La femme écartelée - John Ray - E-Book

La femme écartelée E-Book

John Ray

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Beschreibung

Un homme promène son chien dans une réserve naturelle. L’animal, lâché pendant deux minutes, rapporte à son maître un cadeau inquiétant. Il s’agit d’une main, une main de femme ! Ce sera le point de départ d’une nouvelle enquête pour l’équipe du commissaire adjoint Marc Deauville. La première difficulté consistera à identifier la victime. La recherche de suspects sera ensuite entravée par l’intervention intempestive du monde politique. Pourquoi cherche-t-on à mettre des bâtons dans les roues des enquêteurs ? Toutes ces interférences les empêcheront-elles de trouver le coupable de ce crime particulièrement ignoble ? Découvrez-le en lisant ce cinquième polar dans la série des Enquêtes de Marc Deauville.


À PROPOS DE L'AUTEUR


D’origine britannique, John Ray est parfaitement bilingue, il lit et écrit depuis toujours en français et en anglais. Il signe, avec La femme écartelée, son cinquième roman de la série des Enquêtes de Marc Deauville.

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John Ray

La femme écartelée

Les enquêtes de Marc Deauville

Roman

© Lys Bleu Éditions – John Ray

ISBN : 979-10-377-5283-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre1

Mais où sont les neiges d’antan?

Lundi 31 janvier 2022

Je suis au volant de mon véhicule de service sur la nationale qui mène vers Maurigny. Je m’étonne de la clémence de la météo durant ce mois qui est traditionnellement le plus froid de l’année. À part deux ou trois matinées qui ont vu les prairies se couvrir d’un étincelant manteau de givre, on ne peut pas parler d’un temps hivernal. Ce matin, d’ailleurs, un soleil éblouissant, à peine levé, me réchauffe déjà le visage.

Sabine, mon épouse, a déposé notre fille Erica à l’arrêt de bus. De là, cette dernière a rejoint son école au centre de notre ville de 92 000 habitants. Erica a dix-sept ans et aura bientôt terminé son parcours scolaire obligatoire. Il lui restera à déterminer l’orientation qu’elle voudra donner à ses études. Comme beaucoup de jeunes de son âge, elle n’a pas encore tranché. En fait, elle n’en a aucune idée. Sabine et moi, nous nous faisons plus de soucis qu’elle. Nous aimerions qu’elle se décide mais, hormis les quelques réponses humoristiques qu’elle a daigné nous donner (éboueuse, stripteaseuse, inspectrice de travaux finis), elle ne semble pas s’émouvoir outre mesure de son manque de proactivité. Cela dit, nous savons qu’elle a les capacités nécessaires pour entreprendre des études supérieures, quel que soit le domaine qu’elle choisira. Hier soir, pour se débarrasser de mes questions insistantes à ce sujet, elle m’a dit qu’elle songeait sérieusement à s’inscrire à l’école du cirque. « Je me verrais bien en clown », a-t-elle dit. Cela avec l’air le plus sérieux qui soit, jusqu’à ce qu’elle éclate de rire quelques secondes plus tard. Je ne peux m’empêcher de sourire, seul au volant, en pensant à son sens de la répartie. C’est vrai qu’elle pourrait faire carrière sous les chapiteaux. Ou sur la scène, micro en main, devant un public alcoolisé, friand d’histoires drôles.

Après avoir déposé Erica, Sabine a rejoint son école primaire dans notre hameau de Villers. Nous nous y sommes installés il y a quelques années en prévision de l’arrivée de notre unique progéniture. Je n’ose penser à notre état mental si nous avions donné vie à d’autres héritiers semblables à elle. Nous l’adorons mais son éternel bavardage nous donne souvent l’envie de l’étrangler.

Notre maison est une modeste villa située au bout d’une petite route bordée d’habitations coquettes où personne ne connaît personne, malgré la proximité. Nous avions, jusqu’il y a peu, une chienne qui devait faire office de gardienne. Elle n’a jamais rempli son contrat tacite mais nous avons regretté sa douce présence quand, il y a quelques mois, elle a rejoint le paradis des corniauds. Depuis lors, Cerbère (le nom dont nous avions affublé cette pauvre bête) a été remplacée par une chatte. Sashimi possède une belle robe noir et blanc et serait probablement mieux à même de nous défendre contre un éventuel intrus.

Sabine est donc institutrice dans l’unique école du village. Elle donne cours aux enfants de 9 à 12 ans. Une collègue s’occupe des plus petits. Son métier lui plaît, bien qu’elle rentre souvent plus épuisée que moi.

Je suis commissaire adjoint au poste de police vers lequel je me dirige. Les premiers bâtiments de la ville apparaissent au sortir de la forêt qui la borde du côté sud. Je mets généralement une vingtaine de minutes pour rejoindre mon lieu de travail. Je dépasse à présent l’hôpital de Maurigny et, quelques centaines de mètres plus loin, je tourne à droite vers notre parking. Un agent me salue avant de lever la barrière. Je me gare sur mon emplacement réservé, je sors ma serviette du coffre et je jette une gabardine sur mon avant-bras avant de me diriger vers l’accueil. Je porte le complet veston, la chemise et la cravate qui constituent mon uniforme informel.

À la permanence, un autre agent me salue de la tête. J’arrive chez Alexandra, notre secrétaire, chargée de relations publiques et femme à tout faire. Celle-ci est d’âge mûr, toujours impeccablement habillée de gris, ses tenues assorties à la couleur de sa chevelure attachée en chignon. Elle a toujours un sourire aux lèvres. Elle a pris l’habitude, depuis peu, de les souligner d’un soupçon de rouge. C’est la seule touche de couleur qu’elle s’accorde, si on excepte un foulard indien que son neveu lui a offert et qu’elle se noue autour du cou.

« Bonjour, commissaire. Comment allez-vous ? »

« Très bien, Alex. Merci. »

Je suis prêt à poursuivre mon chemin quand j’ai une hésitation.

« Est-ce que je décèle une petite étincelle dans vos iris ou est-ce mon imagination qui me joue des tours ? »

Elle se met à rougir.

« Vous voyez jusqu’au fond de mon âme, Marc. J’aurai peut-être des choses à vous avouer d’ici quelques jours mais je ne veux pas tenter le sort. »

Une de ses joues est devenue écarlate. Je ne vais pas l’asticoter plus que nécessaire.

« D’accord. Je croise les doigts pour vous. »

J’utilise ma main libre pour joindre le geste à la parole.

Arrivé à mon bureau, je passe, par superstition, l’index sur la plaque de cuivre qui en surmonte la porte. Il y est écrit « Marc Deauville, Commissaire Adjoint ». Je dépose ma serviette sur la table et j’accroche ma gabardine au portemanteau. Je passe rapidement à la petite salle de bains attenante pour vérifier mon aspect dans le miroir. Je vois que je n’ai pas oublié de me raser et qu’aucun grain de muesli n’est resté coincé entre mes dents. J’en profite pour me vaporiser un peu d’eau de toilette. J’essaie toujours de soigner ma présentation bien que les individus auxquels je suis généralement confronté y soient peu sensibles. À 46 ans, des rides discrètes commencent à marquer mon visage et quelques cheveux gris ont fait une apparition non sollicitée. Ma silhouette est entretenue par un régime sportif régulier et l’ensemble n’est pas trop décevant. C’est, en tout cas, ce que je me plais à penser. Erica abonde d’ailleurs dans mon sens. Elle m’a dit récemment :

« Certaines de mes camarades de classe te trouvent du charme malgré ton âge très avancé », avant d’ajouter : « Leur point commun, c’est qu’elles sont myopes. »

Je suis occupé à examiner les rapports que m’ont transmis les agents et mes inspecteurs quand un de ces derniers frappe pour annoncer son arrivée. André Lefebvre vient me saluer. Il est grand et mince et sa silhouette remplit l’encadrement de la porte. Un nez aquilin donne à son visage toute sa personnalité tandis qu’une mèche de cheveux bruns lui cache immanquablement l’un ou l’autre de ses yeux.

« Hello, boss. Je viens vous donner un rapide update de mes activités. »

Abreuvé de feuilletons télévisés américains, il affecte des expressions tirées tout droit des scénarios ampoulés de Hollywood.

« Prends place, André. »

Nous sommes proches dans la vie mais nos rapports professionnels sont empreints de formalisme. Je le tutoie mais il me vouvoie.

« Tu veux un café ? »

« Volontiers. »

J’utilise la machine à capsules que j’ai acquise récemment pour nous préparer un expresso et un cappuccino. Pendant que nous sirotons nos breuvages parfumés, je lui demande :

« Où en es-tu dans l’enquête sur les pots-de-vin dont tu m’as parlé il y a quelques jours ? »

Il a l’air dubitatif.

« Nous avons reçu un message anonyme envoyé d’un téléphone intraçable signalant que des sommes importantes auraient été versées, ou seraient sur le point de l’être, à des édiles de la Ville de Maurigny. Cela concerne l’adjudication d’un immense chantier mais les accusations sont très vagues. Ni les noms des entreprises ni ceux d’éventuels corrompus ne sont mentionnés. Le “whistle blower” a dit qu’il reprendrait contact. »

« Cela concerne-t-il le marché pour la construction du nouveau centre commercial ? »

« Oui. Pour un méga-shopping center ici, à la périphérie. »

« Ce n’est pas encore passé de mode, cette sorte d’entreprise ? »

« Les promoteurs disent qu’il existe une importante clientèle potentielle dans la région. Le centre ne souffrirait pas d’une grande concurrence car ce serait le seul du genre dans un rayon de trente kilomètres. »

« Nous parlons d’un chantier de plusieurs dizaines de millions ? »

Lefebvre a un grand sourire.

« Disons plutôt quelques centaines de millions. Un soumissionnaire véreux pourrait se permettre d’offrir de beaux dessous-de-table et s’y retrouver largement. »

« Je suppose que tu n’es plus directement impliqué dans l’enquête. »

« Non, cela dépasse largement mes compétences. J’ai confié la suite des investigations à notre jeune collègue Loïc Laurent. Il possède un diplôme de comptabilité et me tiendra au courant, s’il y a lieu. Il utilisera un langage simple si nécessaire pour j’aie une petite chance de comprendre. Cela dit, il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Nous attendons d’autres précisions de l’informateur mais, jusqu’à présent, nous sommes très loin d’une inculpation. »

« Quand l’adjudication sera-t-elle entérinée ? »

« Après un conseil de la Ville de Maurigny, dans quelques mois, qui doit approuver les contrats car de l’argent public sera injecté dans le projet. »

« Le chantier démarre dans combien de temps ? »

« Dans un an. Il y a donc des possibilités de recours avant que tout devienne définitif. »

« Et dès qu’on saura s’il y a eu ou non des malversations. »

« Oui. »

Il soupire avant d’ajouter :

« En l’absence d’autres informations, il ne se passera rien. Si les dessous-de-table se font à l’ancienne, dans des enveloppes scellées, on pourra difficilement trouver des preuves. »

Nous sommes interrompus par Alexandra qui passe la tête par la porte.

« Excusez-moi, messieurs. Le commissaire Charles aimerait voir M. Deauville. »

« Merci, Alex. J’arrive tout de suite. »

Lefebvre me dit :

« Je m’occupe d’autres dossiers, boss. S’il y a du neuf concernant ce dont on vient de parler, je vous contacte. »

Il me serre la main avant de rejoindre le local qu’il partage avec plusieurs de ses collègues. J’arrive chez le commissaire qui m’invite à entrer.

« Bonjour, Deauville. Prenez place. »

Son bureau est spartiate. Une seule image est appliquée sur le mur derrière lui. C’est une reproduction du trop célèbre « Baiser » de Klimt. Une canne à pêche repose dans un coin, toujours prête à l’emploi car la Saulière, la rivière qui traverse la ville, est toute proche. Sur son meuble de bureau se trouvent un ordinateur, un moniteur et un cadre tourné vers lui. Je sais que ce dernier affiche une photo de ses deux fils. Son épouse n’a apparemment pas été jugée digne d’y figurer. Arrivé en fin de carrière, il ne se rend sur le terrain que s’il s’y sent obligé. Il se contente d’un rôle de supervision mais ses conseils et ses intuitions nous sont souvent d’une aide précieuse. Il a le flair pour distinguer les affaires importantes des autres et pour demander des devoirs d’enquête complémentaires à propos d’incidents à première vue anodins. Assis dans son fauteuil, il paraît encore plus petit qu’en réalité. Il est rond, a des joues et le nez couperosés et le front agrandi par une calvitie agressive. Son regard intelligent semble animé par un sentiment inhabituel. Serait-ce de l’amusement ? Il me fait languir en parlant de banalités avant d’en arriver à l’essentiel.

« Deauville, j’ai pris une décision importante. »

Il regarde ses mains croisées avant de poursuivre.

« Je vais rentrer mes papiers dans quelques jours. Je prendrai ma retraite dans les prochaines semaines. Probablement à la fin du printemps. Mes enfants m’ont déjà promis un voyage lointain l’été prochain pour fêter cela. »

Il me regarde dans les yeux pour voir ma réaction. Je l’ai rarement vu aussi détendu, aussi serein.

Je devine de quoi il s’agit.

« La pêche au saumon en Alaska, patron ? »

« Bravo, Deauville. Presque. Un séjour d’un mois en Colombie-Britannique. On nous déposera en hydravion sur un lac. Nous logerons dans une version moderne de ma cabane au Canada. Nos voisins seront d’autres pêcheurs invétérés qui pourront nous éclairer sur la pêche au saumon et à la truite. »

« Vous mangerez tout le poisson que vous prendrez ? »

Il ricane.

« Non, je déteste le poisson. Mes fils, par contre, pourraient en manger tous les jours. Les congélateurs seront garnis de pièces de viande que je placerai à côté des rainbows et autres cutthroats sur la grille du barbecue. Nous serons ravitaillés régulièrement pendant le séjour. Ce sera vraiment paradisiaque. Et vous savez quoi, Deauville ? »

Ses yeux pétillent encore davantage.

« Votre épouse a décidé de vous laisser entre garçons ? »

« Exact ! Vous êtes vraiment un policier d’exception. »

Il se met à rire à gorge déployée. Je pressens ce qu’il va me dire à présent. Il redevient sérieux. J’ai bien deviné.

« Je ne vois qu’une personne pour me succéder. Celle qui est face à moi. Vous avez démontré des qualités extraordinaires de discernement, de perspicacité et d’ouverture d’esprit. Vous avez l’instinct nécessaire à la résolution des crimes dont vous vous occupez. Vous avez su obtenir le maximum de vos partenaires en les motivant et en en faisant une équipe soudée et solidaire. Votre diplôme de criminologie tout neuf est un atout important. À cela s’ajoutent vos qualités humaines d’empathie et de compréhension. Vous serez parfait dans votre rôle de chef de la police de Maurigny. Vous serez commissaire, en attendant mieux encore. »

Je me sens flatté et je crois que je rougis légèrement.

« Merci, patron. Vos compliments me vont droit au cœur. J’essaierai de me montrer à la hauteur du rôle qu’on voudra bien me confier. Je suppose néanmoins qu’il y aura d’autres candidats. »

Il me rassure :

« Chez nous, personne. Quand bien même un étranger se présentait le moment venu, les rapports que j’ai déjà envoyés à la Ville et au ministère devraient être suffisants pour vous assurer le poste. Cela dit, n’en parlez encore à personne. Je ne veux pas que cela puisse perturber l’organisation du commissariat pendant la fin de mon règne. »

« Et pour conjurer le sort. »

« Précisément, Deauville. Voilà, vous connaissez mes intentions. D’ici là, poursuivez votre remarquable travail. Je suis heureux d’avoir pu contribuer, pour une part minuscule, à former le professionnel modèle que vous êtes devenu. »

« Vous êtes trop modeste. Vos conseils et votre exemple m’ont toujours été indispensables. Je ne serais pas devenu ce que je suis sans vous, patron. »

Je vois qu’il a la gorge serrée.

« Merci, Deauville. »

Il se lève pour me serrer la main. Je suis aussi ému que lui en quittant son bureau.

Alexandra me voit sortir du coin de l’œil et me demande en souriant :

« Vous avez reçu de bonnes nouvelles, commissaire ? »

On ne peut rien lui cacher.

« Je vous dirai mes petits secrets quand vous me direz les vôtres, Alex. »

Elle se met à rire en me suivant des yeux. Je rejoins mon bureau pour lire d’autres rapports. C’est l’aspect du métier qui me motive le moins mais il est important. Certains détails ressurgissent parfois lors d’enquêtes et permettent de les faire avancer plus rapidement. Une phrase ou un nom mémorisé peuvent éclairer soudain une investigation qui s’enlise.

Il est presque midi quand je reçois un texto de ma fille.

« Mon cher petit papa (elle exagère, nous avons la même taille, 1m75, comme Sabine), puis-je venir te tenir compagnie si tu déjeunes dans ton lieu de perdition habituel ? Ma prof de gym est absente à la première heure de l’après-midi. Ce n’est pas vraiment une perte et cela me permettra de passer du “quality time” avec mon géniteur, pour employer une expression chère à oncle André. »

C’est ainsi qu’elle appelle Lefebvre malgré l’absence de liens familiaux. J’avais l’intention de déjeuner sur le pouce à la cantine mais il est vrai que je dois profiter de toutes les occasions de passer du temps avec Erica. Elle volera bientôt de ses propres ailes et nous aurons moins de contacts avec elle. Cette pensée me rend tout à coup mélancolique. Je secoue la tête pour évacuer le petit nuage gris qui s’est accumulé dans ma tête avant de lui répondre.

« Bien sûr, bébé (elle déteste que je l’appelle ainsi). Je t’attends dans trente minutes au Gambrinus. »

Cet établissement, qui porte le nom d’un personnage légendaire dans nos régions, se trouve à deux pas du poste. Je le fréquente d’autant plus volontiers que leur menu est appétissant et démocratique. Quand j’arrive au dit café-restaurant, je suis accueilli par Nadège. Elle est l’autre raison qui a fait de moi un client régulier. La grande serveuse blonde affiche invariablement un sourire accueillant et est toujours d’humeur égale. Son galbe attrayant n’est pas, non plus, à négliger.

« Bonjour, commissaire. Comment allez-vous ? » me dit-elle, en me dirigeant vers ma table préférée. C’est une de celles d’où l’on peut observer les arrivées. Il s’agit là d’une déformation professionnelle. On ne se refait pas.

« Bien, Nadège. Je ne te demande pas comment tu te portes car tu as l’air en pleine forme. »

Elle me répond d’un sourire à faire fondre toutes les glaces du Groenland. J’ai le temps de commander une eau pétillante quand ma fille fait une entrée tonitruante, comme à son habitude. Elle s’adresse d’abord à Nadège :

« Bonjour, jolie madame. »

La serveuse commence à connaître Erica et, pour des raisons qui dépassent mon entendement, la trouve drôle et sympathique.

« Bonjour, jolie demoiselle. Que nous vaut l’honneur ? »

« J’ai un peu de temps libre grâce à une migraine providentielle de ma prof de gym. Cela me permettra de chaperonner mon paternel. »

Elle se débarrasse de sa veste qu’elle accroche à un portemanteau avant de lui demander :

« Vous savez pourquoi il a besoin d’un chaperon ? »

Nadège secoue la tête et fronce les sourcils, intriguée.

« Cela s’appelle l’andropause. Les hommes d’un certain âge ont, semble-t-il, besoin de s’attirer l’intérêt de femmes plus jeunes. C’est une manière pour eux d’essayer de retarder une évolution irrémédiable qui conduit à la décrépitude totale. J’espère qu’il ne vous embête pas trop. »

J’ai vu qu’elle a essayé de me dissimuler un clin d’œil lancé à la serveuse. Nadège se met à rire et s’adresse à moi :

« Votre fille est une comédienne née, monsieur Marc. J’apprécie ses visites. Elles illuminent ma journée. Sa présence devrait être remboursée par la sécurité sociale. »

Je lève les yeux au ciel avant de dire à Erica :

« Prends place et, de grâce, mets ta langue au repos pour quelques minutes. »

Elle prend place à mes côtés et me pose un baiser sur la tempe, sous le regard attendri de la serveuse.

« Pour moi, ce sera un coca et la même chose que papa. »

Je m’inquiète.

« Une salade ? Pas un hamburger ? »

« Non, j’ai décidé de traiter mon corps comme le temple qu’il aurait toujours dû être. »

On ne peut jamais savoir si elle est sérieuse ou si elle se moque gentiment du monde.

« Alors, deux César, Nadège. »

Quinze minutes plus tard, nous déposons nos couverts de concert. Je n’ai pas eu à subir son babillage pendant ce temps. Je prends le risque de la relancer.

« Comment va mon ami Igor ? »

Celui-ci est la dernière flamme dans la vie sentimentale d’Erica. J’ai déjà eu l’occasion de le plaindre mentalement pour ce que ma fille lui fait subir. C’est un garçon délicat et sensible qui a du mal à encaisser les assauts verbaux de sa dulcinée qui confond trop souvent taquineries et remarques acerbes.

« Justement, je comptais t’en parler. »

Elle redevient soudain sérieuse. Enfin, je le crois.

« Nous continuons à nous voir mais je me désespère de lui. Il est trop timide, trop timoré à mon goût. Nous nous fréquentons depuis que Martin a repris sa liberté et il n’a pas encore progressé au-delà des baisers chastes et des caresses superficielles. »

J’espère ne pas comprendre où elle veut en venir.

« Tu comptes prolonger ta relation avec lui ? »

« Je ne sais pas. Je me demande parfois si ma présence lui fait vraiment plaisir. Il est difficile de savoir ce qu’il en pense car il est fort taciturne. »

« Il faudrait sans doute qu’il ait l’occasion de placer un mot. »

Elle sourit.

« Tu vas encore dire que je suis bavarde. »

Elle redevient pensive.

« J’aurai des décisions importantes à prendre dans les prochains mois. J’ai beaucoup plaisanté en parlant de mon avenir mais je pense m’orienter vers des études scientifiques. Je ne suis pas sûre d’avoir besoin d’un petit ami en ce moment car cela m’empêche de me focaliser. Il faudra juste que j’aie le courage d’en parler à Igor car il est vrai qu’il est très sensible et je ne voudrais pas le blesser. »

Je considère que tout commentaire serait superflu. Je laisse le silence s’installer entre nous. Erica pose sa tête sur mon épaule, ferme les paupières et se met à chantonner doucement. Je profite d’un rare instant de complicité entre elle et moi. Une demi-heure plus tard, je suis de retour au poste. Alexandra me signale que Loïc Laurent, notre jeune collègue, voudrait me voir.

« Vous pouvez me l’envoyer, Alex. »

J’ai rejoint mon bureau depuis quelques minutes quand il frappe à ma porte. Je l’invite à entrer et à prendre place face à moi. L’inspecteur est tiré à quatre épingles. Il doit avoir une trentaine d’années. Il est de taille moyenne, bien bâti, les cheveux châtains impeccablement coiffés. Ses yeux bruns pétillent d’intelligence. Il paraît sûr de lui mais sans arrogance.

« Bonjour, commissaire. Je ne me présente pas car vous me connaissez, bien que je n’aie pas encore collaboré directement avec vous. Votre réputation a largement dépassé ces murs et je serais honoré de pouvoir faire partie de votre équipe quand vous jugerez avoir besoin de moi. Je suppose que Lefebvre vous a dit qu’il m’a chargé de surveiller les procédures dans l’attribution d’un important marché public. »

Il a une belle diction et s’exprime avec facilité. Ce sont des qualités que j’apprécie car l’oral est une partie importante de notre métier. Il étale une élégante prosodie, un art en voie de disparition. Il me fait une très bonne impression.

« Il m’a parlé d’une source anonyme qui dénonce des pots-de-vin. Les accusations sont apparemment très vagues », dis-je.

« Oui. Si d’autres informations me parviennent, je pourrai approfondir mes investigations. D’ici là, je n’ai pas beaucoup à faire dans le cadre de ce dossier. J’ai néanmoins obtenu une copie du cahier des charges de la Ville puisque Maurigny est le maître d’ouvrage du projet. Je l’ai transmis à mon frère qui est architecte pour qu’il puisse voir si tout semble en ordre. Cela ne m’éclairera pas sur d’éventuels dessous-de-table mais j’aurai une idée plus précise de ce dont il s’agit. »

« Votre frère souhaite-t-il être rémunéré pour cette prestation ? »

« Non, commissaire. Ce sera l’affaire de quelques heures et il le fera gracieusement. »

« Très bien. Je suppose qu’entretemps vous avez d’autres choses à faire ? »

« Oui, commissaire. J’ai du pain sur la planche. Je ne voudrais pas qu’il en soit autrement. »

Je me lève pour lui serrer la main et lui dire :

« Je n’hésiterai pas à faire appel à vous quand ce sera nécessaire. Si vous voulez, vous pouvez m’appeler “chef”, comme plusieurs de vos collègues. Moi, je finirai par vous tutoyer. »

Un sourire sincère éclaire son visage. Je sens que le courant passe entre nous. Je le vois s’éloigner dans le couloir, d’un pas décidé. Quelques minutes plus tard, j’examine des messages envoyés par un de nos informaticiens. Il me signale qu’il clôture un dossier d’escroquerie par internet. Je suis à nouveau ébahi par la crédulité des victimes de cette forme de cybercriminalité. Le dossier concerne une dame célibataire de 70 ans qui a envoyé plusieurs sommes importantes à un homme qui prétend venir la rejoindre à Maurigny pour l’épouser. C’est un beau Nigérian de 25 ans qui se dit éperdument amoureux d’elle. Elle a fini par avoir des doutes. Je ne peux que soupirer et secouer la tête. Heureusement, nos spécialistes parviennent souvent à localiser les escrocs. Le plus dur reste d’obtenir des mandats d’arrêt et la collaboration de la police locale dans des pays parfois très lointains. Ma réflexion est interrompue par l’agent de la permanence qui vient frapper à ma porte.

« Excusez-moi, commissaire. Comme le patron est parti déjeuner, je vous transmets l’information. J’ai reçu un appel paniqué d’un promeneur. J’ai immédiatement dépêché deux véhicules de patrouille sur place. »

« De quoi s’agit-il ? »

« Cette personne a trouvé une main dans le bois de la Saulière. »

Je ne suis pas certain d’avoir bien compris. Je le regarde, le front plissé.

« Une main, dites-vous ? »

« Oui, une main détachée de son propriétaire. Ou de sa propriétaire, plus exactement. C’est une main de femme, une main gauche. »

Chapitre 2

La main dans le sac

« Le central des services d’urgence m’a transmis la communication du promeneur. J’ai dû commencer par le calmer car je ne parvenais pas à le comprendre. Il m’a dit que, pendant une promenade au bois de la Saulière, son chien s’est échappé et lui a rapporté la main quand il a réapparu. Il lui a fallu un moment pour réaliser de quoi il s’agissait. Il nous a alors appelés et communiqué sa localisation. Il a noté les coordonnées indiquées sur l’appli GPS de son smartphone. »

Il me tend un papier sur lequel il a écrit la longitude et latitude.

« Merci, Triffaux, je m’en occupe tout de suite. Dites-moi les numéros des véhicules qui ont été dépêchés. »

« Le 12 et le 15. »

« Envoyez encore deux voitures. Dites-leur de bloquer l’accès aux lieux. L’endroit est-il facile à atteindre ? »

« Je connais le bois car je m’y rends souvent avec mes enfants. C’est une réserve naturelle et, à part une petite aire réservée aux jeux, les sous-bois sont interdits aux promeneurs. Les chemins ne sont pas carrossables et seule une petite route goudronnée donne accès à un parking. Les patrouilleurs ont été prévenus. Ils devront y laisser leurs véhicules. »

« D’accord. Je jette un coup d’œil sur une carte en ligne et je démarre. Prévenez le patron quand il rentre. Il voudra sans doute nous retrouver. »

Je sens, comme à chaque fois qu’un incident sérieux se présente, que l’adrénaline se met à circuler dans mes veines. Il faut garder la tête froide. Je passe d’abord dans la pièce annexe pour changer de chaussures. Je vérifie que j’ai mes deux téléphones en poche, le privé et le professionnel. Je me rends ensuite dans le local partagé par les inspecteurs. J’aperçois Dupuis et Beaulieu assis devant leurs écrans. Je leur demande :

« Vous savez où se trouve André ? »

Alain Dupuis me répond :

« Il est en déplacement pour recueillir un témoignage concernant une tentative d’effraction dans un commerce. Il faut le rappeler ? »

« Non. Gisèle et toi allez m’accompagner. Je vous dirai de quoi il s’agit quand nous serons en route. Changez de chaussures car nous allons dans le bois de la Saulière. »

Dupuis et Beaulieu se lèvent. Lui est un grand blond aux cheveux en brosse et à la silhouette imposante. Il me dépasse de 10 cm et je lui rends une trentaine de kilos. Elle est tout aussi blonde, les cheveux mi-longs maîtrisés par des barrettes. Elle entretient son physique dans la même salle de fitness que Dupuis et moi. Nous nous y croisons souvent quand nous n’utilisons pas la petite salle de mise en forme au sous-sol du commissariat.

« Rejoignez ma voiture quand vous serez prêts. J’avertis le docteur Kurosaki pour qu’il vienne nous rejoindre. »

Dupuis et Beaulieu se regardent car le fait que j’aie mentionné le médecin légiste de l’hôpital de Maurigny leur donne une idée de ce à quoi ils peuvent s’attendre.

Gisèle me demande :

« Devons-nous emporter notre arme de service ? »

Je secoue la tête.

« Ce ne sera pas nécessaire. Je vous attends dans cinq minutes. »

Pendant qu’ils s’activent, j’ouvre la carte de la localité sur mon téléphone. Le bois est à 10 minutes en voiture. Je vois la route qui mène au parking où je devrai me garer. Pendant que je rejoins mon véhicule, j’appelle l’hôpital pour demander si Kurosaki est disponible. La secrétaire me répond qu’elle libérera son agenda pour le reste de la journée. Je lui donne le lieu de rendez-vous pour qu’elle le lui transmette. Dupuis et Beaulieu me rejoignent et nous embarquons. Ils s’installent tous deux sur les sièges arrière. Je démarre sans utiliser la sirène ou les clignotants stroboscopiques intégrés dans les blocs optiques. Ces derniers remplacent utilement l’ancien système de gyrophare mais ne sont pas nécessaires en ce moment. Ce n’est pas la peine d’attirer l’attention sur ce que nous faisons,

« Que se passe-t-il, chef ? », demande Beaulieu.

« Un promeneur a trouvé une main dans le bois. C’est une main de femme. »

« Il n’y a pas d’autres parties du corps ? »

« Non, seulement cette main. »

« Jusqu’à présent », ajoute Dupuis.

« Jusqu’à présent, en effet. »

Je reçois un appel d’un patrouilleur.

« Bonjour, commissaire. Ici l’agent Dailly de l’unité 12. Nous venons d’arriver sur place en même temps que ceux du 15. Je suis resté sur le parking pour vous attendre. Mes trois collègues sont allés rejoindre notre témoin. Ils se trouvent sur un sentier qui mène à la rivière, à 300 mètres vers l’est. »

« Nous arrivons dans cinq minutes, Dailly. Je vous demanderai de rester sur place pour accueillir deux autres véhicules de patrouille. Demandez-leur de sécuriser le sentier en aval et en amont. Dirigez d’éventuels promeneurs vers d’autres chemins. »

« D’accord, commissaire. Je vous attends. »

Nous arrivons bientôt sur le parking dans une petite clairière. Quatre voitures de police s’y trouvent déjà ainsi que trois véhicules civils. Dailly a déjà dépêché ses collègues pour effectuer la tâche que je leur ai demandée. Il nous salue quand nous sortons de ma voiture.

« Commissaire, inspecteurs. »

Il pointe du doigt.

« Le témoin se trouve dans cette direction. »

« Merci. Quand le docteur Kurosaki arrivera, qu’il vienne nous rejoindre. »

Deux agents sont occupés à placer des rubans de balisage entre deux arbres au début du chemin. Nous les soulevons pour nous diriger vers le lieu du rendez-vous. Des panneaux rappellent régulièrement que les promeneurs doivent rester sur les sentiers. Nous portons tous trois une longue gabardine que nous laissons ouverte. La végétation est toujours en mode hivernal. Les chênes dénudés laissent filtrer une bonne partie des rayons du soleil. Dans les clairières, les perce-neige ont déjà fait une timide apparition. Il ne nous faut que quelques instants pour rejoindre les trois patrouilleurs. Ils se trouvent dix mètres hors du sentier, occupés à réconforter le promeneur qui tient son chien en laisse. En nous voyant arriver, ils s’écartent un peu et nous saluent de la tête. L’homme a les cheveux gris et le visage de la même couleur. Il porte un jean et une veste fourrée au col relevé. Il tremble de froid malgré la douceur de la température. Son compagnon canin est un magnifique cocker roux qui agite joyeusement la queue et nous regarde avec intérêt. Il attend peut-être une récompense pour sa découverte. Gisèle a le réflexe de s’accroupir pour le caresser. Elle place ses mains autour de sa mâchoire et secoue ses longues oreilles pour le stimuler. Il répond en tirant la langue de satisfaction.

« Brave chien ! Comment t’appelles-tu ? »

L’homme répond automatiquement, comme dans un rêve.

« Il s’appelle Thibald. »

Je ne vais pas lui demander de me faire une déclaration tout de suite. Il faut laisser le pauvre homme se détendre un peu. C’est le moment de parler de tout et de rien pendant quelques moments.

« Quel âge a-t-il, ce beau garçon ? »

Le témoin sort de sa torpeur.

« Il est jeune. Il a dix-huit mois. Comme il est très actif, c’est moi qui le promène. Mon épouse s’occupe de ses parents qui sont beaucoup plus calmes. »

« Ils sont tous deux roux ? »

« Roméo est roux, Juliette est noire. »

Je vois le rapport.

« Shakespeare ? »

Il esquisse un maigre sourire.

« Oui. Trois personnages de sa tragédie romantique. »

Je remarque à présent qu’un des agents, derrière le témoin, tient dans ses mains gantées un sac en plastique. Celui-ci contient probablement une pochette transparente avec l’objet rapporté par le chien. Il a eu la bonne idée d’utiliser un sac opaque pour l’y placer.

« Vous habitez dans les environs, monsieur… »

« Lallemand. Michel Lallemand. Nous habitons le quartier des Renards, juste au nord du bois. Quand nous ne promenons pas les chiens, nous faisons du jogging ou du vélo dans la chênaie. »

« Je ne me suis pas encore présenté. Je suis le commissaire adjoint Deauville de la police de Maurigny. Mes collègues sont des inspecteurs qui m’aideront dans mon travail. Vous permettez que je vous pose quelques questions à propos de l’incident. »

Il avale sa salive et agite le menton.

« Allons-y. Je voudrais rentrer chez moi le plus vite possible. J’ai prévenu mon épouse que je serais en retard mais je ne lui en ai pas dit la raison. »

« Nous ne vous retiendrons pas plus longtemps que nécessaire. Un de mes inspecteurs enregistrera votre déclaration. Nous rédigerons le rapport et je vous demanderai de passer au poste pour apposer votre signature demain ou après-demain quand vous vous sentirez mieux. »

Je fais signe à Dupuis d’utiliser son application pour commencer à enregistrer.

« Racontez-moi, si vous êtes prêt. »

Il se racle la gorge mais sa voix est à peine audible.

« Vers 14 h 30, j’ai détaché Thibald pour le laisser s’ébrouer. Comme je vous l’ai dit, il est jeune et a besoin d’exercice. Comme il n’y avait personne dans les parages, je l’ai libéré pour qu’il se dérouille les pattes. Je sais que c’est interdit mais ce n’est pas un chien dangereux. Vous avez pu le constater par vous-mêmes. »

Je secoue la tête comme pour l’absoudre et l’encourager à poursuivre son récit.

« Il est parti pendant cinq minutes. J’ai commencé à l’appeler mais il s’est fait désirer. J’ai crié de plus en plus fort avant de le voir revenir. J’étais soulagé de le revoir. Quand il s’est approché, j’ai vu qu’il tenait un objet dans la gueule. Il m’a fallu un moment pour réaliser de quoi il s’agissait. J’ai d’abord cru à un gant, puis à une main de mannequin. C’est quand il l’a déposé à mes pieds que j’ai remarqué le vernis à ongles. »

Il revoit la scène et ferme les yeux.

« Le vernis à ongles gris. »

Gisèle a eu une idée.

« Vous permettez que je promène Thibald pendant quelques minutes ? Je vais essayer de retrouver l’endroit de la découverte. Je suis certaine qu’il pourra me le montrer. »

« Oui, allez-y, madame. »

Il passe la laisse à Beaulieu.

« D’où est-il revenu ? »

Lallemand lui indique la direction.

Gisèle affiche son plus beau sourire avant de s’adresser à un des policiers.

« Nardi, vous pouvez m’accompagner ? Vous avez un sac en plastique, une pochette et des gants ? »

L’agent lui montre tous les objets demandés.

« Suivez-moi. »

En passant devant moi, elle me souffle :

« Il doit bien y en avoir une autre quelque part. »

Thibald semble enthousiaste à l’idée de refaire une partie de son trajet forestier, même s’il doit être tenu en laisse. Je profite du départ du chien pour lui demander :

« Désirez-vous boire un peu d’eau ? J’ai des bouteilles fraîches dans ma voiture. »

« Merci, commissaire. J’aspire à une chose : rentrer chez moi pour prendre une aspirine et me coucher tôt. »

« Je vous comprends. Je vous remercie aussi de nous avoir appelés promptement. Une enquête qui démarre vite a de meilleures chances d’aboutir. »

Il agite la tête sans conviction et j’ai peur qu’il finisse par s’évanouir tant il semble instable sur ses pieds.

Beaulieu ne tarde pas à revenir, tenant toujours Thibald en laisse. Elle lève le pouce de sa main libre en ma direction. Le chien aboie pour la première fois pour attirer l’attention de son maître. Gisèle lui tend la poignée qu’il prend distraitement. Beaulieu s’accroupit à nouveau pour remercier Thibald d’une caresse vigoureuse que le chien accepte chaleureusement.

« Nous allons vous laisser rentrer chez vous. Voulez-vous qu’un agent vous raccompagne ? »

« Merci, commissaire. J’habite juste à côté. La fin de la promenade me permettra d’évacuer une partie de mon angoisse et de penser à autre chose. »

« Deux agents ont barré l’accès du sentier, dites-leur que vous êtes le témoin. »

Tandis qu’il s’éloigne, Thibald se retourne à plusieurs reprises comme pour nous dire au revoir.

« Tu t’es fait un nouvel ami, Gisèle. »

« Oui, il est mignon comme tout. Il nous a conduits directement à l’endroit où il avait trouvé la main. Il n’a dû creuser la terre que sur une faible profondeur pour faire sa découverte. Les mains étaient emballées dans un sac en plastique de couleur bleue. J’ai photographié l’endroit avant que l’agent Nardi ne récupère la deuxième main et le sac. J’ai noté les coordonnées sur mon téléphone. »

L’agent me tend un sachet. Je l’ouvre pour constater qu’il y a placé une autre pochette transparente qui contient la main droite, outre les restes du sac bleu.

« Nardi, je peux vous demander de retourner à l’endroit de la découverte pour attendre l’arrivée de l’équipe scientifique. Ils examineront les lieux à la recherche d’autres indices, bien que je doute qu’ils trouvent autre chose. Allez-y avec votre binôme. On vous fera relever par un autre duo si cela dure trop longtemps. »

Je m’adresse ensuite à Dupuis.

« Peux-tu appeler Bartoli pour qu’elle vienne nous rejoindre ? Explique brièvement de quoi il s’agit et dis-lui qu’elle risque de se salir. »

« Je le fais immédiatement. »

Il s’éloigne pour téléphoner. À ce moment, Kurosaki arrive, emmitouflé comme s’il gelait à pierre fendre. Comme son nom l’indique, son père est japonais. Sa mère lui a légué ses cheveux roux et ses yeux verts, son père, ses paupières et ses pommettes.

« Bonjour, messieurs, dames. Expliquez-moi de quoi il s’agit. »

Je lui fais un résumé des événements récents. Il me demande :

« Où sont les restes humains ? »

Les deux agents montrent leurs sacs en plastique.

« Donnez-les-moi, je m’en occupe. »

Pendant qu’ils s’exécutent, je leur demande de rejoindre les lieux de la découverte.

« Commissaire, inspecteurs, nous allons rejoindre ma voiture pour y jeter un premier coup d’œil. »

Arrivé à son véhicule, une espèce de camionnette bourrée de différents matériels, il me confie les deux sacs. Je suis étonné de leur légèreté. Ces merveilleux outils naturels que sont les mains ne pèsent rien quand ils sont détachés de notre corps. Kurosaki ouvre le hayon pour former une plateforme sur laquelle il dispose une feuille de papier absorbant. Il enfile des gants avant de me reprendre les sacs. Il en extrait les contenus, sauf le plastique bleu, et les dispose soigneusement, paumes vers le haut. Il y jette un regard attentif avant de les retourner. Nous ne disons rien et attendons qu’il se décide à parler.

« Ce sont effectivement des mains de femme. Des mains soignées qui appartiennent, ou appartenaient, à une personne de plus de quarante ans. Il est difficile d’être plus précis mais, vu le soin apparent que la femme en prenait, il se pourrait qu’elle ait vingt ou trente ans de plus. Donc entre 40 ans et 70 ans. Probablement plus près de 60. Désolé de n’être pas plus précis pour le moment. »

« Quand les mains ont-elles été détachées du corps et de quelle manière ? » demandé-je.

Il ne lève pas les yeux pour répondre et continue à examiner les mains.

« Il n’a pas gelé récemment, alors je dirais entre 36 et 48 heures. Les tendons ont été sectionnés proprement et les os carpiens à l’articulation du poignet n’ont pas été abîmés. Les scaphoïdes, semi-lunaires et pisiformes n’ont même pas été griffés. La personne responsable n’a pas utilisé une hache ou une scie mais une lame tranchante, peut-être un scalpel. Elle a pris son temps pour faire un travail consciencieux. »

Je lui demande alors :

« Vous avez une idée de la taille et du poids de la victime ? »

« Ce sont de petites mains fines. En toute logique, ce devrait être une femme de petite taille. 1m55 à 1m60 au maximum, 50 à 55 kilos. Mais ne me croyez pas sur parole. »

Il se tourne vers moi :

« Vous avez pris les photos dont vous avez besoin ? »

« Oui, c’est fait. Vous pensez qu’il faut les transmettre à Bartoli ? »

« Elle pourrait relever les empreintes digitales et vérifier si elles figurent au registre. J’ai remarqué que les ongles ont été peints récemment à l’aide d’une laque de qualité. Elle pourrait essayer de trouver d’autres empreintes sur le vernis. Elle pourrait alors éliminer celles de la défunte. »

« Oui, docteur. Je remarque que vous et moi parlons de défunte alors que rien ne prouve que ce soit le cas. Cela dit, cette affirmation est probable à 99 %. Je vais transmettre les mains à Elizabeth pour qu’elle fasse ce que vous proposez. Je vous les rendrai ensuite pour que vous les gardiez à la morgue en attendant que le reste du corps soit éventuellement découvert. »

« Vous pouvez me contacter quand vous voulez, commissaire. Si vous avez la moindre question, n’hésitez pas. Présentez mes hommages à Bartoli. Je sais qu’elle appréciera. »

Nous nous mettons à rire car nous connaissons le manque de civilité de la scientifique. Dire bonjour semble lui coûter des efforts surhumains mais c’est une professionnelle irréprochable. Elle travaille au laboratoire de recherche d’une firme pharmaceutique de Maurigny qui nous prête ses compétences contre monnaie sonnante et trébuchante. Kurosaki replace les mains dans les pochettes qu’il rend à Dupuis. Celui-ci les dépose dans un sac qu’il place à ses pieds. Le docteur enlève ensuite ses gants qu’il place dans une petite poubelle, referme le hayon et nous salue.

Il vient à peine de démarrer que Bartoli arrive et prend sa place sur le parking. Elle sort de sa camionnette accompagnée de son assistant Grégoire Hermann. Ils sont habillés de blanc et prennent une mallette contenant leur matériel.

« On m’a expliqué de quoi il s’agit. Montrez-nous le lieu de la découverte. »

Hermann nous salue de la tête. Il semble gêné du manque de manières de sa patronne. J’ai parfois l’impression qu’elle a été élevée par les loups.

« Bonjour Elizabeth. Avant que Beaulieu te conduise jusqu’à cet endroit, je t’explique ce que Kurosaki propose que tu fasses. »

Elle prend un air offusqué. Elle ne tolère sûrement pas que le légiste puisse lui donner des ordres déguisés.

« Mm. J’écoute », dit-elle d’un air pincé.

Après que je leur ai expliqué, je demande à Gisèle de les accompagner.

J’ouvre le coffre de ma voiture pour y déposer les pièces à conviction, bien que je ne sois pas sûr qu’il s’agisse du terme adéquat. Quand ils sont partis, j’entame une conversation avec Dupuis.

« Pourquoi s’est-on débarrassé des mains de cette femme, Alain ? »

« Parce que les empreintes permettent d’identifier la victime rapidement ? »

« À condition qu’on puisse les comparer à d’autres empreintes de la même personne, dans le registre ou à son domicile. Pour cela, il faudrait qu’on sache où elle habite. »

Nous réfléchissons quelques instants avant que Dupuis me dise :

« J’ai un cousin qui a fait des études de médecine. Il m’a raconté des anecdotes concernant ce qu’on appelle des pièces anatomiques. Ce sont des organes ou des parties de cadavres qui étaient parfois dérobés par des étudiants pour faire des plaisanteries de très mauvais goût. On pourrait imaginer qu’un farceur enterre les mains à faible profondeur pour obliger la police à lancer une enquête inutile ou pour déclencher une hystérie collective. »

« J’ai entendu parler de ce genre de chose mais ce n’est plus arrivé depuis de nombreuses années. On apprend aux étudiants à traiter les cadavres avec respect. On a déjà beaucoup de mal à trouver des gens disposés à léguer leur corps à la science. Un nouveau scandale de cette sorte signifierait la fin de ce genre de don. »

« On en revient à un meurtrier qui se serait débarrassé des mains pour qu’on ne puisse pas utiliser les empreintes à fin d’identification, chef. »

« Après avoir disposé du corps à un autre endroit. »

Dupuis m’approuve de la tête. Je poursuis mon raisonnement.

« Il a été pressé pour une raison ou une autre et n’a pas eu le temps de creuser un trou très profond. »

Dupuis continue à agiter la tête pour m’encourager à continuer.

« Le corps a peut-être été enterré dans le bois. »

« Mais pas à proximité immédiate. »

« Probablement pas », dis-je.

Je regarde ma montre. Il est 16 h 30.

« Nous allons demander au patron de faire intervenir la brigade canine. Je lui proposerai de commencer demain car il fera bientôt noir. »

Dupuis me dit :

« Supposons que le dépeceur ait enterré le corps dans ce bois, par où faudrait-il commencer les recherches ? »

« S’il l’a fait ici, ce devrait être plus près du parking. Je le vois mal traîner un cadavre de 55 kg sur des centaines de mètres. L’avantage de cet endroit, c’est qu’il est désert dès la nuit tombée. Il a pu procéder sans trop de risque d’être découvert. »

Beaulieu revient, accompagnée des deux scientifiques. Bartoli prend la parole.

« Nous avons pris des photos et cherché des traces du passage de la personne qui a procédé à l’enfouissement. Il n’y avait rien qui en vaille la peine. En ce moment, le sol est assez ferme pour ne pas laisser de traces de semelle. Le trou mesure à peine quarante centimètres de profondeur et trente sur trente de superficie. Il a été creusé à l’aide d’une bêche ou d’une pelle tranchante. L’homme, car je suppose que c’en était un, a pris la peine de damer la terre pour essayer de dissimuler la cache. »

Elle attend que nous lui posions des questions mais comme nous restons muets, elle conclut :

« Vous nous rappellerez quand vous aurez découvert le cadavre. En attendant, voici ce que je vais faire. Vous allez me confier les mains et l’emballage plastique. Je vais relever les empreintes de la victime et faire des recherches dans les fichiers. Je vais aussi essayer de trouver des traces sous les ongles mais si elles sont aussi soignées que ce qu’on m’a dit, je n’ai pas beaucoup d’espoir. J’ai aussi une autre idée dont je vous parlerai plus tard. Je m’en occupe tout de suite avec Grégoire. Je vous appellerai dès que j’ai des nouvelles à vous annoncer. »

Asociale mais efficace comme à son habitude.

« Merci, Elizabeth. Appelle-moi quand tu veux. »

Je suppose qu’elle m’a entendu. Son assistant nous salue avant de s’engouffrer dans le véhicule dont le moteur ronronne déjà. Je m’adresse à mes inspecteurs :

« J’appelle le commissaire pour qu’il prépare la suite des événements. Je suis convaincu que la victime se trouve quelque part dans les environs. »

Le patron est encore dans son bureau. Il sait déjà ce que nous faisons ici. Je mets mon téléphone sur haut-parleur avant de lui expliquer les résultats obtenus jusqu’à présent. Je lui demande de prévenir la brigade canine. Il m’assure qu’il les mobilisera pour qu’ils commencent dès l’aube. Ils disposent de deux chiens détecteurs de cadavres. Il me dit que ces chiens renifleurs couvrent de grandes superficies en peu de temps.

« Quelle est l’aire du bois de la Saulière, Deauville ? »

« Cela doit faire une centaine d’hectares, patron. Comme je le disais à mes inspecteurs, si le cadavre est enterré ici, ce sera près du parking. Le dépeceur, puisque c’est le nom que nous lui avons donné, n’aura sûrement pas traîné un cadavre sur des centaines de mètres. »

« Disons quelques dizaines d’hectares alors. On peut espérer un résultat dans la journée de demain. »

« Si vous aviez l’intention de nous rejoindre, ce n’est pas la peine, patron. Le témoin est reparti ainsi que Kurosaki et Bartoli. »

« Elle est toujours aussi obséquieuse, Deauville ? »

C’est l’occasion de se détendre. Nous nous mettons à rire tous trois.

« Elle fait de la concurrence à Buster Keaton, patron. Mais on ne peut qu’être impressionné par son efficacité. »

« Continuez à me tenir au courant. Bonne soirée. »

Je m’adresse à l’agent Dailly qui se tenait à l’écart.

« Je vais vous demander de rester sur le parking pour surveiller les arrivées. Expliquez à d’éventuels promeneurs que le bois est interdit d’accès pour le moment. Conservez les patrouilleurs du 12 et du 15 pour sécuriser le sentier et le lieu de la découverte. Les quatre autres patrouilleurs peuvent reprendre la route. Faites-vous relever à la fin de votre service. »

J’ai à peine fini de donner les consignes qu’une petite voiture vient se garer. Dailly est prêt à intervenir mais je lui fais signe que je m’en occupe. Je connais l’occupante du véhicule. Mireille Nguyen, journaliste à Maurigny Matin, vient nous saluer.

« Bonjour, commissaire, inspecteurs. »

Nous nous connaissons et nous nous apprécions. C’est une professionnelle qui ne recourt jamais au sensationnalisme. C’est la raison pour laquelle je lui donne toujours un peu plus d’informations qu’à d’autres journalistes.

« Que faites-vous ici, Mireille ? »

« Quand j’ai du temps à perdre, je consulte les réseaux sociaux. J’ai lu, il y a quelques minutes, des commentaires comme “Que se passe-t-il dans le bois de la Saulière ?”, “Pourquoi l’accès du bois est-il interdit ?” ou “Est-ce le début de l’état policier ?”. Alors, me voici. »

Nguyen est une petite brune aux cheveux coupés très court et aux grosses lunettes qui lui confèrent un air intellectuel.

« Nous avons découvert des restes humains enterrés à faible profondeur à quelques encablures d’ici. Ce sont deux mains de femme découpées avec une précision chirurgicale. Nous allons procéder dès demain matin à des recherches pour déterminer si un corps a été enterré dans le bois. Les lieux seront interdits au public tant que ces explorations se poursuivront. »

« Je peux révéler ces éléments à nos lecteurs ? »

« Bien sûr, mademoiselle. Tant que l’enquête n’est pas compromise par des révélations intempestives, nous ne pouvons pas cacher la vérité. Signalez aussi que tout le bois sera interdit au public pendant quelque temps. »

« Vous comptez faire une conférence de presse aujourd’hui ? »

« Non, nous attendrons un peu. Je pense que nous aurons plus à vous raconter demain. »

« Vous êtes certains qu’il s’agit de mains de femme ? »

« Oui, même si on ignore le fait qu’ils ont les ongles peints. Leurs dimensions et l’absence de pilosité ne laissent aucun doute. »

« Vous les avez vues ? »

« Oui, elles sont actuellement entre les mains, si j’ose dire, des experts scientifiques. »

Dès que la journaliste est repartie, je me tourne vers mes inspecteurs.

« Il est passé 17 heures et le soleil va bientôt se coucher. Je vous laisse rentrer chez vous. Demain matin, je vous retrouve ici. J’envoie un texto à André pour qu’il vienne nous rejoindre. »

Après les avoir reconduits au parking du poste de police, je rentre chez moi. Dès que j’ai franchi le seuil, je ressens le besoin de me détendre. C’est Erica qui m’accueille.

« Bonsoir, mon papa préféré. Je vois que tu es épuisé. Puis-je te proposer une bière ou un apéritif de ton choix ? »

« Volontiers, princesse. Tu sais ce qu’est une tequila sunrise ? »

« Tu me prends pour une cruche ? Tequila, jus d’orange et un trait de grenadine. »

« Exact mais sans grenadine aujourd’hui. »

« Tu aurais pu me dire tequila orange plutôt que de me faire perdre un temps précieux. »

Elle m’embrasse sur le front avant de se diriger vers le bar. J’ai à peine le temps de m’effondrer à ma place habituelle dans le canapé que Sabine vient me poser un baiser sur la bouche.

« Tu as passé une bonne journée, chéri ? »

En voyant mon manque de réaction, elle rajuste le tir.

« Je ne te demande pas de détails. Laisse-moi t’ôter tes chaussures. »