Les paradis perdus - John Ray - E-Book

Les paradis perdus E-Book

John Ray

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Beschreibung

Un assassinat particulièrement odieux secoue l’opinion publique à Maurigny. Les femmes hésitent depuis à se promener seules le soir. Après un faux départ, le commissaire adjoint Marc Deauville et son équipe s’intéressent à une communauté installée à quelques kilomètres de la ville. Il se pourrait, en effet, que la victime y ait séjourné. Un dossier communiqué par la police suisse relance l’enquête car il semble suggérer un lien entre deux événements qui à première vue n'ont aucune similarité. Le meurtrier aurait-il commis un crime dans deux pays ? Comment s’y prendra Deauville pour démasquer le ou les coupables ? Suivez-le à travers les méandres d’investigations qui iront de surprise en surprise et le forceront à infiltrer une secte.

À PROPOS DE L'AUTEUR

D’origine britannique, John Ray est parfaitement bilingue, il lit et écrit depuis toujours en français et en anglais. Il signe son cinquième roman avec Les paradis perdus.

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John Ray

Les paradis perdus

Les enquêtes de Marc Deauville

Roman

© Lys Bleu Éditions – John Ray

ISBN : 979-10-377-2671-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Dans la série « Les enquêtes de Marc Deauville » :

- Les labyrinthes de l’oubli, LeLys Bleu Éditions, 2020 ;
- Carrefour des vices, LeLys Bleu Éditions, 2020 ;
- Les ravisseurs d’âmes, LeLys Bleu Éditions, 2020.

Chapitre 1

Le calme…

« Marc ! Marc ! Descends, vite ! »

Je somnole encore quand Sabine, mon épouse, m’appelle du bas de l’escalier. Je sors rapidement de ma torpeur. C’est samedi matin et je n’avais pas l’intention de me lever tôt. C’est raté. Je saute hors du lit, la bouche pâteuse, les paupières à moitié ouvertes. Je passe un peignoir sur mon pyjama et j’enfile mes pantoufles. Je descends en me tenant à la rampe car je n’ai pas encore confiance en mon équilibre. Je m’éclaircis la gorge pour demander :

« Que se passe-t-il ? »

La porte d’entrée est ouverte. Je vois Sabine, agenouillée près de sa voiture, de dos. Elle est encore en chemise de nuit.

« C’est Cerbère. Elle a un problème. »

Cerbère est notre chienne. Le nom dont nous l’avons affublée est triplement ironique : c’est une femelle, elle n’a qu’une tête et elle serait bien incapable de défendre les portes de l’enfer. Elle aurait même du mal à refouler des témoins de Jéhovah si d’aventure ceux-ci avaient la malencontreuse idée de se présenter chez nous. C’est un corniaud aux origines mystérieuses, de la taille d’un labrador, et à l’âge tout aussi indéterminé.

Erica, notre fille, me dépasse en me bousculant. Je ne l’ai jamais vue debout si tôt durant le week-end. Elle s’accroupit aux côtés de sa mère.

« Qu’est-ce qu’elle a ? »

« J’ai voulu la nourrir avant de partir en promenade avec elle et je l’ai trouvée allongée devant ma voiture. »

« Elle est morte ? » demande-t-elle, angoissée.

« Non, elle respire encore mais je ne parviens pas à la réveiller », dit Sabine.

J’assiste à la scène en spectateur.

« Qu’est-ce qu’on fait, maman ? »

Notre vétérinaire a son cabinet en ville, à plusieurs kilomètres d’ici, mais elle habite dans notre hameau de Villers-sous-Bois. Elle nous dépanne régulièrement depuis quelques semaines car Cerbère souffre de plusieurs maladies. Elle cumule des déficiences rénales et des problèmes cardiaques tout en accusant un excédent pondéral évident.

Je demande à Sabine :

« Tu veux que j’appelle la véto ? »

« Non, embarquons-la dans ma voiture. Ce sera plus rapide et Patricia a chez elle le matériel nécessaire en cas de besoin. »

« Pendant que tu t’habilles, je mets Cerbère sur ta banquette arrière. »

« J’y vais en chemise de nuit. Personne ne me verra de toute façon. »

Erica lance :

« Je t’accompagne. Pas besoin de passer des vêtements car je porte mon plus beau pyjama. »

Je tends à Sabine ses clés et son sac à main avant de soulever la chienne et de la déposer à l’arrière du véhicule, en essayant de ne pas me démettre une vertèbre.

Tandis que les femmes s’installent, je leur crie :

« Je l’appelle pour la prévenir. »

Quand mon épouse démarre, j’appelle la vétérinaire.

« Bonjour, Patricia, c’est Marc Deauville. Je ne te réveille pas ? »

« Non, je suis prête à aider Philippe pour des travaux de jardinage. »

« Sabine va arriver chez toi car Cerbère est inconsciente. Pourrais-tu l’examiner tout de suite ? »

« C’est déjà la quatrième fois en quelques semaines, Marc. Je vous ai prévenus qu’elle était en fin de vie. Même si je parviens à la récupérer, il faudra se résoudre à faire ce dont je vous ai déjà parlé. Je doute que la malheureuse ait une qualité de vie qui justifie cet acharnement. »

« Je sais, mais il faudra convaincre les femmes, Patricia. En attendant, fais ce que tu peux pour la sauver. Je promets de leur en parler sérieusement quand elles reviennent. »

« Je ferai de même, Marc. Je les entends qui arrivent à l’instant. Je te tiens au courant. »

Après avoir raccroché, je monte à la salle de bain. Je me brosse les dents et je me rase. Je remarque quelques cheveux blancs sur mes tempes. C’est la première fois que je le constate. À 46 ans, cela me semble pourtant une évolution normale. Plusieurs amis de mon âge ont une chevelure grise ou en voie de disparition, je n’ai donc pas trop à me plaindre. Je prends ma douche avant de passer un slip. J’en profite pour jeter un coup d’œil critique dans le grand miroir. Mon physique est acceptable grâce à un régime alimentaire régulier. Je me pince la peau autour de la taille. Le résultat n’est pas trop effrayant car j’ai repris l’habitude de m’entretenir par le sport. Je me passe un peu d’eau de toilette sur le visage même si ce ne sont que Sabine et Erica qui pourront en profiter. J’ai en effet la ferme intention de rester chez moi aujourd’hui. Je passe un t-shirt et un jean. J’enfile aussi des baskets confortables. J’aime une tenue informelle quand je reste à domicile car j’aurai l’obligation de porter mon complet veston et ma cravate quand je reprendrai le service lundi.

Je suis commissaire adjoint au poste de police de notre agglomération de 92 000 habitants. Maurigny-les-Saules se trouve près de la triple frontière aux confins de la Belgique, de la France et du Luxembourg. L’industrie sidérurgique qui a contribué jadis au développement de la ville n’est plus qu’un lointain souvenir. De nos jours, c’est le secteur tertiaire qui est notre principal employeur. Un pôle technologique se développe rapidement dans les faubourgs et commence à attirer de jeunes entrepreneurs ambitieux. Nous profitons depuis peu, à la police, de la présence de deux scientifiques qui nous épaulent au cours de nos enquêtes. Ils se sont spécialisés dans la lutte contre la cybercriminalité et nous ont apporté une aide précieuse lors d’une enquête récente impliquant un vaste réseau de pédophiles.

J’ai thésaurisé tous mes congés depuis le printemps. J’ai pu ainsi m’offrir plusieurs semaines de liberté pour présenter mes examens universitaires. J’ai entamé des études de criminologie il y a sept ans et j’espère obtenir bientôt ma maîtrise. J’ai suivi la plupart des cours en élève libre par correspondance, ce qui explique la longueur de mes études. Mercredi dernier, j’ai présenté mes deux dernières épreuves orales. J’ai reçu hier une enveloppe aux armoiries de mon alma mater mais je n’ai pas encore osé l’ouvrir. Je l’ai cachée comme si elle risquait de me brûler les doigts. Je compte prendre connaissance de son contenu aujourd’hui, si j’en ai le courage.

Mon épouse m’a toujours encouragé dans la poursuite de mes ambitions académiques. Je ne sais pas comment elle réagirait à un échec. Mes chances d’avancement dans la hiérarchie dépendent en grande partie de l’obtention de ce diplôme. Mon supérieur, le commissaire Charles, m’a confirmé qu’il prendrait sa retraite dans un an. Cette maîtrise représenterait un précieux sésame pour m’ouvrir les portes de sa succession. Je ne suis pas dévoré d’ambition mais je me verrais mal me soumettre aux ordres d’un inconnu parachuté dans notre organigramme. Tout cela me dévore depuis 24 heures, au point que j’en ai mal dormi et que j’aurais apprécié une grasse matinée.

Je suis au salon et je tiens en main cette missive qui contient tout mon avenir. Je suis prêt à la desceller quand mon téléphone se met à vibrer. C’est un texto de la vétérinaire.

« J’ai dû euthanasier Cerbère, avec l’accord de tes femmes. Elles vont lui faire leurs adieux avant de rentrer. Je suis désolée. »

Je souffle bruyamment en regardant le plafond. Ce n’était vraiment pas le moment. Nous avions recueilli la chienne il y a 12 ou 13 ans alors qu’elle n’était plus un chiot. Patricia pense qu’elle doit avoir une quinzaine d’années. Je suppose que c’est un bel âge pour un chien. J’en ai pourtant un pincement au cœur. Je me dis aussi qu’il était inutile de la laisser souffrir davantage. Sabine et Erica ont dû finir par admettre cette évidence.

Je sors de la maison pour prendre l’air, l’enveloppe en main. Je suis à présent à l’arrière de notre demeure. Je regarde la bâtisse, une coquette quatre façades située au bout d’une route sans issue. À l’étage, nous avons deux chambres à coucher et un bureau. Erica doit utiliser une salle de bain au bout du couloir à la suite d’une réorganisation due à l’intrusion d’un psychopathe l’an dernier. Avant d’accéder au jardin, je dépasse une table de bois et un barbecue qui trônent sur une terrasse dallée partiellement protégée par une verrière. La pelouse est entourée de quelques arbres fruitiers qui nous donnent des récoltes de cerises, de châtaignes, de poires et même de figues. Je regarde ce que je tiens à la main mais je n’ai toujours pas le courage de l’ouvrir. Je retraverse la maison pour attendre mon épouse et ma fille à l’avant. Je vois, au-delà des gravillons qui servent de parking à nos deux voitures, la niche de Cerbère. Je soupire tristement car elle nous manquera. Pour employer une expression de chez nous, c’était la bête la plus « amitieuse » de la création. Elle me manquera. Elle nous manquera.

J’entends un véhicule qui s’approche. Mon épouse en sort en chemise de nuit, Erica en pyjama. Elles ont toutes deux les yeux bouffis. Elles sont côte à côte, se tenant par la main. Erica a 17 ans mais a la même taille que sa mère, la même taille que moi, en fait. Elles sont comme deux sœurs séparées de 25 ans. Toutes deux sont grandes et brunes, athlétiques et élancées. La seule différence notable, c’est que la plus jeune a 10 kg de formes en moins. Elles ont le même charmant nez retroussé et les mêmes yeux marron. Ce sont les amours de ma vie.

« Tu es au courant ? » me demande Sabine.

« J’ai reçu un message de Patricia. C’est mieux ainsi, vous ne pensez pas ? »

Elle a la gorge trop serrée pour répondre. Elle se contente d’agiter la tête.

Je les invite à rentrer. Elles s’effondrent de concert dans le canapé.

Je réalise alors que je tiens toujours l’enveloppe entre mes doigts. Je la cache derrière mon dos avant de la déposer sous une nappe en dentelle sur le dressoir. Elles n’ont rien remarqué car elles sont enlacées et se consolent. Pour meubler la conversation, je leur dis :

« Nous pourrions commencer à chercher un autre chien à adopter. Qu’en pensez-vous ? ».

Toutes deux tournent la tête vers moi en me lançant des regards meurtriers parfaitement synchronisés. C’est Sabine qui répond :

« Cerbère est encore chaude et tu songes déjà à la remplacer ? »

Je lève les mains comme pour me rendre. Je bredouille :

« C’était juste une suggestion. C’est encore tôt pour cela mais gardons cette option ouverte. ».

Erica fait une moue incrédule.

« Bon, n’en parlons plus pour l’instant. Je vais nous préparer le petit-déjeuner. »

Je tourne les talons pour me réfugier à la cuisine. J’entends les femmes qui montent à l’étage pour passer aux salles de bain. Tout en préparant le café et en garnissant le plateau de pain grillé, de beurre et de confiture, je regarde par la fenêtre. Un soleil généreux illumine la végétation en cette fin d’été. Le commissaire Charles prendra ses congés lundi et me laissera aux commandes du poste de police. Il m’a transmis régulièrement les dossiers concernant les affaires en cours. Rien de passionnant : quelques cambriolages, des disputes de voisinage, des plaintes pour harcèlement, quelques mesures d’éloignement et des rébellions. Si un incident sérieux s’était produit, il m’aurait sûrement rappelé car il ne s’implique plus beaucoup dans les investigations. Il se contente de son rôle administratif et nous aide de ses conseils. Ce faisant, il nous fait profiter de son expérience longue de plus de quarante ans. Je prendrai connaissance plus tard des messages qu’il m’a sûrement adressés hier soir.

Quand je reviens garnir la table à la salle à manger, elles sont de retour, habillées de robes confortables. Leurs expressions ne me permettent pas de savoir si elles me boudent ou si elles continuent à porter le deuil.

« Je peux vous servir, ma reine et ma princesse ? »

Erica retrouve son ironie mordante :

« Cela ferait de toi le roi de la maison, papa. Tu as plutôt intérêt à te faire oublier. Nous consentons néanmoins à être servies. »

Elle finit par ajouter :

« Ne parle plus de chien ou d’adoption pendant quelque temps si tu tiens à la vie. »

Elles se lancent un sourire complice. Cela va mieux.

L’atmosphère se détend pendant que nous grignotons nos toasts et que nous avalons nos yaourts.

« J’ai l’intention d’aller faire du shopping avec Erica aujourd’hui. Cela nous changera les idées. Qu’as-tu prévu ? » demande Sabine.

« Je vais au fitness en fin de matinée. Ensuite, je lirai quelques rapports de police et je me viderai l’esprit en continuant à lire mon roman. »

« Le James Ellroy ? »

« Non, le dernier Michael Connelly. C’est moins dur à encaisser. Je lis pour me détendre pas pour angoisser. »

« Tu n’as pas de nouvelles de tes examens universitaires ? » demande Erica.

Je lui avoue :

« J’ai reçu une lettre hier mais je n’ose pas l’ouvrir. »

Elles ont l’air étonnées. Erica me lance :

« Je suis sûre que tu as réussi. Tu es l’homme le moins bête que je connaisse. On peut la lire ? »

« Non. Je veux une journée tranquille. Demain matin. Promis. »

Depuis quelques mois, je me suis repris en main. Je surveille ce que je mange, je bois moins d’alcool et je consomme moins de viande. Je m’astreins surtout à un régime d’exercice physique pour être et me sentir en meilleure forme. Les femmes ont pris la voiture de Sabine pour se lancer dans leur tournée des boutiques. Je jette mon sac de sport dans le coffre de mon véhicule pour me diriger vers le club de fitness en ville. L’aboiement de Cerbère dans le jardin me manque lorsque je démarre. Les jours de travail, j’ai l’occasion d’utiliser la salle installée au poste de police mais je préfère l’anonymat relatif de mon club privé. Aujourd’hui pourtant, je rencontre au vestiaire Alain Dupuis, un collègue inspecteur. C’est un grand blond à la tête carrée et au nez en trompette qui me surplombe d’une dizaine de centimètres. Il a aussi sur moi un avantage d’une bonne trentaine de kilos mais a décidé depuis peu d’en abandonner quelques-uns dans cette salle. Sa coiffure est une brosse qui défie les décennies. Il m’accueille en utilisant la formule habituelle :

« En forme aujourd’hui, chef ? »

Je lui réponds de la manière rituelle :

« Oui, Alain. Toi aussi ? »

Si je ne m’étais pas senti en forme, je ne serais évidemment pas venu. Cela, je ne le lui dis pas. Il y a quelques semaines, je ne me sentais pas à l’aise en sa présence. J’avais appris, par accident, qu’il avait eu une aventure avec Sabine. Mon épouse savait que je savais, lui, non. J’avais évité momentanément de l’associer aux enquêtes importantes. Il m’avait pourtant été utile récemment lors de la mise hors-jeu d’une dangereuse bande de pédophiles. Je pouvais difficilement leur en vouloir, lui et Sabine, dès lors que j’avais eu moi-même, depuis lors, une brève liaison avec une inspectrice. C’est d’ailleurs elle qui fait à présent son entrée dans la salle. Elle vient nous saluer de la tête.

« Bonjour, Gisèle. Tu sais que je reprends du service lundi ? »

« Oui, chef. Il est temps car on s’ennuyait sans vous. Il semble que lorsque le commissaire Charles est seul aux commandes, on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent. »

« C’est peut-être mieux ainsi, non ? »

Pendant que je lui réponds, je ne peux m’empêcher de l’observer. C’est une grande blonde aux cheveux coupés courts et à la silhouette sculpturale. Je l’ai déjà admirée entièrement nue mais, en tenue sportive, elle est encore plus impressionnante. Je ne serais pas certain de pouvoir la battre au bras de fer. Nous décidons de faire équipe et de nous relayer aux différentes machines de torture. Alain règle des charges un peu plus lourdes pour lui, plus légères pour Gisèle. Au bout d’une heure, nous dégoulinons de sueur. Nous décidons de prendre un verre ensemble, au bar du club, après la douche.

Autour d’une bouteille de vin blanc, mes collègues me font un bref résumé des enquêtes auxquelles ils ont participé ensemble ou avec d’autres inspecteurs. Rien d’enthousiasmant mais je suppose que c’est toujours mieux qu’une surcharge de travail. Alain me donne des nouvelles de son épouse Héloïse, l’ancienne camarade de classe et grande amie de Sabine. Elle avait connu une période de profonde dépression qui l’avait conduite à tenter de se suicider. Depuis lors, elle se rend régulièrement chez une psychiatre et prend des médicaments qui ont stabilisé son état.

Je demande à Gisèle :

« Ce sont tes parents qui s’occupent d’Amandine aujourd’hui ? »

« Non, Xavier a deux jours de congé. La petite est heureuse d’avoir son papa à elle toute seule pendant quelques heures. »

Son mari est pompier et mène, bien involontairement, une vie de bâton de chaise.

Elle ajoute :

« C’est un père exemplaire. S’il pouvait s’occuper aussi bien de son épouse que de sa fille, ce serait un mari parfait. »

Je ressens, dans le ton qu’elle adopte et dans le léger soupir qu’elle réprime, des reproches sous-jacents.

Quand mes collègues prennent congé, je décide de déjeuner sur place à la cafétéria. Je demande un croque-monsieur et de l’eau minérale. Quand la serveuse vient m’apporter la commande, elle s’enquiert :

« Quelque chose vous chiffonne, monsieur Marc ? »

Elle a dû lire les soucis sur mon visage.

« Rien de grave. Je n’ai pas le courage de faire une chose que je devrais. C’est pourtant simple : je dois ouvrir une enveloppe dans laquelle se trouvent les résultats des examens que j’ai présentés récemment. »

Caroline est une brunette aussi large que haute. Elle a un caractère débonnaire contagieux et sa présence réussit à me faire sourire même quand je n’en ai pas forcément envie. Elle y est encore arrivée.

« Un message non lu est un message inexistant, Marc. Prenez-en rapidement connaissance. C’est comme quand on arrache un pansement. Il faut y passer. »

« Je le ferai, Caro. Promis. »

De retour à la maison, je ne suis plus accueilli par ma chienne. Sa quête de caresses me manque déjà. Les promenades au cours desquelles je la traînais derrière moi, plus encore. Je me débarrasse et je jette mon linge souillé dans la manne avant de m’asseoir dans le canapé du salon. Un texto m’arrive sur le téléphone. C’est Erica qui me l’envoie.

« Salut l’ancêtre ! Apprête-toi à hypothéquer la maison. Maman et moi (elle plus que moi !) sommes occupées à faire une razzia sur tous les commerces qui ont la mauvaise idée d’abriter des vêtements, des sacs à main ou des chaussures. C’est la rentrée mardi et je ne veux pas retourner à l’école en guenilles. Si cela ne tenait qu’à toi, c’est sûrement ce qui m’arriverait », suivi d’une série d’emojis hilares.

En les attendant, je me prépare une tasse de café fort et je monte à l’étage dans la pièce qui nous sert de bureau. Je rallume l’ordinateur pour prendre connaissance des derniers messages envoyés par le commissaire. Il m’envoie des copies de dossiers qu’il considère comme importants, accompagnées de ses commentaires. J’y trouve notamment une série de plaintes pour violences conjugales. Charles remarque que les femmes hésitent moins à s’adresser à la police. Il me dit, à juste titre, que les agents ont reçu des cours de sensibilisation à cette problématique et qu’ils ne se contentent plus de rassurer les victimes. Ils interviennent dès la première incartade, du moins dès la première infraction qui fait l’objet d’un dépôt de plainte. Les juges sont aussi plus prompts à prendre des mesures d’éloignement. Il me fait une autre remarque à ce propos :

« Grâce à (ou à cause de) l’affaire Wendy Pascal et de la publicité qu’elle a engendrée, les hommes battus n’ont plus honte de recourir à nos services. Ce mois-ci, deux maris ont sollicité notre protection et nos inspecteurs sont allés “discuter” avec les épouses indélicates. Si nos conseils bienveillants ne portent pas leurs fruits, des procédures seront entamées. »

Le commissaire fait référence à un incident de violences conjugales inhabituel au cours duquel un mari avait été reçu plusieurs fois aux urgences pour des blessures de plus en plus sérieuses. Un de nos inspecteurs l’avait poussé à déposer plainte. Il n’avait jamais osé le faire et, quelques mois plus tard, avait été retrouvé mort à la suite d’un traumatisme crânien infligé par son épouse. Cette dernière était menue, la victime, une force de la nature. Ceci expliquait en partie les réticences d’un homme qui craignait plus le ridicule que la mort.

Le commissaire Charles n’est plus guère actif sur le terrain mais il ne cessera jamais de m’étonner par son instinct à déceler les affaires qui lui paraissent importantes et dignes de notre intérêt. Son dernier message date de ce matin et éveille ma curiosité.

« Comme vous le savez, nous recevons régulièrement des avis de recherche à la suite de la demande d’un membre de la famille. Généralement, seuls ceux concernant les mineurs d’âge font l’objet d’une enquête sérieuse. Nous savons que les adultes ont toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, de jouer les filles de l’air pour se faire oublier de leurs proches. En consultant les avis de recherche pour Maurigny et les environs, j’ai constaté une anomalie statistique. Depuis six mois, un nombre anormalement élevé de disparitions ont été signalées. Il faudrait peut-être garder un œil attentif sur ce problème. »

Il a joint une liste de personnes disparues. Je vois qu’elles sont effectivement de Maurigny ou habitent des villages environnants. Deux d’entre elles viennent de Lérigny, une petite ville située à quelques kilomètres de chez nous. Comme les numéros de dossiers sont joints, je me mets en liaison avec mon PC professionnel au poste de police. Celui-ci est toujours en veille et je peux y accéder en entrant un code qui est modifié deux fois par mois. Depuis que deux informaticiens de haut vol ont sécurisé l’accès à nos appareils et à nos téléphones, même les services secrets des grandes puissances auraient du mal à contourner nos pare-feu. C’est évidemment au prix de mots de passe kabbalistiques que nous complétons par un autre de notre choix. Je sors le papier sur lequel j’ai griffonné les lettres, chiffres et autres esperluettes de mon portefeuille et, quelques touches de clavier plus tard, je suis en communication avec mon ordinateur. J’ouvre successivement les dossiers dont j’ai reçu les coordonnées. Au bout de quinze minutes, j’ai trouvé des points communs entre les personnes disparues. Si on écarte les cas concernant des personnes très âgées et de celles souffrant de troubles mentaux, pratiquement tous ceux qui ont disparu sont des femmes entre 20 et 30 ans. Elles sont célibataires et habitaient encore chez leurs parents. Elles ont toutes disparu depuis moins de six mois. Celles qui ont des cartes bancaires et de crédit ne les ont pas utilisées depuis, ce qui signifie qu’elles ne sont plus de ce monde ou qu’elles ne veulent pas être repérées. Leurs téléphones mobiles n’ont plus été allumés même si les abonnements continuent à être payés par débit automatique. Toutes paraissaient heureuses et toutes ont présenté leur démission auprès de leur employeur dans les délais légaux sans en avertir leurs parents. Je prends note des noms d’une dizaine de jeunes femmes sur une feuille de papier que je place dans mon portefeuille, à tout hasard.

Je m’interroge cependant à leur propos, je me demande même si nous ne devrions pas les laisser en paix. Si elles ne veulent plus entrer en contact avec leurs proches, ne commettrions-nous pas une entorse à leurs droits humains en essayant de les réunir avec leurs familles contre leur gré ? Je suis interrompu dans mes réflexions par l’arrivée d’un tsunami d’œstrogène au rez-de-chaussée. J’éteins l’ordinateur après avoir coupé l’accès à celui du poste de police. Sabine et Erica ont déposé leurs nombreux achats sur la grande table du salon. Erica me lance :

« Contrôle ta tension artérielle car je pense que vos pauvres salaires d’enseignant et de policier ne couvriront pas tout ceci. Tu pourras toujours te prostituer pour compléter ta paie car une de mes amies m’a dit que tu avais de beaux restes. Il faut dire qu’elle porte des lunettes. »

Cela dit avec son air le plus faussement sérieux. Sabine, derrière elle, lève les yeux au ciel. Elles passent le quart d’heure suivant à exhiber les vêtements, les dessous et les chaussures sur lesquels elles ont jeté leur dévolu. Je ne vois heureusement aucun article provenant d’une grande maison. Je ne devrai sans doute pas me prostituer après tout.

« Pendant que vous rangez tout cela, je verse les apéritifs et je commence la préparation du dîner. »

Tout en ramassant ses affaires, Erica me dit :

« Il faudrait songer à nous acheter de nouvelles garde-robes, mon petit papa. »

« Disparais avant que je sorte mon arme de service. Je ne saurais pas sur qui tirer d’abord. »

« Menaces de mort ! Tu pourrais prendre plusieurs mois pour cela. C’est un commissaire qui me l’a dit. »

Elle veut toujours le dernier mot. Serait-ce sexiste de dire que c’est typiquement féminin ?

Elles montent en riant à tue-tête.

Deux heures plus tard, elles me félicitent pour la qualité du repas. J’ai utilisé une recette que j’ai reçue de la mère de l’ami d’Erica, en même temps que les épices nécessaires à sa réalisation.

« C’était du riz basmati, papa ? »

« Je n’emploie plus que celui-là depuis que tu nous y as initiés. »

« Tu te rappelles la signification de basmati ? »

« Cela vient d’un mot hindi qui signifie “reine du parfum”. C’est bien cela ? »

« C’est exact. Tu es un très bon élève. Tu as, en tout cas, une excellente mémoire. »

« Tu m’as aussi dit que certaines épices étaient aphrodisiaques. J’ai pu le confirmer après que tu nous as préparé un premier repas indien. »

Elle fait une moue dégoûtée et lève les deux mains.

« Pas de détails, s’il te plaît. Too much information. »

Elle laisse passer un ange, ce qui est rare pour elle, avant d’embrayer :

« En parlant de très bons élèves, on peut ouvrir l’enveloppe ? »

Mon pouls s’accélère mais je sais qu’il faudra bien y passer.

« Oui, j’ai promis. On ne va pas rester dans l’ignorance. »

Erica s’est déjà levée pour s’emparer de la lettre que j’ai déposée sur le dressoir. Elle l’utilise comme éventail.

« Je peux ? » dit-elle, en soulevant un sourcil.

Je finis par hocher la tête.

Au lieu de déchirer l’enveloppe, elle va chercher un ouvre-lettres dans le tiroir. Je suis soudain impatient. Elle fait une mise en scène pour tester mes nerfs. Elle se décide enfin à desceller l’objet de nos désirs. Elle retire deux feuillets de l’enveloppe. Mon cœur bat dans ma gorge.

« Tu veux que je lise à haute voix ? »

« Oui, de grâce ! Lis ! »

Elle s’éclaircit la gorge avant d’énoncer de manière théâtrale.

Chapitre 2

Avant la tempête

« Monsieur Deauville, nous avons le plaisir de… »

Je crie « Yes ! » en serrant les poings.

Erica feint la contrariété, en tapotant du pied au sol.

« Tu permets que je continue ? »

« Continue, continue. »

Sabine s’est rapprochée pour me serrer dans ses bras. Erica poursuit sa lecture. Nous apprenons bientôt que j’ai réussi brillamment mes épreuves écrites. Les notes détaillées figurent sur la deuxième feuille. À la fin de la lettre, Erica nous lit :

« Pourriez-vous prendre contact avec le secrétariat afin de convenir d’une date pour présenter votre mémoire ? Cette présentation doit impérativement se tenir avant la fin de l’année civile. Soyez assuré, monsieur Deauville, etc., etc., etc. »

Je glisse plus bas dans mon siège, de soulagement. Sabine m’étreint et m’embrasse sur la tête. Erica jette la lettre par terre et se jette sur moi pour me serrer de toutes ses forces.

« Je te l’avais dit : tu es le père le plus génial de la création. »

« Surtout après que tu as été la cause de ma ruine financière. Et accessoirement de quelques côtes froissées. »

« C’est la rançon de la gloire. Nous sommes fières de toi, papa. »

Il me semble percevoir un léger chevrotement dans sa voix. Je dois sûrement rêver.

Dimanche 29 août 2021

Je reste au lit tandis que les femmes s’activent au rez-de-chaussée. Elles récompensent mes exploits académiques d’une grasse matinée et d’un petit-déjeuner au lit. J’en profite pour continuer la lecture du Michael Connelly dont j’ai été privé hier. J’aime me plonger dans l’univers de ces inspecteurs fictifs qui me paraissent bien plus séducteurs et prestigieux que ceux de la vraie vie. Les Bosch, Rebus, Banks sont autant de personnages forts et résilients à côté desquels je me trouve besogneux et hésitant. Ils prennent aussi des risques sur le plan professionnel que je n’oserais même pas imaginer. Ils bousculent les conventions et la hiérarchie tout en buvant et en flirtant à longueur de journée. Je souris au moment où Erica frappe à la porte. Elle porte un plateau garni d’un verre de jus d’orange, d’une tasse de café et d’une assiette de viennoiseries. Ce matin, elle m’autorise apparemment une entorse à mon régime habituel.

« Service en chambre pour l’Einstein de Villers-sous-Bois. »

Je remarque à présent la rose posée sur la serviette. Elle a dû la couper au jardin.

« Merci, princesse. Je veux aussi un baiser. »

Elle se penche pour m’en déposer un sur le front.

« Ne t’habitue cependant pas aux bonnes choses. Demain, c’est le retour au train-train mortel de la vie de père de famille. Tu seras donc à nouveau relégué au rang de faire-valoir. »

« C’est ce que tu crois, bébé. J’ai décidé hier d’affirmer ma masculinité et de vous mettre au pas toutes les deux. »

Elle se contente de hausser les épaules en grommelant quelques mots incompréhensibles avant de tourner les talons.

Il est bientôt temps de quitter la Californie pour passer à la salle de bain.

Quand j’arrive au salon, je regarde ma montre : il est déjà 10 h. Sabine tient en main la laisse de Cerbère. Elle se rend compte de son erreur et retourne l’accrocher dans le hall d’entrée, en reniflant. Quand elle revient, elle nous dit :

« Nous avions convenu de faire une dernière promenade traditionnelle au bord de la rivière. Ça tient toujours ? »

« Pour moi, c’est bon », dis-je.

Erica ajoute :

« J’ai rendez-vous avec Diane et Clara au restaurant “le Fil de l’Eau” à midi. »

Elle fait référence à l’amie et la sœur d’une jeune fille qui s’est donné la mort, il y a quelques mois, à la suite d’une affaire de pédophilie.

« Nous y serons, à condition de partir bientôt. On prend ma voiture dans quinze minutes. »

Par miracle, elles sont ponctuelles et nous démarrons, sans chienne à l’arrière.

« J’aurais besoin de sous, papa. J’ai ouvert mon porte-monnaie ce matin pour voir une mite s’en échapper. »

« Je renflouerai tes finances en arrivant sur le parking. Je ne tiens pas à ce qu’on te fasse faire la vaisselle. Cela n’a jamais été ton fort. »

« J’accepte tes critiques si c’est contre de la monnaie sonnante et trébuchante. »

« Rappelle-le-moi. »

« Je ne risque pas d’oublier. »

Nous sommes habillés léger car le soleil est au rendez-vous en ce dernier dimanche de l’été. Au cours de la promenade, nous croisons plusieurs connaissances que nous saluons et avec lesquelles nous échangeons quelques mots. À midi, Erica nous quitte pour retrouver ses amies. Je fais signe à Diane et Clara qui me répondent d’un grand sourire. Clara semble surmonter peu à peu son deuil avec l’aide de Diane. Erica la serre dans ses bras. C’est grâce en partie à ma fille que les pédophiles ont pu être mis à l’ombre. Le plus sinistre d’entre eux s’était donné la mort peu après son arrestation. Les autres jouissent depuis lors d’une villégiature aux frais de la société.

Les jeunes filles font d’abord un pas en arrière, se regardent et se mettent à rire. Elles se rendent compte qu’elles portent des robes presque identiques. Elles disparaissaient ensuite à l’intérieur de l’établissement, nous laissant seuls au bord de la rivière. Nous décidons de nous rendre dans la brasserie voisine pour les laisser entre elles. Nous y rencontrons Alain Dupuis, Héloïse et leurs deux enfants. Ils apportent deux chaises supplémentaires pour que nous puissions nous joindre à eux. Le repas est excellent, l’atmosphère détendue. Je regarde de temps à autre la manière dont Sabine et Alain interagissent. Je suis soulagé de constater qu’il n’y a pas de sous-entendus dans leurs regards.

Après avoir pris congé des Dupuis, nous sortons pour observer les trois filles, de dos, assises sur un banc surplombant la Saulière. Elles sont en pleine conversation animée. Elles ponctuent leurs propos de rires appuyés. Quand Erica réalise notre présence, elle vient nous parler :

« Nous allons passer l’après-midi ensemble chez les parents de Diane. Son papa nous reconduira durant la soirée. Je peux vous laisser seuls ? »

« Bien sûr, princesse. Tu reviens pour le dîner ? »

« Non, après, vers 20 h. C’est mon dernier jour de vacances demain. J’en profiterai alors pour me reposer. »

Au moment de rejoindre ses camarades, elle se retourne pour nous lancer :

« Ne faites pas trop de bêtises pour une fois », suivi d’un clin d’œil.

Elles commencent à s’éloigner quand Clara, tout à coup, revient vers nous, en courant. Elle me serre dans ses bras en me disant :

« Merci, commissaire. Pour tout. »

Je reste les bras ballants pour attendre qu’elle en ait terminé avec ses effusions. J’ai toujours beaucoup de mal à gérer ce genre de situation.

Dans l’après-midi, nous nous installons au jardin, un seau à glace et deux verres à portée de main. Je poursuis la lecture du dernier Connelly. Bosch devient vieux et laisse la bride sur le cou de ses jeunes collègues. Je me demande si l’auteur finira par le tuer. Ce sera toujours mieux que ce qu’a fait Mankell. Il a laissé dépérir ce pauvre Wallander. Un auteur de polars m’a un jour confié qu’il pleurait à chaudes larmes chaque fois qu’il assassinait un de ses personnages. Je pense comprendre pourquoi.

Après le dîner, tandis que nous sommes installés devant le téléviseur, Erica fait son entrée discrète, comme d’habitude.

« J’espère que je n’interromps pas vos ébats, les vieux. Déjà qu’à votre âge vous devriez être fiers d’en être encore capables. »

« Viens t’asseoir à nos côtés, petite virago », lui dis-je.

Elle s’insinue entre Sabine et moi, en agitant les hanches pour se faire de la place.

« Alors, raconte. »

Elle devient soudain sérieuse (il va falloir que je note cela quelque part).

« On a beaucoup parlé, on s’est confiées. Diane et moi jouons le rôle de grande sœur pour Clara. Elle a repris du poil de la bête. Elle devient moins dépendante de nous. Elle sait que Maëlle est à ses côtés, pour la vie. Pas dans un sens religieux évidemment. Elle ne l’imagine pas sur un petit nuage au paradis, occupée à lui envoyer des ondes bénéfiques. Non, ce sont plutôt les souvenirs qu’elle a d’elle, les conseils qu’elle lui a prodigués, les sourires qu’elle lui a offerts, la proximité physique qu’elle n’oubliera jamais et qui lui manque terriblement. Même les disputes qu’elles avaient font partie de tout ce qu’elle lui a légué, de tout ce qu’elle chérit. »

J’entends qu’elle est émue. Ma fille, celle qui fait semblant que rien ne peut l’atteindre. Elle renifle avant de poursuivre :

« Elle a même déjà réussi à perdre cinq kilos de poids superflu. C’est ce qu’elle voulait et cela a été facilité par le deuil qui lui a coupé l’appétit. Mais comme dit son père, elle était déjà très belle comme elle était. »

Erica regarde ses ongles, en baissant les yeux.

« Je ne sais pas comment tu peux côtoyer tant de souffrances humaines tous les jours dans ton métier, papa. Moi, je ne pourrais pas. »

« J’essaie de soulager cette souffrance, princesse. Et, je te rassure, ce n’est pas tous les jours. »

Je change le cours de la conversation :

« Comment va Martin ? »

Son attitude change immédiatement.

« Il va bientôt rentrer à l’université pour sa deuxième année. Il a beaucoup de pain sur la planche et nous avons décidé de nous laisser une certaine… euh… liberté d’action. Cela dit, nous resterons amis. Nous verrons bien ce qui arrivera. »

« Tu as raison, Erica », dit Sabine. « Belle et intelligente comme tu l’es, tu vas attirer les garçons comme des mouches. »

« Je n’aime pas trop l’image utilisée mais j’abonde dans le sens de maman », dis-je.

Lundi 30 août 2021

J’ai laissé Erica dormir car je ne veux pas de conflits de grand matin. Je me contente de la regarder par la porte de sa chambre. On lui donnerait le bon Dieu sans confession. S’Il savait… Sabine s’est levée en même temps que moi car elle va préparer sa classe pour être prête à démarrer demain. Elle est institutrice et donne cours à la moitié des enfants inscrits à école primaire de notre village. Sa nouvelle collègue s’occupera des plus jeunes. Elle en profitera aussi pour rencontrer les parents des nouveaux élèves. J’ai sorti un complet veston de ma garde-robe. Une chemise bleu ciel et une cravate sombre compléteront ma tenue. Je m’étais pourtant plu à user mes jeans et mes t-shirts depuis plus de trois semaines. Il va falloir que je reprenne mes bonnes habitudes.

J’ai une quinzaine de kilomètres à parcourir pour rejoindre le poste de police au centre de la ville. Une petite route locale traverse notre village avant de rejoindre la nationale. De là, c’est tout droit jusqu’à la destination. Je gare ma voiture de service sur la place qui m’a été attribuée sur le parking (« Commissaire Adjoint Deauville »). Je verrouille le véhicule d’un « bip » bien qu’il n’y ait aucun danger qu’un voleur ait l’idée saugrenue d’essayer de dérober une de nos berlines. La valisette en main, je salue l’agent de garde à l’entrée avant de me rendre chez Alexandra, notre secrétaire-relations publiques. Celle-ci n’est plus de toute première jeunesse mais est toujours impeccablement habillée et coiffée, même si c’est à la mode des années 1950. Elle avait pris le pli d’agrémenter ses tenues uniformément grises d’un pashmina multicolore. Aujourd’hui, je remarque qu’elle a décoré son chignon gris d’un ruban tout aussi bariolé.

« Bonjour, commissaire. Heureuse de vous revoir. Vous avez passé de bonnes vacances ? »

« Oui merci, Alex, mais ce n’étaient pas de vraies vacances. J’ai dû présenter mes examens universitaires. »

J’ai un demi-sourire aux lèvres.

« Je vois que vous avez réussi brillamment. »

Elle a des dons pour lire la nature humaine. Elle nous aide souvent quand nous avons du mal à déchiffrer la personnalité d’un témoin ou d’un suspect.

« On ne peut rien vous cacher, Alex. Il ne me reste plus qu’à présenter mon mémoire pour recevoir mon diplôme. Tout est prêt et il me faut, à présent, convenir d’une date pour la présentation. »

« Je pourrai y assister ? »

« Euh, oui. Le public sera évidemment autorisé. Je vous tiendrai au courant. »

Je suis prêt à poursuivre mon chemin vers mon bureau quand je me retourne pour lui dire :

« Autre chose Alex : si vous décidez encore de m’éblouir avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, prévenez-moi. J’emporterai mes lunettes noires. »

Elle se met à rire à gorge déployée. Elle est mon rayon de soleil lorsque le ciel est couvert.

Je retrouve enfin mon bureau. J’ouvre ma petite valise pour en extraire les vêtements de rechange et je les range dans ma garde-robe. Je me rends ensuite dans la salle de bain attenante pour y renouveler mon petit matériel de douche et de rasage. Lorsque je n’ai pas le temps de faire ma toilette au matin, je peux la faire ici. C’est un des privilèges attachés à ma fonction. J’allume ensuite mon ordinateur pour prendre connaissance des nouveaux dossiers que mes collègues ont trouvés importants. Il n’y a pas grand-chose et c’est tant mieux. Trois dossiers papier ont été déposés sur mon bureau, probablement par Alexandra. Ce sont des rapports d’inspection qui attendent mon paraphe. J’appose mon seing avant de les lui rapporter. De retour à ma chaise, je souffle car je me sens désœuvré. C’est à ce moment qu’André Lefebvre fait son apparition. Il frappe à la porte pourtant largement ouverte.

« Hi, boss ! Nice to see you! »

Abreuvé de feuilletons américains, il ne peut s’empêcher d’utiliser des expressions d’outre-Atlantique. Il sait pourtant que je m’en passerais bien. André est un grand brun au visage en lame de couteau, il arbore un nez en bec d’aigle et une mèche lui cache en permanence l’un ou l’autre œil. Nous sommes proches, au point qu’Erica l’appelle « oncle André » mais nos rapports professionnels sont empreints de formalisme. Je me lève néanmoins pour l’embrasser.

« Ça fait un bout de temps qu’on ne s’est plus vus, boss. »

Je dois répéter :

« Oui, j’ai présenté mes examens universitaires pendant mon absence. Je les ai réussis avec les honneurs. Il ne me reste plus qu’à présenter mon mémoire pour obtenir mon diplôme. »

Il revient m’embrasser une deuxième fois.

« Congratulations ! Pas que j’en aie jamais douté. »

« Tu as des enquêtes en cours ? » lui demandé-je.

« Rien de passionnant. J’ai laissé un de mes rapports pour paraphe. »

« Oui, c’est fait. J’ai reçu du patron quelques messages concernant des affaires en cours et qu’il pensait importantes. Tu es sûrement au courant et nous garderons cela à l’œil. »

« J’ai deux petites entrevues ce matin. On se retrouve pour le déjeuner ? »

« Au Gambrinus à treize heures ? »

« See you later. »

Quelques minutes avant l’heure convenue, je me présente à l’établissement mentionné. Il porte le nom d’un personnage folklorique, célèbre dans cette partie du monde. Un portrait du roi mythologique décore un mur du café-restaurant. Le patron me salue tandis que la serveuse s’avance vers moi. Nadège est une grande blonde. C’est aussi un sourire sur (longues) pattes. Elle est une des raisons pour lesquelles je fréquente cet établissement. La plus importante sans doute.

« Bonjour, monsieur Marc. Cela fait un bail qu’on ne s’est plus vus. Le patron commençait à trembler pour son chiffre d’affaires. Il était même question qu’il mette la clé sous le paillasson. »

Je lui expose la raison de ma longue absence, ce qui me vaut un nouvel assaut de félicitations. Le patron a entendu et se joint à elle.

« Je vous offre l’apéritif ! » dit-il.

« C’est gentil mais c’est un jour de travail. Vous me l’offrirez quand je ne serai pas de service. »

« C’est entendu, commissaire. »

« Comment va votre fille, commissaire ? » demande-t-elle.

« Elle va on ne peut mieux malgré l’approche de la rentrée. »

« Je l’aime bien car elle est très drôle. »

« Ce n’est pas l’adjectif qui me vient d’abord à l’esprit. »

« Mais si, monsieur Marc. Vous pouvez en être fier. »

« Je le suis, Nadège. Quand je n’ai pas envie de la noyer. »

Elle retourne au bar en riant.

André arrive bientôt.

« Voilà, boss. Mission accomplished », dit-il avant de prendre place en face de moi.

« Rien de sérieux », dit-il. « Une querelle de voisinage et une récidive d’école buissonnière. La routine, quoi. »

Nous commandons des salades et des eaux minérales avant de rattraper le temps perdu.

L’après-midi est tout aussi morne que la matinée. À 17 h, je dis au revoir à Alexandra avant de rentrer chez moi. Sabine est déjà arrivée. Elle me raconte sa journée, guère plus passionnante que la mienne. Erica consent à descendre. Elle a son compteur d’énergie à zéro. Elle s’assied en faisant un bruit de ballon qui se dégonfle.

« Qu’as-tu fait de ta journée, princesse ? »

« Mon activité préférée : j’ai glandé. J’ai aussi pris contact avec les copines. Demain, après la boîte, on ira manger un bout ensemble. Ne m’attendez pas pour le dîner car j’aurai déjà bourré mon corps d’acides gras saturés et d’additifs alimentaires. »

« Vous allez au McDo ? »

« Comment as-tu deviné ? »

La soirée est courte car nous serons tous occupés demain. Si je pensais passer une deuxième journée tranquille, je me berçais d’illusions…

Mardi 31 août 2021

Sabine a déposé Erica à l’arrêt de bus avant de rejoindre son école. Je viens de démarrer. Je regarde machinalement l’horloge de la voiture. Il est exactement 8 h quand je reçois un appel du poste de police. J’utilise le mains libres.

« Bonjour, commissaire. Ici, l’agent Baldi de la permanence. Nous avons reçu un appel nous signalant la découverte d’un cadavre au fond d’une impasse près du centre-ville. Une patrouille est déjà sur place, une autre arrivera incessamment. Pouvez-vous prendre l’affaire en main ? »

« Bien sûr, Baldi. Je me rends immédiatement sur place. S’agit-il d’une mort suspecte ? »

« C’est apparemment un viol suivi d’un meurtre. »

Chapitre 3

Jane Doe

« Où le corps a-t-il été découvert ? »

« Vous connaissez le McDo sur l’avenue des Tilleuls ? »

Je soupire.

« Oui, je connais. »

« En venant du boulevard de la Saulière, c’est trois cents mètres plus loin, sur la droite, entre un bâtiment industriel abandonné et un hangar appartenant à une chaîne de bricolage. »

« Merci, Baldi. Envoyez les agents disponibles, je m’occupe du reste. »

« Je vous dépêche les six agents libres, commissaire. Je garde les trois autres patrouilles en mouvement. »

L’adrénaline se met à pomper dans mes veines. Je dois m’organiser. J’appelle d’abord Lefebvre.

« André, on m’a signalé un homicide. Où te trouves-tu actuellement ? »

« Je suis en voiture du côté de la Saulière. »

« Je t’explique. »

Je lui donne la localisation de l’incident.

« J’y serai avant vous, boss. À tout à l’heure. »

J’appelle ensuite Bartoli.

« Bonjour Elizabeth. Nous avons été appelés pour un meurtre. Peux-tu nous rejoindre sur les lieux du crime pour effectuer les expertises scientifiques ? »

« J’allais démarrer de chez moi. Je prends la camionnette plutôt que ma voiture. Tout le matériel nécessaire est à bord. Donne-moi l’adresse. J’arrive dans vingt minutes. »

Brève et efficace, comme à son habitude, Bartoli travaille pour une firme pharmaceutique et nous faisons appel à elle et à son collègue quand nous avons besoin de leurs services. Leur entreprise nous les prêtait gratuitement jusqu’à récemment. Elle ne nous facturait que les examens toxicologiques et autres. Les temps ont changé : désormais, leurs heures de travail sont aussi comptabilisées.

J’ai le temps de faire un dernier appel avant d’arriver. Ce sera pour le secrétariat de l’hôpital. J’ai besoin d’un médecin légiste.

« Commissaire adjoint Deauville. Nous avons une urgence. Nous aimerions que le docteur Kurosaki nous rejoigne pour des constatations préliminaires sur la victime d’un crime. »

Je n’en dis pas plus.

« Je lui demanderai de reporter des consultations. C’est vraiment urgent ? »

« Très urgent. »

Après avoir décrit l’endroit, je raccroche. Je croise une ambulance qui roule à toute vitesse. J’approche du but car je vois déjà des gyrophares qui illuminent l’entrée de l’impasse. Quatre voitures de police en bouchent l’entrée. L’une d’elles est celle de Lefebvre. Les agents ont déjà placé un cordon pour en interdire l’accès. Un cinquième véhicule arrive en même temps que moi. Je regarde ma montre : il est 8 h 25.

L’impasse doit avoir une cinquantaine de mètres de longueur. Je constate qu’il n’y a qu’une lampe d’éclairage accrochée à la façade du bâtiment industriel. Elle a été vandalisée, peut-être par un drogué qui voulait rester discret. Je n’ai pas remarqué de caméra de surveillance à proximité. Je ne vois pas où peut se trouver le cadavre. Lefebvre vient m’accueillir.

« Bonjour, boss. Jane Doe est derrière un coude au bout de l’impasse. C’est l’endroit qui servait d’accès aux véhicules de la papeterie jusqu’il y a une vingtaine d’années. »

Je m’étonne :

« On connaît déjà le nom de la victime ? »

Lefebvre a un moment d’incompréhension.

« Non, non, boss. Jane Doe est le nom générique donné par les policiers américains à une femme inconnue. Si ç’avait été un homme, ç’aurait été John Doe. »

Un agent vient se présenter. Il me salue.

« Bonjour, commissaire. Je suis le premier à être arrivé sur les lieux avec ma partenaire Goossens. »

« Je vous connais. Vous êtes l’agent Mahieu ? »

« C’est bien ça, commissaire. À 7 h 50, la permanence a envoyé un message à toutes les unités. Nous étions à proximité et nous sommes arrivés deux minutes plus tard. La découverte a été faite par une dame qui promenait son chien. Nous l’avons interrogée rapidement après avoir examiné la victime. Nous n’avons rien dérangé mais ma collègue s’est assurée que la victime était bien décédée. Il n’y avait malheureusement aucun doute. Le témoin était en état de choc et n’a réussi qu’à nous faire une brève déclaration. Nous avons ensuite appelé sa fille qui habite avec elle, à deux pas d’ici, pour qu’elle vienne s’occuper de sa mère. Elle est arrivée à 8 h 5, a fait appel à l’ambulance et a accompagné sa mère à l’hôpital. Nous avons leur adresse et leurs numéros d’appel. »

Il me tend un papier sur lequel il a recopié les renseignements.

« C’est bien, Mahieu. Je la contacterai quand elle pourra rentrer chez elle. »

J’entends un jappement qui provient de leur véhicule.

« C’est Philomène, commissaire, la Yorkshire du témoin. Nous irons la rapporter à son domicile quand sa maîtresse sera rentrée. »

Je jette un coup d’œil sur le siège arrière. La chienne, encore attachée à sa laisse, est affublée du nœud traditionnel sur la tête. Elle semble m’en vouloir d’être enfermée alors que je n’y suis pour rien. Je me tourne vers Lefebvre.

« Tu peux organiser la sécurisation du site ? Empêche les badauds de s’approcher, surtout ceux qui portent une carte de presse. »

Je m’avance vers le fond de l’impasse. Une petite femme en uniforme monte la garde. Près de ses pieds, une petite culotte rose déchirée gît à terre.

« Goossens ? »

« C’est moi, commissaire. J’ai constaté le décès de la victime. Ce n’est pas mon premier cadavre malheureusement. Je peux déjà vous dire qu’il y a plusieurs heures qu’elle est morte. »