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Maurigny est une petite ville de province presque toujours tranquille. Mais, bientôt, démarre une enquête à propos d’une banale surdose aux stupéfiants. De violents incidents se succèdent rapidement qui dévoilent l’existence de forces occultes liées à toutes sortes de trafics. Le commissaire-adjoint, Marc Deauville, se voit vite confronté à une vaste entreprise criminelle. Celle-ci veut faire de la modeste agglomération une plaque tournante de ses activités qui s’étendent d’Amsterdam à Marseille et au-delà.
Comment la petite force policière de Maurigny pourra-t-elle se défendre ? Comment Deauville pourra-t-il surmonter un drame familial alors qu’il combat une organisation tentaculaire ?
L’enquête complexe et dangereuse ne manque pas de rebondissements...
À PROPOS DE L'AUTEUR
John Ray - D’origine britannique et élevé d’abord en Angleterre, l’auteur a ensuite étudié en Belgique. De père anglais et de mère belge, il a été dès l’enfance au contact des cultures française et anglo-saxonne. Il a travaillé comme instituteur pendant trente-cinq ans. Marié, père de deux filles et grand-père de cinq petits-enfants, il habite Bruxelles. Parfaitement bilingue, il lit et écrit depuis toujours dans les deux langues.
Carrefour des vices. Les enquêtes de Marc Deauville est son troisième roman.
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Seitenzahl: 378
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John Ray
Carrefour des vices
Les enquêtes de Marc Deauville
Roman
© Lys Bleu Éditions – John Ray
ISBN : 979-10-377-1370-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Mardi 3 novembre 2020
Je sens que mes forces m’abandonnent. La pression sur ma gorge a coupé l’arrivée d’oxygène vers mes poumons et le flux sanguin vers mon cerveau. Le géant garde ses mains énormes sur moi et continue de serrer de toutes ses forces. Les efforts que je fais pour essayer de me dégager sont futiles. Nous sommes debout, face à face, enlacés comme deux danseurs unis dans une longue étreinte mortelle. Je vais bientôt sombrer dans l’inconscience. Je regarde mon bourreau droit dans les yeux. De longs cheveux bruns encadrent un visage taillé au burin. Sa mâchoire carrée est serrée par l’effort qu’il produit. Ses yeux marron semblent fixer un point situé derrière moi. Son regard indifférent sera sans doute la dernière chose que je verrai. Je me prépare à l’inévitable en sachant que je viens néanmoins de sauver deux personnes, les deux personnes les plus importantes dans ma vie. Je transpire abondamment, je me mets à trembler, je me débats inutilement une dernière fois. Je me prépare à succomber.
C’est alors que cela se produit comme chaque fois. Un bruit assourdissant me transperce les tympans. Tout ce que je vois maintenant se déroule au ralenti. Le sommet du crâne de mon adversaire explose en un nuage de sang, de matière grise, de cuir chevelu déchiqueté. Les os du crâne, semblables à de la porcelaine brisée, se dispersent dans la pièce. Les yeux du monstre, grands ouverts, semblent refléter l’étonnement, le dernier sentiment qui l’habite dans le monde des vivants. Sa force démesurée disparaît en un instant et il me libère enfin. Tandis qu’il s’effondre au sol, je me tourne vers l’origine du coup de feu, en passant une main sur mon visage, l’autre sur ma gorge. C’est Sabine, mon épouse, qui a utilisé mon arme de service qu’elle a réussi à récupérer et, de manière plus étonnante, à manipuler. Le canon du pistolet laisse échapper un filet de fumée bleuâtre. Sabine est l’image même de la détermination. Je sais qu’elle ne tardera pas à perdre toute contenance maintenant que le plus dur a été fait. Pierre Levasseur, violeur et meurtrier, n’est plus.
Le lieu est familier. C’est notre chambre à coucher que l’assaillant a souillée de sa présence. À présent, il l’a aussi souillée de sa chair, éparpillée aux quatre coins. J’en ai même sur le visage, sur mes lèvres, dans ma chevelure comme autant de souvenirs obscènes de son intrusion. Mes oreilles sifflent, mais j’entends pourtant ma femme qui me crie :
« Marc, Marc, réveille-toi ! »
« Tu as encore rêvé de lui ? »
Elle s’est dressée sur un coude dans notre lit et me dévisage en me caressant la joue. Je me tourne vers elle.
« Oui. Cela faisait plusieurs jours pourtant. Il faudra encore quelques semaines pour que je puisse le refouler plus loin dans ma mémoire. Je dormirai mieux à ce moment-là. Mais chaque fois que je rêve de lui, je suis moins épouvanté, moins stressé pour le reste de la journée. Il me faut aussi moins de temps pour récupérer. »
« Il hante aussi mes rêves… comme toi. »
« Je suis flatté de hanter tes rêves après toutes ces années de mariage », dis-je en souriant.
Elle me donne une tape sur l’épaule.
« Tu m’as comprise. Bon, il est cinq heures. Je vais essayer de me rendormir. »
Elle se retourne, pose la tête sur l’oreiller et pousse quelques gémissements pour signifier qu’elle s’apprête à reprendre le fil de son sommeil. Je rapproche ma tête de son épaule pour sentir sa peau au parfum de mandarine et de gingembre. Je passe la main sur l’onde de sa hanche pour la caresser. Elle répond par un grognement et secoue son postérieur pour me faire lâcher prise. Quand je retire l’extrémité offensante, elle se met à rire. Je lui réponds de la même manière avant de lui souffler des mots doux dans le creux du pavillon. Elle se retourne à nouveau pour se placer sur le dos, relève sa chemise de nuit jusqu’au menton et s’apprête à me recevoir. Mon cauchemar n’a pas émoussé mes sens. Nous nous abandonnons l’un à l’autre pendant quelques minutes. Depuis l’épisode tragique de la fin du mois de juin, notre libido a commencé à reprendre ses droits. Il faut dire qu’elle avait déjà disparu depuis quelques mois. Je pense même que nous négligions cet aspect de notre mariage depuis plusieurs années. Nos rapports étaient trop brefs et trop espacés. Le fait que nous avions failli tout perdre définitivement nous avait rapprochés depuis. Les caresses et les baisers venaient égayer notre quotidien. Nous en avions bien besoin.
Le devoir accompli, nous tombons endormis, tendrement enlacés, mon menton dans le creux de son épaule, jusqu’à ce que le réveille-matin nous lance un appel tonitruant.
« Je t’avais demandé de régler le son moins fort », dis-je à Sabine. Elle est déjà debout et se brosse les dents à la salle de bains dont elle a laissé la porte ouverte. La brosse électrique et le dentifrice rendent son discours peu distinct. Je crois comprendre :
« Si je mets le son moins fort, je te retrouverai au lit à mon retour du boulot. »
Elle porte le verre à la bouche et recrache bruyamment.
Je profite du spectacle enchanteur. Devant l’évier, elle porte un slip comme seul vêtement. Elle est grande, élancée et ses cheveux bruns mi-longs lui cachent une bonne partie du visage. Je ne distingue d’ici que le bout de son nez retroussé. Malgré son âge (42 ans) et une grossesse, elle a conservé un corps superbe. Sa poitrine, ses fesses, son ventre, ses jambes feraient l’envie de bien des jeunes femmes. Je me demande comment j’ai pu la négliger pendant tous ces mois.
En fait, je le sais. Ma profession m’a accaparé pendant trop longtemps. Même dans une ville de province, le métier de policier est éreintant. Je ne m’étais pas assez préoccupé de mon épouse et de ma fille. Cette dernière avait connu une longue période de confrontation avec sa mère. À seize ans, Erica voulait s’affirmer, se « libérer » d’un joug imaginaire et comptait sur mon appui. J’avais été trop obnubilé par mes dossiers pour me rendre compte que la situation entre elles se dégradait. Heureusement pour nous, un garçon avait fait son apparition dans sa vie. Du coup, les deux femmes avaient enterré la hache de guerre et j’avais retrouvé une fille que j’avais failli m’aliéner pour l’avoir trop souvent ignorée.
Les longs congés qui m’avaient été accordés après la conclusion de l’enquête impliquant Levasseur m’avaient permis de reprendre la situation familiale en main. Cette période de détente correspondait aussi aux vacances scolaires dont bénéficiaient Erica et Sabine. Mon épouse exerce depuis longtemps la fonction d’institutrice dans l’école du village. Elle a entamé sa vingtième année d’enseignement. Elle doit se trouver dans son établissement dès sept heures du matin. Cette semaine, elle est en congé mais aujourd’hui, elle s’occupe de garder les enfants dont les parents ne sont pas disponibles. Les autres jours, ce seront des éducateurs qui la remplaceront. Je travaille au poste de police en ville, à quelques kilomètres de chez nous et mon horaire est plus souple. C’est la raison pour laquelle je peux me prélasser quelques minutes encore sous la couette et regarder ma femme procéder à ses ablutions.
Elle commence à agrafer son soutien-gorge quand elle remarque que je l’observe.
« Au lieu de jouer au voyeur, tu pourrais nous faire du café. Tout est prêt, il suffit de pousser sur le bouton d’allumage. Si ce n’est pas trop te demander. »
Elle a commencé à passer sa robe par-dessus la tête.
« Je pense que je peux accomplir cette tâche pour ma reine. »
Elle glousse avant que sa tête réapparaisse par le col de son vêtement.
« Tu auras assez chaud avec cette robe ? »
« Oui, il fait doux pour un mois de novembre. De plus, mon école est surchauffée pour protéger la santé de mes bambins. J’aurais plutôt tendance à vouloir diminuer le chauffage pour les endurcir, ces petits gâtés. »
Je me suis enfin extirpé du lit pour la rejoindre et prendre une gorgée de bain de bouche. Je la recrache avant de lui dire :
« Oui, on connaît tous ta cruauté innée. »
Elle vient m’enlacer. Nous avons tous deux 1,75 m et nos bouches se retrouvent à la même altitude pour entamer un long baiser.
Je descends en peignoir pour préparer le petit-déjeuner pendant qu’elle se maquille et choisit ses chaussures. Quand, quelques minutes plus tard, elle sort de la maison pour se rendre au travail, je range la vaisselle dans la machine. Il me reste une demi-heure avant de démarrer. Je fais d’abord rentrer notre chienne Cerbère pour lui servir sa pâtée. Je n’aurai pas le temps de la promener. Elle devra trouver un coin éloigné du jardin pour faire ses besoins. Malgré son nom, elle n’a rien d’un chien de garde. En vieillissant, elle devient même de plus en plus casanière. S’il existait des charentaises pour canins, elle les porterait en permanence. Je la fais sortir avant de remonter à l’étage.
Après l’incident, notre chambre à coucher avait dû être nettoyée par une firme spécialisée. Nous avions mis la literie et tous les meubles à la décharge. Après que la pièce eut été repeinte et décorée, nous en avions fait un bureau avec une table et un fauteuil à roulettes pour chaque membre de la famille. Il était exclu que quelqu’un puisse encore y dormir. Nous avions réquisitionné la chambre d’Erica tandis qu’elle retournait dans la pièce qu’elle occupait lorsqu’elle était petite. Il n’y avait pas de salle de bain attenant à sa chambre, mais elle comprenait volontiers le petit sacrifice qu’on lui demandait. Elle consentait à utiliser celle qui se trouvait plus loin dans le couloir à l’étage. Elle est partie pour la semaine en voyage scolaire à Londres, le jour d’Halloween et rentrera samedi prochain. J’ai souvent les oreilles assaillies par une soi-disant musique s’échappant de la chambre d’Erica. Aujourd’hui, je regrette presque le calme qui enveloppe la maison. J’ouvre sa porte pour y jeter un coup d’œil. Ce n’est pas le cliché de la pièce occupée par une adolescente. Tout y est impeccablement rangé. Les affiches sur les murs sont accrochées proprement et Nounours monte la garde sur son oreiller. Son pyjama est posé sur la couette et attend son retour.
En passant devant le bureau, je sens, comme chaque fois, un petit frisson me parcourir l’échine. Je me dis aussi que nous aurions pu vendre la maison et partir habiter ailleurs. Dans ce cas, Levasseur aurait gagné par-delà le tombeau. Je me rase et je passe à la douche avant de choisir un complet sombre, une chemise, une cravate. Je prends mon portefeuille, mon téléphone, mes clés de voiture et de maison. Dans le couloir, je passe devant une petite armoire en acier accrochée au mur. Elle est munie d’un cadenas à combinaison et contient mon arme de service. Elle remplace celle qui était naguère munie d’une vitre que Levasseur avait fracassée pour se servir de mon pistolet. C’est avec cette arme qu’il voulait nous massacrer, ma famille et moi. L’arme cachée dans la petite armoire n’est plus celle de ce jour-là. Ce pistolet était devenu une pièce à conviction, à présent consignée dans les archives du palais de justice. En sortant, je ferme à double tour avant d’activer le système de sécurité. Il m’avait fallu quelques jours pour me familiariser avec son fonctionnement après qu’il eut été installé durant l’été. Je me mets au volant de ma superbe voiture, celle qui remplace la vieille guimbarde décédée le même jour que Levasseur. Peu habitué à conduire un tel bolide, j’ai encore tendance à démarrer trop brusquement en soulevant les gravillons devant l’entrée.
Cerbère aboie pour me dire au revoir. Je lui fais signe par la portière. J’emprunte la petite route qui traverse notre village de Villers-sous-Bois. Les rares maisons en bord de route sont coquettes et leurs jardins sont encore magnifiquement fleuris en ce début de mois de novembre. Une de ces habitations abrite la famille de Martin, l’ami d’Erica. Celui-ci est parti à l’université mais reste en contact avec notre fille. Après quelques kilomètres, je passe devant l’école de Sabine pour rejoindre la nationale qui me conduira à Maurigny-les-Saules. Je passe bientôt par l’endroit où une inconnue avait été découverte, blessée et amnésique, au milieu de la route. C’est en essayant de déterminer qui était cette femme que nous avions trouvé Levasseur sur notre chemin. Nous n’avions pas tardé à découvrir les nombreux crimes dont il s’était rendu coupable. Nous avions enfin réussi à mettre un nom sur l’inconnue et à la réunir avec sa famille. Il s’est avéré qu’elle avait été enlevée et séquestrée par le géant. L’enquête et sa conclusion avaient donc mis ma famille et moi-même en danger de mort. Mon rêve récurrent illustre de manière vivace la dernière scène de cette tragédie.
En ce 3 novembre, le ciel est dégagé, la température très douce. Je n’aurai pas besoin de mon imperméable que je laisse dans le coffre de la voiture en cas de nécessité. En entrant en ville, je dépasse à gauche l’hôpital dans lequel Emilie, notre inconnue, avait été soignée à deux reprises. Je gare mon véhicule dans la cour du poste de police et je montre mon badge à l’agent de sécurité posté à l’entrée de service. Je salue ensuite Alexandra, notre secrétaire-relations publiques, assise à son bureau dans le hall d’entrée.
« Bonjour, Alex. Vous avez passé un bon week-end ? »
« Oui, merci, Marc. »
Alexandra arbore toujours un chignon grisonnant et porte des vêtements pratiques, sans âge et sans couleurs. Elle est quinquagénaire ou sexagénaire. Je n’ai jamais osé lui poser la question. C’est une assistante infatigable et toujours d’humeur égale. C’est surtout une personne qui connaît la nature humaine comme nulle autre.
Elle me demande :
« Vous avez eu des nouvelles des jeunes gens admis aux soins intensifs ? »
« Non, mais j’en ai peut-être qui m’attendent dans mon bureau. »
Elle se penche vers moi.
« Tenez-moi au courant car le meilleur ami de mon neveu est au nombre des jeunes hospitalisés. »
Je place la main sur la sienne.
« Je n’y manquerai pas. »
Son sourire permanent fait place, un court instant, à un air soucieux qui lui plisse le front.
Je passe devant le bureau du commissaire dont la porte est ouverte. Je le salue d’un geste de la tête. J’arrive devant la pièce qui me sert de QG depuis peu. J’ai échangé la plaque de cuivre qui surmontait la porte de mon ancien bureau. Il y était indiqué « Marc Deauville, Inspecteur Principal ». Depuis la promotion qui a suivi la conclusion de l’affaire Emilie, je l’ai remplacée par une autre indiquant « Marc Deauville, Commissaire Adjoint ». Le titre m’importe peu mais l’augmentation salariale s’y rapportant nous permet de vivre un peu plus à l’aise. C’est la raison pour laquelle Sabine ne me harcèle plus pour changer de métier. Elle considérait, à juste titre, que le jeu n’en valait pas toujours la chandelle. Je continue, pour ma part, à considérer que j’ai choisi cette profession pour servir le public, pour protéger ceux et celles qui doivent l’être. Peu importent les récompenses, financières ou autres. Peut-être suis-je né dans le mauvais siècle.
Je m’assieds à mon bureau. Alex y a déjà placé, sur support papier, les messages qui me sont adressés. Il y a là les renseignements concernant les quatre jeunes hospitalisés à la suite de ce qui est presque certainement une surdose de drogues illégales. Un autre dossier transmis par les pompiers se rapporte à un incendie survenu dimanche soir. J’avais vu des images à la télévision. Le bâtiment était inoccupé ; il ne devait pas y avoir de victimes, ce qui a été confirmé par le commandant des pompiers. Je m’apprête à en prendre connaissance quand Alexandra m’appelle au téléphone.
« Marc, la cheffe de service de l’hôpital demande à vous parler. Elle dit que c’est urgent. »
« Passez-la-moi, Alex. »
« Monsieur Deauville ? »
« Lui-même. Docteur Lecerf ? »
« Oui, c’est moi. »
« J’ai reconnu votre voix. Enchanté de vous entendre. Cela fait quelques mois depuis l’affaire Emilie. Je vous serai toujours reconnaissant de votre aide. »
Elle laisse une pause avant de se lancer.
« Vous serez moins enchanté en apprenant ce que j’ai à vous dire. »
Je me redresse sur ma chaise.
« Je vous écoute, docteur. »
« Vous savez que nous avons admis quatre jeunes personnes il y a trois jours. »
Je devine déjà ce qu’elle va m’annoncer.
« Cette nuit, une des patientes est décédée. »
« On m’a demandé d’entrer en contact avec un des inspecteurs. Euh, Lefebvre ou Dupuis, mais je m’adresse à vous car l’affaire est suffisamment grave. Je ne mets pas leurs qualités professionnelles en doute mais j’aimerais que vous supervisiez l’enquête.
La jeune fille décédée se nomme Gwenaëlle Hardy. Elle a 17 ans et est élève en terminale dans le même établissement que votre fille. »
Je remarque l’emploi du temps présent. Je perçois aussi la tension dans sa voix. Ou sa révolte. Un silence gênant se prolonge. Je lui dis :
« Je sais que les services de secours nous ont prévenus dans la nuit de samedi à dimanche. Les jeunes avaient été ramenés chez eux après une soirée en discothèque. Tous quatre ont présenté des symptômes nécessitant l’intervention d’ambulances médicalisées pour les emmener aux urgences. Ce sont leurs parents qui ont fait appel aux secours. Leurs camarades courageux se sont contentés de s’en débarrasser à la porte de leurs domiciles. »
Elle reprend :
« Oui, ils sont arrivés en cours de matinée. Je n’étais pas présente mais le médecin urgentiste m’a dit que les trois garçons souffraient entre autres de vomissements mais étaient conscients. La jeune fille était comateuse. On lui a fait un lavement d’estomac, au cas où elle aurait avalé un poison. Elle présentait une arythmie cardiaque grave et une constriction des vaisseaux sanguins qui ont fini par causer un AVC. Ses parents se sont relayés à son chevet pendant 48 heures. Ce matin, elle était en état de mort clinique et la décision a été prise de commun accord de la débrancher. »
Je laisse planer un long silence.
« Vous m’aviez dit, il y a quelque temps, que votre fille était décédée d’une surdose. Je suppose que c’est la raison pour laquelle vous portez à cette affaire un intérêt personnel. »
Je l’entends se moucher.
« Oui, je revis ce cauchemar. C’est moi qui ai admis mon enfant car j’étais urgentiste ce matin-là. Ma fille présentait des symptômes similaires à ceux de Gwenaëlle. Je m’en voudrai toujours de ne pas avoir pu la sauver. Et de m’être laissée absorber par mon métier au point de n’avoir pas perçu de signes avant-coureurs. Concernant notre victime, ma première impression est qu’il s’agit des suites d’une consommation de cocaïne mais certains autres signes ne concordent pas. Il s’agit peut-être d’une drogue coupée à l’aide d’autres produits. Outre le sucre généralement ajouté, on y a sans doute intégré un poison comme de la strychnine, ce qui expliquerait les spasmes musculaires et les problèmes cardiaques. »
« De la strychnine comme dans la mort-aux-rats ? »
« Oui, quoique ce produit soit interdit de nos jours à cet usage. Il permet d’atteindre, paraît-il, un « high » encore plus élevé. Ne m’en demandez pas plus, mon expérience en ce domaine se limite à essayer de soigner les victimes. »
« Quel est l’état des autres patients ? »
« Deux des garçons… attendez, je consulte mes notes… Arthur Lévesque et Gregory Muller ont bien répondu aux traitements. Ils ont consommé une drogue différente, probablement de l’ecstasy. Ils risquaient dans le pire des cas une insuffisance rénale mais ce danger est à présent écarté. Ils pourront rentrer chez eux aujourd’hui ou demain. »
« Et l’autre garçon ? »
« Bernard Petit. Il présentait les mêmes symptômes que Gwenaëlle, mais a beaucoup mieux répondu aux traitements. C’est peut-être grâce à une meilleure forme physique ou simplement dû au fait qu’il était un consommateur habituel, au contraire de la fille. Il est conscient et ses statistiques vitales sont excellentes. »
« Avec votre permission, je viendrai parler à Bernard durant la journée. Désirez-vous être présente ? »
« Volontiers. J’aurai d’abord la pénible tâche de m’occuper des parents de Gwenaëlle. Avant de pouvoir délivrer l’acte de décès, je dois d’abord m’assurer de sa cause. Je confierai le corps au médecin légiste qui devra effectuer l’autopsie. Des échantillons de sang et de tissus seront adressés au laboratoire de toxicologie pour savoir exactement quels étaient les poisons dans son système. On vous transmettra les résultats pour faciliter votre investigation. Car je suppose qu’il y en aura une ? »
« Bien sûr. Même s’il n’y avait pas eu de mort d’homme, ou de femme en l’occurrence, le fait qu’il y a eu consommation de drogues illicites nous conduira à chercher l’origine des stupéfiants. Il y a des responsables et nous les trouverons. »
« Merci monsieur. Je vous propose de me rencontrer à 14 h 00, après que je me sois occupée des parents de la défunte. »
« Je serai là, docteur. »
Je dépose mon téléphone sur le bureau et me lève pour regarder par la fenêtre. Cela fait partie de mon petit rituel quotidien. J’admire les arbres qui entourent le parking. Leurs couleurs vont actuellement du vert impérial à l’écarlate en passant par toutes les nuances fauves. À présent, je passe en revue les tâches à accomplir aujourd’hui. Deux d’entre elles viennent de s’ajouter à la liste. J’aurais préféré m’en passer.
La deuxième partie de ce rituel consiste à passer à la petite salle de bain attenant à mon bureau. C’est un des privilèges qui m’ont été accordés après ma promotion. J’ai droit maintenant à une petite pièce avec toilettes, douche et évier. Dans une armoire près de la porte, j’ai rangé quelques vêtements de rechange. Je me place face au miroir et je m’asperge le visage d’eau tiède dans une espèce de rituel de purification. D’aucuns pensent mieux assis sur des w.c., moi, c’est ici, devant l’évier, que je réfléchis le mieux. Je me frictionne ensuite vigoureusement pour être parfaitement réveillé et prêt à travailler. Ce matin, je prends quelques secondes pour me contempler. Mon visage et ma taille se sont affinés depuis le début de l’été. Ma confrontation physique avec le géant m’avait convaincu de perdre quelques kilos superflus. Je m’étais aussi astreint à des séances quotidiennes de musculation et de cardio dans la salle de sports au sous-sol de l’immeuble quand le service le permettait. J’ai aussi pris un abonnement dans une salle de fitness, à proximité. J’ai décidé depuis peu de me passer de viande deux fois par semaine et de boissons alcoolisées au même rythme. Cela, combiné à l’exercice physique, a permis d’affiner ma silhouette.
Ma peau blanche est rosie par la friction. Mes yeux bleus me renvoient leur image inversée. C’est à présent mon iris gauche qui affiche une petite trace brune qui permettrait de m’identifier de manière formelle en cas de besoin. Je souris à cette pensée morbide. Une frange de cheveux blonds cache une partie de mon front. Je me dis que je ne fais pas mon âge car mes joues ne sont pas encore striées de rides. C’est probablement ce que pense 90 % de la population. Je souris de plus belle. Je trouve pourtant que le tableau devant moi est plutôt agréable à contempler.
Sabine ne m’a jamais complimenté sur mon apparence alors que je ne cesse de la flatter. Je pense que si je cessais de le faire, je m’attirerais ses foudres dans les plus brefs délais. J’aurais besoin de me sentir valorisé par elle de temps à autre. Je sais néanmoins que j’attire les femmes. J’ai pu le constater dans leurs regards et leurs attitudes vis-à-vis de moi. J’ai parfois été tenté d’utiliser ce petit pouvoir que je pense avoir sur elles mais je n’ai jamais franchi le pas. Mon cadre moral est très traditionaliste, voire rigoriste. Je n’ai aucune remarque particulière à faire à la communauté des gays, lesbiennes et autres lettres accolées à LG, dont je n’ai pas vraiment saisi la signification. Mon esprit bloque pourtant les images qui pourraient envahir mon cerveau quand j’imagine leur intimité. Lorsque j’aperçois dans la rue deux femmes s’embrassant ou deux hommes se tenant par la main, je détourne le regard comme si j’étais gêné. Je le suis probablement mais c’est une réponse purement physique, pas du tout intellectuelle. Je crois à l’égalité de tous et de toutes mais, comme naguère, j’estime personnellement que le mariage doit rester une union entre un homme et une femme. Je ne le clame pas sur tous les toits pour ne pas attirer l’attention de la brigade des politiquement corrects.
J’ai juré fidélité à mon épouse lors de notre mariage et, jusqu’à ce jour, je n’ai jamais renié mes vœux. Je suis certain que Sabine en fait de même. Ou que si ce n’est pas le cas, elle fait les choses de manière très discrète. Cette fois, je me laisse aller à un début de fou rire vite interrompu par le son de quelqu’un frappant à la porte.
« Entrez. »
« Bonjour, boss. »
C’est l’inspecteur Lefebvre qui fait son entrée. Il est grand et mince. À la toise, il me dépasse de dix centimètres. Son visage en lame de rasoir arbore un grand nez en bec d’aigle. Ses cheveux bruns lui cachent à l’occasion l’un ou l’autre œil, l’obligeant régulièrement à un geste de la main pour remettre en place la mèche rebelle. Le terme « boss », dont il m’affuble, trahit son goût pour les séries télévisées américaines. Il recourt souvent à des acronymes américains que je lui demande parfois d’expliciter. C’est un homme de confiance qui collabore avec moi depuis son arrivée dans l’unité il y a quelques années.
« Bonjour, André. »
Nous nous serrons la main avant que je l’invite à prendre place dans une des deux chaises devant mon bureau. Je m’installe dans l’autre.
« Je viens de parler avec Alain. »
Il me parle de son collègue, l’inspecteur Dupuis. Celui-ci est arrivé dans la maison quelques années avant lui. Il a la même taille que Lefebvre mais est aussi blond que l’autre est brun, avec des cheveux coupés à la brosse. Il dépasse aussi son collègue à la pesée. Les 15 kilos supplémentaires ne sont pas uniquement constitués de muscle mais ils lui donnent une silhouette plus imposante.
« Il a été rappelé hier alors qu’il était en congé. Le patron lui a demandé de lancer une investigation dans l’affaire des collégiens hospitalisés. Deux policiers en uniforme avaient recueilli dimanche matin des témoignages. Comme il s’agissait probablement de problèmes résultant de la consommation de stupéfiants, nous devions en être avertis. Il est déjà allé questionner les deux garçons les moins malades. Ils ont participé samedi à une soirée « rave » dans une discothèque en bord de ville. Ils se sont sentis mal aux petites heures et se sont fait reconduire chez eux par des copains. Leur état s’était empiré entretemps, ce qui a incité les parents à appeler les secours. Les deux garçons les moins atteints jurent leurs grands dieux qu’ils n’ont rien consommé d’illicite et qu’ils sont simplement victimes d’une énorme gueule de bois. »
« J’ai eu la cheffe de service en ligne. Elle me dit qu’ils ont probablement consommé de l’ecstasy. Les analyses sanguines devraient le confirmer mais ce n’est pas cela qui va les mettre en prison. »
« J’irai leur rendre une nouvelle visite plus tard. »
« Oui, avant midi, André, car on risque de les laisser rentrer chez eux tout à l’heure. C’est toujours plus délicat de les interroger à domicile, en présence de leurs parents. »
Lefebvre quitte la pièce. Un « ping » m’avertit de l’arrivée d’un message sur mon adresse personnelle. Je souris car je devine qui me l’a envoyé. Je m’assieds à mon bureau pour consulter l’écran du PC. C’est bien elle, Émilie, « l’inconnue de la nationale ».
« Bonjour, Marc. Je vous envoie quelques nouvelles fraîches. L’hiver a commencé à s’installer ici, en Suisse. Le bétail a été rentré dans les étables de toutes les fermes environnantes car les alpages sont déjà couverts de neige. Ma fille se plaît de mieux en mieux dans son école maternelle. Elle ne m’a jamais posé de questions sur les raisons de ma longue absence en mai et juin. Je ne sais pas si je le lui raconterai un jour. Elle n’a pas besoin de savoir que des monstres rôdent parmi nous. J’espère qu’elle n’en fera jamais l’expérience personnellement. Elle se rappelle bien le monsieur de la police, alors qu’elle ne vous a vu que quelques minutes. Vous avez dû lui taper dans l’œil. Pas que le sien d’ailleurs. Baisers du canton de Vaud. Amélie, euh non, Emilie. »
Je souris de la petite plaisanterie. Elle a fait référence au fait qu’amnésique, elle se rappelait son prénom. Levasseur, qui se prétendait son mari, essayait de la persuader qu’elle s’appelait Amélie, du nom de son épouse défunte.
Je lui répondrai ce soir, de chez moi.
Je passe le reste de la matinée à consulter différents dossiers. Le dernier que j’ouvre concerne l’incendie d’un bâtiment de la rue Legrand dans la périphérie. Il s’agit d’un ancien centre de fitness qui a été fermé l’an dernier. Les pompiers ont relevé plusieurs départs de feu et le commandant a décelé des traces de produit accélérant. Vu la situation financière de la firme qui exploitait le club sportif, il s’agit peut-être d’une fraude à l’assurance. Je devrai me rendre avec une équipe scientifique pour essayer de trouver d’autres indices. Je convoquerai le personnel nécessaire pour procéder à ces devoirs d’enquête demain. D’ici là, le bâtiment ne devrait plus présenter de danger.
À midi, j’emporte une serviette dans laquelle j’ai rangé mes cours d’université avec le rapport concernant l’incident de la discothèque. Depuis trois ans, je suis un cursus de criminologie. J’ai déjà le bac en poche et j’espère décrocher ma maîtrise à la fin de l’année académique. Durant les deux premières années, j’ai dû faire acte de présence pour un certain nombre d’heures que je prestais en cours du soir. Après le travail, c’était une lourde charge supplémentaire mais cela en a valu la peine. Notre commissaire songe à prendre sa retraite. Avec mon diplôme, je serais assuré de lui succéder.
Je me rends à une taverne qui répond au doux nom de « Gambrinus », en l’honneur d’un personnage du folklore régional de cette contrée frontalière. Je suis accueilli par Nadège, ma serveuse préférée. Elle est grande, mince, très blonde et encore plus sympathique. Quelle que soit la fréquentation de l’établissement, elle prend toujours le temps de tailler une petite bavette. Elle me fait la bise. Son parfum discret me flatte les narines.
« Bonjour, Marc, comment allez-vous ? »
« Bien, Nadège. Ma fille est en voyage, je suis donc parfaitement zen. »
Elle rit car je lui ai déjà confié certains épisodes de conflit entre mon épouse et notre unique descendante.
Je commande une bière sans alcool et un club sandwich.
J’ai l’intention de relire mes cours avant de prendre connaissance du rapport mais je vois entrer une de mes collègues. C’est Élodie Granville, notre experte en technologie. Je vois qu’elle a les yeux rougis. Je l’invite à me rejoindre. Je dois insister car elle semblait vouloir se ronger les sangs en solitaire.
Quand elle s’assied enfin, je lui demande :
« Tu veux me raconter ce qui arrive ? »
Elle renifle et se mouche avant de me répondre.
« J’ai eu une dispute avec ma petite amie hier soir. Ce matin, son côté du lit était abandonné. Elle avait quitté l’appartement. Elle m’avait laissé une note disant qu’elle rentrait chez ses parents pour réfléchir à notre situation. »
« Tu as essayé de la joindre ? »
« Elle ne décroche pas et ne répond pas à mes textos. »
Je place ma main sur une des siennes. Elle a les yeux baissés et une larme s’échappe de ses cils pour atterrir sur la table. Elle l’efface de sa main libre.
« Sois patiente. Elle finira bien par revenir », dis-je pour l’encourager.
Nadège m’apporte ma commande qu’elle place devant moi. En voyant Élodie, elle m’interroge du regard. Je secoue la tête.
« Tu veux manger un bout, Élodie ? »
Elle lève les yeux.
« Non, j’ai l’appétit coupé. Mais j’ai besoin d’un verre pour me remonter le moral. »
Je connais ses goûts.
« Apporte-nous un grand verre de rosé, Nadège. »
Tandis que la serveuse s’éloigne, je tourne les yeux vers ma collègue. Elle porte un t-shirt bleu uni. Aujourd’hui, il n’y a pas d’inscription pour attirer mon regard vers sa poitrine généreuse. Elle a néanmoins remarqué ce que j’observais et un maigre sourire éclaire enfin son visage.
« Tu ne changeras jamais, Marc. »
« C’est ta faute. Si tu n’étais pas aussi… euh… » J’utilise un geste caricatural des deux mains à hauteur de la poitrine pour l’amuser.
C’est réussi : elle se met à rire à gorge déployée.
Le reste de la pause se passe à parler de tout et de rien. Je n’aborde pas les dossiers qui m’occupent en ce moment. Elle se détend et commande un sandwich à son tour. Quand elle se lève pour rejoindre son bureau, je l’embrasse sur sa joue rougie.
« Cela va aller. Tu verras. Courage et n’hésite pas à m’en parler si tu veux. »
Après son départ, je consulte le rapport de la discothèque. Il est en deux parties. Les services de secours donnent les heures auxquelles les ambulances ont été dépêchées aux domiciles des jeunes gens. Ils détaillent les symptômes des victimes et les heures auxquelles elles ont été accueillies aux urgences. Un des parents a expliqué à un ambulancier où son fils avait passé la soirée. Ce dernier, au vu de ce qu’il soupçonnait être une surdose, a prévenu la permanence.
La deuxième partie est constituée des entrevues que les deux policiers ont eues, à trois heures du matin, avec le patron de la discothèque et trois jeunes qui avaient été témoins de certains agissements.
Je commence à lire les rapports quand je suis soudain frappé par un détail intrigant : le rapport de police indique l’adresse de l’intervention. C’est la même que celle du bâtiment incendié ! La salle de fitness et la discothèque étaient domiciliées au même endroit.
Je lirai la suite tout à l’heure. Je range mon bureau pour aller dire un mot au commissaire. Je frappe à sa porte entrouverte pour qu’il me fasse entrer.
Il est assis devant son écran d’ordinateur. Il lève les yeux pour me saluer. Son visage rubicond trahit une pression artérielle trop élevée. Depuis qu’il a abandonné le terrain pour se réfugier dans l’administratif, il a pris de nombreux kilos superflus. Il me confie le plus souvent la direction des enquêtes mais exige d’être tenu au courant de l’évolution des dossiers. Ces dossiers, il les connaît sur le bout des doigts et ses conseils nous sont souvent précieux. Son expérience et son intuition sont inestimables mais il a renoncé définitivement à battre ses semelles sur les trottoirs de Maurigny et des environs si ce n’est pas indispensable. Il songe sérieusement à prendre sa retraite dans les prochains mois. Il passera alors sûrement le plus clair de son temps à partir à la pêche avec ses amis pour échapper aux griffes de son épouse.
Après m’avoir serré la main, il m’interroge :
« Alors, Deauville, vous avez pris connaissance des deux dossiers concernant les événements de ce week-end ? Je viens de les lire à l’instant. »
« J’y ai jeté un coup d’œil. Je lirai le tout attentivement lorsque je rentrerai de l’hôpital. Le docteur Lecerf m’a invité à la rejoindre. J’en profiterai pour interroger un des garçons hospitalisés. Vous savez que la fille est décédée ? »
Il soupire avant de répondre :
« Oui, on m’a prévenu. Cela va faire du bruit dans une petite ville comme la nôtre. On va devoir apporter des réponses le plus rapidement possible. »
« Vous me confiez l’organisation de l’enquête ? »
« Oui, bien sûr. Je vous fais entière confiance comme d’habitude. Vous avez remarqué le lien entre les deux affaires ? »
« Oui, la discothèque et la salle de sports occupent le même bâtiment. »
« C’est exact mais la discothèque n’en est pas une. Vous verrez tout à l’heure que le patron du Milord, une boîte située dans le centre, s’est occupé de l’organisation de la soirée rêve dans une salle en sous-sol. Celle-ci a été louée par une personne utilisant un faux nom et il a tout payé en espèces. Les pompiers n’ont jamais homologué cette salle pour un tel événement. Elle servait naguère à une activité appelée zombie ou quelque chose du genre. »
« C’est de la Zumba et c’est une soirée « rave », patron. C’est le genre d’événement musical anonyme qui s’organise par le bouche-à-oreille et par les réseaux sociaux. »
« C’est aussi l’occasion pour les dealers de vendre des drogues illégales, m’a-t-on dit. »
« C’est la raison pour laquelle les deux dossiers sont certainement liés. J’ai d’abord cru à une fraude à l’assurance. Je pense maintenant qu’il s’agissait de faire disparaître des indices. »
« Je vous donne carte blanche. Si vous avez besoin d’agents en uniforme, vous pouvez les réquisitionner. Je suppose que vous allez vous adjoindre les services de Dupuis et Lefebvre pour la durée de l’enquête. »
Je hoche la tête.
« Ce sont d’excellents inspecteurs. Tenez-moi au courant de tous les développements. »
Nous nous serrons la main avant que je rejoigne le couloir.
Je passe rapidement par mon bureau pour prendre mes notes.
Quand je passe devant le bureau d’Alexandra, elle me demande :
« Y a-t-il un Bernard parmi les jeunes hospitalisés ? »
« Oui mais il a bien récupéré. Il n’est plus en danger. »
Elle sourit, soulagée.
« Merci, Marc. »
Je rejoins l’hôpital à pied. Il est situé à une dizaine de minutes à peine. Les portes automatiques s’ouvrent pour moi à 13 h 55.
Je croise Lefebvre dans l’atrium.
« Tu as vu les deux garçons, André ? »
« Oui, juste avant qu’ils soient libérés. Rien d’intéressant dans leurs propos, boss. Ils ont fini par admettre avoir consommé de l’ex mais ils prétendent l’avoir « reçu » d’un inconnu il y a quelques jours. Cela dit, j’ai aperçu les parents qui venaient récupérer leurs rejetons. Ils n’avaient pas l’air enchantés. Cela sent l’assignation à domicile pour quelques semaines. »
« Ça leur fera les pieds. Ils limiteront peut-être leur consommation la prochaine fois. »
« Ou ils y renonceront définitivement ? » dit-il avec un sourire ironique.
« Qui sait ? »
« Vous allez interroger le quatrième mousquetaire ? »
« Oui, dès que Lecerf m’en aura donné la permission. »
« On se retrouve tout à l’heure, boss ? »
« Oui. Contacte Alain. Brainstorming, comme tu dirais, dans mon bureau à 16 h. »
Le docteur Lecerf m’attend. Brune, menue et nerveuse, elle déborde d’énergie comme d’habitude. Elle s’approche pour me serrer la main.
« Bonjour, inspecteur. »
Je ne la corrige pas.
« Bonjour, docteur. Vous avez libéré deux des patients ? »
« Oui. Ils se portent comme des charmes. Votre collègue et moi-même les avons mis en garde. Toutes les drogues, quelles qu’elles soient, sont dangereuses. Quand ils ont appris le décès de Gwenaëlle, ils ont paru secoués bien qu’ils ne la connaissaient pas. J’espère qu’ils retiendront la leçon. »
« Comment se porte Bernard ? »
« Lui aussi va beaucoup mieux. Il présentait les mêmes symptômes que Gwenaëlle mais, comme je vous l’ai dit, il a bien répondu aux traitements. Il pourra être libéré demain. »
« Je pourrai l’interroger ? »
« Oui. D’abord, nous allons nous rendre à la médecine légale. L’autopsie de Gwenaëlle doit se terminer bientôt. »
C’est l’aspect du métier que j’aime le moins. Mais il faut passer par là.
Elle m’emmène vers le sous-sol. Les couleurs chaudes du rez-de-chaussée sont remplacées par des gris déprimants. Nous dépassons la morgue pour atteindre la salle d’autopsie. Une lampe rouge allumée nous prévient que la procédure n’est pas encore terminée. Mon hôtesse frappe à la porte et s’annonce :
« Monique ! »
« Entre, j’ai fini. »
La lampe s’éteint.
Quand nous entrons, je suis assailli par les odeurs de désinfectant et de formol. Une musique apaisante berce la pièce. Je reconnais Chopin. Lecerf prend un pot de vaseline mentholée et se badigeonne la lèvre, sous les narines. Elle me le tend et je fais de même. Sur une des tables se trouve le corps d’une jeune fille. Elle ressemble à une de ces statues de plâtre anatomiques qu’on trouvait naguère dans toutes les écoles. L’incision en Y a été recousue avec du gros fil. Elle a l’air calme, reposée, prête à se réveiller. Aucune chance que cela arrive pourtant car plusieurs de ses organes ont été placés dans des bacs en acier. Le docteur Lecerf remonte le drap jusqu’à son cou pour cacher sa nudité. C’est alors que je remarque que la partie supérieure de son crâne est manquante. J’ai un haut-le-cœur mais je réussis à ne pas vomir. Le médecin légiste est originaire d’Extrême-Orient. Il est encore plus petit que sa collègue, rond et jovial. Sa personnalité est en contradiction avec son environnement, froid et glauque.
« Bonjour, Adrien. Je te présente Marc Deauville. Il est chargé de l’enquête sur les événements qui ont entouré le décès de Gwenaëlle. »
J’ai remarqué l’usage de son prénom pour humaniser la défunte. Il enlève ses gants et son masque pour les jeter à la poubelle avant de me serrer la main.
« Tu as déjà tiré des conclusions ? »
« Je confirme ton diagnostic, Monique. Elle est décédée d’un AVC massif qui a affecté plusieurs régions vitales du cerveau. Ce qui a causé son AVC sera déterminé par le laboratoire. Elle était trop jeune pour mourir de cette manière. Elle a forcément dû absorber un ou plusieurs produits toxiques. »
« Il y a des traces de violence sur le corps ? »
« Aucune. Et avant que tu poses la question, il n’y a pas de signe d’activité sexuelle récente. Il n’y a pas de signe d’activité tout court. Elle était vierge. »
J’interviens :
« La prise éventuelle de drogue ne lui a donc pas été imposée ? »
« C’est ce qu’il me semble. Elle a absorbé la drogue volontairement. J’ai relevé des traces de poudre blanche dans les narines ainsi que du sang consécutif à une légère hémorragie. J’ai envoyé ces traces et les échantillons sanguins au labo. J’ai demandé qu’on expédie les analyses. Ils m’ont promis les résultats pour demain après-midi. Mon rapport complet arrivera aussi demain. »
« Merci, Adrien. »
« De rien. Cela dit, on a beau être vaccinés, ce n’est jamais drôle de devoir examiner un si jeune cadavre. Nous devons contrôler nos sentiments mais c’est révoltant de voir un destin coupé court. Elle avait un avenir devant elle. Maintenant, il est malheureusement derrière elle. Elle aurait dû exercer un métier, se marier, avoir des enfants. Elle est à présent un sujet d’étude pour la médecine et la police. Et pourquoi ? Pour le plaisir procuré par une substance illicite ? Pour faire comme les autres ? »
Il a perdu son sourire. Son métier ne lui a pas ôté sa bienveillance.
Je vois une larme se former dans les yeux de Lecerf. Je suis moi-même très ému. Je devrai avoir une conversation avec ma fille lorsqu’elle rentrera de voyage.
Quand nous prenons congé, j’évite de lancer un trop long regard vers Gwenaëlle bien que, sous cet angle, se tête paraît complète.
« Si vous voulez interroger Bernard, on y va ensemble. »
Je hoche la tête tout en me frottant les narines à l’aide de mon mouchoir.
« Oui. Conduisez-moi à sa chambre. »
Nous montons au premier étage. Dans le couloir, elle remarque un couple debout, s’accrochant l’un à l’autre. Ils ont les yeux rougis et paraissent perdus. Je comprends de qui il s’agit.
« Monsieur et madame Hardy, j’arrive tout de suite. »
Elle se tourne vers moi.
« Il est dans la chambre 15. Je vous laisse pour m’occuper des parents. Je dois leur donner des précisions sur les causes du décès. Une assistante sociale s’occupera ensuite d’eux pour tout ce qui est administratif. Souhaitez-moi bonne chance. »
« Bonne chance, docteur. À bientôt. »
Je frappe avant d’entrer. Un jeune homme aux cheveux châtains bouclés est à moitié assis dans son lit, des oreillettes accrochées aux pavillons. Il ne m’a pas entendu mais sursaute et ôte ses décorations en me voyant me diriger vers lui. Il cligne rapidement des yeux. Il paraît inquiet.
« Bonjour, Bernard, je suis le commissaire adjoint Deauville de la police de Maurigny. »
Je lui montre mon identification qu’il ne regarde pas. Je reste debout à côté du lit.