouit encore intensément à deux reprises avant d’arrêter la projection et de se laisser retomber, couverte de transpiration, sur le plaid. Elle est épuisée, mais un sourire satisfait illumine son visage.
Elle se dit alors que l’intelligence artificielle a encore fait d’énormes progrès, car Martin et Salomé ne se sont encore jamais rencontrés…
Lundi 4 mars 2024
María
Elle range sa petite voiture devant une maison coquette nichée discrètement au fond d’une rue sans issue. Le bâtiment est adossé à un bois derrière lequel court une route reliant Maurigny, 90 000 habitants, aux villes voisines situées au nord. Le matin est frais et revigorant, mais le ciel est céruléen. Elle sort de son véhicule pour dévoiler son uniforme de travail : une blouse bleu ciel sur un pantalon de toile beige. Elle porte des baskets aux pieds pour le confort et place lestement une coiffe sur son abondante chevelure. María aime son travail de nettoyeuse ou de technicienne de surface, selon le néologisme ronflant. Elle aime particulièrement venir ici, les lundis, mercredis et vendredis. La propriétaire est une jeune célibataire sympathique et dynamique qui travaille du mardi au samedi dans une boutique de lingerie située dans le centre historique de la ville. Les lundis, après qu’elle a nettoyé de 9 heures à 13 heures, Mlle Virginie lui propose souvent de déjeuner avec elle. C’est l’occasion d’échanger les petits potins qui courent les rues de cette ville de province. Elle adore l’écouter distiller ces ragots sans intérêt si ce n’est celui du bagout et de l’expressivité de la raconteuse. Celle qui l’aide à garder sa maison propre lui a déjà raconté l’histoire de sa jeunesse, mais lui ajoute quelques détails à chaque fois qu’elles se rencontrent.
María de las Mercedes Sandoval, pour utiliser son nom complet, est d’origine mexicaine. C’est une mestiza dont la mère habitait le village de San Bartolo Coyotepec dans la vallée d’Oaxaca. Guadalupe, ou Lupita, est une Indienne zapotèque qui exerçait son talent de potière dans les rues du village et y exposait ses magnifiques poteries noires, brillantes et fragiles. Elle expliquait souvent à sa fille que, si elle était née dans le village voisin, elle aurait tissé les célèbres tapisseries zapotèques qui rapportent des fortunes à leurs artisans. Mais ses poteries ont eu du bon, car elles ont, un jour, attiré l’attention d’un touriste venu de Mexico. C’était un Hispanique, au port altier, à la chevelure châtain et aux yeux clairs. Quand elle l’a vu revenir chaque jour pendant une semaine pour lui acheter ses œuvres, Lupita a compris que ce n’était pas uniquement sa poterie qui l’intéressait. Au dernier jour de son séjour à Oaxaca, comme dans les telenovelas, Luis a demandé la main de celle qui avait fait chavirer son cœur.
Les noces furent célébrées quelques semaines plus tard dans le District fédéral, en présence des deux familles, dont les parents, le frère et la sœur de la mariée.
Luis Sandoval-Tascon exerçait la profession de programmeur informatique, ce qui était, déjà à l’époque, un métier d’avenir. La firme qu’il avait fondée occupait un étage entier d’un bâtiment à proximité de la tour latino-américaine, dans le centre de la capitale. La maison familiale était un petit manoir dans le quartier huppé de Lomas de Chapultepec. Lupita a mis au monde deux garçons avant d’accueillir María, la petite dernière. María est la seule des trois enfants qui a hérité des traits de sa mère. Son menton et son nez trahissent son héritage zapotèque, mais ses cheveux châtains et ses yeux clairs aux iris dorés représentent le legs de son père.
Les enfants fréquentaient une des meilleures écoles du Mexique et devinrent parfaits bilingues espagnols anglais. Ils avaient, de plus, appris le dialecte de leur mère qui leur servait à exprimer leurs sentiments lorsqu’ils étaient tristes ou, au contraire, euphoriques.
Tout bascula le jour où Pascual, le grand frère camionneur, fut kidnappé par un cartel alors qu’il s’occupait de livrer du matériel informatique dans l’état de Jalisco. Ni lui ni la cargaison ne furent jamais retrouvés. Luis décida alors de s’expatrier avec sa famille vers l’Europe où il avait déjà installé des succursales de son entreprise désormais appelée « Tascon IT ». Lorsque Maurigny inaugura un nouveau pôle de technologie, Luis vint s’y installer avec femme et enfants. C’était il y a trois ans et María en avait vingt. Luis proposa un poste de technicien à Francisco, son fils survivant. María décida de ne pas accepter un poste similaire pour conserver son indépendance.
En attendant de trouver une profession définitive, elle décida de solliciter un emploi auprès d’une firme de nettoyage à domicile. Cela faisait plusieurs mois qu’elle exerçait cette fonction à la satisfaction de l’employeur et de ses clients. Elle s’exprimait de mieux en mieux en français, au contact des habitants de cette ville aux confins de la frontière franco-belge, non loin du Luxembourg. Maurigny avait connu une période de dépression économique consécutive à la disparition de l’industrie sidérurgique, celle qui avait fait sa fortune pendant les premières décennies du vingtième siècle. Elle avait néanmoins réussi sa reconversion en inaugurant deux parcs pour attirer les technologies de pointe. Une politique de fiscalité allégée continuait d’attirer les sociétés régionales, nationales et internationales, tout en remplissant les caisses de la Ville.
María fait souvent la lessive et le repassage des vêtements et de la lingerie de Mme Virginie. Elle s’émerveille de son goût et de la qualité de ce qu’elle achète. Elle est toujours soignée et maquillée même lorsqu’elle ne sort pas de chez elle. María ne se rappelle pas l’avoir jamais vue habillée de la même manière. Elle se demande d’ailleurs à quoi elle peut s’attendre aujourd’hui. C’est donc le sourire aux lèvres qu’elle frappe à la porte. Elle attend quelques secondes pour frapper de nouveau. Comme il n’y a pas de réponse, elle pousse la porte qui n’est pas verrouillée. Ce n’est pas inhabituel. Mlle Virginie est peut-être encore sous la douche. Son ordinateur est allumé sur une table basse et son sac à main est déposé dans le coin, près de son bureau. María annonce son arrivée d’un « ¡ Estoy aquí ! ». Elle finit par répéter « ¡ Señora, estoy aquí ! » Pas de réponse.
Elle se rend à la cuisine pour récupérer son matériel de nettoyage. Ce qui est curieux, c’est que la table est vide, tout comme l’évier. N’aurait-elle pas encore pris son petit-déjeuner ? Un silence sépulcral enveloppe la maison alors que, d’habitude, la radio joue de la musique. María a un mauvais pressentiment. Elle se signe et avale sa salive avant de monter à l’étage. La chambre à coucher de Mlle Virginie est la première des deux. La deuxième est rarement occupée et ne nécessite qu’un rafraîchissement toutes les deux semaines. La gorge serrée, María frappe à la porte de la première pièce, espérant réveiller son employeuse. Comme il n’y a pas de réponse, elle ouvre la porte pour y jeter un coup d’œil. Son cœur bat dans ses oreilles. Ce qu’elle aperçoit enfin la plonge dans l’incompréhension la plus totale. Elle ne peut assimiler ce qu’elle voit. Le spectacle auquel elle est exposée est un cauchemar dont elle ne peut se débarrasser en fermant les yeux, car l’horreur de la scène est brûlée dans ses rétines. Elle retourne vers l’escalier en tremblant de tous ses membres. Elle s’assied sur la première marche et se met à sangloter et à hurler sa détresse. En désespoir de cause, elle implore la Vierge de la réveiller. En vain.
Au bout de deux minutes, elle se ressaisit suffisamment pour prendre son téléphone et faire ce qu’il convient.
En reniflant, elle appelle les services de secours.
Samedi 2 mars
Marc Deauville
Je suis réveillé depuis une heure, mais je me force à rester couché. C’est le moment de réfléchir à l’orientation que ma vie a prise depuis que mon épouse Sabine m’a quitté. Elle a prétexté, à raison d’ailleurs, que je n’étais plus assez attentif à ses besoins et à son bien-être. Je l’avais délaissée, accaparé par mon métier. Je suis commissaire de police à Maurigny. Ma profession me plaît et me permet de penser que je joue un rôle utile dans la société. Je dirige mon commissariat avec tact et empathie pour obtenir le meilleur rendement possible de la part de mes policiers et de mes inspecteurs. Nous avons d’ailleurs obtenu d’excellents résultats dans la résolution de dossiers difficiles. Mais tout cela s’est fait au détriment de ma vie familiale. Cela fait plus d’un an qu’elle est partie et que je tente, en vain, de la remplacer. J’entretiens actuellement une relation avec une femme prénommée Nadège qui a été, pendant plusieurs années, mon fantasme inavoué. Elle était serveuse dans ma brasserie préférée. Sa gentillesse et son sourire m’avaient subjugué. C’est une grande blonde à la silhouette agréable. J’ai souvent rêvé d’elle et le jour où j’ai pu satisfaire ce fantasme, après le départ de Sabine, les choses ont changé. L’enthousiasme des premiers jours est vite retombé. Nous nous voyons souvent et nous sommes contents d’être réunis, mais nous ne savons ni l’un ni l’autre, où notre liaison va nous mener. Nous n’avons pas parlé de vivre ensemble, bien que nous pourrions le faire sans arrière-pensée. Elle est célibataire et Sabine, qui n’a pas encore demandé le divorce, m’a fait comprendre qu’elle ne me mettrait pas de bâtons dans les roues si je décidais de refaire ma vie. L’un de nous pourrait vendre sa maison et emménager avec l’autre, mais ce sujet n’a pas encore été abordé. Ce n’est pas que Nadège me semble moins belle ou moins attirante, au contraire. Sa taille de mannequin, son teint clair et son sourire irrésistible me font toujours autant d’effet, mais je n’ai pas encore trouvé avec elle la complicité que je connaissais jadis avec mon épouse.
Hier soir, après le travail, je suis allé la retrouver dans son domicile à Lérigny, la petite ville voisine de la nôtre. Nous avons dîné ensemble, échangé des plaisanteries, bavardé de choses et d’autres. Nous avons ensuite fait l’amour sans jamais nous lasser l’un de l’autre, mais il m’a semblé à nouveau qu’il manquait quelque chose. Une chose inexprimable qui cimenterait notre relation, qui en ferait une véritable union même en l’absence de mariage. Je suis persuadé qu’elle pense la même chose que moi, mais je n’ose pas lui poser la question.
Je suis rentré chez moi en fin de soirée, avant le retour de ma fille. Celle-ci est arrivée peu avant minuit pour passer le week-end à Maurigny. Erica suit les cours de deuxième année en criminologie à l’université de Luxembourg. Elle séjourne dans cette ville dans un appartement qu’elle partage avec deux garçons et deux filles. Lors de ses retours chez nous, elle retrouve ses amis d’enfance. Elle rend aussi visite à un couple de femmes qui lui ont fait l’honneur de lui demander d’être marraine de leur bébé, Erika « avec un k ». Véronique est la mère biologique du bébé tandis que son épouse Elodie travaille au commissariat en tant que spécialiste des outils technologiques.
Erica pourrait passer du temps chez sa mère, mais elle n’en a jamais été proche. Les relations entre les deux femmes se sont envenimées lorsque ma fille a atteint l’adolescence. Si la hache de guerre semble avoir été enterrée, Erica se contente de rendre l’une ou l’autre visite de courtoisie à sa mère, plus par obligation que par plaisir. Sabine a toujours été plus exigeante avec elle que je ne l’ai jamais été. Cette solution de facilité me vaut actuellement une proximité que je n’ai pas vraiment méritée. Erica se confie volontiers à moi en me faisant promettre de ne rien dire à Sabine. Je suis à la fois flatté et gêné de profiter de ce qui était à l’origine un refus de responsabilité de ma part.
Sabine a trouvé un petit appartement en ville et vient exercer sa profession d’institutrice dans l’école de notre hameau de Villers-sous-Bois. Il m’arrive de croiser sa voiture lorsque j’emprunte la nationale pour rejoindre le lieu de mon travail. Erica m’a confié que sa mère est tout aussi malheureuse maintenant qu’elle habite seule. Je pense qu’elle habitait déjà seule, même quand nous partagions notre chambre à coucher. Je comprends aussi qu’elle ait pu être malheureuse à cause de mon manque de convivialité. J’avais tendance à conserver mon empathie pour mes activités professionnelles.
Je jette un coup d’œil sur mon téléphone pour constater qu’il est près de 8 heures. L’appareil est déposé à côté d’un cadre contenant une photo de famille. Sur celle-ci, Sabine et moi sommes enlacés et Erica s’accroche à sa mère en tirant la langue vers le photographe. Je suis brièvement envahi d’une vague de nostalgie que je m’efforce d’effacer. Sashimi, notre chatte blanc et noir, pousse la porte entrouverte pour venir voir si je respire encore. Elle saute sur le lit pour me lécher les paupières, ce qui me donne la chair de poule. Je lui prodigue quelques caresses en lui promettant de lui servir son petit-déjeuner. Elle semble m’avoir compris, car elle disparaît bientôt en laissant quelques poils sur le duvet. Je me lève pour passer à la salle de bain attenante. Erica ne bénéficie pas du même luxe et doit rejoindre l’autre salle de bain dans le couloir du premier étage. Je me vois dans le miroir surmontant l’évier. Je me plais à penser que le temps a été indulgent avec moi. Je m’entretiens chaque fois que j’en ai l’occasion, à la salle de fitness dont je suis membre ou dans la petite salle située dans le commissariat. Mes chairs sont encore fermes et mon léger embonpoint peut encore être dissimulé sous mes vêtements. Je me brosse les dents avant de me raser. Je passe ensuite sous la douche. Avant d’ouvrir les robinets, j’entends le ronronnement de ma fille, car les murs de notre demeure ne sont pas très épais. Lorsque l’eau se met à couler, je l’entends crier : « Pourrais-tu faire un peu moins de bruit ? J’essaie de dormir ! » Je souris avant de laisser les flots m’inonder et me masser. Après m’être épongé, je passe un slip, un t-shirt et un bas de pyjama. Je m’aventure ensuite dans le couloir pour espionner Erica. Je pousse sa porte pour voir une mèche de cheveux et le bout de son nez retroussé dépasser de sa couette. Elle dort à nouveau à poings fermés. Elle passe moins souvent à la maison cette année, mais elle me comble toujours de bonheur lorsqu’elle est présente. Deux affiches décorent un des murs. Ils représentent, je suppose, des vedettes de la culture hip-hop. J’ai enfin réussi à ne plus les confondre avec des artistes de rap.
Je referme sa porte pour descendre au rez-de-chaussée, en pantoufles.
Après avoir rempli les écuelles de la chatte qui me remercie de son air d’indifférence habituelle, je dresse la table du petit-déjeuner. Je crie à qui veut l’entendre :
« Deux œufs au plat et deux tranches de bacon ? »
D’en haut, je reçois pour toute réponse :
« Laisse-moi dormir ! »
« Je considère que c’est un oui. »
Cinq minutes plus tard, je vois apparaître une figure qui traîne la patte, les cheveux en bataille, un seul œil à peine ouvert. Même dans l’état dans lequel elle se trouve, la ressemblance avec sa mère est troublante. La même taille, la même silhouette, moins arrondie, les mêmes cheveux bruns et les mêmes prunelles noisette. Aucune ressemblance avec moi, qui suis blond aux yeux bleus, si ce n’est notre taille identique.
« Comme tu as décidé de ne pas me laisser dormir, me voilà. »
Elle se laisse tomber sur sa chaise, les bras ballants.
« Je devrais te photographier et envoyer l’image à Philippe. »
C’est le prénom de son dernier petit ami en date. C’est, du moins, le dernier que je connais. J’espère ne pas avoir commis d’impair.
« Il m’a déjà vue dans un état bien pire. S’il trouve mieux ailleurs, grand bien lui fasse. »
Je lève un sourcil.
« Tu es sérieuse ? »
« Non, je plaisante. Je lui accorde encore mes faveurs, mais rien ne dure éternellement. Tu es bien placé pour le savoir. »
La petite pique a fait mouche. Elle s’en rend compte.
« Pardon, mon petit Papa. Mes paroles ont dépassé ma pensée, comme souvent. »
Le repas se déroule ensuite dans le silence jusqu’à ce qu’elle ait enfourné sa dernière bouchée. Elle s’essuie la bouche avant de me dire :
« Tes petits-déjeuners sont drôlement plus nourrissants que ceux que j’avale avec mes colocataires. Je ne savais même plus que le vrai jus d’oranges pressées existait encore. Nos repas du matin consistent le plus souvent en deux tranches de pain garnies de Nutella. »
« Le petit-déjeuner des champions. »
« Exactement. »
Je lui parle ensuite de la voiture qu’elle a acquise récemment pour remplacer l’épave que Sabine et moi lui avions offerte pour ses déplacements entre Maurigny et Luxembourg.
« Comment va ta nouvelle auto ? »
« J’en suis contente. Comment pourrait-il en être autrement ? La précédente laissait derrière elle un nuage radioactif qui me valait un signalement auprès de l’inspection de l’AIEA. Je suis surtout satisfaite d’avoir pu l’acheter avec l’argent mis de côté en effectuant mon petit boulot occasionnel. »
Depuis la rentrée académique, Erica travaille un samedi sur deux dans un bar-disco de la ville de Luxembourg. Cela lui permet de ne plus dépendre uniquement de nous pour ses frais divers. Nous continuons néanmoins à lui payer sa part de loyer et son intervention aux frais communs.
« Tu es satisfaite de tes revenus au Cap de Nuit ? »
« Oui. J’ai un fixe non négligeable et les clients me filent de beaux pourboires. Ils placent les billets dans l’élastique de ma petite culotte. »
Elle ne me regarde pas en disant cela.
« Je suppose que c’est encore une de tes plaisanteries. »
« Oui, bien sûr. » Elle laisse une courte pause pour l’effet comique avant d’ajouter : « Je ne porte pas de petite culotte sous ma jupette, cela rapporte beaucoup plus. »
Je lève les yeux au ciel en attendant qu’elle éclate de rire.
« Ah, j’aime te taquiner, Papa. C’est mon seul plaisir dans la vie. »
Tandis que nous rangeons la vaisselle dans la machine, je lui demande :
« Quel est ton programme pour ce week-end ? »
« Ce midi, j’ai rendez-vous avec Maman, chez elle. Elle m’a promis de me préparer mon plat préféré. »
« Chili con carne ? »
« Oui, épicé à la salsa verde. Mm, un délice ! Ensuite, je passe l’après-midi avec Véro et Elodie. Nous irons nous promener avec Erika. Cette petite doit être aussi intelligente que sa marraine, car elle commence à bien manier la langue française. Elle m’appelle “Caca”, ce qui, sortant de sa bouche, est tout à fait charmant. À quel âge ai-je commencé à parler, moi ? »
« Vers 18 mois. Tu ne maîtrisais pas encore le subjonctif, mais tu te faisais comprendre. Surtout quand tu voulais obtenir quelque chose. Tu n’as d’ailleurs pas arrêté de parler depuis. »
« Très drôle. »
Nous allons au salon, tenant respectivement une tasse de café et un chocolat chaud. Je m’assieds à ma place réservée sur le canapé, elle, dans le fauteuil face à moi.
« Ce matin, je glande. C’est décidé, dit-elle. Je travaille comme une esclave pendant toute la semaine, alors, en dehors des périodes d’examen, je m’accorde des temps de repos. »
« Tu as raison. On est plus efficace quand on est reposé. »
Elle lève bientôt un sourcil interrogateur.
« Tu vois encore ta blondinette ? »
Je suis toujours gêné de lui en parler, mais puisqu’elle le demande, je lui réponds :
« Nous continuons à nous voir, mais chacun reste chez soi. Nous n’avons pas encore de projets à longue échéance. »
« Tu sais que je l’aime bien, ta Nadège, et je sais qu’elle m’aime beaucoup. Mais cela, c’est normal. J’ai pourtant encore du mal à la considérer comme une belle-mère en puissance. Le jour où vous vous déciderez, je m’inclinerai et ce sera de bon gré, je te l’assure. En attendant, je n’ai aucune intention d’en parler à Maman. Je vous laisse laver votre linge sale à deux. Ou à trois. »
Je ne relance pas cette partie de la conversation.
« À quelle heure rentres-tu, ce soir ? »
« Après avoir retrouvé Clara. » Elle mentionne une fille dont la sœur s’était suicidée, suite à un harcèlement, et qu’elle avait prise sous son aile après les événements tragiques. « Nous allons boire un verre, tu ne devineras jamais où… »
« Au Gambrinus ? »
« En plein dans le mille. »
Elle se met à rire. C’est l’établissement dans lequel travaillait Nadège. Il se trouve à deux pas du poste de police et je le fréquente souvent durant la pause de midi. Il tire son nom d’un personnage légendaire dans la région. Son portrait hilare orne d’ailleurs un des murs de la brasserie.
Dimanche 3 mars
Erica est rentrée tard, après que je me suis couché. Ce matin, elle m’aide à entretenir le jardin. Elle me dit que l’exercice physique nous fera du bien, car elle trouve que je me ramollis. Je suis content qu’elle soit à mes côtés. J’aurais pu passer la journée avec Nadège, mais je me contente de l’appeler au téléphone, à midi, en lui assurant que je l’aime chaque jour davantage, sous le regard narquois de ma fille.
Nous nous rendons ensuite à la petite pizzeria du hameau pour tailler une bavette en dégustant nos calzones. Roberto nous accueille avec sa gentillesse habituelle et nous installe à la fenêtre. Nous saluons mes voisins que, à ma grande honte, je ne connais pas encore bien, après 20 ans de résidence. Quand nous sommes servis, elle me demande :
« Tu sais que Valentin et Hubert vont créer une startup dans le nouveau pôle technologique ? »
Elle me parle des deux scientifiques chargés de lutter contre la cybercriminalité et qui ont élu domicile dans mon commissariat. Ce sont eux qui ont conseillé à Erica d’aller à l’université de Luxembourg, dans laquelle ils travaillent à mi-temps. Ils lui ont même déniché l’appartement qu’elle partage dans cette ville. Les deux hommes ont fait leurs études aux États-Unis et sont revenus dans leur région d’origine, bardés de diplômes. Ils font de la recherche fondamentale à Luxembourg et partagent un horaire au commissariat. Ils ont aussi aidé Erica dans ses cours de maths et de physique, mais m’ont affirmé que leur apport sera bientôt superflu, car elle est une étudiante brillante.
« C’est un bruit qui court. Ils me le confirmeront peut-être demain. Ils ont les compétences scientifiques nécessaires et je ne doute pas qu’ils seront d’excellents businessmen, vu leur bagout. »
« Je repars dans l’après-midi pour préparer les cours pour demain. Cela malgré les promesses que je me suis faites. J’ai été heureuse de passer du temps avec toi. Le retour au bercail me fait toujours du bien. »
« Et ta présence comble en partie le vide que je ressens de plus en plus dans ma vie. »
Elle pose la main sur la mienne.
« Quelles que soient les décisions que tu prendras, je les approuverai. Ton bonheur m’importe plus que tu ne peux imaginer. »
« Tu es la meilleure fille que j’aurais pu espérer. Même si j’ai souvent l’envie de t’étouffer sous ton oreiller. »
Son rire a son effet thérapeutique habituel.
Lundi 4 mars
Le trajet entre mon domicile et le commissariat me prend une vingtaine de minutes. Le hameau de Villers se traverse en cinq minutes et la route nationale, qui emprunte le tracé d’une chaussée romaine, remonte en droite ligne vers le nord et vers Maurigny. L’agent de faction à la guérite du parking lève la barrière et me salue en souriant. Je range ma berline sur son emplacement réservé et je sors mon porte-documents du coffre. Un autre agent en uniforme se trouve à l’entrée du bâtiment et me souhaite la bienvenue. Il me reste à saluer Alexandra, assise à son bureau dans le couloir du premier étage. C’est une femme d’âge mûr qui nous sert de relations publiques et de personne à tout faire. C’est aussi quelqu’un sur qui nous pouvons compter lorsqu’il s’agit d’évaluer une personne que nous rencontrons pour la première fois, que ce soit une victime, un suspect ou un simple témoin. Son avis nous est souvent précieux. Elle a délaissé ses tenues sombres depuis qu’elle a rencontré, sur le tard, l’amour de sa vie. Elle porte, aujourd’hui, un charmant tailleur beige et a orné son cou d’un foulard en cachemire offert par son neveu.
« Bonjour, Commissaire. Comment allez-vous ? »
« Très bien, Alex. Et vous-même ? »
« J’ai passé un week-end de rêve avec Pierre. Il m’a emmenée à Paris pour visiter deux expositions et assister à un spectacle musical. Je suis épuisée, mais j’ai des étoiles plein les yeux. »
« Le bonheur vous va si bien, Alex. Vous êtes la lumière qui éclaire les journées les plus noires. »
Elle rougit timidement avant de me dire :
« Monsieur Lebreton a demandé à vous voir dans un quart d’heure. Je peux lui confirmer ? »
Je regarde ma montre : il est près de huit heures.
« Oui, bien sûr. Dites-lui que je l’attends. »
J’arrive à mon bureau. La porte est surmontée d’une plaque de cuivre sur laquelle on peut lire « Marc Deauville, Commissaire. »
Je passe un doigt dessus plus par habitude que par superstition. Alexandra a déposé quelques dossiers sur mon bureau.
Lebreton arrive bientôt, en jean, sweat-shirt et baskets. Ses longs cheveux bruns sont aujourd’hui attachés par un élastique. Il n’y a pas de rapport hiérarchique entre nous.
« Bonjour, Marc. »
« Bonjour, Valentin. »
« Ta fille t’en a sûrement déjà parlé, mais Hubert et moi avons fondé une startup que nous avons logée dans le nouveau pôle technologique de la ville. »
Je hoche la tête.
« Nous avons d’excellents logiciels déjà prêts à l’usage et nous avons engagé des étudiants récemment promus de l’université de Luxembourg. Ce sont des éléments brillants qui nous aideront à développer la société. »
Il semble gêné et hésite à continuer. Je l’aide.
« Vous voudriez cesser votre activité ici au commissariat ? »
« Non, mais nous voudrions que nos débuts se passent le mieux possible. Nous voudrions réduire nos horaires pour y consacrer plus de temps. »
« Cela me paraît légitime, Valentin. Que proposes-tu ? »
« Nous avons formé plusieurs agents qui pourront reprendre notre rôle de chasseurs de la pègre cybernétique. J’en ai déjà parlé à Elodie. Elle pourra les superviser en notre absence. Nous viendrions, Hubert et moi, tous les mardis comme nous le faisons à présent. Les lundis et les mercredis, nous serions présents à tour de rôle. »
« Tu sais que nous vous sommes reconnaissants pour toute l’aide que vous nous avez déjà apportée. Je pense que ton plan est acceptable, mais il faudra le soumettre aux autorités de la Ville, car c’est eux qui vous ont engagés et qui vous paient. »
« Grassement », dit-il, un sourire au coin des lèvres.
« Exactement. Je joindrai à votre demande de contrat une lettre d’accompagnement. J’espère qu’ils accepteront, car je serais triste de vous perdre définitivement. »
« Je mets cela sur les rails, car j’aimerais m’investir complètement dans notre nouvelle société le plus vite possible. »
« Bonne chance, Valentin. »
Quelques minutes plus tard, je reçois un appel du central téléphonique.
« Bonjour, Commissaire. Je peux vous passer l’agent Tavernier qui est en patrouille actuellement ? Il me dit que c’est très important. »
« Passez-le-moi. »
Quelques secondes plus tard, je l’ai en ligne.
« Bonjour, Tavernier. Vous avez repris des patrouilles ? Je vous croyais en fin de carrière et assigné à des travaux de bureau. »
« C’était le cas, mais je m’ennuyais. J’ai donc demandé à reprendre les patrouilles même si c’est beaucoup plus fatigant. J’ai été dépêché par le central, avec ma partenaire, car un témoin, une femme, nous a signalé un crime, un possible homicide. C’est, en réalité, le pire cas d’homicide que j’aie rencontré de toute ma carrière. Les lieux sont sécurisés, car nous avons déjà reçu des renforts. Ma collègue s’occupe du témoin. Vous allez nous rejoindre, Commissaire ? »
« Oui, bien sûr. J’avertis les scientifiques et le médecin légiste. Donnez-moi l’adresse. »
Il me donne le renseignement et me prévient :
« J’espère que vous avez le cœur bien accroché, Commissaire. Je ne savais pas qu’un corps humain pouvait contenir une telle quantité de sang. »
Je passe par le local des inspecteurs. J’y trouve Gisèle Beaulieu. C’est une addition récente depuis qu’elle a passé ses examens d’inspectrice. Elle éclaire les enquêtes de son regard de femme, ce qui nous est souvent utile. Physiquement, c’est une belle grande blonde qui peut impressionner certains suspects. Une corde de plus à son arc. Je lui demande :
« Où sont Alain et André ? »
Ce sont les prénoms de mes plus fidèles lieutenants. Dupuis, Lefebvre et leurs familles sont devenus des amis et Erica les gratifie du surnom de « Tonton ». De plus, Héloïse, l’épouse de Dupuis est une amie d’enfance de Sabine.
« Ils sont partis enquêter sur une affaire de maltraitance d’enfants. Un couple du quart monde qui bat leur progéniture et les prive d’école a été dénoncé par des voisins. Alain et André se sont rendus sur place avec des représentants du service de protection de la jeunesse. »
« D’accord. On les préviendra plus tard. Tu m’accompagnes, car on m’a annoncé un homicide dans la banlieue des Ruchettes. »
Le quartier en question abrite des représentants de la bourgeoisie locale ainsi que des jeunes professionnels qui ont atteint rapidement les échelons élevés de leurs entreprises et disposent ainsi de revenus confortables. Les maisons qu’on y trouve sont des villas cossues que le commun des mortels ne peut même pas rêver d’acquérir un jour.
Nous embarquons, Beaulieu et moi, dans mon véhicule. J’entre l’adresse que j’ai reçue dans le système de navigation avant de démarrer. Quand nous sommes en route, je lui donne les quelques renseignements que j’ai reçus du patrouilleur. Elle se contente de hocher la tête. Le fait que la victime est encore une femme n’a rien pour la rendre heureuse. 20 minutes plus tard, nous nous engageons dans une avenue en cul-de-sac. Les habitations correspondent bien à ce à quoi je m’attendais. Ce sont de belles villas, sans ostentation, entourées de jardins magnifiquement entretenus. Les cerisiers qui bordent l’avenue commencent à peine à bourgeonner. L’habitation qui nous intéresse se situe tout au bout de la rue, à l’orée d’un bois qui borde une route principale. Un cordon barre l’accès à la maison. Je reconnais l’agent Chardy qui me salue et soulève le ruban en plastique pour laisser passer ma voiture. Trois voitures de patrouille sont déjà garées en partie sur les trottoirs. L’agent Tavernier, un géant au crâne complètement dégarni qui brille au soleil, vient m’accueillir.
« Bonjour, Commissaire. Ma collègue se trouve à la cuisine, à gauche en entrant. La victime se trouve dans la chambre à coucher, au premier étage, première chambre à gauche. Vous avez prévenu madame Bartoli et le docteur Kurosaki ? »
« Oui, c’est fait, Tavernier. Il y a d’autres collègues à l’intérieur ? »
« Non. Deux agents contrôlent le jardin avant et deux autres sont postés à la porte d’entrée. J’étais le premier sur place et je me suis assuré que la victime était bien décédée. Cela ne fait aucun doute et il y a déjà un moment qu’elle est morte. Depuis notre arrivée, personne n’a pénétré sur les lieux du crime. »
Il a à peine prononcé ces mots qu’une camionnette arrive et se gare derrière ma voiture. Une femme en descend, suivie de deux assistants. Elizabeth Bartoli est la spécialiste scientifique à laquelle nous faisons appel pour effectuer les expertises. Elle est revêche et peu soignée et dire que ses talents sociaux sont peu développés est un euphémisme. Elle arrive chez moi, suivie d’un homme et d’une femme déjà entièrement habillés de blanc, sans me saluer. J’en ai pris l’habitude. Elle demande :
« Quelqu’un a-t-il déjà contaminé les lieux du crime ? »
La question sonne comme une accusation.
« Seule la femme de ménage a jeté un coup d’œil sur la chambre à coucher, sans y pénétrer, et un agent s’est assuré que la victime était bien décédée. »
« Il portait des gants ? »
« Bien sûr, c’est la procédure. »
Tavernier hoche la tête derrière elle.
« Demande à toutes les personnes qui sont à l’intérieur de sortir immédiatement. J’espère qu’elles portaient également des gants. »
« Je te l’ai déjà dit, Elizabeth : c’est la procédure. Même notre témoin en portait pour son travail. »
Elle sent que mon ton trahit mon irritation et elle se calme.
« J’attends que la maison soit vide », dit-elle.
Je rentre dans la villa pour constater au premier coup d’œil qu’elle est magnifiquement meublée et décorée. Je jette un coup d’œil sur le salon-salle à manger. Je remarque qu’un ordinateur portable est ouvert sur une table basse et est resté allumé. Un autre ordinateur est rangé, fermé, dans un coin de la pièce, à côté d’un bureau. Nous les montrerons aux informaticiens quand tout le monde en aura fini. Je me rends à la cuisine, suivi de Beaulieu. Nous y trouvons l’agent féminin assis à côté d’une femme en tenue de nettoyeuse. Cette dernière tremble et gémit encore. La policière lui tient la main et lui parle doucement à l’oreille.
« Bonjour, Goossens. Comment s’appelle Madame ? »
« María Sandoval. »
Elle s’adresse à sa protégée :
« Voici le commissaire Deauville. »
La femme lève les yeux vers moi. Ses paupières sont si gonflées qu’elle doit avoir de la peine à me voir. Elle hoche la tête en guise de bonjour.
« Voici l’inspectrice Beaulieu qui s’occupera de l’enquête. »
Elle doit encore être sous le choc, car elle ne réagit pas.
« Donnez-moi seulement le nom de la victime. Nous vous poserons quelques questions quand vous vous sentirez mieux. »
Elle semble faire un effort surhumain pour me répondre :
« Mademoiselle s’appelle Virginie Chamberlain. »
Je remarque son accent espagnol.
Goossens précise :
« Madame est mexicaine. »
Je m’adresse à la policière :
« Nous devons évacuer l’habitation, car on va commencer à relever les indices. J’ai vu un snack-bar au coin de l’avenue. Emmenez-y Madame pour y boire un café. Je vous rappellerai quand on devra recueillir sa déposition. Elle vous a déjà parlé ? »
« Elle m’a simplement raconté sa réaction horrifiée quand elle a entr’aperçu la victime sur son lit. »
« D’accord. N’insistez pas. Nous verrons si elle pourra nous parler plus tard. »
Nous sortons tous les quatre pour laisser la place aux spécialistes. Ceux-ci ont placé leur coiffe sur la tête et portent des mallettes dans lesquelles se trouve leur matériel. Ils en ont pour deux heures au moins.
J’appelle l’inspecteur Lefebvre.
« Bonjour, André. Votre intervention est-elle terminée ? »
« Nous avions été avertis par une assistante sociale d’un cas de possible maltraitance d’enfants. Nous avons constaté qu’il s’agissait plutôt de négligence. Les parents, tous deux chômeurs, ont été mis en garde et les services d’aide à la jeunesse avertis. Le couple pourra s’attendre à de nombreuses visites à l’avenir et ils ont intérêt à s’intéresser au sort de leur progéniture au risque d’en perdre la garde et les allocations familiales. Nous avons conduit nous-mêmes les enfants à leur école après que les parents ont promis de le faire quotidiennement désormais. Nous verrons bien. »
« Où êtes-vous en ce moment ? »
« Nous allons arriver au commissariat. »
« Ce matin, nous avons été avertis par un témoin d’un homicide. La victime s’appelle Virginie Chamberlain. Nous sommes sur place, Gisèle et moi. L’équipe de Bartoli est occupée à relever les indices. Six patrouilleurs sécurisent les lieux. Je peux vous demander, Alain et toi, de me chercher tous les renseignements concernant le ou les occupants de l’avenue des Pensées, 14 ? »
« On va s’y mettre tout de suite, Boss. On vous appelle dès que nous aurons les renseignements. On vous rejoint ensuite ? »
« Oui, transmettez les renseignements par téléphone et rejoignez-nous ensuite. Je vais essayer de parler à la femme qui nous a appelés. »
La policière et le témoin sont arrivés au bout de l’avenue. Je les vois entrer dans le snack-bar. Les habitants de l’avenue sont restés discrets, car personne ne s’est approché de la maison du drame. Seuls quelques visages sont visibles aux fenêtres.
Quelques minutes plus tard, Beaulieu et moi rejoignons le snack-bar. Quand nous entrons, Goossens nous salue de la tête. Nous nous approchons de la femme qui semble s’être calmée. Elle est toujours en vêtements de travail, mais a enlevé ses gants qui dépassent de la poche de son tablier. Je fais signe à Gisèle pour qu’elle s’adresse à María.
« Pouvons-nous vous parler, Madame ? Plus vite vous nous aurez donné des renseignements, plus vite nous pourrons arrêter le responsable de ce crime horrible. »
La femme lève les yeux, le regard déterminé.
« ¡ Sí ! Nous devons arrêter ce monstre. »
J’interviens :
« Nous allons rejoindre ma voiture pour pouvoir parler de manière confidentielle. »
Goossens nous signale qu’elle va régler la note et nous demande si nous avons encore besoin d’elle.
« Vous pouvez rejoindre Chardy, nous nous occupons de l’entrevue. »
Cinq minutes plus tard, je suis assis sur le siège passager. Beaulieu et María sont à l’arrière. Je fais signe de la tête à l’inspectrice pour qu’elle dirige l’interrogatoire.
À présent, je vois un véhicule de l’hôpital s’approcher. C’est une camionnette médicalisée qui se range à quelques mètres de nous. Le docteur Kurosaki en descend, suivi d’une assistante. Il affiche une chevelure rousse et des prunelles vertes héritées de sa mère. Son père lui a légué des pommettes saillantes et des yeux en amande. Je sors du véhicule pour laisser Beaulieu poursuivre son entretien. Kurosaki s’approche de moi.
« Bonjour, Commissaire. »
Il me serre la main avant de me présenter la jeune femme qui l’accompagne.
« Isabelle Lemaire, étudiante en médecine. Elle m’aidera aujourd’hui. Où se trouve la victime ? »
« Elle est dans la chambre à coucher à l’étage, mais Bartoli a commencé à relever les indices. Si nous tenons à la vie, je vous conseille d’attendre qu’elle ait fini. Elle en a sûrement encore pour une heure. Je propose que nous allions ensemble prendre un café au snack-bar. »
Quelques minutes plus tard, nous sommes assis à trois. Nous avons le temps d’évoquer des enquêtes au cours desquelles nous avions fait appel au médecin légiste. J’ai l’occasion de le remercier pour son professionnalisme et pour son empathie envers les victimes. Lorsqu’une d’entre elles était anonyme, il lui donnait un prénom pour lui rendre sa dignité et son humanité. Nous en sommes à notre deuxième tasse quand je reçois un message de Tavernier. Il nous signale que Bartoli en a fini.
Quand nous arrivons devant la maison, elle nous attend impatiemment, ses acolytes se tenant prudemment quelques mètres derrière elle. Elle ne salue personne et nous donne quelques détails sur le travail que son équipe a effectué. Beaulieu l’enregistre.
« Nous avons relevé deux séries d’empreintes digitales dans la chambre et la cuisine. J’ai relevé celles de la victime. En les éliminant, nous avons donc celles d’un autre individu. Je vous les transmets par courriel pour que vous puissiez les entrer dans les banques de données. Nous avons trouvé quelques cheveux qui appartiennent probablement tous à la victime. Pas de poils, car elle s’épilait intégralement. Les empreintes sur le clavier du PC appartiennent toutes à la victime ainsi que celles sur le téléphone que j’ai trouvé dans son sac à main. Nous avons évidemment laissé l’ordinateur allumé. Le lave-vaisselle contenait des couverts et quelques ramequins propres, du genre de ceux qu’on utilise pour les apéritifs et les tapas. J’ai démonté le siphon de l’évier de la cuisine au cas où un suspect aurait lavé des verres ou des tasses avant de les ranger. Nous analyserons l’eau pour des traces éventuelles. »
Elle s’approche de moi, si près que je pense qu’elle va m’embrasser. Elle renifle et me demande :
« Acqua di Giò ? »
Soulagé, je lui réponds :
« En effet, on ne t’a pas encore engagée à Grasse ? »
Bartoli a un sens de l’odorat extrêmement développé et pourrait faire le bonheur d’une grande maison de parfumerie.
« J’ai senti la même eau de toilette dans la chambre de la victime. J’ai aussi décelé un parfum féminin, probablement du Dior. Je n’ai pas eu de mal à le confirmer, car un flacon de “J’adore” se trouvait sur le dressoir. Il y avait aussi une odeur d’urine, mais celle-ci et les deux parfums étaient presque masqués par une autre odeur. »
Son front se plisse et son visage se renfrogne encore davantage.
« De quelle odeur parles-tu ? »
« Une odeur de formaldéhyde. »
Beaulieu et le témoin viennent nous rejoindre. Je fais les présentations avant que Bartoli ne se décide à nous quitter.
« Nous repartons. Je prépare le rapport et j’enverrai les résultats des analyses le plus vite possible. »
Elle tourne les talons si vite que nous n’avons pas le temps de lui dire au revoir. Ses acolytes hochent la tête timidement avant de rejoindre leur cheffe, les bras chargés de bagages.
Je demande à Goossens si elle a fini d’enregistrer la déclaration du témoin. Comme c’est le cas, je remercie María en lui demandant de se tenir à notre disposition quand nous aurons encore besoin d’elle.
« Vous vous sentez capable de reprendre le volant ? » lui demandé-je.
« Si, Señor. Je vais rentrer chez moi et me coucher. J’espère ne pas faire de cauchemars. »
Il est presque midi et les patrouilleurs sont bientôt relayés par leurs collègues. Je donne des consignes aux nouveaux arrivants. Le plus important est de garder les curieux à distance respectable et de faire patienter la presse qui ne saurait tarder à arriver. Le ballet des véhicules dans ce quartier tranquille n’a pas pu rester inaperçu.
Kurosaki me demande si nous pouvons commencer à examiner la victime. Nous montons à quatre, le docteur et son assistante, Beaulieu et moi. Gisèle et moi plaçons des protections sur nos chaussures, un masque chirurgical sur notre visage et nous enfilons des gants en latex. Kurosaki nous rappelle de ne toucher à rien. La porte de la chambre est toujours entrouverte. Le docteur la pousse d’une de ses mains gantées. Isabelle porte une mallette de matériel et un appareil photographique. Le légiste et son assistante se placent de part et d’autre du lit. Une petite culotte et un soutien-gorge découpé gisent à côté de celui-ci. Lorsqu’ils s’écartent, Beaulieu et moi réalisons enfin l’horreur de la scène qui nous attendait. Pas une goutte de sang ne tache la moquette, car les deux ou trois litres qui ont coulé des blessures imprègnent les draps et le matelas. Nous nous plaçons au pied du lit et enregistrons les constatations de Kurosaki sur nos téléphones.
« La victime, une femme entre 30 et 35 ans, est attachée par des menottes aux quatre montants du lit. Elle est nue et couchée sur le dos. Son corps est marqué de plusieurs dizaines de plaies. Celles-ci ont été infligées par un instrument extrêmement tranchant, soit un couteau bien aiguisé, soit un scalpel. Aucune coupure n’a touché une artère et le sang s’est écoulé lentement, car il s’est répandu à proximité immédiate du corps. Seul le visage est resté intact. »
Nous remarquons en effet que son visage semble serein, les paupières fermées.
« Mlle Lemaire en fera un décompte exact, mais j’en vois sur la totalité de la poitrine et de l’abdomen ainsi que sur tous les membres. Nous retournerons le corps de Virginie pour voir s’il y a des plaies à l’arrière du corps, mais cela m’étonnerait, vu son immobilisation. »
Lemaire a déposé la mallette dans un coin de la pièce et prend déjà des photos des blessures béantes.
« La mort est probablement due à une exsanguination. La victime n’était pas consciente au moment où les blessures lui ont été infligées. Ses poignets et ses chevilles ne présentent pas de blessures indiquant qu’elle s’est débattue. La mort remonte à plus de 24 heures vu l’état de coagulation du sang répandu. »
Il prend le temps de rajuster son masque.
« Nous allons observer les organes génitaux pour voir s’il y a eu une activité sexuelle récente. »
Il demande un spéculum, s’approche et utilise le pouce et l’index pour examiner la vulve. Il s’arrête soudain avant de se redresser, les yeux ébahis.
« Qu’y a-t-il, Docteur ? » demande Beaulieu.
« Nous ferons cet examen lors de l’autopsie, car la victime a été excisée. Cela explique la présence d’une quantité importante de sang sous l’entrejambe, mêlée à de l’urine. »
« Je pensais que c’était une tradition confinée à certaines cultures subsahariennes », dit-elle.
« En effet, mais on la pratique également au Proche-Orient et en Asie. Ici, la mutilation a été effectuée perimortem. Nous allons encore compléter notre examen in situ avant de transférer Virginie à l’hôpital pour l’examination interne. Inspectrice, je peux vous demander de nous trouver un drap propre dans une des armoires ? Nous recouvrirons le corps dès que nous en aurons fini. Nous utiliserons des cisailles pour découper les menottes et emmener la victime. »
J’interviens :
« Ce ne sera pas nécessaire, Docteur. Ce sont des menottes sans serrure. Je vais vous les ouvrir. »
Je dois néanmoins utiliser les doigts de deux mains pour déverrouiller les menottes sinon celles-ci n’auraient pas de raison d’être. Pendant que Beaulieu s’exécute et place un drap propre sur le coin du dressoir, Kurosaki me demande si je peux appeler une ambulance. Mon inspectrice et moi sortons discrètement pour laisser les légistes terminer la première partie de leur travail. J’appelle l’hôpital pour leur signaler ce que Kurosaki demande. On me signale que le véhicule arrivera dans quelques minutes. Avant de nous installer au salon, je sors pour demander à un agent d’aller nous chercher des sandwiches au snack du coin.
« Qu’est-ce que je prends, Commissaire ? »
« Des sandwiches au fromage, en espérant qu’il n’y a pas trop d’intolérants au lactose parmi nous. Comptez le nombre de personnes présentes et ajoutez-en deux, car des inspecteurs ne vont pas tarder à arriver. »
« J’en prends pour les légistes ? »
« Oui, ils ne seront pas gaspillés de toute façon. Gardez la souche et faites-vous rembourser à la comptabilité. »
Quand Beaulieu et moi sommes assis, je reçois un appel de Lefebvre que je mets sur haut-parleur.
« Voilà, Boss. Nous avons beaucoup de renseignements. Virginie Chamberlain est née le 2 décembre 1991. Elle a donc 32 ans. Elle travaille dans une firme technologique du nouveau pôle. Elle occupe une position élevée dans l’organigramme de la société. Nous avons les coordonnées de ses parents qui habitent Mons et de ses frères qui ont émigré respectivement en Turquie et Finlande. Ces derniers sont jumeaux et sont nés en 1988. Vous voulez que nous prévenions ses parents ? »
« Oui et demande-leur d’avertir leurs fils. Ensuite, venez nous rejoindre. Des sandwiches vous attendent. Avant de partir, demande à Lebreton de venir nous rejoindre cet après-midi. »
Quand je raccroche, Gisèle me demande :
« On attend pour parler de ce qu’on vient de voir ? »
« Oui. Nous éviterons ainsi de devoir nous répéter. »
« Et cela nous permettra de nous remettre de ce à quoi nous avons été exposés. »
Elle attend une réponse qui ne vient pas immédiatement.
« Je n’ai jamais rien vu d’aussi horrible même dans des archives provenant de l’étranger. Nous devrons évidemment faire des recherches pour savoir si ce genre de crime a des précédents. »
« Un psychopathe qui fait mourir ses victimes à petit feu et qui emporte un… souvenir ? »
« Oui, ce genre de chose. »
Elle pense à autre chose.
« J’ai comparé mentalement ce qu’André vient de nous dire et ce que le témoin m’a confié. Tout correspond sauf ce qui concerne la profession de la victime. Elle est apparemment cadre supérieur dans une firme technologique, ce qui justifie le fait qu’elle est propriétaire dans un des plus beaux quartiers de la ville. María ne pouvait pas savoir que vendeuse dans une boutique de lingerie signifierait le remboursement d’un prêt hypothécaire sur plusieurs millénaires. Pourquoi pensez-vous qu’elle ait menti ? »
Je hausse les épaules.
« Pour conserver une petite part de secret ou parce que, pour la plupart des femmes, vendeuse de sous-vêtements semble nettement plus romantique que cadre dans les nouvelles technologies. »
Beaulieu sourit.
« C’est probablement vrai. Cela dit, le reste correspond parfaitement. Elle a parlé de ses parents et de sa ville d’origine. Elle a mentionné ses frères et ses neveux. Elle a aussi expliqué à María que, même si elle les aimait, elle appréciait le fait de vivre loin d’eux, de ne pas ressentir d’obligation envers eux. Elle aimait sa liberté. »
Je m’abstiens de faire la moindre remarque. Je sais que Beaulieu me retomberait dessus à bras raccourcis.
L’agent nous apporte des sandwiches au moment où Kurosaki et Lemaire redescendent.
« Venez nous rejoindre un instant », leur dis-je.
Ils ôtent leur coiffe, leurs chaussons et leurs gants qu’ils placent dans un sachet en plastique et prennent place à la table.
« Servez-vous si votre appétit n’a pas été coupé. »
Kurosaki sourit.
« Cela reste une tradition dans les écoles de médecine, Marc. On mange immédiatement après une dissection. Si on garde la nourriture dans l’estomac, c’est qu’on est fait pour ce métier. »
« Ou pour celui de policier », dis-je.
Lefebvre et Dupuis entrent à leur tour, nous saluent et s’installent à la table. Pendant que nous mangeons, Kurosaki nous donne quelques précisions.
« Nous n’avons pas pu faire de prélèvement sanguin vu les circonstances. Nous trouverons de quoi faire une analyse dans les cavités corporelles. Je suis certain, comme Elizabeth, que la victime a été droguée avant d’être attachée au lit. Je comparerai mes résultats avec ceux de Bartoli. Je confirme que toutes les blessures se trouvent à l’avant du corps. Le dos est intact. »
Les ambulanciers frappent à la porte. Le docteur se lève pour leur donner ses consignes et les deux hommes emportent bientôt le corps, recouvert du drap, sur une civière. Nous nous levons tous pour rendre hommage à Virginie lors de son départ. Les agents, à l’extérieur, retirent leurs casquettes. Kurosaki s’excuse.
« Nous allons rentrer à l’hôpital et procéder à l’autopsie. Dans deux ou trois heures, je vous en transmettrai les résultats. »
Je leur serre la main et les vois rejoindre leur véhicule. Je demande à mes inspecteurs de rentrer à nouveau.
« Nous allons nettoyer la table avant de parler de l’enquête. »
Dupuis se rend dans la cuisine pour récupérer un sac poubelle dans lequel nous plaçons les reliefs du repas. Nous nettoyons la table à l’aide d’une feuille de papier absorbant que nous jetons dans la poubelle. Dupuis ferme le sac à l’aide d’un cordon et le place à l’extérieur où il demande à un agent de l’emporter dans son véhicule. Il lui demande de dire à ses collègues de ne pas laisser de détritus sur les lieux.
Nous sommes réunis à quatre, cette fois. Beaulieu explique le triste spectacle auquel nous avons été confrontés. Elle nous fait écouter le témoignage de María, la déclaration de Bartoli et les constatations du légiste. Elle leur montre quelques photos qu’elle a prises avec son téléphone. Lefebvre et Dupuis ne peuvent s’empêcher de grimacer. Quand elle en a fini, l’atmosphère est sombre. Je leur laisse quelques secondes.